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L’application du droit international revient au premier chef à l’État. Ce dernier est donc « le principal agent d’exécution du droit international »[1]. En effet,

it is common knowledge that international law can only be implemented by State bodies […]. Plainly, [international rules]can produce their effects only if national authorities (courts, enforcement agencies…) behave in the way prescribed by the rules[2].

Tous les organes des États[3] sont concernés par cette obligation d’exécution et le droit international est indifférent aux moyens et techniques mis en oeuvre par les États pour réaliser cette fin[4]. Ce sont, évidemment, les organes « classiques » de l’État qui sont chargés d’appliquer le droit international (parlements, tribunaux, administration, etc.), mais la place centrale qu’occupe depuis quelques décennies, le droit international des droits de la personne (ci-après DIDP) et les défaillances certaines des organes internes ont fait apparaitre de nouvelles institutions qui ont pour missions, non pas de suppléer les organes internes classiques, mais de compléter leur rôle en matière de protection des droits de la personne et de remplir un rôle essentiel en matière de promotion de ces droits en propageant la culture des droits humains. Ces institutions sont communément appelées Institutions nationales des droits de la personne (ci-après INDPs) et ont vu les principes fondamentaux concernant leur statut et leur fonctionnement proclamés dans ce qui allait être connu sous le nom des Principes de Paris. Un rappel historique s’impose à ce niveau pour retracer l’évolution qu’ont connue ces institutions, depuis leurs premières apparitions jusqu’à aujourd’hui, et pour bien cerner les Principes de Paris.

L’Organisation des Nations Unies s’est intéressée, dès 1946, à la question des INDPs[5]. En 1960, le Conseil économique et social rappelle dans la Résolution 772 (XXX) « l’importance de la contribution que peuvent apporter, en vue d’assurer le respect effectif des droits de l’homme, des organismes représentant dans chaque pays, une opinion informée sur les questions de droits de l’homme » et reconnait que de tels organismes « peuvent jouer un rôle important dans l’éducation du public » relativement à ces questions[6].

En 1978, la Commission des droits de l’homme[7] a « organisé un séminaire qui a produit un avant-projet de principes directeurs concernant la structure et le fonctionnement des institutions nationales »[8]. Après cette date, beaucoup de pays se sont dotés d’INDPs[9] et en 1991, « le premier Atelier international sur les institutions nationales pour la promotion et la protection des droits de l’homme a été tenu à Paris »[10]. Les conclusions de cet atelier sont connues sous le nom de Principes de Paris[11]. Ils furent consacrés de manière solennelle par la Résolution 48/134 de l’Assemblée générale des Nations Unies en date du 20 décembre 1993[12]. Entre temps, la Déclaration et le programme d’action de Vienne ont insisté sur le rôle central que jouent les INDPs dans la promotion et la protection des droits de la personne[13]. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme définit les INDPs comme étant « des organes de l’État dotés d’un mandat constitutionnel ou législatif qui leur donne pour mission de protéger et de promouvoir les droits de l’homme. Elles font partie intégrante de l’appareil de l’État et sont financées par les fonds publics »[14].

Les INDPs

ont toutes un caractère administratif -au sens où elles ne sont ni judiciaires ni parlementaires. En règle générale, elles détiennent une autorité consultative permanente en ce qui concerne les droits de l’homme au niveau national […] Elles poursuivent leurs objectifs soit au niveau général, en formulant des opinions et des recommandations, soit en examinant des plaintes soumises par des individus ou des groupes et en se prononçant sur ces plaintes[15].

Pour mener à bien sa mission de promotion et de protection des droits de la personne, l’INDP doit être conforme aux Principes de Paris qui peuvent être résumés en six « critères principaux »[16]:

-Mandat et compétence: un mandat aussi étendu que possible basé sur les normes universelles des droits de l’homme; -Autonomie vis-à-vis du gouvernement; -Indépendance garantie par leurs statuts ou la constitution; - Pluralisme, garanti par leur composition et par une coopération effective; - Ressources adéquates; -Compétences adéquates en matière d’investigation ou d’enquête[17].

Cet intérêt porté par les Principes de Paris à la création d’institutions nationales qui oeuvrent à la promotion et à la protection des droits de la personne ne peut pas être compris en dehors d’un contexte d’institutionnalisation du droit international dans son ensemble,[18] mais qui était particulièrement intense en DIDP comme en témoigne le foisonnement d’instruments, d’institutions et de mécanismes universels et régionaux[19]. En mettant en valeur la création d’INDP, les Principes de Paris donnent corps aux droits de la personne qui bénéficient d’un support supplémentaire pour en faire la promotion et en assurer la protection[20]. En ce sens, la prolifération des INDPs dans divers pays est en soi bénéfique. Selon un auteur, « cette institutionnalisation présente la vertu non seulement de soutenir l’internationalisation normative de l’État de droit, mais aussi, de viser à l’amélioration des actions sur le terrain »[21]. Par ailleurs, l’institutionnalisation des droits de la personne portée par les Principes de Paris en droit interne rend nécessaire une coordination avec la myriade d’institutions nationales ainsi qu’avec des mécanismes régionaux et internationaux. Les deux ensembles d’institutions (internes et internationales) se soutenant mutuellement, on en arrive à un cercle vertueux pour la cause des droits de la personne dans lequel les mécanismes régionaux de coordination soutiennent les INDPs et où ces dernières participent de l’efficacité des mécanismes régionaux et internationaux[22]. Enfin, l’institutionnalisation portée par les Principes de Paris ne se limite pas à une création et une coordination formelle des INDPs : Elle a un contenu en quelque sorte axiologique puisqu’aussi bien l’existence des INDPs que leur coordination doivent refléter certaines valeurs contenues dans les critères fondamentaux des Principes de Paris (larges attributions, autonomie vis-à-vis du gouvernement, indépendance et pluralisme). C’est qu’on n’institutionnalise pas pour le simple plaisir de créer et de multiplier des institutions. On institutionnalise les droits de la personne pour que ces institutions jouent le rôle qui est le leur à savoir l’amélioration effective de la situation des droits de la personne dans les États. Autrement dit, il faut que cette institutionnalisation soit efficace[23] sinon elle serait inutile et deviendrait même contre-productive.

