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L’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACÉUM)[1] est entré en vigueur le 1er juillet 2020. Il succède à l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA)[2], mis en place le 1er janvier 1994. À l’époque, l’ALÉNA créait, entre les Trois Amigos d’Amérique du Nord, la plus grande zone de libre-échange du monde. Son système de règles d’origine relativement simple, son chapitre sur la protection des investissements et des investisseurs, la souplesse de ses procédures de règlement des différends, ses accords parallèles en matière d’environnement et de travail, son application au commerce de l’énergie, au commerce des services et aux marchés publics ont fait de l’ALÉNA le Gold Standard des années 1990. Il est devenu le modèle à l’aune duquel on comparait les autres accords commerciaux régionaux. En un quart de siècle, l’ALÉNA a contribué à quadrupler les échanges commerciaux, à faire croître de façon spectaculaire les investissements directs à l’intérieur de l’Amérique du Nord et à doubler le produit intérieur brut combiné des trois pays.

En 2019[3], le Canada était le premier marché d’exportation pour les États-Unis et le troisième plus grand exportateur vers les États-Unis[4]. Les échanges de marchandises entre le Canada et les États-Unis totalisaient 612 milliards de dollars US, le commerce bilatéral des services représentait 106 milliards de dollars US et les investissements directs ayant franchi la frontière dans un sens ou dans l’autre se chiffraient à plus de 898 milliards de dollars américain[5]. On estime qu’au Canada 1,9 million d’emplois dépendent des échanges économiques canado-américains. Aux ÉtatsUnis, c’est 9 millions d’emplois qui sont liés au commerce et à l’investissement avec le Canada[6]. Les comparaisons entre zones d’intégration économique sont toujours difficiles à établir mais on peut affirmer que les économies états-uniennes et canadiennes sont probablement les plus intégrées du monde.

Si l’ALÉNA a livré d’importants résultats économiques, il avait ses faiblesses. Des divergences de vues quant à la circulation des personnes, aux enjeux sécuritaires et au rôle de l’État ont empêché le Canada, les États-Unis et le Mexique de construire la communauté nord-américaine dont ont rêvé des gens d’affaires, quelques experts et certains politiciens. En Amérique du Nord, l’intégration économique n’a jamais été accompagnée d’une forte intégration politique et juridique comme ce fut le cas en Europe. Les trois gouvernements signataires ont doté l’ALÉNA d’institutions communes faibles, aux mandats modestes et aux ressources limitées. On a conçu l’ALÉNA comme un accord exhaustif et pérenne qui ne nécessitait pas de prise de décision commune et dont l’application et l’évolution s’opéreraient grâce à ses processus de règlement des différends. Selon une typologie classique du droit international économique, l’ALÉNA créait une zone d’intégration hybride : une zone de libre-échange enrichie de la libre-circulation des services et des capitaux sans pour autant qu’il y ait libre circulation des personnes ni gestion commune des frontières et des douanes.

Malgré qu’il fût un modèle par la précision de ses règles et par la modernité des secteurs d’activité qu’il régissait, l’ALÉNA a mal résisté au passage du temps[7]. Ses chapitres sur les services financiers, les télécommunications, l’énergie, la propriété intellectuelle et les marchés publics sont tombés en désuétude. Ses modes de règlement des différends ont montré leurs limites[8]. Le commerce électronique lui échappait.

Malgré tout, les Trois Amigos s’accommodaient bien de cet accord vieillot qui était gage de prospérité et de sécurité juridique dans les relations commerciales nord-américaines. Chacun des partenaires y trouvait son compte. En 2019, le Mexique enregistrait un surplus commercial de 98,5 milliards de dollars US avec les ÉtatsUnis[9]. La même année, le commerce canado-américain était à peu près à l’équilibre et les trois quarts des exportations canadiennes étaient destinées aux ÉtatsUnis. Au-delà de ces données, c’est la prévisibilité de l’accès à l’immense marché d’importation états-unien qui retenait le Canada et le Mexique de revoir les termes de l’ALÉNA. Du point de vue des États-Unis, un approvisionnement sécurisé en énergie et en ressources naturelles, des possibilités d’investissement dans deux économies plus petites mais en croissance et l’accès à une main-d’oeuvre mexicaine bon marché étaient des avantages non négligeables.

Aucun des trois États parties à l’ALÉNA ne réclamait une révision ou une mise à jour que, de toute façon, le texte de l’accord ne prévoyait pas.

Mais, en janvier 2017, Donald Trump fut assermenté président des États-Unis. Celui qui avait déjà qualifié l’ALÉNA de « pire traité de commerce jamais signé »[10] eut tôt fait d’exiger la renégociation de l’ALÉNA. Allergique aux déficits commerciaux, convaincu des bienfaits des guerres commerciales et persuadé que l’ALÉNA était la cause de la fuite de milliers d’emplois vers le Mexique, le président a menacé de se prévaloir de l’article 2205 de l’ALÉNA et d’ainsi retirer les États-Unis de l’accord moyennant un préavis de six mois. Il a finalement obtenu que l’ALÉNA soit renégocié à compter de la fin de l’été 2017.

I. La singulière renégociation de l’ALÉNA et l’avènement de l’ACÉUM

L’ACÉUM est le fruit d’une négociation ardue, inusitée à plusieurs égards et extraordinairement intense.

