Corps de l’article

Introduction

Face à la précarisation grandissante sur le marché du travail et à l’affaiblissement des syndicats, une partie des auteurs en sociologie du travail et en relations industrielles s’intéressent aux mobilisations de travailleurs informels et précaires[1], qui s’amplifient depuis une trentaine d’années dans les pays du Sud et du Nord (Chun et Agarwala, 2016; Lindell, 2010). Les travaux ont commencé par questionner, en général sur un mode normatif, ce que ces luttes pouvaient apporter au renouvellement du syndicalisme (McBride et Greenwood, 2009). Mais ce sont désormais les caractéristiques mêmes de ces mobilisations qui font l’objet des recherches, et ce autour de constats convergents sur les ruptures empiriques et épistémologiques que ces mobilisations introduisent dans le champ d’étude des mouvements de travailleurs.

Il est ainsi remarquable de constater que ces mobilisations rassemblent des travailleurs longtemps réputés incapables de se mobiliser parce qu’ils seraient trop précaires, trop isolés pour le faire, voire, comme certains syndicats le disent pour les femmes ou les populations racisées[2], parce qu’elles ne présenteraient pas de dispositions à se mobiliser (Agarwala, 2014a). Or, ce sont aujourd’hui ces populations, en particulier les femmes, dont la présence est massive, y compris parmi le leadership de ces mouvements et organisations (Chun et Agarwala, 2016; Lindell, 2010), qui se retrouvent dans ces actions collectives de résistance et de revendication, avec les travailleurs immigrants (ou migrants de l’intérieur, des campagnes aux villes, comme en Chine) et avec les communautés autochtones ou traditionnelles, comme on le voit, par exemple, au Brésil dans l’économie solidaire, ou au Mexique (Agarwala, 2014b; Chun et Agarwala, 2016; Yerochewski, 2016). Pauvres le plus souvent, salariés pour des entreprises déclarées ou pas, travailleurs dits autonomes, oeuvrant à domicile ou dans des petites échoppes, pour des sous-traitants de chaines de production mondialisées; stigmatisés entre tous, comme les catadores (terme brésilien désignant les recycleurs de matériaux collectés dans les rues), ou vendeurs ambulants (street vendors), fournissant des aliments ou essayant de placer des cartes de crédit pour des banques ayant pignon sur rue, ils et elles occupent, dans les différents pays où des recherches ont été conduites, les mêmes types d’activités et statuts (Agarwala, 2014b), longtemps invisibilisés par les arrangements institutionnels issus de la société salariale.

Ces constats empiriques débouchent sur une mise à distance critique des approches théoriques qui ont façonné nos perceptions des mouvements de travailleurs. Outre la déconstruction du travail informel comme s’il s’agissait d’un système-clos propice à la « débrouillardise des pauvres »[3], c’est la notion même de prolétariat comme sujet révolutionnaire, tel que Marx l’avait dépeint (Van der Linden, 2016), qui est remise en cause. Ses classements plus moraux qu’analytiques (ibid.) ont contribué à réduire le prolétariat au salariat industriel et donc masculin, ainsi qu’à marginaliser le Sud, car on a toujours eu du mal à y distinguer la « classe des travailleurs » du lumpenprolétariat, compte tenu de la pauvreté ambiante, qui amènent les travailleurs à mixer différents moyens de subsistance, salariés ou non (Allen, 1972, cité par van der Linden, 2016 : 95).

En se battant pour leur reconnaissance et celle de la légitimité de leurs activités, les travailleuses et travailleurs informels remettent ainsi en cause la notion étroite de travailleur (Carré, 2013), restreinte au statut formel ou typique — ce qui bloque la reconstruction de solidarités. Les mobilisations sont d’ailleurs surtout appuyées par des mouvements sociaux et des organisations communautaires de défense des droits des femmes, des immigrants, ou d’autres groupes minorisés, qui sont aussi souvent à l’origine des premières luttes, via des comités ad hoc (Piore et Safford, 2006; Lindell, 2010), des Workers Centers (Fine, 2007), des associations comme SEWA et WIEGO, etc. Les formes d’organisation très diversifiées, allant de l’organisme communautaire à la coopérative en passant par la forme syndicale, ne reflètent pas que la nécessité de contourner des réglementations empêchant notamment la syndicalisation de ces populations tenues à la frontière du droit formel; elles sont, aussi, l’expression collective de nouvelles identités de travailleurs ou de nouvelles façons de définir les dominations, qui relient le registre des droits humains à celui de la citoyenneté au travail, mais ne trouvent pas leur voix dans les canaux traditionnels, notamment parce les syndicats sont, le plus souvent, incapables de reconnaître la complexité des identités intersectionnelles[4] des immigrants (Chun et Agarwala, 2016 : 637) ou des femmes (Yates, 2011).

Parce que les femmes vivent des situations qui « brouillent les frontières entre travail et hors travail » (Yates, 2011), leur présence massive dans les luttes des travailleurs informels fait remonter des revendications qui relient les préoccupations au travail et celles considérées « hors travail », c’est-à-dire hors du travail marchandisé, et qui sont classées dans la sphère dite reproductive — longtemps considérée non productive de richesses avant que les critiques féministes ne contribuent, là aussi, à un réajustement critique du marxisme en déconstruisant cette analyse (Delphy, 2003; Agarwala, 2014a). En Inde, par exemple, les travailleuses informelles réclament (aux différents États) des formes de protection sociale, comme l’éducation gratuite pour leurs enfants (Agarwala, 2014a).

En reliant les différentes facettes de leurs activités, et parce que, telles les aides domestique, leur travail s’effectue dans des activités dites féminines classées dans la sphère dite « reproductive », ces mobilisations pavent aussi la voie à une redéfinition ontologique du travail que défendent plusieurs auteurs (Galerand et Kergoat, 2014).