Si la multiplication des INDPs est un phénomène universel, elle revêt dans certaines régions du monde un intérêt particulier. C’est le cas notamment du monde arabe. En effet, longtemps soumis à des régimes autoritaires, les pays arabes ont des régimes parmi les moins reluisants en matière de droits de la personne. L’institutionnalisation de ces derniers est très faible, essentiellement en raison de la méfiance des gouvernements à l’égard de tous les acteurs et de toutes les institutions qui oeuvrent à la protection des droits humains. Ainsi, l’apparition de ces institutions dans ces pays[24] suscite intérêt et interrogations.

Intérêt, d’un côté, car elles sont appelées à évoluer dans des climats politiques souvent hostiles ce qui justifie l’étude de leur travail et de leur interaction avec leur environnement national. Cette interaction est d’autant plus problématique que les INDP sont le fruit du développement de certaines règles et principes du droit international alors que ce dernier est souvent tenu en suspicion par les régimes autoritaires.

Interrogations, d’un autre côté, car la nature très autoritaire de certains régimes pose la question de l’indépendance des INDPs par rapport aux gouvernements et, à défaut d’indépendance, de l’intérêt même de l’existence de ces INDPs ; si elles n’ont aucun impact réel sur la situation des droits de la personne dans le pays.

Par ailleurs, les évolutions récentes dans le monde arabe peuvent alimenter l’espoir quant à une démocratisation progressive de certains pays (la Tunisie et dans une moindre mesure le Maroc) ou l’engagement d’autres dans des processus de transitions démocratiques (l’Algérie et le Soudan). Ceci pourrait favoriser l’indépendance des INDPs par rapport aux gouvernements et leur donner une plus grande latitude d’action.

Au vu de ces considérations, quel rôle peuvent jouer les Principes de Paris dans l’institutionnalisation des droits de la personne dans le droit interne des pays arabes[25]?

En suivant les trois éléments que nous avons proposés, plus haut, pour cerner cette notion d’institutionnalisation telle que portée par les Principes de Paris, nous examinerons successivement la généralisation des INDPs dans le monde arabe (I), l’interaction des INDPs arabes avec le tissu institutionnel international et interne (II) et l’efficacité de l’institutionnalisation des droits de la personne (III).

I. La généralisation des INDPs dans le monde arabe

L’importance du rôle que les INDPs sont appelées à jouer dans l’institutionnalisation des droits de la personne en droit interne explique la multiplication rapide de leur nombre à partir des années 1990[26] suite notamment à la Résolution 48/134 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur les Principes de Paris. C’est ainsi que, à la date du 26 décembre 2018, on dénombre cent-douze INDPs accréditées par le Sous-comité d’accréditation (ci-après SCA) de la Global Alliance of National Human Rights Institutions (ci-après GANHRI)[27]. Soixante-dix-neuf institutions nationales ont le statut A (conformité totale avec les Principes de Paris), trente-trois ont le statut B (conformité partielle). Il existe quelques autres INDPs (une dizaine) qui ne sont pas conformes aux Principes de Paris et qui de ce fait ne figurent pas dans le rapport de la GANHRI pour 2018. Les INDPs font face dans la plupart des pays à des défis variés qui vont de la difficulté à évaluer leur impact sur la situation des droits de la personne et de leurs rapports avec les autres institutions ou organes nationaux oeuvrant dans le domaine de la protection des droits de la personne à des questions touchant leur indépendance en passant par des questions de moyens humains et financiers. Il est vrai, cependant, que dans plusieurs pays où la création de ces INDPs remonte à longtemps et où le contexte politique leur a permis d’exercer leur rôle de manière satisfaisante, elles se sont enracinées et font, désormais, partie du paysage institutionnel du pays. Par contre, dans d’autres pays, notamment les pays arabes, dont certains sortent d’une longue période de dictatures très hostiles aux droits de la personne, les INDPs peinent encore à s’affirmer et à participer réellement à une protection des droits de la personne. Nous examinerons l’état des lieux avant (A) et après (B) le printemps arabe afin de mesurer l’évolution qui a eu lieu et de déterminer l’étendue de l’institutionnalisation des droits de la personne à travers la création d’INDP dans la région.

A. Les INDPs d’avant le printemps arabe

Il peut paraitre paradoxal d’imaginer des INDP créées sous les régimes dictatoriaux et liberticides[28] qui étaient en place dans les pays arabes avant 2011. Pourtant, dès le début des années 1990, on a assisté à l’apparition des premières institutions dites « nationales indépendantes » dans la région[29]. En réalité, ces institutions faisaient plus partie des réformes cosmétiques mises en place par les régimes de la région pour embellir leur image à l’échelle internationale qu’elles ne reflétaient une volonté de démocratisation et de respect des droits de la personne. Les régimes arabes cherchaient, à l’époque, à réduire la pression des gouvernements étrangers et des ONGs nationales et internationales quant à la question des droits de la personne. Plus précisément, « [they] may be motivated by a desire to appease critics, while controlling the human rights agenda »[30]. On a pu qualifier ces institutions d’« écran de fumée »[31] servant uniquement à cacher la vraie nature de régimes très peu soucieux des droits de la personne.

Il en est ainsi de l’une des plus vieilles institutions nationales à compétence générale créées dans la région ; à savoir le Comité supérieur pour les droits de l’homme et les libertés fondamentales en Tunisie (ci-après CSDHLF). Cette institution a été créée en 1991[32] (donc avant même la Résolution 48/134 AG sur les Principes de Paris) par décret. Ce « statut juridique [de] l’institution »[33] en dit long sur le rôle qu’elle était supposée jouer à l’époque. En effet, ce rang décrétal place, évidemment, le Comité dans un rang inférieur dans la hiérarchie normative de l’État, en dessous et de la constitution et de la loi. Ceci est en contradiction flagrante avec une exigence fondamentale des Principes de Paris qui prévoient que les institutions nationales sont « dotées d’un mandat aussi étendu que possible et clairement énoncé dans un texte constitutionnel ou législatif […] »[34].

Par ailleurs, le Comité n’avait rien d’une institution nationale indépendante puisque, aux termes de l’article premier du décret de 1991, il est dit que « il est institué auprès du Président de la République un Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». C’est, par conséquent, un organe relevant de la présidence de la République, donc directement rattaché au pouvoir exécutif[35]. Deux autres points attestent, enfin, du caractère dépendant de ce comité par rapport à l’exécutif, à savoir la nomination de ses membres par le Président de la République[36] et le fait que le Comité ne pouvait traiter que des questions qui lui étaient soumises par le Président[37]. Autant dire que le Comité était loin de remplir le critère d’indépendance qui est l’une des exigences fondamentales des Principes de Paris. Or,

Independence is central to the Paris Principles and the accreditation of an NHRI. It also goes to the heart of the effectiveness of an NHRI. The value of an independent body is that its distance, conversely, enables it to act as a bridge or mediate between government and non-government entities –a partner – trusted yet separate from both[38].

