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Introduction

Les organisations sont confrontées à des problèmes de recrutement et de rétention de leur main-d’oeuvre qualifiée et compétente, ce qui peut entraîner des conséquences multiples. Parmi celles-ci, notons la perte d’expertise et de productivité (Shaw et al., 2005), les coûts de remplacement de la main-d’oeuvre (Allen et al., 2010), l’augmentation de la charge de travail des employés restants (Mobley, 1982), les risques à la santé et sécurité du travail (Miller et al., 2017) et, ultimement, la pérennité de l’organisation (Agarwal et al., 2009). Face à ces défis, la diversité de la main-d’oeuvre représente une stratégie porteuse pour l’engagement des employés dans les organisations (Trong Tuan et al., 2019). Ces diversités viennent questionner les pratiques organisationnelles dominantes : diversité des âges, diversité culturelle, diversité des genres, etc.

Parmi ces groupes, les femmes sont sous-représentées dans de nombreux emplois qui nécessitent des qualifications spécifiques. Ainsi, l’on observe une ségrégation professionnelle dans plusieurs professions traditionnellement masculines (Brière, 2019; Guichard-Claudic et al., 2008). À titre d’exemple, les femmes constituent 62,2% des personnes inscrites dans les diverses facultés de médecine (Collège des médecins du Québec, 2018), mais ne représentent que 36,8% des médecins spécialistes. Du côté juridique, les finissantes de l’École du Barreau du Québec, soit 65 % des diplômés, sont majoritaires au sein de l’ordre professionnel (Barreau du Québec, 2017). Cependant, les statistiques montrent des écarts importants au niveau des salaires et de l’accès à des postes décisionnels. Quant aux différents corps de police au Québec, ils ne comptent que 30% de personnel féminin, sans parler de la quasi-absence de diversité raciale dans la majorité des services (CDPDJ; 2015). Pourtant, les femmes peuvent constituer une solution prometteuse pour les organisations désireuses d’assurer la rétention d’une main-d’oeuvre qualifiée et compétente.

Selon la littérature, la sous-représentation des femmes dans les emplois qualifiés s’expliquerait, notamment, par une culture organisationnelle empreinte de discrimination et de biais sexistes dans le cheminement de carrière (début de carrière, promotion, rémunération, évaluation de la performance, etc.) où celles-ci se retrouveraient confrontées à des conditions de travail incompatibles avec leur réalité personnelle (Brière, 2019; Calás et al., 2014; Guichard-Claudic et al., 2008). De plus, elles se sentiraient davantage marginalisées et dévaluées, comparativement à leurs collègues masculins (Fotaki, 2013), et exprimeraient le besoin de politiques et de mécanismes de conciliation travail-famille, ainsi que de programmes d’égalité en emploi (Muhlenbruch et Jochimsen, 2013). Les femmes seraient également nombreuses à valoriser le développement des compétences, la formation en emploi, tout comme le mentorat. Dans ce contexte, les organisations doivent jouer un rôle important pour soutenir la carrière des femmes; cela implique d’apporter des changements significatifs tant dans les structures de gestion des ressources humaines que dans la culture organisationnelle (Hanappi-Egger, 2012; Lee-Gosselin et al., 2013).

Parmi les métiers historiquement masculins ayant connu une croissance de leurs effectifs féminins, celui d’inspectrices demeure peu étudié au Québec. Pourtant, il a connu un essor important en matière de féminisation. Étant ciblées dans le Programme d’accès à l’égalité du Gouvernement du Québec (1992-1997), les femmes représentent maintenant 40 % du personnel d’inspection en santé et sécurité au travail alors qu’elles n’étaient que 6,1% en 1997. Quant à l’inspection alimentaire et animalière, les femmes représentaient 72 % des postes en 2017, comparativement à 43 % en 1994. En 2015-2016, le taux de roulement n’était que de 2 %, ce en excluant les départs à la retraite. Les informations fournies par les organisations, toutefois, indiquent que, dans ce secteur, seulement 42,9 % des postes de chefs d’équipe sont occupés par des femmes.

Dans ce contexte, une recherche a été entreprise afin de répondre à la question suivante : comment expliquer la rétention des femmes dans ces milieux ? La recherche a été réalisée dans le milieu de l’inspection au Québec, particulièrement auprès des deux principaux organismes gouvernementaux. L’objectif est de documenter les pratiques de gestion favorables à la rétention des femmes dans le cas particulier des inspectrices dans les domaines de l’hygiène alimentaire et animalière, ainsi que de la santé et de la sécurité du travail. Si la littérature montre l’importance de revoir les pratiques des organisations qui favorisent une meilleure rétention des femmes, les connaissances quant aux pratiques à instaurer dans les organisations demeurent peu documentées. À notre connaissance, aucune étude spécifique sur ce secteur d’emploi au Québec n’a été publiée à ce jour.

Sur la base de la revue de la littérature, notamment celle relative au concept de rétention et de progression des femmes, la démarche méthodologique et les résultats de recherche sont présentés afin de dégager les enjeux et les pratiques organisationnelles porteuses de rétention des femmes inspectrices en santé et sécurité du travail et en hygiène alimentaire et animalière.

Revue de littérature

Dans le but de déterminer les facteurs qui expliquent cette rétention des inspectrices, deux champs de spécialisation ont été retenus : les études en ressources humaines spécifiques à la rétention en emploi et les études issues des approches féministes sur la progression et la rétention des femmes dans les organisations traditionnellement masculines.

Les facteurs de risques et les facteurs protecteurs pour la rétention en emploi

La notion de rétention réfère aux actions déployées par les organisations afin de s’assurer que leurs employés demeurent dans l’organisation (Cardy et Lengnick-Hall, 2011). Des stratégies de rétention déficientes peuvent générer de l’insatisfaction et amener l’individu dans un processus de réévaluation de sa carrière. Ce processus consiste, pour l’individu, à évaluer sa situation et à progressivement déterminer des alternatives, ce qui peut l’amener à quitter son emploi (Griffeth et al., 2000).