En avril 2017, quand le président Trump a finalement choisi de forcer une renégociation de l’ALÉNA, il a mandaté Robert Lighthizer, le représentant des ÉtatsUnis pour les questions commerciales[11] de préparer les objectifs états-uniens de renégociation de l’ALÉNA. Le 18 mai, M. Lighthizer notifiait aux leaders des deux chambres du Congrès des États-Unis son intention de mener avec eux des consultations au sujet des objectifs de négociation visant la modernisation de l’ALÉNA et d’engager des négociations avec le Canada et le Mexique dans un délai de 90 jours. Ces objectifs ont été rendus publics le 17 juillet et les négociations ont débuté à Washington le 16 août.

Dès l’amorce des pourparlers, il fut entendu que les Parties ne se contenteraient pas de retoucher le texte de l’ALÉNA. L’accord à venir serait le produit d’une réécriture de novo. Du mois d’août 2017 au printemps 2018, sept cycles de négociations trilatérales ont été menés à un rythme effréné, ponctués par des rencontres mensuelles qui se tenaient alternativement dans les trois capitales nationales. La trentaine de tables de négociation faisaient progresser leurs travaux à des rythmes très variés. Certaines sont parvenues à des consensus dès la fin de l’année 2017 alors que d’autres n’ont permis que des avancées modestes. C’est à partir de juin 2018 que les relations entre les Parties ont pris une tournure singulière.

Le 1er juin, l’administration Trump retire au Canada, au Mexique et à l’Union européenne le bénéfice d’une exemption temporaire sur l’imposition de tarifs douaniers sur l’acier et l’aluminium importés aux États-Unis. Ces trois Parties rejoignent ainsi les autres pays du monde qui exportent ces deux métaux vers les États-Unis et qui sont visés depuis le 23 mars par des tarifs punitifs visant à endiguer ce que les États-Unis considèrent être des importations à bas coûts qui menacent prétendument leur sécurité nationale. Le Mexique et le Canada sont choqués par cette mesure qui survient alors que les négociations ralentissaient et avaient besoin d’un élan politique plutôt que d’une hausse des tensions entre les parties. Le 5 juin, le Mexique réplique par une mesure de représailles en imposant des droits de douane sur plusieurs produits provenant des États-Unis. Le Canada fait de même le 1er juillet.

Fin juillet, les États-Unis et le Mexique amorcent des négociations bilatérales. Leur objectif est de solutionner plusieurs questions relatives aux conditions de production au Mexique d’automobiles et de pièces d’automobile, un irritant pour l’administration Trump. Coup de théâtre le 27 août, les présidents états-unien et mexicain annoncent que leurs pays ont non seulement aplani leurs différends sur le secteur automobile mais qu’ils sont parvenus à un projet global d’accord de libreéchange auquel ils proposent au Canada de se joindre rapidement. L’idée est d’arriver à la signature d’un accord avant le 1er décembre 2018, date à laquelle se termine le mandat d’Enrique Peña Nieto à la présidence du Mexique.

Un blitz de négociations d’une rare intensité s’amorce alors, essentiellement entre le Canada et les États-Unis. Pendant un mois, l’équipe canadienne de négociateurs dirigée par la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland se mesurera à celle du représentant américain au Commerce. On sait aujourd’hui que lors des rencontres tenues surtout à Washington, l’amitié canado-états-unienne fut durement éprouvée. Un accord est trouvé le 30 septembre. Le 30 novembre, à Buenos Aires, à l’occasion du Sommet du G20, le premier ministre Trudeau et les présidents Trump et Peña Nieto procèdent à la signature d’un accord à plusieurs noms appelé ACÉUM et CUSMA au Canada, USMCA aux États-Unis et T-MEC au Mexique.

Le droit international prévoit que la conclusion d’un traité se fait en deux grandes étapes. Après la signature, chaque partie doit procéder à la ratification et poser les actes exigés par son droit national - généralement par sa constitution - pour que l’État puisse confirmer qu’il se déclare lié par les engagements pris dans un traité international. Le Mexique a ratifié l’ACÉUM en juin 2019 après un vote favorable de son Sénat fédéral et surtout après que les États-Unis eurent retiré les droits de douane sur l’acier et l’aluminium imposés un an plus tôt. La ratification par les États-Unis s’avérera beaucoup plus compliquée. Elle exige un vote favorable de chacune des deux chambres du Congrès : la Chambre des Représentants et le Sénat. Or, la Chambre des Représentants nourrit alors d’importants griefs à l’égard de l’ACÉUM. Au surplus, au milieu de l’année 2019, la discorde est à son comble à Washington entre le Président et la Chambre qui a amorcé contre lui une procédure de destitution. Dans ce contexte, pour ne pas compromettre les résultats des négociations, les Parties ont convenu d’apporter des modifications à l’ACÉUM qui soient propres à satisfaire les revendications de la Chambre des Représentants. Un protocole d’amendement de 28 pages, qui modifie et ajoute des dispositions à l’ACÉUM est négocié puis signé le 10 décembre 2019. Dans les 4 mois qui suivent, les votes et sanctions requis pour la ratification sont obtenus dans chacun des trois pays. Le 24 avril 2020, le USTR a notifié le Canada, le Mexique et les deux chambres du Congrès des États-Unis que la mise en oeuvre de l’ACÉUM pourrait se faire le 1er juillet 2020, conformément au Protocole visant à remplacer l’ALÉNA par l’ACÉUM de 2018[12] qui énonce que l’ALENA prend effet à compter du premier jour du troisième mois suivant la notification de la dernière partie à avoir accompli les actes constitutionnels nécessaires à la ratification de l’ACÉUM. Il fut finalement convenu entre les trois États Parties que l’ACÉUM entrerait en vigueur le 1er juillet 2020[13].