La situation de la première institution nationale créée au Maroc, le Conseil consultatif des droits de l’homme (ci-après CCDH)[39], n’était pas meilleure. En effet, on trouve de nombreuses limites à l’indépendance et à l’étendue du mandat de ce Conseil. D’abord, tout comme le Comité tunisien de 1991, le Conseil marocain a été créé par Dahir royal et donc pas par une disposition constitutionnelle ou législative. Ensuite, l’article premier du Dahir précisait qu’« il est institué auprès de Notre Majesté un Conseil consultatif des droits de l’homme. Son rôle est d’assister Notre Majesté pour toutes les questions qui concernent les droits de l’homme »[40]. On est, donc, toujours dans cette logique d’organe rattaché au chef de l’État et qui le conseille sur les questions des droits de la personne. Enfin, il est intéressant de souligner que les ministres de l’Intérieur, de la Justice et des Affaires étrangères (entre autres) étaient membres de droit du Conseil et qu’il était présidé par le premier président de la Cour suprême du Royaume[41].

Si en Tunisie une loi[42] est venue rehausser le statut institutionnel du CSDHLF et le doter de la personnalité juridique et de l’autonomie financière[43], le Conseil marocain créé en 1990 est resté cantonné à son rang infralégislatif[44]. Résumant la situation et l’action (plutôt l’inaction) de ces premières institutions nationales Randa Siniora a écrit

[…] the NHRIs in question were not independent from government at all in practice. As such, they were incapable of accurately and objectively reflecting the status of human rights in their countries. NHRIs have been incapable of investigating or documenting serious human rights violations taking place in countries in the region[45].

L’auteur souligne le rôle néfaste qu’ont joué les considérations politiques, notamment en Égypte[46] et en Tunisie, dans la nomination et la composition des INDPs qui a conduit à une « impotence » de ces institutions[47]. Très tôt donc, une institutionnalisation des droits de la personne se réclamant des Principes de Paris (ou ce qui allait être dénommé ainsi par la suite) a commencé dans la région arabe. Mais comme on l’a vu plus haut cette institutionnalisation tenait moins d’un choix des régimes d’améliorer la situation effective des droits de la personne que d’une volonté de mieux soigner leur réputation à l’échelle internationale[48].

Les choses ont-elles évolué à la suite du printemps arabe?

B. Les INDPs au lendemain du printemps arabe

Le printemps arabe a, sans aucun doute, et malgré certains échecs, ouvert une nouvelle ère dans le monde arabe[49]. Certains pays ont mené à bien leur transition démocratique même si les acquis restent fragiles et nécessitent une consolidation constante (en Tunisie notamment). À cet égard, les INDPs sont doublement concernées : d’abord parce que la nouvelle conjoncture est une opportunité pour assurer une plus grande conformité avec les Principes de Paris (notamment l’indépendance, la représentativité et l’autonomie financière), mais aussi parce que cette même conjoncture, caractérisée par des régimes soit démocratiques soit moins autoritaires, leur permettra de jouer un rôle plus effectif dans l’institutionnalisation des droits de la personne en droit interne et dans la quête d’une plus grande effectivité du droit international des droits de la personne dans les droits nationaux.

Les institutions nouvellement créées (ou régénérées) et le fonctionnement de celles qui ont traversé le printemps arabe confirment-ils ces hypothèses?

En Tunisie, il est fort probable que l’INDP aura devant elle des jours meilleurs. En effet, l’Instance des droits de l’homme[50] se voit hisser à la dignité constitutionnelle, en tant qu’institution constitutionnelle indépendante[51]. Ce nouveau statut institutionnel mettra la nouvelle instance à l’abri des aléas législatifs et la dotera d’une aura particulière qui l’installera plus facilement dans le schéma institutionnel du pays. Par ailleurs, l’article 125 (commun à toutes les instances constitutionnelles) pose une obligation générale à toutes les institutions de l’État de lui « faciliter l’accomplissement de [sa] mission »[52] et indique qu’elles seront élues par l’Assemblée des représentants du peuple à laquelle elles soumettront un rapport annuel[53]. D’autres améliorations du mandat et de l’indépendance de l’Instance des droits de l’homme sont prévues par l’article 128 de la constitution. Ainsi, elle sera « obligatoirement consultée sur les projets de loi se rapportant à son domaine de compétence », elle enquêtera sur les cas de violation des droits de l’homme et surtout elle pourra les régler[54]. Par ailleurs, l’article dispose que ses membres sont indépendants et « exercent leurs missions pour un seul mandat de six ans »[55] ce qui réduit considérablement les risques de pression ou d’influence, notamment de l’exécutif. Il est important de signaler que toutes ces nouveautés qui reprennent clairement les Principes de Paris figurent parmi les recommandations faites à l’Assemblée nationale constituante de Tunisie par la Commission de Venise en 2013[56]. Ceci dit, la nouvelle instance n’a pas encore été mise en place plus de cinq ans après la promulgation de la nouvelle constitution! En effet, la loi relative à l’Instance des droits de l’homme n’a été adoptée que le 29 octobre 2018[57] et la mise en place de l’Instance ne semble pas à l’agenda des différents acteurs dans le pays. La nouvelle loi marque, toutefois, une avancée certaine dans la consécration des Principes de Paris. Reste à voir si la pratique sera à la hauteur des textes juridiques.

Au Maroc, pays qui a promulgué la première constitution du printemps arabe[58], des changements sont aussi à constater. Le CCDH qui devient le Conseil national des droits de l’homme (ci-après CNDH) est désormais prévu dans la Constitution même ainsi que l’institution du Médiateur et l’Autorité chargée de la parité et de la lutte contre toutes les formes de discrimination[59]. Par ailleurs, le Maroc a adopté en 2018 une nouvelle loi sur le CNDH[60]. Il s’agit, indiscutablement, d’une amélioration du statut institutionnel de l’INDH marocaine, mais on doit noter quand même un point qui pourrait se révéler inquiétant : l’article 161 de la constitution, tout en constitutionnalisant le Conseil et en le chargeant de la mission de la promotion et de la protection des droits de la personne, précise que cela doit se faire « dans le strict respect des référentiels nationaux et universels en la matière ». S’il est clair que les référentiels universels en la matière pour le Conseil sont les Principes de Paris mais aussi les Conventions internationales relatives aux droits de la personne, une ambigüité entoure les référentiels nationaux et le rapport qu’il y aura entre eux et ceux universels[61]. En dépit de cela, l’INDP marocaine a été jugée par le Sous-comité de l’accréditation comme globalement plus conforme aux Principes de Paris que sa version précédente[62].