Pour étudier ce processus, une grande partie de la littérature scientifique l’aborde sous la notion de « contrat psychologique ». Celui-ci réfère à la perception d’une entente tacite continue entre un individu et son organisation sur des obligations réciproques attendues (Robinson et Rousseau, 1994). Le non-respect de ces obligations créerait alors un bris du contrat. À la suite de cette rupture, un processus d’interprétation s’engagerait et pourrait générer de la frustration et un sentiment de trahison du lien de confiance (Griep et Vantilborgh, 2018).

Plusieurs facteurs stimuleraient cette perception d’une rupture. Parmi ceux-ci, notons le harcèlement sexuel et / ou psychologique (Rai et Agarwal, 2018), l’insécurité d’emploi, les exigences physiques d’un travail, le temps supplémentaire, ainsi que l’augmentation de la demande de travail, la faible autonomie en lien avec le travail exigé et le manque de reconnaissance (Reimann, 2017; Bal et al., 2017). Par exemple, la crainte de perdre son emploi ou l’instabilité exercerait une pression qui affecterait la satisfaction et le bien-être de l’individu (Landsbergis et al., 2012), ainsi que sa performance au travail (Wang et al., 2015). De plus, la combinaison de certains facteurs accentuerait davantage le risque de rupture de contrat. Par exemple, l’augmentation de la charge de travail en contexte de faible autonomie et de soutien social déficient augmenterait les risques de rupture (Bal et al., 2017).

Par contre, des investissements en formation, tout comme un fort soutien des collègues et des superviseurs réduiraient le sentiment de rupture de contrat (Reimann, 2017). Un investissement en formation montre un désir d’investissement dans une relation à long terme. De même, le soutien social renvoie à la reconnaissance du travail et à l’appui qu’une personne reçoit de ses collègues et de son supérieur immédiat (Johnson et Hall, 1988). Le rôle du soutien social des collègues et du supérieur immédiat semble particulièrement déterminant dans l’attachement de la personne à son travail et son organisation (Reimann, 2017). La question de l’équilibre entre les efforts et la reconnaissance (Siegrist, 1996) apparaît aussi déterminante. Selon Siegrist (1996), la reconnaissance des efforts déployés par l’individu au travail aurait également des effets importants sur la santé des personnes, sur l’investissement au travail et sur le sentiment d’accomplissement. La reconnaissance prend donc plusieurs formes : reconnaissance de l’individu comme personne; reconnaissance des résultats et de la performance; reconnaissance de l’engagement; et, enfin, reconnaissance des compétences et des pratiques de travail (Brun et Dugas, 2008).

Par ailleurs, Kraak et al. (2017) montrent qu’un travail intéressant, varié et comportant des défis, une atmosphère sociale agréable, reconnaissante et interactive, une justice organisationnelle équitable, ainsi qu’une rémunération adaptée ont un effet négatif sur la frustration et sur le sentiment de trahison du lien de confiance. La flexibilité des horaires instituée dans un souci d’harmonisation du travail avec la vie personnelle constitue aussi une pratique considérée positive pour le bien-être et la rétention (Timms et al., 2015). Cependant, pour être efficaces, ces pratiques doivent s’inscrire dans une culture organisationnelle favorable (Timms et al., 2015) où l’on reconnaît le travail réalisé par les personnes (Azar et al., 2018).

En plus du sentiment de bris du lien de confiance, les conséquences négatives d’une rupture de contrat sont nombreuses : ces dernières viendront, notamment, affecter la satisfaction au travail, la satisfaction face à la sécurité d’emploi, la satisfaction de sa carrière, la confiance, la relation avec le supérieur immédiat, l’engagement organisationnel et, ultimement, accroître l’intention de quitter. Cette satisfaction se définit comme le sentiment positif qu’un individu a envers son travail et ses différentes composantes (Spector, 1985). De son côté, l’engagement organisationnel réfère à l’état psychologique dans lequel un individu partage les valeurs d’une organisation et adhère à ses objectifs (Meyer et al., 2012). Cet engagement implique alors une volonté de déployer des efforts pour l’organisation et de conserver un lien privilégié avec celle-ci. Reimann et Guzy (2017) constatent aussi une augmentation des risques psychosociaux et une augmentation des problèmes de santé psychologiques au travail, ainsi que de santé physique.

Les obstacles à la progression des femmes et les pratiques organisationnelles favorisant leur rétention

Pour sa part, Côté (2016) souligne l’importance d’aborder le phénomène dans une perspective plus sociale, soit l’expérience globale des individus au cours de leur vie. Les approches féministes permettent d’inscrire cette analyse dans le contexte des rapports sociaux et selon les pratiques organisationnelles de la profession à l’étude (Warren, 2007). Quant à elles, les théories féministes poststructuralistes amènent à comprendre les facteurs systémiques influençant les parcours professionnels (Calás et Smircich, 2009), tout en les contextualisant au sein de l’organisation (Ekinsmyth, 2013). Elles démontrent que les pratiques organisationnelles sont le résultat de processus sensibles au genre en soulignant l’importance d’aller au-delà de l’étude des trajectoires individuelles et en faisant ressortir les faisceaux de facteurs qui influencent les choix individuels.

Les analyses effectuées depuis la lentille organisationnelle (Calás et Smircich, 2009; Brière, 2019; Lee-Gosselin et al., 2013) permettent de cerner les éléments qui doivent être instaurés en vue d’assurer l’insertion et le maintien en emploi des femmes. Ils concernent le rôle de la direction dans un contexte d’égalité, la possibilité pour les personnes de se former en emploi et de bénéficier des activités de développement, une culture organisationnelle exempte de stéréotypes et d’inégalités, un cadre politique et légal en matière d’égalité qui se traduit, notamment, par une équité salariale, des politiques de conciliation travail-familles, ainsi qu’un ensemble de facteurs systémiques déterminant les parcours de carrière en gestion des ressources humaines.

