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En tant que chercheur en organisation, poser la question du sens, c’est en soi se mettre en quête du principe harmonieux qui unit les sujets à leur environnement et qui élucide la finalité de leurs actions. Mais c’est aussi sonder l’harmonie entre le chercheur et son objet; la quête de sens invite à la réflexivité, à interroger et à critiquer son propre rapport au temps et à l’espace, à son environnement et aux autres qui le constituent. Donner du sens aux organisations et aux phénomènes organisationnels implique une recherche esthétique. En soi, et c’est le point de départ de l’ouvrage, nous pourrions considérer cette recherche de sens comme un art.

L’art du sens dans les organisations nous présente quatre penseurs, ou quatre « artistes », du sens : le sociologue de la déviance Howard Becker, le psychosociologue des organisations Karl Weick, le philosophe des technologies et du numérique Bernard Stiegler et le philosophe phénoménologue Alphonso Lingis. L’ouvrage comporte quatre parties, chacune dédiée à un de ces auteurs. Chaque partie est construite autour du même schéma : introduction, thème et variations. Dans un premier temps, les grandes lignes de la pensée de l’auteur-phare sont présentées par les coordonnateurs du livre. Ensuite, la parole est laissée à l’auteur par la présentation d’un de ses textes. On y retrouve un recueil de trois entretiens réalisés avec Howard Becker (dont un avec sa compagne Dianne Hagaman), une traduction d’un texte majeur de Karl Weick et deux textes inédits de Bernard Stiegler et de Alphonso Lingis. Enfin, chaque partie se termine par deux textes de chercheurs en organisation inspirés par les travaux de l’auteur-phare.

La question du sens donné à « L’art du sens dans les organisations » m’est restée en filigrane tout au long de la lecture. C’est en toute franchise que je l’avoue : dès le départ, je me suis senti trahi par les auteurs. Le titre (par la préposition « dans ») me laissait, en effet, croire que l’objet de cet ouvrage était la manière dont le sens se construisait au sein des organisations. Avant d’avoir reçu ce livre et de l’avoir entre les mains, je pensais voir défiler, au fil des pages, les théories de la construction sociale de la réalité et, en particulier, celles de l’enactment et du sensemaking de Karl Weick, un maître à penser en théorie des organisations — hélas trop peu connu dans le champ des relations industrielles. Je m’attendais à voir ou à revoir les différents regards que les interactionnistes symboliques portent sur les interactions humaines et la manière dont les individus se construisent l’illusion d’une harmonie « organisante ». Je croyais être de nouveau stimulé par les inversions des logiques d’action des épistémologies constructivistes : le sens n’est pas une donnée qui précède l’action, mais un construit qui se découvre dans et par l’action. En somme, je m’attendais à revivre, confortablement confiné dans mon salon, la découverte, l’invention, ainsi que l’effondrement du sens dans les organisations, avec l’espoir de voir ces déclinaisons apparaître, étude de cas après étude de cas.

Certes, dès la réception du livre, la quatrième de couverture aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Cette dernière annonce clairement qu’au-delà de la pensée du psychosociologue Karl Weick, l’ouvrage aborde trois autres penseurs du sens. Par la référence aux deux philosophes (Stiegler et Lingis), j’aurai dû réaliser immédiatement que ce livre ne traiterait pas tant du sens dans les organisations que simplement du sens dans une perspective plus hétéroclite. Mais il semble que je sois resté sur ma trajectoire d’interactionniste symbolique, sourd aux avertissements pourtant clairement annoncés des coordonnateurs.

Très rapidement, la lecture de l’ouvrage engendra une crise de sens : pourquoi ce livre? Quelle en est l’harmonie? Quel en est le projet éditorial? À qui s’adresse-t-il? Page après page, auteur après auteur (il y en a 12 au total), ces questions restaient en suspens, sans pour autant ressentir l’envie de fermer le livre et de l’oublier sur une tablette. Car, même si le sens de ce recueil m’échappait, il y avait un « quelque chose » qui m’invitait à la poursuite de la lecture, comme une sorte d’esthétique qui ne peut qu’attirer votre regard. Ce livre ne pouvait pas être sans « sens ». Une seconde lecture s’imposait et cette dernière fut salvatrice puisqu’elle me permit d’identifier plus clairement les éléments dissonants qui venaient perturber ma quête de cohérence.