II. La structure de l’ACÉUM

Une bonne compréhension et une analyse juste du contenu de l’ACÉUM et des obligations qu’il comporte suppose la consultation de dispositions parfois éparses. Dès lors, quelques précisions sur la structure de l’accord et sur ses instruments connexes sont essentielles.

À la base, l’ACÉUM est composé de 34 chapitres divisés sur une base thématique assez semblable à celle qu’on trouvait dans l’ALÉNA et qu’on voit aujourd’hui dans plusieurs accords commerciaux régionaux (ACR) récents. On trouve des chapitres sur l’agriculture, les produits textiles, le commerce des services, les marchés publics, l’investissement, les entreprises d’État, la propriété intellectuelle et plusieurs autres questions qui sont couramment couvertes par les ACR.

Quelques chapitres sont originaux et propres à l’ACÉUM. Le chapitre 8 porte sur « la reconnaissance du droit de propriété direct, inaliénable et imprescriptible des États-Unis du Mexique sur les hydrocarbures ». Ce chapitre a pour but de faire reconnaître aux États-Unis et au Canada le droit mentionné ci-haut qui est inscrit dans la Constitution mexicaine. Il est le résidu d’un article et de trois annexes du chapitre 6 de l’ALÉNA qui régissait le commerce de l’énergie, thème qui ne fait pas l’objet d’un chapitre spécifique dans l’ACÉUM.

Le chapitre 12 est très étonnant par sa forme. Bizarrement intitulé « Annexes sectorielles », il est un condensé d’inclassables annexes spécifiques et éminemment techniques relatives aux substances chimiques, produits cosmétiques, technologies de l’information et des communications, normes de rendement énergétique, instruments médicaux et produits pharmaceutiques.

D’autres chapitres dignes de mention sont consacrés à des thèmes qui n’étaient pas couverts par l’ALÉNA et qui ne sont abordés que dans de rares accords de libre-échange à l’avant-garde : le commerce numérique (chapitre 19), les petites et moyennes entreprises (chapitre 25), la compétitivité (chapitre 26), la lutte à la corruption (chapitre 27), les bonnes pratiques de réglementation (chapitre 28) et les politiques macro-économiques et les taux de change (chapitre 33). Ces chapitres sont à lire avec prudence. Plusieurs de leurs dispositions dictent des règles et disciplines fermes, comme au chapitre 19, mais plusieurs autres articles ne sont que des énoncés de bonne volonté, d’intention de coopérer ou annoncent des efforts d’harmonisation des normes applicables par chacune des Parties.

La portée et le champ d’application de l’ACÉUM sont balisés par ses annexes. La plus importante d’entre elles est l’Annexe 4B. Cette annexe contient les règles d’origine spécifiques à toutes les marchandises susceptibles d’être échangées dans la zone ACÉUM. Pour qu’un produit puisse bénéficier de l’accord et de la liberté de commerce qu’il confère, il doit être un « produit originaire » au sens de l’Annexe 4B. C’est à la lumière des termes de cette colossale annexe de 270 pages que l’on sait si l’ACÉUM s’applique à une opération commerciale portant sur des marchandises et impliquant des opérateurs situés dans deux pays Parties à l’accord.

Les annexes I à IV qui se trouvent à la toute fin de l’accord restreignent quant à elles l’application de l’ACÉUM en matière d’investissement, de services ou d’activités des entreprises d’État ou des monopoles. Dans ces annexes, chacune des Parties a pu consigner et mettre à l’abri de contestation des mesures existantes à la date d’entrée en vigueur de l’ACÉUM qui ne sont pas compatibles avec certaines dispositions de l’accord. Les Parties ont aussi pu consigner des secteurs ou sous-secteurs d’activités où elles entendent préserver pour l’avenir leur capacité de mettre en place des mesures incompatibles avec certaines dispositions de l’ACÉUM.

Des Lettres d’accompagnement signées sur une base bilatérale permettent aussi de mieux mesurer la teneur des relations entre les Parties. Le Canada est signataire de 6 Lettres d’accompagnement avec les États-Unis, toutes datées du 30 novembre 2018, et qui portent sur le secteur automobile, les recours ultérieurs des États-Unis à l’article 232 de la Trade Expansion Act de 1962, l’énergie, le vin, les ressources en eau et les dépenses en recherche et développement. Une dernière Lettre d’accompagnement, trilatérale et signée le 10 décembre 2019 sert simplement à convenir de l’interprétation à donner du retrait d’une note de bas de page dans l’ACÉUM amendé[14].

Deux protocoles complètent la structure juridique de l’ACÉUM. Le Protocole visant à remplacer l’Accord de libre-échange nord-américain par l’Accord entre le Canada, les États-Unis d’Amérique et les États-Unis mexicains[15], signé le 30 novembre 2018, clarifie, comme son nom l’indique que, dès son entrée en vigueur, l’ACÉUM remplace l’ALÉNA. Le Protocole d’amendement de l’Accord entre le Canada, les États-Unis d’Amérique et les États-Unis mexicains modifie le texte de l’ACÉUM[16] tel que signé un an plus tôt. Il prévoit des ajouts dont les plus significatifs portent sur les règles d’origine, les droits de propriété intellectuelle), le travail, l’environnement et le règlement des différends. Les ajouts amenés par ce dernier Protocole sont incorporés dans le texte de l’ACÉUM tel qu’il est publié par le gouvernement du Canada.