Les approches féministes insistent également sur l’importance de considérer les dimensions contextuelles et culturelles des organisations (Calás et Smircich, 2009; Lee-Gosselin et al., 2013). Ces études montrent que les organisations ne représentent pas naturellement des espaces ouverts et accessibles où le succès est basé uniquement sur la compétence et les efforts personnels, mais plutôt des espaces où le système est essentiellement andro-centrique et hétéro-normatif (Bhavnani, 2007). Plusieurs études (Benquet et Laufer, 2016; Brière, 2019; Buse et al., 2013; Coté, 2016; Fortino, 2014; Gächter et al., 2009; Pas et al., 2011) abordent des enjeux liés au contexte soit : la force physique qui peut exclure les femmes dans la réalisation de certaines tâches; des inégalités dans les rapports de genre/division sexuelle du travail; les stéréotypes; une impunité face au sexisme et aux situations de harcèlement sexuel; des horaires de travail irréguliers, d’où une difficulté à harmoniser vie personnelle et professionnelle; et, enfin, des lacunes dans le processus de gestions de carrière et de nomination aux postes de décision.

Pour réaliser notre objectif de documenter les pratiques de gestion favorables à la rétention des femmes inspectrices, la Figure 1 résume les principaux éléments de la revue de littérature et permet de définir des variables de recherche spécifiques à la rétention au travail des inspectrices.

Figure 1

Approche ressources humaines / Études sur la rétention en emploi

Approche ressources humaines / Études sur la rétention en emploi

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Méthodologie

Cette recherche est une étude exploratoire qualitative qui s’inscrit à mi-chemin entre la démarche hypothético-déductive proposée par Yin (1994) et la démarche intuitive de Eisenhardt (1989). Cette méthode consiste à étudier, sur le terrain, le phénomène d’intérêt avec un nombre restreint de milieux, dont celui de l’inspection qui fait l’objet de cette étude, plus particulièrement en santé et sécurité du travail et en hygiène alimentaire et animalière. Le travail d’inspection au Québec consiste à visiter tout type d’organisations afin de vérifier le respect des lois et des règlements s’appliquant au domaine, notamment aux chantiers de constructions, usines, restaurants, abattoirs, fermes, etc. Cette fonction confère des pouvoirs aux inspectrices et aux inspecteurs qui doivent veiller à ce que les employeurs éliminent les dangers dans leurs milieux de travail. Ces pouvoirs peuvent donner lieu à des situations conflictuelles entre les inspectrices/inspecteurs et les employeurs, plus particulièrement pour les inspectrices en milieux traditionnellement masculins. Ce contexte explique le choix de ce type de milieux d’étude. Malgré les défis qui demeurent, l’on observe néanmoins une augmentation significative de la présence des femmes dans cette profession.

Reconnaissant l’importance de donner la parole aux femmes qui oeuvrent dans ce secteur, une approche inspirée de la théorie ancrée (grounded theory) et de la théorie de la connaissance située (standpoint theory) ont été mobilisées. La théorie ancrée permet de conceptualiser et de générer de manière inductive les données empiriques d’un phénomène social grâce à un aller-retour entre les données collectées sur le terrain et un processus de théorisation (Méliany, 2013). La catégorisation des données, telle que décrite ci-après, permet de lier la technique qualitative et l’effort de conceptualisation, menant ainsi à une nouvelle construction théorique des données. La théorie de la connaissance située, quant à elle, permet de générer des connaissances à partir de données empiriques, ainsi que de refléter concrètement la réalité observée (Strauss et Corbin, 1994), où toute personne est un agent social dont les opinions et les expériences s’inscrivent dans un contexte social, culturel et historique situé (Harding 2004). Les histoires partagées par les participants sont considérées comme une forme de connaissance qui ne peut être transmise que par des personnes qui ont vécu les évènements narrés.

Cette collecte a permis la consignation des points de vue des inspectrices/inspecteurs et des gestionnaires. Elle s’est échelonnée de janvier 2016 à août 2017. Au cours de cette période, au total, 62 personnes ont été rencontrées lors d’entrevues collectives (10 gestionnaires et 52 inspectrices et inspecteurs en santé et sécurité du travail et en hygiène alimentaire et animalière). Un guide d’entretien semi-dirigé a été développé et une analyse documentaire a été effectuée en compléments aux entrevues. La grille d’entretien a été construite à partir des variables de recherche présentées dans le cadre théorique (Figure 1). Lors de ces entrevues, le nombre de personnes se situait entre 5 et 10 personnes. Afin de prendre en compte les réalités régionales, des entrevues ont été menées auprès de personnes de la région de Québec et de Montréal, ainsi que de diverses régions du Québec. Le principe de saturation des données a déterminé le nombre d’entrevues requises. La diversité des participantes, que ce soit en termes d’âge, de situation familiale, de région et d’appartenance ethnique, a permis la prise en compte de l’hétérogénéité des personnes rencontrées.

Bien que la recherche ne visait pas à effectuer une analyse détaillée des parcours de chaque inspectrice, le Tableau 1 présente plus en détail le profil des personnes rencontrées. Celles-ci ont majoritairement entre 11 et 20 ans ou entre 21 à 30 ans d’expérience de travail dans leurs organisations, ce qui renforce le concept de rétention. Elles ont, en très grande majorité, des enfants, ce qui accroît l’importance du concept de conciliation travail-famille. Enfin, la provenance des diplômes est également assez variée, ce qui constitue un indice de la diversité du recrutement effectué.