Comment analyser, dès lors, la montée de ces « nouveaux mouvements de travailleurs » et la portée de leurs revendications et aspirations ? Parmi les auteurs qui soulignent que les travailleurs sont en train de redéfinir leurs identités ou les récits qui les animent (Piore et Safford, 2006), on continue de distinguer identités professionnelles et identités sociales — ou « au travail » versus « hors travail » — pour expliquer qu’il y aurait une montée des identités sociales au détriment, ou pas (les travaux sont contradictoires à ce sujet), des identités économiques ou professionnelles (Piore et Safford, 2006; Melis, 2010; Moore, 2011). On assisterait ainsi à la montée d’intérêts spécifiques (versus un intérêt collectif incarné par les luttes contre le capital, qui serait neutre) et cela expliquerait la plus grande difficulté à construire des solidarités.

Ce faisant, on tombe dans ce que Somers (1994) a déjà souligné comme un problème récurrent, qui empêche de comprendre ce qui fait agir l’acteur social, soit le fait de réduire la notion d’identité à celle de catégories essentialisées comme le sont la « race », le « sexe » ou le « genre » (p. 605). Or, comme l’a déjà montré Polkinghorne (1988), les gens n’agissent pas parce qu’ils sont femmes, âgés, etc., mais parce que des événements surgissent au cours de leur vie, qui les amènent à entamer, à chaque fois, un nouvel épisode qu’ils relient ou font tenir entre eux par un récit (à la fois biographique et relationnel).

Corollairement, le fait de catégoriser en identités professionnelle ou sociale entretient une hiérarchisation — pourtant implicitement ou explicitement contestée par certains des mêmes auteurs précédemment cités (voir Chun et Agarwala, 2016; Agarwala, 2014a) — entre travail dit productif, c’est-à-dire marchandisé dans le cadre du rapport capital-travail, et le travail dit reproductif, associé le plus souvent à la sphère privée. C’est d’autant plus pernicieux que cette vaste catégorie du « hors travail », si elle intègre le don et le bénévolat qu’on peut souhaiter maintenir hors du travail marchandisé, comprend en réalité de larges pans d’activités effectuées gratuitement ou par la contrainte (voir, par exemple, les Programmes des aides familiaux résidants au Canada, et Galerand, 2015). Mais tout se passe comme si ces activités ne relevaient pas du régime des droits de la sphère publique. Et c’est justement ce que l’émergence de ces nouveaux sujets politiques contestent, en empruntant un registre autre que celui de la défense traditionnelle des droits des travailleurs, puisqu’on peut dire, avec Rancière (1995), que ce registre (institutionnalisé sous la forme canonique de la négociation collective entre un employeur et ses salariés) participe d’un « partage du sensible » qui les exclut et les rend « inaudibles » et « invisibles ».

Pour accorder nos approches théoriques aux bouleversements qu’introduisent ces mobilisations d’un nouveau type, nous défendons dans cet article d’adopter une approche féministe matérialiste pour observer la façon dont se recomposent et sont contestés, non les catégories, mais « les rapports sociaux constitutifs de ces catégories sociales, sexuelles, ethniques, nationales, raciales » (Juteau, 2015 : 201).

La suite de cet article s’appuie sur l’étude d’un cas représentatif de mobilisation de travailleuses et travailleurs informels dans l’économie solidaire brésilienne. Dans un premier temps, nous indiquons ce que la perspective féministe matérialiste permet d’éclairer, soit la centralité du travail comme vecteur d’exploitation et d’émancipation, puis nous exposons la méthodologie utilisée pour l’étude de cas. Nous présentons ensuite les résultats.

La division du travail et le rapport au travail au coeur de l’exploitation et de l’émancipation

Très différente des usages culturalistes de l’intersectionnalité, la perspective féministe matérialiste considère qu’il existe une base matérielle spécifique à chaque rapport social (Juteau, 2015 : 217).

Dans cette approche, les rapports de sexe et de race ou d’ethnie[5] sont analytiquement distincts des rapports de classe; chacun d’eux est tout à la fois un rapport de domination symbolique, d’oppression physique et d’exploitation matérielle (Dunezat, 2004) — l’exploitation matérielle passant par l’appropriation du corps (cf. l’esclavage) ainsi que, pour les femmes, le contrôle de leur fonction reproductive.

Cette perspective rassemble des auteur-e-s autour d’une théorisation en termes de co-construction (Bilge, 2010), d’articulation (Juteau, 2015) ou de consubstantialité (Kergoat, 2009) des rapports sociaux. Ceux-ci forment, en quelque sorte, des variables mutuellement dépendantes, c’est-à-dire qu’ils se réorganisent et se recomposent mutuellement dans l’espace et le temps. Cette approche est donc tout à fait antinomique avec l’opérationnalisation de l’intersectionnalité sous la forme d’une addition ou d’une multiplication des dominations, qui revient à essentialiser des catégories et ne rend pas visibles comment ils s’imbriquent ni leurs effets. Elle s’oppose aussi à une conception moniste (Bilge, 2010) qui ferait notamment du rapport capital-travail la contradiction principale. Le féminisme matérialiste se distingue ainsi des théorisations des féministes marxistes issues d’Engels.

Plusieurs auteur-e-s affirment cependant leur proximité avec la démarche matérialiste de Marx, mais sans procéder à des réductionnismes (au sens de Hall, 1986), c’est-à-dire, pour résumer avec Juteau (2015 : 182-185) : en ne faisant pas de la classe sociale la seule source d’inégalités matérielles — ce qui revient à réduire le matériel à l’économique (réductionnisme horizontal) —, et en ne considérant pas que les médiations institutionnelles (tant politiques que sociales ou juridiques) de ces rapports sociaux n’ont pas d’autonomie — ce qui revient à rabattre la structure sur l’économique (réductionnisme vertical).