III. Les aspects institutionnels

Les mandats limités confiés aux institutions créées par l’ALÉNA en ont empêché la mise à jour et contribué à l’obsolescence de plusieurs de ses chapitres[17]. En négociant l’ACÉUM, les Trois Amigos ont choisi d’assurer une mise à jour de l’accord sans pour autant transformer ses institutions. Tout comme l’ALÉNA, le nouvel accord prévoit l’institution d’une Commission du libre-échange « formée de représentants du gouvernement de chacune des Parties ayant rang ministériel »[18]. Le mandat de cette commission est renforcé et lui permet notamment d’étudier des projets d’amendements ou de modifications à l’accord. Le Secrétariat voit ses fonctions renouvelées quasiment à l’identique. Il est toujours composé de trois sections nationales relevant de chacune des Parties et prête assistance à la Commission et aux comités que celle-ci crée. Il fournit un soutien administratif aux groupes spéciaux chargés du règlement des différends interétatiques, des différends en matière de droits antidumping et compensateurs et de ceux relevant des nouveaux Mécanismes de réaction rapide prévus aux Annexes 31-A et 31-B. Sous l’ALÉNA, le Secrétariat s’est avéré peu utile et s’est surtout fait remarquer par la médiocrité de son site web incomplet, mal construit, mal traduit et comportant des hyperliens défectueux. À l’étude du nouveau site qui est le résultat de la collaboration des trois sections nationales du Secrétariat de l’ACÉUM, il est permis de croire que les renseignements relatifs aux procédures de règlement des différends, les textes légaux et les décisions et rapports des groupes spéciaux concernant l’ACÉUM seront dorénavant beaucoup mieux diffusés[19].

L’ACÉUM comporte aussi des améliorations notables par rapport à l’ALÉNA quant aux possibilités de modification, d’amendement et de renégociation de son texte. L’ALÉNA ne prévoyait pas sa renégociation et seul le bref article 2202 indiquait que les Parties pouvaient « convenir des modifications et ajouts à prévoir [à l’] accord »[20]. L’ACÉUM est plus explicite à cet égard. Son article 34.3 prévoit que les Parties peuvent convenir d’amender l’accord tandis que le paragraphe 2c) de son article 30.2 permet à la Commission du libre-échange d’adopter des modifications concernant les tarifs douaniers, la certification de l’origine des produits ou les conditions d’attribution des marchés publics.

L’article 34.7, intitulé « Examen et reconduction » apporte les innovations les plus intéressantes. Cette disposition unique en droit international économique est une trouvaille mexicaine qui représente un compromis entre les positions de négociations initiales des Parties quant à la durée et à la révision de l’accord. Friande des négociations économiques assorties d’ultimatums, l’administration Trump souhaitait insérer une clause dite crépusculaire dans l’ACÉUM. Une telle clause aurait prévu que l’accord aurait eu une durée limitée de 6 ans à moins que les Parties ne conviennent avant échéance des termes de son renouvellement. Ce type de clause est rarissime en droit international économique en raison de l’immense incertitude qu’il peut générer. Comment concevoir et écrire des contrats d’approvisionnement ou de vente entre une entreprise et ses fournisseurs ou ses clients étrangers s’il ne reste que quelques mois à courir à l’accord de libre-échange entre leurs pays respectifs? Les clauses crépusculaires sont l’ennemi du développement de relations commerciales stables, des chaines de valeur et d’une intégration économique solide et prévisible. Le Canada et le Mexique s’opposaient vivement à l’inclusion d’une clause crépusculaire dans l’ACÉUM. Même au Congrès des États-Unis, plusieurs élus jugeaient tout à fait inopportune l’inclusion d’une telle clause. L’article 34.7 est donc le fruit d’un compromis. Il prévoit que l’accord prend fin 16 ans après son entrée en vigueur mais que la Commission du libre-échange amorce un examen conjoint du fonctionnement de l’accord après six ans. Si, après examen, « chacune des Parties confirme son souhait de reconduire le présent accord, la durée de celui-ci est automatiquement prorogée d’une autre période de 16 ans »[21]. Si, après l’examen sexennal, une Partie ne confirme pas son souhait de reconduire l’accord, il y a examen conjoint chaque année jusqu’à l’expiration de l’accord.

Si les dix années d’examen conjoint qu’instaure l’article 34.7 est de nature à apaiser la prochaine négociation de l’ACÉUM, il ne faut pas croire que les États-Unis sont désormais empêchés d’entrainer le Canada et le Mexique dans une renégociation précipitée. L’article 34.6 de l’ACÉUM permet à une Partie de se retirer de l’accord moyennant un préavis écrit de six mois. Cet article est une reprise de l’article 2205 de l’ALÉNA que l’administration Trump a menacé d’utiliser pour forcer la renégociation de l’ALÉNA.