Tableau 1

Profil des personnes rencontrées

Profil des personnes rencontrées

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Une analyse inductive, effectuée à partir d’une lecture détaillée de données brutes (documents organisationnels internes, transcriptions d’entrevues individuelles et de groupes), a été réalisée afin de faire émerger des catégories qui permettront l’interprétation des données (Blais et Martineau, 2006). Sur cette base, des liens entre le cadre conceptuel et les catégories identifiées ont été établis. Dans chaque catégorie validée ou émergente, des sous-catégories, y compris des points de vue opposés et de nouvelles perspectives, ont été analysées. Un regroupement des données a, ensuite, été effectué afin d’identifier, dans le système de codage, les variables en fonction de la nature et de la fréquence de chaque citation, de même que le contenu des documents organisationnels. Ces documents ne sont pas cités dans les résultats, mais ils furent analysés afin de faire émerger des catégories. Des citations ont, par la suite, été sélectionnées dans le but d’illustrer l’essence de chacune des catégories. Pour assurer la validité du processus d’analyse, l’équipe de recherche a effectué un codage aveugle parallèle. Ce traitement d’analyse des données a été effectué à l’aide du logiciel QDA Miner.

Résultats

Nos analyses ont permis de déceler plusieurs stratégies associées aux pratiques favorables au recrutement et à la rétention des femmes inspectrices. Ces stratégies concernent la valorisation du travail et de l’expertise professionnelle, la réduction des risques du travail, la rémunération globale équitable, les horaires flexibles, l’autonomie au travail et les changements dans les dynamiques de travail.

Valoriser le travail et l’expertise professionnelle

Au cours des dernières années, les stratégies de recrutement se sont passablement transformées. D’une stratégie de recrutement d’inspecteur auprès de gens du terrain dans les métiers à risques (surtout des hommes), l’inspection s’est progressivement professionnalisée. Une intervenante précise :

Auparavant, on embauchait des ouvriers qui travaillaient très manuels, sur les chantiers de construction, dans des industries qui s’orientaient vers la santé et la sécurité du travail. Maintenant, ce n’est plus nécessairement une progression naturelle. […] Il y a eu une opération de valorisation de l’emploi grâce au poste de professionnel.

Inspectrice

De plus, les organisations ont modifié leurs pratiques au profit d’une plus grande diversité et de politiques plus claires. Parmi ces pratiques, notons une formalisation des processus de travail et d’intervention : « On a beaucoup plus balisé l’intervention qu’elle ne l’était à l’époque. […] Il y a vraiment un cadre d’intervention. C’est un outil de travail. On l’appelle le MOPI, le Manuel des opérations en prévention-inspection ». (Une gestionnaire)

Les organisations ont, également, mis en place une stratégie de recrutement auprès de personnes de disciplines pertinentes et diversifiées. En santé et sécurité du travail, des disciplines telles ergonomie, génie civil, nutrition, hygiène au travail, relations industrielles, kinésiologie, biochimie, etc. ont été valorisées dans une perspective de diversité multidisciplinaire. Ce passage d’une approche de progression du terrain vers une approche plus professionnelle, accompagnée d’une formalisation des processus de travail et d’intervention, a favorisé l’accès des femmes au métier d’inspection, métier qui, jusque-là, leur était très peu accessible.

Dans ce contexte de professionnalisation, de la formation à l’embauche a été développée, accompagnée d’un encadrement par des collègues expérimentés : « Toute la formation, tout l’encadrement, les gens font un 6 mois de formation très encadrée par l’organisation. C’est sûr que tu te sens en contrôle, tu te sens habilitée à exercer tes fonctions ». (Une gestionnaire)

La valorisation du travail et de l’expertise professionnelle se manifeste aussi par la valorisation explicite de la progression de carrière, notamment vers des postes décisionnels. Les personnes rencontrées ont souligné l’importance de la transparence des processus associée à une justice organisationnelle équitable pour tous. Les données confirment que les femmes en inspection progressent en carrière. À ce sujet, une gestionnaire déclare : « Il y a 42,9% de femmes parmi les chefs d’équipe et elles sont réparties dans les différentes régions du Québec ».

En rendant explicitement accessibles ces postes aux femmes, ces organisations offrent la possibilité de poursuivre la mission sociale de l’inspection, tout en jouant un rôle stratégique et reconnu. D’ailleurs, le soutien des cadres dans le développement des opportunités de carrière représente un aspect important dans la décision des inspectrices. À cet effet, une inspectrice souligne : « Ce n’était pas dans mon plan de carrière d’être gestionnaire un jour. C’est arrivé parce que des gens m’ont vue, ont cru que j’avais du potentiel et m’ont offert cette possibilité ».

Réduire les risques inhérents à la nature du travail

Tel que mentionné dans la méthodologie, les métiers d’inspection sont caractérisés par des interventions visant à conseiller, à contrôler et à imposer des normes et des règles spécifiques dans des environnements très diversifiés. Ces interventions peuvent venir affecter les milieux concernés et générer toutes sortes de réactions, selon les contextes. Ainsi, l’inspection constitue un métier à haute intensité qui comporte plusieurs risques au travail.

Les inspectrices rencontrent souvent des situations de violence. De l’avis de plusieurs inspectrices, ces évènements sont en croissance : « Je me suis fait dire au moins 3 à 4 fois : ‘Une chance que t’es une femme : ils devraient juste engager des femmes parce qu’on vous botterait le derrière’ ». De même, le métier expose parfois à des gestes graves d’intimidation, notamment « se faire enfermer dans un frigo commercial », comme nous l’a relaté une répondante. Les sites inspectés sont, quelques fois, situés dans des endroits éloignés alors que les inspectrices se rendent généralement seules faire leur travail. Ainsi, lorsqu’une inspectrice va chez un particulier, ce n’est pas toujours avec un sentiment de sécurité.

Les inspectrices font également face à du dénigrement de compétences : « Qu’est-ce que tu fais icitte, tu ne connais rien, tu n’as jamais travaillé physique de ta vie. Va-t’en, je ne te fais pas confiance ». Au surplus, des inspectrices peuvent être confrontées à des enjeux culturels liés aux relations hommes-femmes : « Dans un dossier, c’était un membre d’une communauté … [Au début de] la relation, serrer la main fut impossible. Et s’il y avait un gestionnaire avec lui qui était un homme, il répondait au gestionnaire et, lui, par la suite, allait me répondre ». D’autres comportements concernent l’apparence physique de la personne. Par exemple, se faire offrir des invitations à souper, se faire demander leurs numéros de téléphone ou entendre des commentaires du genre : « Ils nous envoient tout le temps des belles filles, comme cela on ne peut pas être fâché après elles ».