En s’intéressant aux rapports sociaux historiquement construits, le féminisme matérialiste place le travail, son appropriation avec ses formes sociales de division, comme leur principal enjeu. Ce faisant, l’un des principaux apports de cette approche, qui nous intéresse particulièrement pour cette étude de cas, est de renouer avec la centralité du travail comme activité humaine de production du monde, et ce, sans tomber dans les apories dans lesquelles Marx l’avait plongée en réduisant le travail à celui marchandisé (comme si le travail marchandisé pouvait être par lui-même vecteur du lien social, voir la critique de Méda, 1995).

Les travaux dans l’approche féministe matérialiste ont souligné la nécessité d’étendre la notion de travail pour y intégrer toutes les activités de production du « vivre-ensemble » (Galerand et Kergoat, 2014). Outre que l’on englobe ainsi le bénévolat, le militantisme et le fait de débattre du bien commun — qui n’est dès lors plus réservé seulement aux personnes détachées des contraintes matérielles, comme chez Arendt, mais s’étend à toutes celles qui participent à des sphères ou arènes publiques (Cefaï, 2007) — on se réconcilie avec l’idée que le travail n’a pas qu’une fonction économique, mais aussi une fonction politique de reproduction et transformation des rapports sociaux (Cukier, 2016). On entrevoit, dès lors, comment le travail peut devenir un instrument d’émancipation, si l’on s’attaque à la séparation entre sphère publique et sphère privée et aux différentes formes de division du travail, ainsi qu’aux conventions sociales qui légitiment l’appropriation gratuite, forcée ou (en partie) rémunérée de ces différentes activités (ibid.).

Mais c’est alors « le rapport au travail », plutôt que le travail lui-même, qui est vecteur d’émancipation (Galerand et Kergoat, 2008 : 67). Ainsi, des infirmières en lutte font exploser les cadres emprisonnant habituellement les revendications autour du quantitatif (les salaires), pour réclamer une modification globale des objectifs de la santé (d’une médecine réparatrice à une médecine préventive) : « Seules des femmes, les infirmières en l’occurrence, par leur place spécifique dans les rapports de production et dans les rapports sociaux de sexe, peuvent formuler un tel complexe d’objectifs » (Kergoat cité par Cukier, 2016 : 296). Car elles rétablissent des continuités entre « travail » salarié et « hors travail ».

Voilà ce qui fonde le rapport « potentiellement subversif » des femmes au travail (Galerand et Kergoat, 2008) car, au-delà d’un sentiment de faire un travail socialement utile, il peut déboucher sur « une exigence démocratique de participation au processus de production » (Cukier, 2016 : 163) où l’enjeu n’est plus « seulement de modifier l’organisation du travail » mais « ce que et comment on produit » (Cukier, 2016 : 164). C’est ce qui se joue dans l’économie solidaire, où les femmes ont un rôle important, comme le montrent certaines pratiques autogestionnaires et les controverses qu’elles génèrent sur la place et le rôle des travailleuses et travailleurs dans le changement social.

Méthodologie

Si l’on part du fait que les connaissances et points de vue sont situées (Poiret, 2005), et que la façon dont les revendications sont formulées dépendent de qui participent à l’action collective et donc de la façon (participative, délibérative ou autoritaire) dont elles se déroulent (Fung, 2005), alors il s’avère pertinent d’explorer comment les acteurs définissent les dominations à combattre et comment ils et elles articulent dans leurs luttes la contestation des rapports sociaux (Armstrong et Bernstein, 2008). On retiendra dans cet article le concept d’identité collective, tel que modelé par le courant d’analyse des nouveaux mouvements sociaux, parce qu’il s’intéresse à travers lui aux changements dans les rapports sociaux promus par les mouvements sociaux. Dans cette perspective, l’identité collective n’est plus réduite à une catégorie, contrairement à ce qui se produit avec le courant du processus politique (voir McAdam et al., 2001), car l’objectif est de saisir des points de vue interdépendants des interactions qui les portent. La notion de catégorie politique ne permet pas de le faire, à moins de considérer les femmes, par exemple, comme un groupe homogène, non traversé par des antagonismes en termes de race ou de classe sociale, et donc à moins de considérer les buts de l’action collective comme un donné, ce qui est le problème récurrent du processus politique (Armstrong et Bernstein, 2008).

Pour comprendre ce qui fait agir les acteurs sociaux, la définition de l’identité collective de Melucci[6] est particulièrement appropriée, d’une part, parce qu’elle est construite en relation avec les interactions qui interviennent, non pas seulement au sein d’un mouvement social (dont il est difficile de délimiter les frontières, par définition identitaires, à moins de rabattre le mouvement sur les organisations existantes), mais aussi dans les arènes publiques (Cefaï, 2007) — ces arènes pouvant être les forums sociaux mondiaux, les budgets participatifs, un comité consultatif sur la lutte contre la pauvreté (exemples rencontrés).

D’autre part, en s’attachant à saisir les « vues partagées », on capte aussi les vues divergentes, reflets des cadrages et contre-cadrages dans les arènes publiques (Benford et Hunt, 2001), ce qui permet de révéler les conflits et les tensions qui traversent tout mouvement social ou action collective et qui nous intéressent donc ici pour éclairer si, et comment, les acteurs prennent en compte les différents rapports sociaux d’exploitation et de domination. Saisir les solutions et ce qui est considéré comme des opportunités (ou possibles) et des contraintes (ou limites) indiquent, implicitement ou explicitement, comment les problèmes/enjeux sont définis. Enfin, cette définition intègre la nécessité pour chaque participant de se reconnaitre dans le collectif. Elle s’accorde avec le fait que ce qui est revendiqué dépend de qui participe aux interactions.