IV. Le règlement des différends

Les trois modes de règlement des différends de l’ALÉNA avaient presque une valeur emblématique : l’arbitrage investisseur-État prévu à son célèbre chapitre 11, la procédure de règlement des différends interétatiques du chapitre 20 et la procédure des groupes spéciaux binationaux du chapitre 19 pour les litiges relatifs aux droits antidumping et compensateurs, unique en droit international économique. L’ACÉUM apporte des changements significatifs à chacun de ces trois modes et en ajoute un.

Le Canada a beaucoup contribué à la modernisation des règles de fond pour la protection des investisseurs et la responsabilité sociale des entreprises maintenant consignées au chapitre 14 de l’ACÉUM. Il a tout de même choisi de se retirer du mécanisme de règlement des différends prévu à ce chapitre. Le Mexique et les ÉtatsUnis conservent donc ce mécanisme sur une base bilatérale en le limitant, pour la vaste majorité des investissements, aux plaintes alléguant un manquement aux règles liées au traitement national, au traitement de la nation la plus favorisée et à l’expropriation directe. Les autres règles de fond du chapitre ne pourront être invoquées en arbitrage que dans les cas impliquant un contrat gouvernemental liant le Mexique ou les ÉtatsUnis et relevant de certains secteurs d’activités (pétrole, électricité, télécommunications, transport public et infrastructures). L’Annexe 14-C prévoit que les investisseurs pourront, pendant les trois années suivant l’entrée en vigueur de l’ACÉUM, continuer de se prévaloir des recours prévus au chapitre 11 de l’ALÉNA, pour les investissements faits alors que l’ALÉNA était en vigueur. Il convient aussi de préciser que le règlement des différends investisseur-État continuera de s’appliquer entre le Canada et le Mexique puisque ce mécanisme est prévu dans un autre méga-accord commercial, le Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP), auquel le Canada et le Mexique sont tous deux Parties.

L’ACÉUM pourrait permettre de relancer le règlement des différends économiques entre États en Amérique du Nord. Sous l’ALÉNA, la procédure prévue au chapitre 20 s’est enrayée et n’a pu fonctionner pendant les vingt dernières années d’existence de l’accord[22]. En 2000, après deux défaites en 1996 et 1998 et avec une troisième qui s’annonçait pour début 2001, les États-Unis ont décidé de ne plus fournir de noms de personnes pouvant siéger sur les groupes spéciaux appelés à trancher les différends en vertu du chapitre 20. Ce faisant, ils ont grippé le mécanisme. Le chapitre 31 de l’ACÉUM prévoit maintenant une procédure plus directe, transparente, qui ne peut être bloquée par une Partie. Le chapitre modernise aussi la procédure en autorisant le dépôt de documents électroniques et en permettant à des entités non gouvernementales d’être entendues.

L’ACÉUM reconduit à la section D de son chapitre 10 la procédure qui permet l’examen par un groupe spécial binational des différends relatifs aux droits antidumping et compensateurs. Dès le début de la renégociation de l’ALÉNA, le négociateur commercial principal pour le Canada, Steve Verheul, s’était fait très clair : le maintien du mécanisme prévu au chapitre 19 est une condition sine qua non de la signature de tout nouvel accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Ce mécanisme de conception canadienne permet de confier à un groupe arbitral l’examen des décisions des autorités administratives nationales imposant des droits antidumping ou compensateurs sur des produits importés. Le mécanisme permet de faire revoir ces décisions en une étape unique, rapide et impartiale plutôt que de laisser les entreprises touchées contester les décisions devant les tribunaux nationaux du pays d’importation, dans ce qui s’avère parfois être un dédale de juridictions, avec les délais et les coûts que cela suppose. Au moment du remplacement de l’ALÉNA par l’ACÉUM, 75 dossiers avaient été constitués par les trois sections nationales du Secrétariat de l’ALÉNA en vertu du chapitre 19. Les entreprises canadiennes se sont portées plaignantes à 25 reprises dont 23 fois contre des décisions états-uniennes. L’acier, le blé, le porc, le papier surcalandré, le magnésium et bien sûr le fameux bois d’oeuvre résineux sont les principaux produits pour lesquels des entreprises canadiennes ont porté plainte. Il est vrai que les États-Unis se sont parfois montrés peu rigoureux dans la mise en oeuvre des décisions rendues en vertu du chapitre 19. Quand il leur était demandé de refaire tout ou partie d’une enquête antidumping menée de manière incomplète ou incorrecte, ils ont quelques fois contourné l’esprit des conclusions rendues contre eux. Ce mécanisme a montré les limites de sa capacité à corriger les décisions insuffisamment fondées mais il demeure un indispensable outil de gestion des tensions commerciales entre le Canada et les États-Unis.

Le Protocole d’amendement de décembre 2019 ajoute un mode de règlement des différends. Deux mécanismes bilatéraux équivalents, l’un entre le Canada et le Mexique et l’autre entre les États-Unis et le Mexique sont créés en annexes au chapitre 31. Ces mécanismes permettront de veiller au respect de certaines obligations en matière de main d’oeuvre dans certains lieux de travail. Une Partie pourra demander la tenue d’une enquête par un groupe indépendant d’experts.

V. L’accès aux marchés, douanes et contingents

L’ALÉNA avait permis l’élimination des tarifs douaniers applicables entre les Trois Amigos pour la quasi-totalité des produits, à l’exception notable de quelques produits agricoles dont ceux sous gestion de l’offre. L’ACÉUM maintient les engagements tarifaires déjà pris.