Le cumul de telles situations de travail génère des risques physiques et psychologiques importants. Les organisations ont pris au sérieux ces enjeux et ont mis en place des directives claires visant la prévention de la violence, du harcèlement sexuel et/ou psychologique et des risques physiques. Ces pratiques se manifestent par l’élaboration de consignes claires en matière de prévention : « Si tu vois qu’une situation peut être à risque, tu te retires, et on va développer une autre stratégie pour être en mesure de faire l’intervention de façon sécuritaire ». (Inspectrice)

Des mécanismes de prévention et d’élimination à la source des dangers ont, également, été développés. Différents processus ont été mis en place lors d’événements dans un milieu inspecté : lettre de la haute direction, nouvelle visite accompagnée d’un collègue ou d’un gestionnaire, intervention policière, mise en demeure, utilisation accrue des pouvoirs consentis par la loi, etc. Les tâches à réaliser dans ce contexte sont maintenant bien définies et identiques, tant pour une inspectrice que pour un inspecteur. Ce protocole d’inspection plus balisé et documenté semble avoir contribué à atténuer le climat de confrontation lors des inspections. À cet effet, une inspectrice témoigne : « Je suis retournée avec la police, une fois. On peut faire intervenir la police. Le message d’ordre de notre employeur est de dire qu’il faut penser à notre propre vie. Donc, c’est clair que si on pense être dans une situation qui pourrait [nous] engendrer des problèmes, il faut partir, revenir au bureau et on verra, ensuite, ce qu’on fera ».

De même, une déclaration de services a été développée pour les clients, celle-ci « explique aux clients qui font affaire avec nous qu’ils doivent respecter nos travailleurs, agir avec respect, civilité ». De plus, un système recueille les plaintes, évalue les évènements de violence et inscrit les établissements jugés à risque en rouge dans le système informatique.

La réussite de ces pratiques de prévention repose sur un soutien fort du supérieur et des collègues : « C’est une valeur d’entreprise lorsqu’on soutient l’inspecteur […] » (Inspectrice). Des rencontres d’équipe et le développement de communautés de pratiques sont prévus. Par exemple, les communautés de pratique se déroulent sous la forme de groupes de co-développement se réunissant quatre à cinq fois par année, offrant un espace de discussion sur des problèmes liés au travail et sur les façons de les corriger.

Globalement, ces pratiques de prévention des risques inhérents à la nature du travail s’inscrivent dans un changement de culture pour tous. Une inspectrice mentionne : « Si on remonte à il y a 20 ans, je dirais que le support n’était pas du tout pareil. S’il y avait quelque chose, il y avait une certaine tendance à dire qu’il faut aller jusqu’au bout, on ne peut pas laisser aller les choses. C’était différent comme réaction. » Ces changements culturels s’inscrivent sur le long terme et nécessitent des rappels fréquents. À ce sujet, une gestionnaire déclare : « Les hommes, des fois, vont banaliser certains évènements, ne voudront pas les dénoncer, pas faire de rapport d’évènement… J’ai dû intervenir auprès d’un inspecteur dernièrement pour lui dire que ça me prenait un rapport d’évènement, mais lui ne voulait pas en faire un, même si le gars l’avait quasiment frappé ».

Rémunération globale équitable

Les inspectrices affirment que la rémunération globale équitable et le fait de disposer des outils de travail appropriés constituent des éléments positifs. À ce sujet, une inspectrice souligne : « Les conditions de travail ici sont très supérieures au privé, du moins par rapport à la compagnie où je travaillais précédemment. Juste au niveau salarial, j’ai doublé en partant ». À cette rémunération directe, s’ajoutent plusieurs avantages sociaux qui témoignent d’une bonne reconnaissance de l’expertise. Par exemple, le travail d’inspection exige régulièrement de passer plusieurs heures sur la route pour accéder aux sites à inspecter, des sites parfois très éloignés, surtout en région. Cela implique parfois de quitter la maison pendant plusieurs jours. Dans ce contexte, les inspectrices et inspecteurs disposent des outils nécessaires : véhicule, cellulaire, frais de déplacement, etc. Ces conditions de travail facilitent le travail sur la route et les personnes ont le sentiment d’être bien appuyées dans ces situations d’éloignement.

Horaires flexibles de travail

La nature du travail d’inspection nécessite parfois des heures irrégulières. Conscient de cette réalité, il existerait une forme de régulation collective et de soutien social qui, selon les exigences du moment, permettrait au collectif de répondre aux impératifs du travail en fonction des réalités individuelles. Ainsi, une inspectrice mentionne :

Le soir, tu ne sais jamais à quelle heure ça va finir et tu regardes l’heure avancer, surtout quand tu sais que ton enfant est à l’école et que tu dois aller le chercher […] C’est parfois problématique, mais il y a une entraide. Alors, on arrange nos horaires en fin de journée afin que la personne qui a besoin de partir plus vite puisse le faire.

Cette entraide collective implique des compromis et permet des accommodements utiles à l’harmonisation entre travail et vie personnelle. Malgré cela, certaines situations peuvent échapper : « Il y a une situation dernièrement qui a fait que j’ai dû finir à 22h un vendredi soir alors que c’était le premier cours de piscine des enfants ». (Inspectrice)

Ce partage collectif des heures de travail est facilité par l’utilisation du temps supplémentaire, ce qui permet de cumuler du temps pour les obligations personnelles. Il est reconnu, dans le poste, que les personnes peuvent adapter leur horaire. Cela n’est donc pas négocié à la pièce : « Un horaire normal est de 35 h par semaine, on peut adapter l’horaire, comme faire 35 h en quatre jours, donc travailler moins de jours, mais faire de plus longues journées » (Inspectrice). Le temps supplémentaire à effectuer est sur une base rotative et volontaire, ce qui facilite également la conciliation travail-vie personnelle et n’affecte pas la progression de carrière. Une inspectrice mentionne que cela est bien perçu et permet de la diversité : « C’est vraiment plaisant de voir qu’on a des goûts différents, des vies différentes, donc il y a toujours quelqu’un qui va vouloir prendre ta place pour quelque chose si toi tu ne veux pas, et le contraire ».