Le séjour au Brésil, entre la mi-mars et la fin juin 2008, était trop court pour observer dans la durée les pratiques autogestionnaires. Mais pour les présenter, l’article ne s’appuie pas seulement sur ce que des responsables de coopératives ou des interlocuteurs des réseaux d’accompagnement et des syndicalistes ont indiqué, mais aussi sur les nombreux mémoires et thèses qui ont été publiés au Brésil sur le sujet. Les résultats ont donc été triangulés; il est ainsi possible de mettre en rapport les énoncés de stratégies avec certains des traits, documentés de façon convergente, des coopératives ou groupes autogestionnaires auxquels les personnes interviewées se réfèrent, comme s’il s’agissait de modèles idéaux-types.

Plus d’une cinquantaine d’interviews ont été conduites, selon la méthode dite « boule de neige » et jusqu’à saturation, à partir d’un repérage des porteurs des principales controverses, lors de la 4e Plénière nationale du Forum brésilien de l’économie solidaire fin mars 2018 (observée directement). Ces personnes ont été soumises à un corpus commun d’entrevue, qu’elles soient syndicalistes dirigeants de la politique sur l’économie solidaire dans la CUT (Central Única dos Trabalhadores/Centrale Unique des Travailleurs) ou dirigeants de fédérations de la métallurgie ou de syndicats locaux aussi dans la métallurgie (et repérés par un S pour les entretiens), ou bien responsables d’organismes communautaires ou de mouvements de foi (SC), ou employés dans ces structures comme « conseiller-animateur/trice » chargé d’accompagner les associés ou coopérateurs d’une initiative collective de création de revenu et de travail (A) ou enfin, responsables de coopératives (C). Ce corpus a permis de faire ressortir deux regroupements identitaires ayant les mêmes prises de positions ou façons de définir les problèmes : l’un autour du syndicat de la métallurgie de la région industrielle de l’ABC[7], en bordure de São Paulo — le principal syndicat de la CUT, qui donne le « la » (entrevue en 2008) —, et l’autre regroupement autour de divers organismes et intellectuels pionniers dans le soutien aux initiatives collectives de l’économie solidaire[8] et dans lequel se reconnaissait un autre syndicat de la métallurgie de la CUT, implanté sur Porto Alegre.

L’analyse des controverses n’a pas consisté à juger intersectionnel tel ou tel regroupement d’après leurs discours ou déclarations de principes quant à l’égalité entre sexes ou la protection de l’environnement. Le cas n’a d’ailleurs pas été choisi pour illustrer la pertinence de l’approche féministe matérialiste, mais pour étudier comment le syndicalisme — et la CUT en particulier, principale centrale syndicale brésilienne et la seule ayant une politique dans l’économie solidaire —, fait évoluer ses modalités de représentation collective quand il est confronté à un nouveau mouvement de travailleurs (ou pourquoi il ne le fait pas).

En procédant à une analyse rétrospective des récits (Miles et Huberman, 2003), nous nous sommes attaché à dégager comment les interviewés avaient construit leurs définitions des dominations et leurs choix stratégiques en relation avec les mobilisations/événements/interactions dans lesquels ils ou elles (s’)étaient engagés ou que nous avons pu observer directement, lors de rencontres locales et nationales du Forum brésilien de l’économie solidaire (qui est la structure officielle de regroupement et de représentation, voir ci-dessous la mise en contexte). Tout en respectant le point de vue situé des acteurs, cette démarche a simultanément éclairé quels réductionnismes étaient à l’oeuvre, ou pas, dans l’appréhension des enjeux/dominations et les pratiques autogestionnaires associées. C’est ce matériau qui est présenté.

Résultats

Mise en contexte

L’économie solidaire brésilienne rassemble, du nord-est au sud-est du Brésil, des hommes et des femmes au coeur de différentes exploitations, dominations et oppressions : travailleurs ruraux sans terre; femmes et hommes pauvres, plus souvent métis et noirs, et travailleurs informels des régions périurbaines; communautés traditionnelles et Autochtones (comme les Quilombas, soit les communautés d’anciens esclaves noirs, et les Indiens Guaranis). Le mouvement a émergé à partir de la seconde moitié des années 1980 avec les initiatives du Mouvement des travailleuses et travailleurs sans terre (MST) ainsi que du syndicalisme rural, qui a contribué à la création de la CUT. Ces deux organisations ont favorisé la création de coopératives d’agriculteurs familiaux qui relient leurs pratiques à une vision du développement local respectueuse de l’environnement. Elles représentaient encore la moitié des Empreendimentos de Economia Solidária (EES)[9] en 2012[10].

MST et syndicalisme rural ont eux-mêmes été appuyés par des organisations de la société civile et des mouvements de foi qui ont été impliqués dans la lutte contre la dictature militaire. Ces organisations et mouvements, mouvements de chômeurs, contre le coût de la vie, mouvements de femmes, etc., réseau d’églises Caritas, ont aussi soutenu le développement d’initiatives collectives parmi les populations périurbaines, qui se formaliseront dans les années 1990 et 2000 en groupes autogérés et coopératives[11] d’artisans, de couturières, de catadores (les ramasseurs et trieurs des déchets dans la rue; ils et elles formeront, à la fin des années 1990, leur propre mouvement national, le MNCR), etc. À partir de 1994, ces initiatives ont reçu un formidable appui de la part de la société civile, via « l’Action de la citoyenneté contre la faim, la misère et pour une vie digne », qui suscita de multiples comités locaux. Luttant pour la « démocratisation de la démocratie », ils représentent alors le plus important mouvement social « depuis la lutte pour les droits démocratiques en 1985 » (Singer, 2002 : 119).

L’économie solidaire regroupe aussi d’anciens travailleurs formels qui, à partir des années 1990, lorsque la crise rattrape le marché formel du travail, récupèrent, à la suite d’une faillite, leur entreprise, en général à l’initiative des syndicalistes de la CUT. Il s’agit surtout, pour cette centrale et son syndicat de la métallurgie dans la région ABC, d’offrir une réponse à la crise de l’emploi formel (Ss, 2008).