En Égypte, le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) évolue dans un climat politique très difficile à cause de la dérive autoritaire du régime[63]. Même si le Sous-comité d’accréditation de la GANHRI recommande de le ré-accréditer avec le statut A, il souligne de nombreux points sur lesquels la conformité du Conseil aux Principes de Paris est, pour le moins, très douteuse. Ainsi, on peut lire dans le rapport du SCA datant de mai 2018 que : « le SCA a reçu des informations préoccupantes quant à l'efficacité du CNDH dans le traitement de problèmes graves de droits de l'homme, y compris les cas de torture, les disparitions forcées et la protection des défenseurs des droits de l'homme »[64]. La procédure de sélection et de désignation des membres du CNDH est, par ailleurs, jugée par le SCA comme « pas suffisamment ample et transparente »[65]. En matière de ratification d’instruments internationaux de droits de la personne, le SCA « constate que la loi ne charge pas explicitement le CNDH d’encourager l’adhésion ou la ratification des instruments internationaux de droits de l’homme »[66]. Or, observe le SCA, « encourager l’adhésion ou la ratification des instruments internationaux est l’une des principales fonctions des INDP»[67]. On peut évidemment se demander pourquoi malgré toutes ces déficiences, le SCA a maintenu le statut A pour le CNDH? Une réponse possible serait que le SCA est conscient de l’énorme pression qui pèse sur le CNDH de la part du régime et qu’une rétrogradation du statut du Conseil non seulement n’aiderait pas à améliorer sa situation, mais ajouterait une autre pression qui rendrait sa position intenable. La « politique d’accréditation » serait dans ce cas basée sur un réalisme qui prend en compte la situation des INDP dans leurs contextes nationaux et qui s’inscrit dans une logique de dialogue constructif et d’une amélioration progressive du statut des INDPs et des droits de la personne dans chaque pays.

Ce sont peut-être ces mêmes considérations qui ont amené le SCA à recommander que le Centre national jordanien pour les droits de l’homme soit ré-accrédité avec le statut A[68]. De nombreux points de « préoccupation » ont été soulevés par le SCA concernant la sélection et la désignation des membres (pas suffisamment ample et transparente), la présence de représentants politiques dans le Conseil du Centre (trois députés), l’absence de garanties procédurales accompagnant la destitution d’un membre du Conseil ainsi que l’obligation d’obtenir l’autorisation du gouvernement pour obtenir des dons de l’étranger[69].

Le cas du Conseil national des droits de l’homme en Algérie n’est pas meilleur. Le SCA a recommandé en mai 2018 de le ré-accréditer avec le statut B[70] tout en notant de nombreux points de non-conformité avec les Principes de Paris (procédure de sélection et de désignation, présence de représentants du gouvernement et du Parlement dans le Conseil, révocation des membres, collaboration non suffisante avec le système international des droits de la personne). Évoquant les mesures décrites par le Conseil algérien pour traiter les violations graves des droits de la personne (actes de torture, disparitions forcées et expulsion de migrants), le SCA considère que ces mesures « sont limitées et ne constituent pas un traitement adéquat de ces violations des droits humains »[71].

La Commission mauritanienne des droits de l’Homme représente un cas extrême. En 2018, le Sous-comité d’accréditation de la GANHRI a recommandé de rétrograder l’INDP au statut B[72]. Le SCA justifie sa décision par le fait que« l’indépendance réelle et perçue de la CNDH n’a pas été établie »[73] et qu’au vu des informations dont il dispose, il « n'est pas convaincu que la CNDH ait prouvé qu'elle remplit son mandat qui consiste à promouvoir et à protéger efficacement tous les droits de l'homme »[74].

Peu de temps après le début du printemps arabe Randa Siniora a écrit,

the recent political changes witnessed in numerous Arab countries have brought new challenges, but also important opportunities for NHRIs to (re) establish the confidence of Arab public in them as relevant actors in protecting and promoting democracy, the rule of law and human rights[75].

Ainsi, malgré les énormes défis que doivent encore surmonter les institutions nationales arabes des droits de la personne, on peut espérer que le printemps arabe inaugurera une nouvelle ère politique dans la région qui devrait leur être plus favorable[76]

II. L’interaction des INDPs arabes avec le tissu institutionnel (international et interne)

Le rôle des Principes de Paris dans l’institutionnalisation des droits de la personne en droit interne n’est plus discuté aujourd’hui[77]. Cette institutionnalisation a lieu à deux niveaux : d’abord, au niveau international, à travers une référence de plus en plus présente dans des textes d’origine internationale, conventions et protocoles additionnels, et qui s’est traduite par la création d’organes ou mécanismes internes (A) et ensuite, au niveau interne, à travers les rapports qu’entretiennent les INDPs avec les organes de l’État et la société civile (B).

A. Les rapports des Principes de Paris avec les organes et les instruments internationaux

Les Principes de Paris accordent une place de choix au rôle que doivent jouer les INDP en matière de mise en oeuvre du droit international des droits de la personne en droit interne. Ainsi, il leur revient de « promouvoir et veiller à l’harmonisation de la législation, des règlements et des pratiques nationaux avec les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, auxquels l’État est partie, et leur mise en oeuvre effective »[78]. Les INDPs doivent également « encourager la ratification desdits instruments ou l’adhésion à ces textes et s’assurer de leur mise en oeuvre »[79]. Par ailleurs, elles ont pour attribution de :

d- contribuer aux rapports que les États doivent présenter aux organismes et comités des Nations Unies…e- coopérer avec l’Organisation des Nations Unies et toute autre institution de la famille des Nations Unies et avec les institutions régionales et nationales d’autres pays…

De plus en plus, on voit que les INDPs assurent le relais entre le droit international et le droit interne et servent de « pont » entre les deux systèmes juridiques[80].