Ces organisations sont soumises aux politiques de la fonction publique québécoise qui prévoient un congé parental formalisé dans les conventions collectives : celui-ci peut aller jusqu’à deux ans après la naissance de l’enfant. Un retrait préventif est également possible selon l’environnement de travail (gaz dans les chambres froides, plancher glissant, etc.). Ces modalités s’accompagnent de congés familiaux pour s’occuper d’un enfant malade.

Une organisation a également implanté un système d’équipe volante pour remplacer les absences, les congés parentaux ou de maladie, ou pour des besoins temporaires circonstanciels afin d’ainsi gérer les fluctuations de la charge de travail. Ce système permet aussi aux personnes absentes de retrouver leurs dossiers à leur retour. Par ailleurs, ce système sert également d’outil d’intégration de nouvelles recrues. Une gestionnaire souligne : « Nous, c’est vraiment la porte d’entrée pour travailler. […] Souvent, que ce soit en prévention d’inspection ou en réparation, les gens sont embauchés comme ‘swats’[temporaires], puis, quand il y a des départs, ils sont embauchés par une direction régionale en particulier ».

Autonomie dans la réalisation du travail

Toutes les inspectrices ont mentionné la latitude dans la réalisation de leur travail. Cette latitude permet aux inspectrices de profiter de la marge de manoeuvre nécessaire pour faire face aux situations rencontrées et de profiter d’une autonomie dans la réalisation du travail : « C’est vraiment un beau métier […] On n’a pas toujours le patron en arrière de nous comme dans un bureau, on part pour la journée : c’est sûr qu’on a beaucoup de comptes à rendre, des statistiques à rencontrer, mais on est quand même dans notre bulle entre chaque établissement ».

Opérer un changement dans les dynamiques de travail

En plus de cette autonomie, les changements réalisés dans les organisations ont généré des effets positifs dans la perception du métier par les collègues, mais aussi par les clients de l’inspection. Par exemple, l’arrivée importante de femmes à l’inspection a généré de nombreux changements sociaux dans les rapports au travail et dans l’atmosphère qui règne. À cet effet, une répondante mentionne :

Depuis 10 ans, il y a tellement de personnes qui ont de jeunes enfants; maintenant, ils n’ont plus le temps d’aller nulle part. Moi, j’ai été dans l’organisation du club social et on organisait des 5 à 7, des quilles […] Je m’aperçois que c’était souvent la femme qui disait : ‘Faut que je retourne à la garderie : le soir, mon chum travaille’, ou peu importe.

Inspectrice

Ces transformations à l’inspections affectent aussi les clients, habitués à des façons de faire. Confrontés à ces changements, des clients dénigrent parfois le travail des inspectrices auprès de leurs collègues. Ne pouvant vérifier la véracité ces faits, les inspecteurs expérimentés en viennent parfois à douter du professionnalisme de leurs nouvelles collègues, ce qui peut générer des tensions entre collègues. À ce propos, un inspecteur raconte que, dans un dossier problématique, le client s’est plaint ainsi :

« L’inspectrice qui est venue, la petite fille, ben fine, mais elle ne connaît rien là-dedans. Elle me demande des affaires qui n’ont ni queue ni tête » ou, encore, « [qu’elle nous a donné] des amendes pour un escabeau qui n’est pas de la bonne couleur ». Et l’inspecteur de conclure : « C’est ça qu’on entend! ».

Dans ce contexte de changements et à cause des tensions qui pourraient en découler, une formation éthique a été donnée à tout le personnel sur l’importance d’avoir des comportements respectueux les uns envers les autres afin de créer un contexte social plus agréable.

Par ailleurs, l’arrivée des femmes et la diversité des qualifications entraîne également des façons différentes de travailler et d’entrer en relation avec les clients. Ce commentaire d’un inspecteur illustre bien certaines de ces différences observées : « Les rapports des gars sont moins bien écrits. C’est moins beau, c’est moins élaboré, c’est moins romancé. Il n’y a pas 14 pages, effectivement ». Au-delà de la rédaction ou des aspects plus formalisés du travail, les témoignages d’inspectrices montrent également que les façons de travailler sont différentes. Ainsi, plusieurs inspectrices ont mentionné qu’elles préconisent davantage le dialogue que la confrontation.

Dans ce contexte, beaucoup d’efforts ont été déployés pour reconnaître la contribution des femmes dans le milieu, comme l’illustre le témoignage de cette inspectrice : « Il y a beaucoup d’évènements, des courriels […], car la directrice est une femme. Il y a aussi un prix ou une mention qui a été faite pour les femmes de tel service, dans telle direction régionale, pour leur accomplissement dans tel projet. ».

Au-delà de ces éléments, le soutien social entre collègues semble s’être largement développé dans le travail au quotidien. En général, les relations avec les collègues de travail sont cordiales et positives. Les inspectrices relatent qu’en cas de besoin, le soutien vient davantage des collègues que de la direction. Une inspectrice souligne : « Je crois que nous sommes très égalitaires. On travaille beaucoup en équipe, on a du support des inspecteurs ». Ce soutien s’explique, en partie, par la passion de la profession et les urgences fréquentes. Une inspectrice mentionne : « On est toutes conscientes, quand on a à déborder des heures, c’est parce qu’il y a une urgence, une importance que personne ne prend à la légère. […] Les gens ne s’en lavent pas les mains ». Des rencontres d’équipe sont aussi organisées au besoin. Une inspectrice souligne : « Souvent, il y a des petites rencontres d’équipe, du partage le matin, avant que les gens partent sur la route, pour s’assurer d’une bonne communication efficace et d’un soutien, en même temps, dans l’équipe ».