Peu de travaux ont souligné à quel point la démocratisation au Brésil, emmenée par les mobilisations de la société civile, « a fortifié dans le mouvement social brésilien un processus de discussion dirigé vers la question de la démocratisation dans le monde du travail à partir duquel “les travailleurs de diverses branches d’activité ont entamé la formation de coopératives, les mouvements sociaux se sont mis à promouvoir les pratiques d’autogestion, les universités et autres entités ont commencé à appuyer la création des empreendimentos solidaires” » (Leite, 2009 : 42, se référant à Pereira, 2007 : 8).

L’économie solidaire est, enfin, un mouvement de reconnaissance de la participation des travailleurs informels. Les villes pionnières dans l’appui à l’économie solidaire — Porto Alegre, Belem et Santo André — sont celles qui ont mis en place des budgets participatifs se démarquant par la mobilisation populaire qui les a portés (Souza, 2009). Et leur objectif a bien été de reconnaitre comme sujets des transformations sociales ceux « qui apportent une expérience de sociabilité et d’organisation qui ne passe pas nécessairement par les mécanismes du syndicalisme ni par ceux des mouvements sociaux classiques » (Silva Barros, 2011).

Des syndicats locaux de la CUT participent aussi au soutien à des initiatives collectives de création de travail et revenu créées par des chômeurs et par des travailleurs informels et précaires, notamment dans le Rio Grande do Sul, où la Fédération de la métallurgie et d’autres syndicalistes ou universitaires formateurs à l’École régionale syndicale de la CUT ont relayé, dès la deuxième moitié des années 1990, les débats sur le rôle que peut jouer l’économie solidaire dans la transformation du développement local (Ss, 2008).

Toutefois, le mouvement de l’économie solidaire, qui se formalise dans la foulée du 1er Forum social mondial à Porto Alegre en 2001 — avec la création du Forum brésilien de l’économie solidaire (FBES) et du Senães, et l’appui de politiques publiques à la création de forums locaux, municipaux ou au niveau des états du Brésil —, est traversé par des controverses sur ce que doit être, ou doit faire, l’économie solidaire et sur la façon de mettre en oeuvre l’autogestion.

Pour une partie des acteurs, qui constitue l’un des deux regroupements définis par leurs prises de position dans les controverses (observées lors de la 4ème plénière du FBES à Brasilia en mars 2008), les travailleuses et travailleurs mobilisés dans l’économie solidaire tracent des pistes pour repenser les relations de travail et l’organisation de la société. Un responsable du syndicat de métallurgistes de Porto Alegre résume ainsi le potentiel émancipatoire :

Pour nous, le thème de l’autogestion et de l’autonomie, le fait que les travailleurs soient propriétaires des moyens de production, ce n’est pas seulement pour produire, c’est aussi pour savoir quoi produire, pour qui, comment produire [notre soulignement]. Ce sont des fondamentaux essentiels pour que l’être humain qui s’engage atteigne la maturité, la plénitude.

S, 2008

Il s’agit d’une toute autre compréhension de la transformation sociale que celle qui prévaut avec la priorité donnée, par l’autre regroupement, à la création de coopératives compétitives, parce que celles-ci seraient ainsi capables de rivaliser avec les entreprises classiques pour proposer d’autres formes de régulation du marché du travail et fournir aux associés des niveaux de vie équivalents à ceux qu’ils auraient comme travailleurs formels. Ce projet qui revient à étendre la société salariale à celles et ceux qui en sont exclus peut paraitre séduisant, puisqu’il se propose de sortir les personnes de la pauvreté et de l’assistance. Ce que n’arrivent pas toujours à faire toutes ces (souvent) petites initiatives collectives de création de travail et revenu, ces coopératives dites populaires, qui peinent à assurer l’équivalent d’un salaire minimum tout au long de l’année.

Toutefois, il faut bien souligner que le Brésil est un pays extrêmement inégalitaire; la création de l’économie solidaire a tout de même favorisé une amélioration des niveaux de vie, comme l’indique le premier état des lieux du Senães. Et ce, tout en permettant aux personnes, et c’est aussi important, de sortir des relations de clientélisme et de patronage, et de retrouver un pouvoir sur leur vie en donnant un sens à leur travail, un sens « émancipateur » qui les restitue comme « sujet de leur existence, restitution certes incomplète et passible de retours en arrière, mais quand même effective et pour cette raison, décisive comme expérience humaine » (Gaiger, 2004 : 372).

Par ailleurs, une partie de l’économie solidaire provient de la volonté des politiques publiques de l’instrumentaliser comme une forme d’inclusion sociale alternative à l’assistance fournie par la Bolsa familia. Mais si l’essor, du moins quantitatif, de l’économie solidaire repose en partie, depuis la fin des années 2000, sur ces politiques compensatoires (Lima, 2015), celles-ci ne subsument pas l’ensemble des pratiques autogestionnaires : « le lien avec le mouvement populaire, qui a animé l’expérience d’économie solidaire à ses débuts, a fini par être identifié avec ces politiques du gouvernement, mais la dynamique participative dépend beaucoup du type d’agents promoteurs avec lesquels les groupes sont liés » (Sarria Icaza, 2014 : 84).

Ces agents promoteurs ou médiateurs, qui forment ou conseillent et accompagnent les membres de l’EES, proviennent des différents mouvements et organisations mentionnés ci-dessus, ou bien d’associations qui se sont multipliées à partir des années 2000, parce qu’il y avait là un financement public à aller chercher[12]. Mais la plupart de ces associations ne possèdent pas les valeurs forgées dans la lutte contre la dictature ni les préceptes d’intervention issus de la théologie de la Libération ou de l’Éducation populaire de Paulo Freire. La dépendance à leur égard peut prendre la forme de relations « paternalistes/assistancialistes » qui s’instaurent parce qu’il est nécessaire (pour être appuyé) que les groupes accompagnés « suivent les lignes directrices et les politiques établies par les institutions d’appui » (Guimarães, Korosue et Correa, 2006 : 309).