Ainsi, les INDPs deviennent des partenaires privilégiés dans le dialogue qui s’établit entre l’État partie aux instruments internationaux des droits de la personne et l’ONU et toutes les institutions qui relèvent d’elle (participation à la préparation des rapports étatiques aux organes de contrôle des traités, efforts entrepris à l’égard de l’État pour harmoniser sa législation interne avec ses obligations internationales, invitation à ratifier de nouveaux traités en matière de DIDP). À travers cette coopération, les INDPs s’affirment comme acteurs institutionnels majeurs dans la mise en oeuvre du droit international en droit interne et dans sa promotion[81]. Pour bien remplir cette fonction, les INDPs doivent être suffisamment outillées. À cet égard, on a pu constater que : « there is an increasing tendency to assign powers to NHRIs to enforce international law at the municipal level »[82]. Cette tendance était déjà présente en ce qui concerne le mandat du CSDHLF en Tunisie (du moins au niveau du texte juridique). En effet, la loi de 2008 reprenait presque à la lettre les points b, c, d et e des Principes de Paris[83]. Au Maroc, la nouvelle loi portant réorganisation du Conseil national marocain des droits de l’homme (2018) s’inscrit, également, dans cette même logique. Ainsi, l’article 24 de la loi de 2018 dispose que

le Conseil étudie […] l’harmonisation des textes législatifs et règlementaires en vigueur avec les conventions internationales relatives aux droits de l’Homme que le Royaume a ratifiées ou auxquelles il a adhéré ainsi qu’à la lumière des observations finales et des recommandations émises par les instances onusiennes notamment les mécanismes conventionnels, et des recommandations acceptées par le Royaume du Maroc.

L’article 31 de la même loi énonce que « le Conseil veille […] à établir une coopération et un partenariat avec le système des Nations Unies et les institutions qui en relèvent […]»[84].

À ce rôle assuré par les INDP dans la promotion et la mise en oeuvre du DIDP en droit interne, s’ajoute le fait que les Principes de Paris tendent à devenir un référentiel inévitable concernant la création de mécanismes nationaux en matière de droits de la personne. On ne peut qu’affirmer avec C. Raj Kumar que

Today we must re-examine the Paris Principles since they not only affect our understanding of the institutionalization of human rights in specific countries, but also have an impact on the formation of institutions that achieve the goals of protecting and promoting human rights[85].

Deux exemples illustrent ce propos.

Le premier est celui de la Convention relative aux droits des personnes handicapées[86] qui prévoit dans son article 33 alinéa 2 que

les États Parties, conformément à leurs systèmes administratif et juridique, maintiennent, renforcent, désignent ou créent, au niveau interne, un dispositif, y compris un ou plusieurs mécanismes indépendants, selon qu’il conviendra, de promotion, de protection et de suivi de l’application de la présente Convention. En désignant ou en créant un tel mécanisme, ils tiennent compte des principes applicables au statut et au fonctionnement des institutions nationales de protection et de promotion des droits de l’homme.

Le deuxième exemple est le Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants[87] dont l’article 18 alinéa 4 dispose que « lorsqu’ils mettent en place les mécanismes nationaux de prévention, les États Parties tiennent dûment compte des Principes concernant le statut des institutions nationales pour la promotion et la protection des droits de l’homme »[88].

Ces deux exemples démontrent que les Principes de Paris sont appelés, par le biais des INDPs, à accroitre l’institutionnalisation des droits de la personne en droit interne puisque :

both the Optional Protocol to the Convention Against Torture (OPCAT) and the Convention on the Rights of Persons with Disabilities (CRPD) explicitly assign a role to national-level institutions in their implementation or monitoring […]Increasingly there is an expectation that NHRIs will act as links to the international human rights regime[89].

La Tunisie ayant adhéré le 29 juin 2011 au Protocole facultatif à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, elle a créé une Instance nationale de prévention contre la torture,[90] mais il y a lieu de noter qu’à aucun endroit de la loi créant cette instance il n’est fait mention des Principes de Paris pas plus que du Protocole facultatif ou de la Convention contre la torture. Cette instance semble complètement détachée du corpus juridique international qui a, manifestement, appelé et inspiré sa création. Au Maroc, la nouvelle loi portant réorganisation du CNDH[91] crée un mécanisme national de prévention de la torture (régi par les articles 13 à 17). L’article 14 précise que le rapport entre ce mécanisme national et le Sous-comité pour la prévention de la torture créé en vertu du Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants se base sur « la coopération, la concertation et l’assistance mutuelle à travers le président du conseil chaque fois que ce dernier en fait la demande »[92]. Contrairement au cas tunisien, donc, il existe un arrimage au droit international des droits de la personne même s’il dépend de l’initiative du Président du CNDH. Par la même loi, le Maroc crée également le Mécanisme national de protection des droits des personnes en situation de handicap (articles 19 à 23). L’article 19 in fine précise que ce mécanisme « est…chargé du renforcement des droits prévus par la Convention relative aux droits des personnes handicapées et son Protocole facultatif et veille à l’observation de l’application desdits instruments ».

Le Liban, le Maroc, la Mauritanie, la Palestine et la Tunisie sont à ce jour, les seuls États arabes à avoir ratifié le Protocole facultatif à la Convention contre la torture. Ceci en dit long sur le manque d’empressement de la part des États arabes de créer des mécanismes nationaux de prévention. Un auteur appelle à se saisir du contexte de la transition démocratique dans certains pays pour créer de tels mécanismes :

The transitional phase in which these countries are at present offers opportunities to progressively integrate the international rule of law and advocate to the authorities, especially legislative branch of government for the incorporation of the international human rights standards in the internal legislation. In this respect, ratification of OPCAT in some MENA countries…makes it mandatory to establish a National Preventive Mechanism (NPM), either as a new institution or within the framework of the existing NHRI (as has been seen proposed in Lebanon)[93]. Si l’interaction des INDPs arabes avec le tissu institutionnel international est caractérisée par sa faiblesse, leur interaction avec le tissu institutionnel interne doit surmonter un défi de taille : un contexte politique et institutionnel interne délicat et très complexe.

B. L’interaction des INDPs avec le tissu institutionnel interne

Si l’on veut utiliser une formule classique, mais qui n’a rien perdu de sa pertinence, on dira que les INDPs sont nécessaires, mais qu’elles ne sont pas suffisantes. Les INDPs n’évoluent pas dans un vide juridique et institutionnel (fort heureusement). En effet, « coopération et coordination sont deux exigences énoncées dans les Principes de Paris, outre qu’elles sont des nécessités pratiques »[94]. Les INDPs sont amenées à coopérer avec les institutions et organes nationaux qui oeuvrent en matière de droits de la personne et il va de soi que c’est de la nature de cette coopération et de son degré de succès que dépend l’avancement des droits de la personne dans un pays déterminé. Le Sous-comité d’accréditation souligne l’importance de cette « synergie institutionnelle »[95] dans l’accomplissement de la mission d’une INDP:

L’efficacité d’une INDH à mettre son mandat visant à protéger et à promouvoir les droits de l’homme en oeuvre dépend largement de la qualité de ses relations de travail avec d’autres institutions démocratiques nationales, comme: les ministères; les organismes judiciaires; les organisations d’avocats; les organisations non gouvernementales; les médias; et d’autres associations de la société civile[96].