Même en région, dans les plus petits bureaux, il y a de l’appui entre collègues, comme le relate une chef d’équipe : « Dans mon équipe, ils sont répartis dans différents bureaux à la grandeur de la province, il y a des bureaux où je n’ai qu’une personne de mon équipe, mais elle est entourée par ses collègues d’équipe des aliments des opérations régionales et il y a quand même des échanges qui se font entre les deux équipes ». Une autre inspectrice déclare : « J’ai beaucoup d’inspectrices avec qui j’ai travaillé [..]. Notre milieu est tissé serré, dans le sens qu’on se tient, et heureusement qu’on se tient, parce que, sinon, ce serait difficile ». Ces comportements collaboratifs au travail semblent s’exercer à la fois entre les hommes et les femmes.

Discussion et conclusion

Cette recherche avait comme objectif de documenter les pratiques de gestion favorables à la rétention des femmes inspectrices dans les domaines d’hygiène, de santé et de sécurité au travail. Les résultats montrent une situation favorable à la rétention des femmes et soulignent la présence d’un ensemble de pratiques de gestion facilitant leur intégration dans un contexte de changements organisationnels. Comme très peu de recherches portent sur le milieu de l’inspection, et particulièrement sur la rétention des inspectrices, cette recherche se voulait exploratoire et souhaitait documenter le phénomène dans une perspective globale. Cela constitue une limite de cette recherche, car elle n’a pas permis de documenter de façon élaborée tous les éléments liés aux pratiques organisationnelles recensées et à l’ensemble du cheminement du parcours de carrière des femmes.

Des pratiques organisationnelles qui ont favorisé le changement

À partir d’un cadre théorique original combinant à la fois les études sur la rétention en emploi et celles sur la progression des femmes dans des organisations traditionnellement masculines (Figure 1), une contribution importante de cette recherche est de documenter les pratiques organisationnelles qui favorisent la rétention au travail des inspectrices. Alors que la rétention des femmes dans d’autres secteurs (droit, sciences et génies, finance) est davantage connue et documentée, le secteur de l’inspection semble avoir été négligé. Cette recherche a permis de montrer qu’avec un ensemble de pratiques de gestion, lesquelles tiennent compte des différents facteurs systémiques qui influencent le parcours professionnel (Calás et Smircich, 2009; Ekinsmyth, 2013), les véritables changements en milieu de travail ont été entrepris avec des effets bénéfiques sur la diversité. Ces éléments de changement s’échelonneraient sur une vingtaine d’années, soit depuis la mise en place du Programme d’accès à l’égalité du Gouvernement du Québec (1992-1997).

De façon plus importante que dans les études actuelles sur la rétention (Figure 1), les résultats montrent qu’en matière de recrutement, les organisations étudiées ne se sont pas limitées à cibler des femmes, puisqu’elles ont changé la nature des postes au profit d’une plus grande diversité professionnelle. En effet, le recrutement des femmes uniquement sur les anciennes bases aurait été très difficile puisque peu de femmes étaient formées et expérimentées dans les métiers traditionnellement masculins.

Nos résultats démontrent, également, que la stratégie de recrutement, à elle seule, n’est pas suffisante. Intégrer les femmes dans ces milieux nécessite un ensemble de changements à l’organisation du travail. Dans la perspective de l’étude de Griep et Vantilborgh (2018), il ne semble pas avoir eu de rupture de contrat entre les personnes engagées et l’organisation puisque, une fois recrutées, les femmes n’étaient pas laissées à elles-mêmes dans leur intégration à cette profession. Elles ont reçu une formation de plusieurs mois, accompagnée d’un système formel de parrainage qui fut particulièrement utile lors des premières inspections. L’organisation a, également, développé un cadre d’intervention balisé et bien documenté, ce qui permet ainsi d’être outillés face aux différents sites d’inspection, connus ou non. À l’instar des études de Pas et al. (2011) et de Hanappi-Egger (2012), nos résultats montrent que les organisations ont favorisé une flexibilité dans les horaires de travail, une autonomie dans la réalisation des tâches, ainsi que des conditions de travail adaptées aux réalités des inspectrices.

En lien avec les travaux de Reimann (2017) et Bal et al. (2017) sur l’importance de l’autonomie au travail, cette latitude se reflétait, également, dans le traitement des cas urgents qui peuvent survenir la fin de semaine, par exemple, un accident de travail dans une usine. Une organisation a, aussi, mis en place un système dans lequel les personnes appelées sont vraiment libres d’accepter ou non le mandat. De façon plus structurée, une équipe mobile a été créée pour assurer, en tout temps et dans toutes les régions du Québec, le remplacement lors d’un congé. Ainsi, plutôt que d’être pris au dépourvu, les gestionnaires étaient outillés pour assurer la continuité du travail pendant l’absence et lors du retour des personnes. Ce mécanisme démontre l’importance pour l’organisation de considérer les rapports sociaux de sexes et la division sexuelle du travail (Fortino, 2014; Guichard-Claudic et al., 2008).

Les résultats indiquent, à l’instar de ceux de Reimann et Guzy (2017), que les organisations prennent adéquatement en compte les risques psychosociaux liés aux tâches à effectuer. Les inspectrices et inspecteurs ont à vivre au quotidien des réactions parfois fortes de certains clients mécontents, sexistes ou, tout simplement, irrespectueux. La pression psychologique peut être particulièrement grande dans ce milieu de travail. Dans ce contexte, les organisations ont développé des mécanismes de gestion des situations à risque permettant, dès qu’un comportement intimidant survient, de mettre en place rapidement une mesure correctrice afin de juguler la situation. Un mécanisme d’accompagnement est aussi disponible.