Les pratiques autogestionnaires qui sont présentées ci-dessous se rattachent à l’un des deux regroupements. Puisque la dynamique dépend des agents médiateurs et que les méthodologies d’appui aux EES diffèrent selon les regroupements, il est ainsi possible d’examiner la portée, mais aussi les limites, de ces pratiques et d’éclairer les controverses associées.

Renverser la hiérarchie entre « travail » et « hors travail » : une réponse radicale à la marchandisation

Pour la plupart des organismes brésiliens qui, historiquement, ont soutenu le développement des coopératives populaires ou qui ont été à l’initiative des toutes premières expérimentations de récupérations d’entreprises en faillite, l’autogestion vise à développer « uma outra economia » et, pour ce faire, à remettre en cause les divisions hiérarchisées du travail. Parce que c’est la condition à l’implication de chacun et chacune. Et parce que c’est cette implication qui permet de connecter les choix de production et d’organisation aux besoins sociaux des communautés (communautés d’habitants ou de valeurs partagées, telle la protection de l’environnement), et de traduire concrètement les aspirations à l’égalité entre hommes et femmes[13] et entre ethnies.

Un exemple est fourni par Univens, une coopérative de confection de vêtements créée en 1996 par un groupe de femmes qui s’étaient rencontrées lors des assemblées de quartier du budget participatif de Porto Alegre; elles ont pensé qu’en créant une coopérative, elles apporteraient « une réponse au besoin de travailler et, en même temps, cela serait une action participative et collective. » (C, 2008). Cette coopérative fait référence parce qu’elle a réussi à croître en maintenant une implication et un contrôle de la part des associé-e-s (SC, 2008). Pour y parvenir, la division du travail, nécessaire à mettre en oeuvre avec la croissance des activités, n’a pas pour autant consisté à parcelliser le travail et à en perdre le sens.

Les travaux sont de trois types : cinq travaillent à la coupe, c’est là que je travaille; ceux qui font la coupe ont aussi pour rôle d’acheter la matière première, de recevoir les clients, de couper, de distribuer le travail à toutes les associées, de recevoir le retour, de l’emballer et de le livrer au client. Ensuite, nous avons une équipe de couturières, elles sont seize, elles font tout le travail de fabrication et la finalisation. Et nous avons cinq personnes à la sérigraphie, qui personnalisent et font l’estampillage des pièces.

C, 2008

Le partage des surplus est effectué en fonction du temps passé au travail pour les associé-e-s de la coupe et de la sérigraphie, mais pour permettre à des femmes qui ont des enfants handicapés de pouvoir travailler à domicile (tout en se rendant aux assemblées et autres activités collectives), les couturières qui fabriquent et finalisent les vêtements sont payé-e-s à la pièce. Pour s’assurer que cette organisation ne provoque pas d’inégalités ou de frustrations, c’est en assemblée générale que les associé-e-s décident du travail qui va être accepté et « du prix que l’on va demander pour tel travail, et, ainsi, tout le monde sait combien elle va gagner à la fin du mois » (C, 2008).

Cette organisation leur permet d’arbitrer collectivement entre leurs revenus et les besoins qu’elles contribuent à couvrir; outre le fait de permettre aux femmes se retrouvant avec de lourdes contraintes dans la sphère dite reproductive d’avoir un travail leur procurant un revenu, elles font attention à maintenir un prix modéré de vente, afin que des familles aux revenus modestes puissent aussi acheter les vêtements en coton écologique provenant de l’économie solidaire (C, 2008 et observations directes). Cette démarche ne leur permet pas d’être compétitive au sens des coopératives de référence de l’autre regroupement, en leur assurant régulièrement un revenu supérieur au salaire minimum, mais leur choix collectif rend visibles et permet d’assumer des besoins et aspirations égalitaires au-delà du lieu de production. Dans le même esprit, Univens a aidé à la création d’une crèche sur son quartier, qui est accessible aux habitantes et pas seulement aux coopératrices[14].

Afin de ne pas favoriser des re-divisions du travail avec des concentrations de pouvoir et de capital social aux mains de certaines, les tâches connexes tournent au sein de la coopérative : « qui va nettoyer, qui va recevoir les clients, qui va aux foires-rencontres, qui va aux réunions du Forum [FBES] : elles [les 25 coopératrices et un homme] font en sorte que toutes les choses passent par l’assemblée générale et que les personnes se positionnent et décident » (A, 2012). Univens veille à ce que le pouvoir en interne n’échappe pas aux coopératrices du fait de délégations de pouvoir à des experts : « Il y a un conseil d’administration et un conseil fiscal, mais le CA ne décide de rien. Il prépare les sujets, mais ne décide pas » (C, 2008).

Univens veille aussi à créer les conditions pour que tout le monde ose participer, au sein de la coopérative — par exemple, en refusant la présence de personnes extérieures lors des AG pour ne pas intimider celles qui veulent prendre la parole —, et en créant « les conditions » pour que tout le monde participe aux autres luttes, « parce que le mouvement de l’économie solidaire ne peut pas être isolé du reste du monde » : « ‘Là, il y a une réunion sur la santé, là il y a en une sur la lutte des femmes, qui y va ?’ Il y en a une qui dit : ‘J’aimerais aller là, mais je ne vais pas parler’; ‘Il n’y a pas de problème, tu y vas et tu écoutes’. » (C, 2008 et observations directes). Il faut souligner aussi que, toujours pour éviter la recentralisation d’un pouvoir aux mains de quelques-unes, personne, pas même la présidente statutaire de la coopérative, n’est dédommagée pour sa participation aux diverses activités, y compris les forums du FBES : « Quand on va à une réunion, si elle est dans une autre ville, on peut perdre un ou deux jours de production » (ENT9).