Outre son titre, l’ouvrage me semble comporter deux grandes sources de dissonance. L’introduction est assommante. Il semble que les coordonnateurs se sont laissé prendre au jeu de rassembler ce qui était épars pour donner « un » sens à ce qui devait peut-être rester équivoque. Ensuite, les chapitres réservés aux écrits ou aux dires des auteurs-phares sont paradoxalement les moins intéressants et stimulants. En particulier, si le recueil d’entrevues avec Becker est bienvenu pour le passionné, il reste quand même plutôt ennuyeux sur le fond. Quant au texte de Stiegler, il apparaît survenir comme un cheveu sur la soupe tant sa lecture est ardue et indigeste : la prose du philosophe dessert l’accessibilité que les coordonnateurs de l’ouvrage ont voulu lui donner. Ces dissonances majeures, sans détour et sans préjudice pour la brillance et le génie de ces penseurs, viennent clairement déforcer la portée de ce projet éditorial. En fait, le plus intéressant n’est pas amené par ces « artistes » chevronnés, mais plutôt par celles et ceux qu’ils ont inspirés.

Ainsi, abstraction faite de ces dissonances, soudainement l’ouvrage nous laisse transparaître peut-être sa finalité et le matériau originel qui motivait sa réalisation. Enfin, ça sonne! Et pour reprendre Duke Ellington : « If it sounds good, it is good music ».

Les présentations des auteurs-phares par les coordonnateurs sont remarquables d’efficacité et de concision. Pour les personnes désireuses de découvrir ou de redécouvrir ces quatre penseurs, voilà sans nul doute une belle porte d’entrée. Et à la lecture de ces chapitres introductifs, le public cible principal de ce livre apparaît soudainement beaucoup plus clairement : l’apprenti chercheur en sciences sociales — entendez celui qui se met en mouvement et souhaite améliorer sa pratique de recherche en apprenant de ces maîtres — qui tentent d’ériger des visions bricolées de l’univers de sens et de non-sens qu’il a étudié.

Les différentes variations proposées dans chaque partie sont parfois particulièrement inspirantes. Par leurs thèmes diversifiés (allant de l’étude d’un théâtre dont le propriétaire entame une grève de la faim, à celle des parcours de demandeurs d’asile) et par l’hétérogénéité des styles d’écriture, ces variations sont autant de portes ouvertes pour penser au-delà des conventions et des normes de la publication scientifique, autant d’incitations à s’échapper des cadres convenus et dominants et à prendre des risques. Une véritable bulle d’air pour l’apprenti chercheur noyé par le tsunami d’articles scientifiques de revues à comité de pairs dont le processus d’hyper codification les a rendus bien souvent soporifiques.

Aux fins de la présente recension, je pointerai deux chapitres dont la lecture m’a particulièrement inspirée. Tout d’abord, Marie-Astrid Le Theule souligne dans le chapitre 4 que, pour le chercheur, l’art de donner du sens passe aussi par une inévitable recherche esthétique, un art de l’écriture et de la mise en scène. Inspirée par Becker et par les écrits de Georges Perec, l’auteure, par le biais d’exercices de style et presque de manière ludique, nous présente les divers chemins pour exprimer ces voix souvent étouffées loin des discours convenus et attendus de la hiérarchie dominante, ces « voix de l’ombre » délaissées par le positivisme et qui nous révèlent une autre facette de l’organisation; celle qui nous permet de comprendre ce qui est « en jeu », ce qui se vit ou ce qui se meurt. Ensuite, le chapitre 14 où l’auteure Kim Sai, sans pudeur, met à nu ses émotions et les affects ressentis lors d’une recherche qu’elle a menée sur des demandeurs d’asile. Sans tomber dans le piège de l’étalement de soi ou de l’exhibitionnisme affectif, mais avec beaucoup de subtilité et en dialogue avec Lingis, l’auteure nous rappelle que ces affects et ces émotions sont en définitive la materia prima du chercheur avec laquelle il devra (se) débattre en vue de laisser parler l’Autre et, ainsi, donner du sens.

Finalement, ce qui sans conteste rend la lecture du livre agréable se trouve en filigrane derrière chaque page : l’art. Le jazz, la photographie, le hip-hop, le théâtre, la performance, l’art numérique, l’écriture sont autant d’expressions artistiques qui, tantôt ouvertement, tantôt subtilement, parsèment chaque chapitre. En fait, à bien y réfléchir, l’art est l’objet central de l’ouvrage. En effet, ce ne sont pas les organisations qui sont à l’étude, mais l’art et ses artistes en tant que source d’inspiration pour la recherche et la compréhension des interactions humaines. Et c’est bienheureux : si l’artiste est un créateur ou un révélateur de sens, pourquoi le chercheur ne pourrait-il pas être aussi un artiste du sens? Partant, je suis tenté de suggérer aux auteurs, s’ils venaient à s’aventurer vers une seconde édition augmentée, de renommer l’ouvrage « Art, sens et organisations ».