Cette coordination de l’action des différentes institutions et organes internes en matière de droits de la personne ne vise pas uniquement à créer une atmosphère d’harmonie et des relations « cordiales » entre eux. Il s’agit de parvenir à « une meilleure compréhension des questions liées aux droits de l’homme à l’échelle de l’État[97], d’éviter le chevauchement et d’optimiser les capacités de chaque institution à « fournir des mécanismes de protection des droits de la personne adéquats au grand public »[98]. Les INDPs sont amenées par la nature même de leurs attributions à dialoguer avec les branches du gouvernement. Une attention particulière doit être, à cet égard, accordée au rapport entre les INDPs et les organes juridictionnels[99], notamment lorsque les premières sont dotées, dans certains cas, du pouvoir de traiter certaines affaires (et pas seulement d’émettre des avis ou des recommandations). Il ne faut surtout pas qu’une sorte d’engouement pour les INDPs se traduise par la négligence du rôle de la justice. On doit comprendre que « the fact that NHRIs are exclusively designed human rights institutions should not affect, nullify, or even alter the role played by national judicial institutions »[100]. Les INDPs et le système de justice dans un pays donné ne s’excluent pas mutuellement et sont au contraire complémentaires tant et si bien que les INDPs « are most effective when other social control mechanisms are operating in an efficient manner »[101]. En effet, les juridictions disposent des moyens juridiques nécessaires pour assurer la mise en oeuvre des décisions des INDPs et contribuent ainsi à leur effectivité et à leur efficacité dans la société[102].

Ces remarques sont d’autant plus vraies dans les pays arabes, aussi bien ceux qui ont connu des révolutions que ceux qui sont toujours dans la préhistoire démocratique. Dans les premiers,

at times of democratic political transition, NHRIs can: play a more central role, as they provide a viable forum for the investigation and resolution of human rights complaints in countries where the judicial system is weak, politicized, slow or otherwise incapacitated[… ]and thereby contribute to the democratisation process[103].

Dans les seconds, il n’est pas de l’intérêt des INDPs d’entretenir une relation conflictuelle avec les organes en place notamment le pouvoir judiciaire, car cela risquerait d’aboutir à leur marginalisation totale. Il faut surtout garder à l’esprit que les juges ont, dans certains cas (Égypte et la justice administrative en Tunisie) joué un rôle important de contrepoids même dans les moments les plus sombres des dictatures arabes[104], d’où l’intérêt pour les INDPs non seulement de coopérer avec eux, mais, aussi, de s’inspirer de leur capacité de résilience.

Une autre coordination sur laquelle les Principes de Paris insistent, c’est la coopération avec la société civile[105]. Le Sous-comité d’accréditation estime que la société civile bénéficie d’une « meilleure accessibilité »[106] par rapport aux citoyens, entre autres parce que les organisations de la société civile « ont probablement des relations plus étroites avec les groupes vulnérables, puisqu’elles jouissent souvent d’un réseau plus élaboré que les INDH[107] et ils sont presque toujours plus susceptibles de se trouver à proximité du terrain »[108]. Les INDPs ont donc un intérêt à ce que la société civile soit « forte et efficace »[109]. Elle pourra mettre à profit leur accessibilité ainsi que leur expertise[110] sur des questions particulières de droits de la personne touchant des groupes vulnérables. L’INDP peut ainsi devenir « le point focal d’un pays pour les droits de l’homme »,[111] mais elle doit éviter la tentation de monopoliser la protection et la promotion des droits de la personne ou le cantonnement de la société civile dans le rôle de « partenaire de second rang »[112].

En général, les INDPs arabes sont constituées sur une base représentative et comprennent des représentants de diverses organisations non-gouvernementales oeuvrant dans le domaine de la promotion et la protection des droits de la personne[113]. Par contre, le Bahreïn dont l’INDP est récente (2014) s’est vu reprocher par le Sous-comité d’accréditation que la loi instituant l’INDP « ne prévoit rien concernant spécifiquement les relations avec les organisations de la société civile »[114]. Le Sous-comité d’accréditation a, par ailleurs, invité l’INDP du Bahreïn à

entamer, formaliser et entretenir des relations de travail avec d'autres institutions nationales chargées de la promotion et de la protection des droits de l'homme, ainsi qu’avec des institutions thématiques, des organisations de la société civile et des ONG[115]

La représentation de la société civile dans une INDP peut poser des problèmes pratiques très épineux dans des pays qui entament une période de transition démocratique comme c’est le cas dans certains pays arabes. En effet, on peut se demander lesquelles parmi la multitude d’ONG sont véritablement représentatives des différentes forces sociales? Pourquoi telle ONG et pas une autre? Sur quel critère se baser pour représenter des ONG et ne pas représenter d’autres? Ces questions ne sont pas anodines surtout qu’il y a une avalanche d’ONG travaillant dans le domaine des droits de la personne dans les pays arabes depuis 2011. La société civile est traversée par la même fracture idéologique que les sociétés (celles opposant les modernistes aux traditionalistes) et chaque groupe d’ONG défend une vision des droits de la personne parfois diamétralement opposée à la vision de l’autre groupe. Il n’est pas aisé d’apporter une solution définitive à ces problématiques de représentativité au sein de la société civile elle-même. Tout au plus, peut-on réfléchir à un système de rotation préconisé par le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme qui a eu l’occasion de préciser que

si le pluralisme est le mieux illustré quand la composition de l’institution reflète visiblement les forces sociales en jeu dans l’État, cela signifie non pas que tous les groupes doivent être représentés à tout moment, mais que, par le jeu d’une alternance dans le temps, tous les groupes ont un sentiment d’appartenance[116].