Enfin, Univens a participé à la création de Justa Trama (i.e. : tissage juste ou égalitaire) avec d’autres coopératives. C’est une « chaine de production » qui réunit, du Nord-Est au Sud-Est, des coopératives de production de coton écologique, de boutons pour les habits (faits à partir de semences de la forêt amazonienne), de fils, de tissage, de fabrication de vêtements en coton et de leur commercialisation (dans des boutiques équitables), en évitant de passer par des intermédiaires. La répartition des surplus se fonde sur des relations égalitaires entre les coopératives, et non pas sur des rapports de pouvoir entre celles productrices de la matière première et celles productrices de biens considérés à plus forte valeur ajoutée. Ceci favorise les rapports de solidarité avec les communautés dites traditionnelles, en s’associant à des coopératives qui utilisent leurs méthodes d’exploitation de la terre pour produire un coton écologique.

Ainsi Univens et Justa Trama montrent que les façons de répartir les fruits du travail répondent, dans la division capitaliste du travail, non à des impératifs techniques, mais à des conventions sociales qui peuvent être contestées. Le réseau Justa Trama a inspiré la création d’une chaine d’industrialisation du recyclage du plastique, qui a associé sur le même modèle les coopératives de catadores, c’est-à-dire ceux et celles qui fournissent le travail dit intensif en main d’oeuvre[15].

De ces exemples, un rapport autonome au travail se dégage, qui se fonde sur une reconsidération du « hors travail »; celui-ci n’est plus renvoyé à la sphère « privée », mais imprime son rythme au travail marchandisé, démarche qui permet d’encadrer les choix de production et de répartition des surplus malgré l’obligation de s’assurer un débouché sur un marché régi par la loi du profit. Le travail devient un outil de transformation des rapports sociaux parce qu’il est aussi le support d’un espace public de débats : « Il y a des jours ici [à Univens] où tout le monde participe à la discussion, avec les machines à coudre placées côte-à-côte. Et des fois, ce sont des sujets bien chouettes, sur la politique, tout ça. Alors je crois que c’est cela qui fait que les personnes se développent et participent » (C, 2008).

Développer des coopératives compétitives; le réductionnisme à l’oeuvre

Même s’ils sont repérés comme des success stories, ces exemples ne convainquent pas l’autre regroupement identitaire des potentialités de l’économie solidaire. Dans leur perspective (S et A, 2008), les (plutôt petites) coopératives non compétitives ne peuvent constituer une alternative, parce qu’elles nourriraient le phénomène des « fausses coopératives »[16], ou parce que leur caractère populaire reposerait sur des liens dits primaires (liens familiaux, liens de voisinage) qui maintiendraient, en conséquence, des formes considérées précapitalistes de développement. Ils reprennent notamment les analyses développementalistes de Quijano (Ferraz, 2005), qui ne se différencient guère des analyses néoclassiques dualistes et naturalisent le développement économique, en faisant du capitalisme une étape incontournable. Pour l’économiste péruvien, les grandes coopératives sont « potentiellement viables » parce qu’elles établissent « des relations avec les marchés locaux, nationaux ou globaux », contrairement aux initiatives reposant sur des liens primaires, qui seraient intrinsèquement limitées à ne fournir qu’une économie de subsistance (Ferraz, 2005 : 138).

La CUT, du moins ses principaux syndicats, dont celui de la région ABC, défendent donc leur modèle de coopératives, d’autant plus que les entreprises récupérées rassemblent des coopérateurs qui sont « déjà passés par la situation d’être salariés »; ainsi « d’une certaine façon », ils ont fait le choix de l’autogestion (A, 2008). On reconnaît là l’héritage d’une lecture orthodoxe du marxisme, qui opère par un réductionnisme horizontal, en considérant les salariés formels et leur syndicat comme l’avant-garde, les autres travailleurs ne pouvant mener que « des combats secondaires » (Lechat, 2004 : 201).

Cependant, dans les entreprises récupérées citées le plus souvent par les interlocuteurs (en 2008) et par la littérature brésilienne (Marques, 2006) — des entreprises de la métallurgie où les hommes sont très majoritaires —, les observations conduites révèlent plutôt de grandes inégalités dans l’implication et la répartition des responsabilités, au détriment, en général, des travailleurs peu qualifiés qui n’osent pas s’exprimer en assemblée générale (Lima, 2008) ou adoptent une position de « retrait » (Rosenfield, 2007).

Dans ces entreprises récupérées, l’organisation et la répartition des tâches ne fait pas toujours objet de débats (Oda, 2001) parce que dans la perspective de développer des coopératives compétitives, il n’y aurait qu’une façon de bien gérer et c’est la même que celle des entreprises classiques (A, S, 2008). Le rôle joué par les divisions hiérarchisées du travail dans l’établissement et la reproduction de rapports d’exploitation et de domination reste un point aveugle, illustrant un réductionnisme vertical. Quand débat il y a, en général juste après la récupération de l’entreprise et sa transformation en coopératives (S et C, 2008), les choix opérés aboutissent à ce qu’un petit noyau de personnes qualifiées ou de syndicalistes concentrent le pouvoir, pour de multiples raisons repérées dans la littérature : le noyau de personnes qualifiées détient un savoir-faire technologique qu’ils ne partagent pas (Lima, 2008, Holzmann, 2012), ou bien le président de la coopérative est payé pour assumer les contacts avec les partenaires extérieurs (banques, élus locaux, organismes d’appui et de conseil-accompagnement) et se faire déléguer aux diverses rencontres des forums locaux et nationaux du FBES, si bien qu’il concentre un capital social irremplaçable (Holzmann, 2012 et entretiens 2008)[17].