En-dehors du secteur agricole, le principal changement affectant l’administration des douanes est celui prévu à l’article 7.8 intitulé « Envois express ». Une part grandissante de la consommation s’opère par des achats en ligne. Lorsque ces achats mènent à l’importation d’un produit physique par le biais d’un colis, ces achats sont qualifiés d’« envois express ». Or, l’industrie du commerce en ligne et des envois express est très largement dominée par des entreprises états-uniennes. Afin de protéger son marché du commerce de détail, le Canada impose des droits de douane et taxes de vente à la vaste majorité des transactions qui entrainent une importation par envoi express. Les États-Unis qui préconisent une grande fluidité du commerce en ligne ont exercé de fortes pressions sur le Canada et le Mexique pour que ceux-ci exemptent davantage d’envois express de l’application des taxes et droits. L’ACÉUM prévoit que le Canada ne percevra ses droits de douane que sur les envois express valant au moins 150$ CA et ses taxes uniquement pour les envois valant au moins 40$ CA.

En matière agricole, le chapitre 3 apporte au Canada des gains sur les contingents tarifaires applicables au sucre, une meilleure prévisibilité des marchés du poulet et du dindon et une clarification des principes guidant le commerce des produits biotechnologiques. Mais ce sont les concessions faites aux États-Unis dans le secteur laitier qui retiennent l’attention. D’abord, le Canada concède l’accès en franchise à plus de produits laitiers. Il le fait par le biais de contingents tarifaires sur 14 produits laitiers (lait, crème, yogourt, beurre, fromages, poudre de lactosérum…) listés à l’appendice 2 de l’Annexe 2 du chapitre 2. Pour chacun des produits, les quantités pouvant entrer au Canada sans payer de droits de douane augmentent rapidement sur une période de 6 ans pour ensuite être majorées à raison d’un pourcent par année jusqu’à l’année 19 de l’ACÉUM. Ces concessions équivalent à 3,59 % du marché laitier canadien et, à terme, représenteront annuellement environ 100 000 tonnes métriques de produits laitiers. Ensuite, devant les pressions de l’administration Trump, le Canada accepte d’abolir les classes de lait 6 et 7 prévues dans son système de gestion de l’offre. Ces classes de lait étaient le fruit d’une entente entre producteurs et transformateurs laitiers canadiens pour abaisser le prix de vente au Canada de certains ingrédients laitiers. Cette entente était considérée nécessaire pour concurrencer les prix pratiqués par des exportateurs étatsuniens qui profitaient d’une faille dans le système tarifaire canadien pour vendre ces ingrédients laitiers à très bas prix au Canada. La troisième concession faite aux ÉtatsUnis dans le secteur laitier est étonnante. Les paragraphes 7 à 9 de l’article 3.A.3 de l’Annexe 3A prévoient que le Canada doit autolimiter ses exportations mondiales de concentrés de protéines de lait, de lait en poudre et de préparations pour nourrissons. Il doit communiquer aux États-Unis les données mensuelles de ses exportations mondiales des trois produits et imposer à ses propres exportateurs des taxes à l’exportation si les ventes canadiennes sur les marchés mondiaux excèdent certains plafonds.

L’industrie laitière canadienne est désormais soumise à une concurrence internationale plus vive que jamais. Conscient du choc auquel le secteur laitier canadien est soumis par l’ACÉUM, le gouvernement du Canada s’est engagé à soutenir cette industrie et à compenser ses pertes comme il l'a fait quand l'AECG et le PTPGP sont entrés en application[23].

VI. Autos, acier et aluminium

« America First, Buy American, Hire American », le président Trump n’a jamais fait mystère de son projet de favoriser l’achat de produits nationaux et de rapatrier les emplois délocalisés à l’étranger, notamment en Chine et au Mexique, par les grandes entreprises états-uniennes. Cette intention est manifeste quand il est question du secteur automobile, de l’acier et de l’aluminium.

Les règles d’origine relatives aux véhicules passagers et aux camions sont considérablement resserrées. Pour que ces produits automobiles bénéficient des règles de l’ACÉUM, ils doivent satisfaire à des exigences rehaussées de contenu minimal régional. Par exemple, les véhicules légers doivent être construits avec des pièces venant à 75 % de la zone ACÉUM. Les véhicules passagers et les camions doivent aussi provenir d’un producteur dont 40 à 45 % des activités sont réalisées par des travailleurs gagnant un salaire horaire d’au moins 16$ US, comme l’exige l’article 7 de l’Appendice à l’Annexe 4B.