III. L’efficacité de l’institutionnalisation des droits de la personne

L’institutionnalisation des droits de la personne en droit interne est, certes, très importante, mais elle n’est pas un but en soi. Elle n’a aucun sens si elle revêt un caractère purement formel[117] et peut, dans ce cas, nuire à la cause des droits de la personne au lieu de lui être bénéfique. S’il ne fait aucun doute, comme le souligne Raj C. Kumar, que « with the work of NHRIs, international human rights norms can be enforced effectively »[118], encore faut-il que les INDP travaillent, et plus précisément, que les États les laissent se constituer et travailler en conformité avec les Principes de Paris.

Cette question de l’efficacité revêt une importance particulière dans les États arabes. Car si l’on a assisté, dans la région, durant les années1990-2000, à la création de nombreuses INDPs, elles étaient, dans leur écrasante majorité, inféodées au pouvoir politique et avaient pour principale mission de défendre son bilan en matière de droits de la personne sapant, de la sorte, la confiance du public dans toutes les institutions y compris celles appartenant à la société civile[119]. L’opinion publique s’est trouvée de la sorte incapable de séparer le bon grain de l’ivraie. L’institutionnalisation doit avoir un impact réel sur la situation des droits de la personne sinon elle n’aura été qu’un leurre et un trompe-l’oeil[120]. D’où la nécessité de mesurer l’efficacité des INDPs dans la mise en oeuvre effective des droits de la personne.

Mais il faut garder à l’esprit en essayant de mesurer, autant que faire se peut, le degré de cette efficacité que les INDPs ne sont qu’une partie du système national global de promotion et de protection des droits de la personne. Elles n’ont pas à assumer toutes seules ses échecs et ses défaillances. Le succès des INDPs dans leur mission, et donc leur efficacité, dépend de :

numerous factors, including the rule of law that prevails in a certain society; the effectiveness of other institutions that are already in place; the nature of the particular government (democratic or autocratic); the nature of the legal system and the existing guarantees relating to rights and freedoms in the Constitution, bill of rights, or other legislation; the freedom of the press; the role of nongovernmental organizations ("NGOs"); and the extent of "civil society" participation in public affairs[121]

Dans les États arabes, et si l’on veut user d’un euphémisme, nous dirons que le bilan n’est pas très positif jusqu’à aujourd’hui (A), mais le nouveau contexte politique dans la région ouvre de nouvelles opportunités devant les INDPs pour qu’elles jouent, de manière efficace, le rôle qui est le leur (B).

A. L’inefficacité des INDPs dans les États arabes

Le cadre très limité de cette étude ne nous permet pas de prétendre dresser un bilan de l’action et du rôle de toutes les INDPs du monde arabe depuis les années 1990[122]. Cependant, un examen de la littérature relative à ce sujet nous a permis de conclure que le rôle que les différentes INDPs de la région ont joué dans l’amélioration de la situation des droits de la personne sur le terrain et dans le quotidien des individus est très limité[123].

Évidemment, les critères servant à évaluer l’efficacité en cette matière ne sont pas souvent très clairs ou d’une application aisée. Mais on s’entend sur le fait que certains nombres d’éléments permettent de mesurer l’efficacité ou l’inefficacité de manière générale d’une INDP. Parmi ces critères on peut citer les mesures prises par le gouvernement suite aux recommandations d’une INDP (création d’institutions, ratification d’instruments internationaux de droits de la personne, programmes d’éducation et de sensibilisation aux droits de la personne destinés aussi bien aux citoyens qu’aux forces de l’ordre, renforcement de l’indépendance de l’appareil judiciaire, renforcement des capacités de la société civile, amélioration de la situation de détention des prisonniers, etc.)[124]. Par conséquent, ce qui importe le plus dans l’évaluation de l’efficacité d’une INDP, ce ne sont pas tant les recommandations qu’elle fait (et qui peuvent être très intéressantes) que la réactivité du gouvernement (ou des autres destinataires) et la suite qu’il donne à ces recommandations.

Si l’on applique ces critères, force est de reconnaitre que le bilan des INDPs arabes reste, jusqu’à aujourd’hui, très maigre. Ainsi, au Maroc, le Conseil consultatif des droits de l’homme (au cours des années1990) a pu contribuer à améliorer relativement la situation dans les prisons ou à relâcher certains prisonniers et à insérer dans le débat public la question de la torture et des mauvais traitements[125] ainsi que celle des personnes disparues (il a même établi une liste)[126].

En Tunisie, le CSDHLF a joué un rôle encore plus limité. Sans minimiser l’importance de la publication au journal officiel du texte des deux Pactes internationaux de 1966 (que la Tunisie a ratifié en 1968) puisque cette publication a ouvert la voie à leur applicabilité et à leur justiciabilité en Tunisie, on ne trouve pas de mesures marquantes[127]. Le Comité ne pouvait de toute manière pas être efficace et changer la politique et la pratique du gouvernement en matière de droits de la personne puisqu’il se contentait d’énumérer les réalisations du régime en la matière sans rien recommander[128].

À l’instar de son homologue tunisien, l’Observatoire algérien des droits de l’homme a été totalement au service du régime et a dépensé toute son énergie à défendre ce dernier contre les accusations de violations des droits de la personne provenant de l’étranger. Selon Sonia Cardenas, « for more than a decade, this…institution acted almost exclusively as a government mouthpiece »[129]. L’INDP palestinienne est la seule dans la région à avoir accompli un travail sérieux améliorant de manière efficace et tangible la situation des droits de la personne dans les territoires occupés[130]. Deux facteurs importants peuvent expliquer ce rôle distingué; le premier est le fait que l’Autorité palestinienne ne finançait pas du tout l’INDP palestinienne (puisque ce financement provenait de donateurs étrangers comprenant États et organisations internationales)[131] et le deuxième serait, à notre avis, la fragilité de l’Autorité palestinienne dans le contexte du conflit israélo-palestinien; ce qui a laissé une marge de manoeuvre assez importante à l’INDP.

Cependant, cette inefficacité ne veut pas dire l’inutilité totale de ces INDPs. Les auteurs s’accordent qu’en général l’existence même de ces INDPs a placé les droits de la personne au coeur des débats publics dans les pays arabes alors soumis à des dictatures policières et liberticides. On a pu observer que

even when NHRIs are constrained severly in what they can do, their very existence may limit state action in surprising and consequential ways. By committing formally to international norms or inserting talk of human rights into public discourse, states with NHRIs are legitimizing the idea of human rights and, perhaps unwittingly, contributing to the construction of new social demands[132].