Des observations conduites dans l’une de ces entreprises récupérées montrent que la poursuite de l’objectif de compétitivité ne permet pas aux travailleurs peu qualifiés, maintenus dans le rôle d’exécutants, de se sentir « propriétaires de leur travail » (Rosenfield, 2007). Car l’autogestion est mise au service d’un objectif qui est à la source même de leur exclusion (lors de la faillite de l’entreprise). Elle reste un projet idéologique extérieur au vécu et à l’action collective (Lima, 2003). Elle peut satisfaire les syndicalistes ou les travailleurs qualifiés déjà impliqués dans leur activité professionnelle avant la faillite et qui voient dans l’autogestion la possibilité d’atténuer la concurrence entre eux (Rosenfield, 2007), sans remettre en cause la logique compétitive ni les rapports sociaux dominants. Mais ce maintien d’un rapport hétéronome au travail peut contribuer à expliquer la nostalgie constatée parmi les hommes de la région ABC pour le statut de travailleur formel (voir Alves, 2006) : s’ils peuvent retrouver au moins le même niveau de vie en travaillant pour une entreprise récupérée, ils n’en ont plus les attributs ni, dès lors, le pouvoir qu’il leur conférait dans le « hors travail » et, en particulier, dans la famille.

Il faut souligner, enfin, que pour les syndicalistes interrogés, ces positions de retrait s’expliqueraient par les caractéristiques individuelles et la sclérose des routines, qui rendraient difficile le passage d’une structure organisationnelle rigide et autoritaire à une structure autogérée (S, 2008). Or, on retrouve le même phénomène dans des coopératives non récupérées, mais qui poursuivent la logique de la compétitivité (observation, 2008).

Conclusion

Cet article a défendu la nécessité de se doter d’une approche féministe matérialiste pour apprécier la portée des mouvements de travailleuses et travailleurs informels. Une étude de cas menée dans l’économie solidaire brésilienne a, ainsi, mis en évidence qu’une partie des pratiques autogestionnaires s’attaque à la racine des rapports sociaux d’exploitation et de domination, en ne réduisant pas l’autogestion à l’appropriation collective des moyens de production, mais en rendant effectif le « contrôle des moyens de production » — ce que Delphy considère comme la route droite que doit prendre une théorie de l’exploitation (mais que ne prend pas la théorie de la plus-value de Marx selon cette auteure), parce que mettant l’accent sur ce qui est au coeur, soit le rapport de possession-dépossession (2003 : 77).

La mobilisation dans l’économie solidaire illustre, corollairement, que la justice sociale exige de revoir en amont les choix de production et qu’il est faux de croire (comme l’affirme un syndicaliste responsable d’une entreprise récupérée en 2008) que la seule chose qui distingue l’autogestion du capitalisme est la façon de distribuer ex-post les richesses produites. Cette prémisse selon laquelle le développement passe nécessairement par l’étape du capitalisme est partagée à la fois par une vision libérale de la modernité et par les héritiers orthodoxes de Marx. Elle a marqué l’ensemble des partis de gauche en Amérique Latine (Webber, 2016). Elle conduit à accepter des politiques économiques qui spolient des communautés au nom du développement, ou les dépossèdent parce qu’elles polluent leurs ressources. Elle va de pair avec le fait de négliger la lutte contre les autres formes de domination et d’exploitation, comme le montre cette étude de cas.

À l’opposé, les pratiques autogestionnaires comme celles observées à travers les exemples d’Univens et de JustaTrama soulignent l’importance de remettre en cause les médiations institutionnelles que sont les divisions hiérarchisées du travail et les conventions sociales associées, qui légitiment et structurent l’appropriation du travail des personnes dominées. Elles éclairent le rôle que jouent les liens dits primaires et les activités ou modes de vie jugés traditionnels, non pour perpétuer des rapports sociaux « précapitalistes », mais pour empêcher la prédominance de la marchandisation sur les modes de vie.

Les mobilisations de travailleuses et travailleurs informels ont donc une vaste portée. Elles montrent que les luttes de travailleurs à l’intersection de multiples dominations sont productrices de connaissances sur les processus de dépossession-appropriation du travail, pour peu qu’elles se déroulent de façon participative, et pour peu qu’au lieu de continuer à décoder ces mobilisations comme une montée des identités sociales, on les saisisse sous l’angle des transformations du rapport au travail. Se détache alors le caractère subversif d’un rapport au travail qui annihile les séparations entre sphère privée et sphère publique : car, c’est ce qui fonde et légitime le fait d’effectuer des choix de production remettant en cause la logique du profit et de la marchandisation.

Ces mobilisations redessinent, du coup, les termes d’un compromis social où l’enjeu n’est plus de se désengager de l’organisation du travail en échange d’un partage des gains de productivité ex-post, mais de participer aux choix de production et d’en (auto)contrôler ex-ante les moyens. C’est un compromis qui peut être généralisé à tous les travailleurs et travailleuses de la planète, contrairement à celui de la société salariale universalisable seulement avec une « croissance illimitée » incompatible avec la protection de l’environnement (Silver, 2003).

Cependant, jusqu’à présent, les luttes des travailleurs et travailleuses situés au coeur de l’imbrication de processus d’exploitation et de domination, et qui ont peu de pouvoir, n’ont guère été reconnues pour leur capacité à contester l’ordre social et à construire ainsi des solidarités locales et transnationales (Lindell, 2010). Au Brésil, certains syndicats locaux de la CUT ont, toutefois, créé des fonds alimentés par des cotisations sur les salaires pour soutenir toutes les initiatives réellement autogestionnaires et pas seulement le « segment économique bien spécifique » que sont les coopératives compétitives (S, 2008). Car ils croient que les travailleurs sont les leviers des transformations. Et même si l’économie solidaire n’est pas une alternative hic et nunc au capitalisme, ce serait là, et non « pas dans la CUT ou dans le PT [Parti des travailleurs] » que l’on retrouve « les meilleures réflexions sur ce dont on a besoin, sur les analyses et les hypothèses de changement » (A, 2008).