L’attitude protectionniste états-unienne s’est fait sentir encore plus vivement pour l’acier et l’aluminium. Le commerce de ces deux métaux aura marqué toutes les étapes de la négociation de l’ACÉUM. Nous avons relaté plus haut l’imposition, en mai 2018, de droits de douane sur l’acier et l’aluminium au motif de protéger la sécurité nationale des États-Unis. Partant de là, le Canada et le Mexique finiront par trouver des compromis mutuellement avantageux avec leur exigeant partenaire. Le texte de l’ACÉUM signé en novembre 2018 prévoit à l’article 6 de l’Appendice de l’Annexe 4B que les producteurs de véhicules automobiles et de camions verront leurs produits considérés comme originaires si 70 % de l’acier et de l’aluminium qu’ils utilisent proviennent de la zone ACÉUM. En mai 2019, lorsque les États-Unis ont consenti au retrait de leurs droits de douane punitifs, le Canada et les États-Unis ont convenu, par déclaration conjointe, de mettre un terme au litige qui les opposait à ce sujet devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de mettre en place des mécanismes de surveillance du commerce de l’acier et de l’aluminium. Ces mécanismes ont pour but de suivre les volumes de ces deux métaux transigés en Amérique du Nord, de s’assurer de l’origine de l’acier coulé et fondu en Amérique du Nord et de prévenir le transbordement d’aluminium et d’acier fabriqués ailleurs qu’au Canada et aux États-Unis. Ces mécanismes ont été progressivement instaurés en 2019 et 2020. Le dernier en date a été annoncé le 29 avril 2020 par le département du commerce des États-Unis et vise à surveiller les hausses d’importation d’aluminium aux États-Unis. Finalement, pour bien s’assurer que l’acier chinois n’entre pas indirectement sur le marché nord-américain de l’automobile par le biais du marché mexicain de l’acier, les Parties ont convenu de préciser leur exigence de 70 % de contenu régional. Le Protocole d’amendement de 2019 prévoit des règles qui s’appliqueront à compter de la septième année de l’ACÉUM et qui précisent les procédés de fabrication de l’acier devant avoir lieu sur le territoire de l’une des Parties à l’accord. L’ACÉUM promet une relative paix commerciale quant aux échanges d’acier et d’aluminium en Amérique du Nord. Mais ces accalmies ne sont jamais longues quand il s’agit de ces deux industries cruciales pour l’économie nord-américaine.

VII. Le commerce numérique

En 2019, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) estime à 26 700 milliards $US la valeur totale du commerce numérique, soit 30 % du PIB mondial. Environ 1,48 milliard de personnes effectuent des achats en ligne dont 360 millions participent au commerce transfrontière[24]. Cet empiètement de la conception classique du commerce par de nouveaux canaux de production et de distribution, couplé à l’extraterritorialité des transactions en ligne accroît la nécessité de réguler ces rapports juridiques globalisés.

En l’absence de telles normes dans l’ALÉNA, le chapitre 19 de l’ACÉUM apparaît comme un moyen d’introduire le libre-échange nord-américain dans le XXIe siècle. Note importante, le champ d’application du chapitre est limité aux services et produits numériques. Le terme « produit numérique » désigne tout programme informatique, texte, vidéo, image, enregistrement audio ou autre produit encodé numériquement, qui est produit pour la vente ou la distribution commerciale et qui peut être transmis par voie électronique. Autrement dit, ces objets de commerce supposent un flux de données et non le mouvement d’une marchandise. Du fait de leur incorporalité, ces produits transigent dans le cyberespace en franchise de droits : l’ACÉUM prohibe l’imposition de droits de douane sur les transmissions électroniques, exception faite de la taxation intérieure d’un État.

L’objectif étant de favoriser la croissance du commerce numérique, l’ACÉUM énonce différents principes fondamentaux tels que : le souci d’éviter les mesures limitatives inutiles, la non-discrimination entre produits numériques similaires et la libre circulation des données transfrontières. Certains libellés sont d’ordre plus technique, par exemple, la protection de la confidentialité du code source des logiciels et la validité juridique des signatures et documents électroniques. D’autres imposent des contraintes au pouvoir coercitif des États : l’ACÉUM empêche les parties d’assujettir l’exercice d’activités commerciales des entreprises étrangères à l’utilisation ou la localisation d’installations informatiques sur le territoire national. Une disposition engage en outre les Parties à limiter la responsabilité des fournisseurs de services en ligne en cas d’actes illicites commis par les utilisateurs.

L’ACÉUM reconnaît expressément l’importance des enjeux du numérique dans la composition des échanges : la cybersécurité, les communications non sollicitées (pourriel), l’accès et l’utilisation d’Internet, la protection des consommateurs et les renseignements personnels. L’accord exige des efforts de coopération et incite les parties à adopter ou maintenir des garanties dans ces domaines connexes au commerce numérique.

Enfin, en termes de sécurité et de protection de la vie privée, l’ACÉUM promeut et modélise les normes de la Coopération économique pour l'Asie-Pacifique (Asia-Pacific Economic Cooperation (APEC)) et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), un droit souple et libéral.

VIII. Les marchés publics dans l’ACÉUM

Les achats gouvernementaux à des fins publiques sont régis par l’ACÉUM comme par la plupart des accords d’intégration économique. Le chapitre 13 marque toutefois une nette rupture avec l’ALÉNA : les dispositions applicables aux marchés publics ne lient que les États-Unis et le Mexique. Jugeant les exigences états-uniennes exorbitantes, le Canada a préféré s’exclure de ce pan important de l’accord régional. Les fournisseurs canadiens ne sont pas pour autant totalement privés de soumissionner sur les appels d’offres des entités publiques du Mexique et des États-Unis. Les États-Unis étant Parties à l’Accord sur les marchés publics de l’OMC, l’accès aux contrats publics fédéraux et à ceux de 37 états est possible pour les entreprises canadiennes. L’accès aux marchés publics mexicains est quant à lui rendu possible par le PTPGP.