C’est que, comme l’a noté justement Susan E. Waltz « the human rights rhetoric had a power of its own and imposed limits on acceptable policy »[133]. En un mot, l’existence d’une INDP bouleverse le paysage institutionnel du pays puisque cette institution devient un acteur incontournable dans le débat social sur les droits de la personne[134]. Par ailleurs, l’existence de membres très qualifiés au sein des INDPs a, malgré les énormes difficultés, maintenu un niveau minimum de professionnalisme. Même si, en général, ces membres ont préféré une approche diplomatique à une approche de confrontation avec les pouvoirs en place[135]. Enfin, la création par les régimes d’une INDP sous contrôle étroit visant à marginaliser les ONG a eu, dans certains cas, des effets totalement inverses. C’était le cas, notamment, en Égypte où « state hypocrisy invigorates or unifies human rights activists [as] NGOs have undertaken formal and regular collaboration precisely to protest the state’s new human rights body »[136]. La nouvelle situation créée par le printemps arabe permet-elle de nourrir de tels espoirs?

B. Les opportunités s’offrant aux INDPs arabes : Vers une réelle efficacité?

Le nouveau contexte politique dans les États arabes après 2011 offre une occasion aux INDP pour faire de l’institutionnalisation un élément efficace dans la mise en oeuvre effective des droits de la personne dans les droits internes. Les régimes n’ont plus le pouvoir quasi illimité qu’ils avaient avant les révolutions arabes et font de plus en plus attention à leurs actions (et exactions) en matière de droits de la personne. L’intérêt particulier dont les processus constituants ont fait l’objet dans trois pays de la région (Égypte[137], Maroc et surtout Tunisie) prouve que les régimes sont désormais conscients de l’importance des règles juridiques et des institutions. En parallèle, l’internationalisation de la question des droits de la personne, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis plus de trois décennies (notamment après la Conférence mondiale sur les droits de l’homme de Vienne de 1993), a réduit de manière significative la marge de manoeuvre des États en cette matière. Ces derniers sont devenus étroitement contrôlés par leurs pairs, d’abord, mais aussi par les organisations internationales, les organisations régionales et leurs organes juridictionnels ou quasi-juridictionnels ainsi que par les ONG et une opinion publique internationale très active et de plus en plus institutionnalisée et puissante.

Les États arabes ne sont pas en reste de cette évolution. Mais il ne faut pas pécher par un excès d’optimisme. D’abord, plusieurs régimes dans la région sont restés à l’écart de l’onde de choc du printemps arabe (les États du Golfe notamment). Ensuite, certains États qui ont connu le renversement d’un régime dictatorial ont fait une rechute autoritaire (Égypte). Or, il est notoire que dans ces deux catégories de pays, la situation des droits de la personne ne s’est guère améliorée hormis quelques mesures purement cosmétiques. Ce climat politique n’est pas propice à l’institutionnalisation des droits de la personne et à l’implantation d’INDP conformes aux Principes de Paris. Certes, il y aura des INDP, mais elles seront soumises aux mêmes contraintes qu’avant le printemps arabe.

Enfin, même dans les pays qui ont mené à terme un processus de transition démocratique (Tunisie) ou qui ont engagé de sérieuses et significatives réformes constitutionnelles (Maroc), les acquis restent fragiles tant les velléités autoritaires restent présentes chez une partie de la classe politique. On peut espérer que dans deux pays au moins de la région (Tunisie et Maroc), le contexte politique favorable permettra aux INDPs de déployer une grande partie de leurs potentiels et de mieux mettre en oeuvre les droits de la personne tels qu’universellement reconnus. Mais rien n’est absolument sûr et les démons du passé autoritaire peuvent resurgir à tout moment à l’occasion de crises politiques ou sociales. C’est la raison pour laquelle la mobilisation doit rester forte afin que les INDPs nouvellement mises en place ou rénovées soient entièrement en conformité avec les Principes de Paris en étant dotées d’attributions aussi larges que possible, d’une indépendance et d’un pluralisme réels ainsi que d’une représentativité large des forces vives du pays. Ceci ne peut pas être atteint uniquement par les textes juridiques ou les statuts des institutions nationales, mais par la pression continue des ONG sur les pouvoirs et par la coordination entre les INDP et les ONG et entre ces dernières elles-mêmes ainsi qu’avec des médias libres et professionnels[138]. Le rôle de la société civile peut être déterminant dans l’amélioration de l’efficacité d’une INDP : le maintien de la pression sur cette dernière l’amènera à justifier son existence (sa raison d’être en quelque sorte) et à défendre sa crédibilité devant l’opinion publique[139].

***

Pour les régimes arabes, la création des INDPs a été souvent une manière de résorber la pression des ONG nationales et internationales des droits de la personne à travers des institutions formelles et sans substance. Mais dans plusieurs cas « l’arroseur a été arrosé » et ces institutions conçues pour être un outil de propagande ont fait de louables efforts pour s’émanciper du pouvoir, autant que la situation politique le permettait, et pour s’incruster dans le paysage institutionnel du pays[140]. La nouvelle ère, qui ne fait que commencer, doit être marquée par une « ingratitude » des INDPs. De même que le juge constitutionnel doit être ingrat à l’égard de l’autorité politique qui l’a nommé et n’être loyal qu’à l’égard de la Constitution, l’INDP ne doit être loyale qu’aux Principes de Paris et au DIDP. Les INDPs arabes, et plus précisément leurs membres, doivent évoluer dans un environnement des plus difficiles. À cet égard, elles doivent définir une stratégie de rapports avec les gouvernements qui évite la confrontation directe, souvent périlleuse, et qui cherche à leur faire comprendre qu’ils ont plus à gagner en respectant les droits de la personne qu’en les transgressant. Les INDPs arabes doivent, également, inscrire leur travail dans une logique de complémentarité avec les autres acteurs (justice, ONG, médias) qui leur permettra de marquer, petit à petit, aussi bien la vision des droits de la personne que leur pratique. Il est vrai que les États et les régimes restent forts mais ils ne sont plus tout puissants. Comme l’a écrit Pierre-Marie Dupuy :

Le droit international de la protection de la personne fait courir objectivement un risque aux États du seul fait qu'ils y affirment, par conviction, par tactique ou par mimétisme, un certain type d'idéologie humaniste [...]. Les États se paient sans doute de mots, mais ils permettent du même coup aux individus... de les prendre aux mots[141]

Dans les esprits des tyrans, la création des institutions dans l’État est un jeu. Mais ils ignorent que, dans notre monde qui change sans cesse, ce jeu peut s’avérer dangereux et leur réserver de bien mauvaises surprises.