Tout comme le souligne Reimann (2017) et Fortino (2014), l’entraide entre les collègues est ressortie aussi comme un aspect important. Bien que les inspections se réalisent généralement seules, des mécanismes de communication favorisent la collaboration et viennent briser l’isolement. Ces liens organisationnels permettent le travail en équipe et le soutien des gestionnaires dans toutes les régions. Une proportion importante de femmes occupe le rôle de chef d’équipe. Elles apprécient ce travail qui permet d’avoir une première expérience de gestion, tout en étant près du terrain et en continuant de participer au travail des collègues. Cette première étape est souvent le début d’une progression vers d’autres postes de décision au sein de l’organisation.

L’ensemble de ces éléments illustre bien que ces stratégies de rétention ont été performantes et ont grandement favorisé la progression des femmes dans cet emploi (Griffeth, Hom et Gaertner, 2000). Il semble, également, que les notions de demande psychologique, d’obligations réciproques et d’engagement entre les personnes et l’organisation aient été généralement respectées (Robinson et Rousseau, 1994), favorisant ainsi une diminution des sentiments de rupture de cette demande (Griep et Vantilborgh, 2018). Globalement, l’on constate la mise en place d’une culture organisationnelle favorable à cette diversité, culture qui profite à tous (Timms et al., 2015).

Un modèle favorisant la rétention des femmes dans les organisations

En fonction de ces éléments et malgré notre remarque sur la limite concernant la généralisation de nos résultats, une contribution importante de cette recherche est de permettre une convergence de la littérature sur la rétention des femmes dans les organisations. Des facteurs, tels la réduction des risques psychologiques (Rai et Agarwal, 2018) et physiques, la gestion de la charge de travail, l’autonomie au travail (Reimann, 2017; Bal et al., 2017), des investissements en formation, un fort soutien des collègues et des superviseurs (Reimann, 2017), l’équilibre entre les efforts et la reconnaissance (Siegrist, 1996), ainsi que la valorisation d’un travail (Kraak et al., 2017) représentent autant de pistes possibles pour des pratiques de rétention. Sur la base des variables de recherche du cadre théorique et des résultats, la Figure 2 illustre de façon simultanée les facteurs et les pratiques organisationnels favorisant la rétention des femmes dans les organisations. Ce modèle mène ainsi à mieux documenter les pratiques organisationnelles et à aller au-delà des obstacles rencontrés par les femmes de façon individuelle.

Figure 2

Variables contextuelles

Variables contextuelles

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Cette figure permet, également, de situer les facteurs organisationnels favorisant la rétention des femmes dans le contexte spécifique des études féministes, qui tiennent compte des inégalités des rapports sociaux de genre, des stéréotypes et du cadre légal menant à initier des changements, en l’occurrence, ici, un programme d’accès à l’égalité. Ce schéma distingue les variables individuelles des facteurs organisationnels et présente les pratiques spécifiques et concrètes qui ont conduit à cette rétention dans le milieu de travail.

Des enjeux à consolider et des pistes à explorer pour la pratique et la recherche

Enfin, cette étude débouche sur certaines pistes d’action et de recherche. Sur le plan organisationnel, les résultats font ressortir certains enjeux. Ainsi, dans le contexte des mécanismes de gestion des situations à risque, la prévention des situations de harcèlement et d’intimidation devrait être accentuée. Les politiques sur le harcèlement et l’intimidation mériteraient d’être davantage analysées et partagées, le cas échéant, dans le cadre de d’autres recherches. Davantage de ressources spécialisées en prévention seraient à considérer, surtout compte tenu des nombreuses situations vécues par les inspectrices et inspecteurs. Par exemple, les interventions en équipe devraient être davantage permises dans des situations d’inspection plus à risque. De plus, il serait pertinent d’offrir des formations sur comment mieux réaliser des inspections dans un contexte de diversité culturelle puisque certaines inspections se réalisent dans des contextes multiethniques.

La recherche a, aussi, permis de constater que la systématisation du protocole d’inspection génère une certaine lourdeur bureaucratique des processus. Cette contrainte pourrait être discutée et faire l’objet de formations, cela afin de tenir compte des perceptions des personnes qui voient le travail se transformer et qui semblent associer la normalisation des processus avec l’arrivée des femmes dans le métier. Une évaluation qualitative de la performance contribuerait également à mettre davantage en valeur les divers aspects du travail d’inspection, non seulement les aspects quantitatifs, tel le nombre d’inspections réalisées.

Cette étude montre que le soutien social constitue un facteur important. Les résultats révèlent aussi que les mécanismes de soutien entre collègues demeurent de nature plutôt informelle et qu’ils pourraient être renforcés, surtout en région. Sans trop formaliser les processus, les occasions de partage et de communications entre collègues pourraient se révéler positives. Par ailleurs, la persistance de stéréotypes de genre nécessite des activités de sensibilisation afin d’atteindre et de préserver un climat de travail égalitaire. Les résultats de l’étude semblent révéler des pratiques gagnantes en matière d’intégration. Ces organisations auraient donc avantage à mieux documenter et à partager les pratiques qui ont mené à une meilleure intégration des femmes dans la profession.

Enfin, le modèle pratique développé (Figure 2) peut alimenter les discussions et aider aux décisions au sein des organisations qui souhaitent favoriser la rétention des femmes. Sur le plan de la recherche, ce modèle constituera un cadre conceptuel intéressant à valider dans le cadre de recherches ultérieures effectuées auprès de d’autres secteurs d’activités. De plus, certains facteurs et pratiques organisationnels pourraient être analysés plus en détail dans des recherches subséquentes. Cela pourrait contribuer à la fois à valider et à bonifier le modèle théorique développé dans le cadre de cette recherche et à partager avec les différentes organisations les meilleures pratiques en matière de rétention des femmes dans des métiers traditionnellement masculins. Il serait également intéressant de documenter davantage la relation dynamique entre l’arrivée des femmes dans la profession et les changements organisationnels afin d’explorer la relation de cause à effet. En d’autres mots, est-ce que l’arrivée des femmes a incité les changements organisationnels ou est-ce les changements et la volonté de la direction qui ont permis la rétention des femmes? À l’issue de cette recherche, ce questionnement méritera d’être approfondi par le biais d’une comparaison avec des recherches similaires.