L’ACÉUM reconduit les principes sous-jacents à l’internationalisation d’un marché public : l’accord couvre les marchés de marchandises, de services ou services de construction, par une entité contractante, dont la valeur est égale ou supérieure aux seuils d’application spécifiés aux annexes. Les listes de chaque partie précisent les termes des engagements contractés et imposent aux autorités gouvernementales une analyse propre à chaque contrat. De même, l’ACÉUM réintroduit les exigences de non-discrimination, d’équité et de transparence. Au-delà du statu quo, de nouvelles dispositions opèrent une transition vers une économie moderne dont l’inclusivité des PME, la gratuité des documents d’appels d’offres et l’allègement des règles procédurales de passation des marchés par la publication et la réception de documents sur supports électroniques.

IX. Les exceptions et dispositions générales

Si l’ACÉUM est à la fois classique et singulier par son contenu et par sa forme, cela est particulièrement vrai de son chapitre 32 qui contient ses « Exceptions et dispositions générales ». Ce chapitre est un amalgame de calques d’autres accords et de dispositions originales.

Les articles 32.1 à 32.7 constituent la section A du chapitre, les exceptions. Les articles 32.1 à 32.4 reprennent des exceptions courantes en droit international économique et portent respectivement sur les exceptions générales, l’exception de sécurité nationale, les mesures fiscales et les mesures de sauvegarde temporaires. Ces articles sont des mises à jour des articles qu’on trouvait dans l’ALÉNA et des copies des articles 29.1 à 29.4 du Partenariat transpacifique qui ont été rédigés alors que les États-Unis étaient encore Parties aux négociations en vue de la signature de cet accord. L’article 32.5 sur les « Droits des peuples autochtones » est nouveau. Il est un des fruits de l’« agenda progressiste » que promeut le Canada et prévoit que, moyennant le respect de conditions équivalentes à celles du paragraphe introductif de l’article XX du GATT[25], une Partie n’est pas empêchée d’appliquer « une mesure qu’elle juge nécessaire pour remplir ses obligations légales à l’égard des peuples autochtones »[26]. L’article 32.6 sur les « Industries culturelles » vise à reprendre l’exception qui prévalait dans l’ALÉNA et qui prévoit à son paragraphe 2 que « le présent accord ne s’applique pas à une mesure adoptée ou maintenue par le Canada concernant une industrie culturelle »[27]. L’article permet toutefois aux Parties de prendre des « mesures d’effet commercial équivalent en réaction à une action d’une autre Partie qui serait incompatible avec l’accord si ce n’était du paragraphe 2 »[28]. La définition d’« industrie culturelle » que l’on trouve à l’article 32.6 est à peu de choses près celle que l’on trouve à l’article 2107 de l’ALÉNA. Bien que le nouveau texte ne soit pas beaucoup clair que l’ancien, le gouvernement canadien assure que la nouvelle définition englobe le numérique.

La section B du chapitre 32 renferme les « Dispositions générales ». Les articles 32.7 à 32.9 portent sur les renseignements, la protection des renseignements personnels et l’accès à l’information. L’article 32.11 prévoit des réserves spécifiques au Mexique quant investissements, aux services, aux entreprises d’État et aux monopoles dans le secteur pétrolier[29]. L’article 32.12 soustrait au mécanisme de règlement des différends interétatiques les décisions prises par le Canada pour autoriser ou non un investissement sur son territoire. C’est l’article 32.10 qui, de loin, est le plus original et a fait couler le plus d’encre jusqu’à maintenant. Cet article prévoit des conditions d’information et de notification pour toute Partie à l’ACÉUM qui s’engage dans « des négociations en vue de conclure un accord de libre-échange avec un pays n’ayant pas une économie de marché »[30]. L’article va loin et laisse à chaque Partie le soin de définir quel pays n’a pas une économie de marché. Encore plus loin, le paragraphe 5 de l’article prévoit que « [s]i une Partie conclut un accord de libre-échange avec un pays n’ayant pas une économie de marché, les autres Parties pourront mettre fin au présent accord moyennant un préavis de six mois, et remplacer le présent accord par un accord bilatéral entre elles »[31].

À l’évidence, cet article 32.10, qui n’a pas de comparable en droit international économique, cible la Chine. Depuis plusieurs années, les autorités commerciales des États-Unis ont consigné la Chine sur la liste des pays qu’ils considèrent ne pas avoir une économie de marché. Il est manifeste que, par cet article, les États-Unis ont voulu isoler la Chine et compliquer tout rapprochement commercial de la Chine avec le Canada ou le Mexique[32].

D’aucuns n’hésitent pas à qualifier le paragraphe 5 de l’article 32.10 de clause d’expulsion. Cet article a été écrit à un moment où on évoquait la possibilité d’un accord de libre-échange entre le Canada et la Chine. Depuis, ce sont les États-Unis qui ont signé des accords commerciaux sectoriels avec l’Empire du Milieu. Il sera fort intéressant de voir dans quelle mesure les États-Unis informeront le Canada et le Mexique de leurs futures tractations commerciales avec la Chine.

X. L’ACÉUM : un accord de commerce géré

L’ACÉUM ne deviendra sans doute pas un accord modèle comme l’ALÉNA a pu l’être. Trop de ses dispositions sont écrites pour répondre à la conjoncture politique qui prévaut ces années-ci en Amérique du Nord. Cet accord ne vise pas tant à établir de nouvelles règles et disciplines pour rendre le commerce plus juste et plus fluide. Il a surtout pour but de dicter les nouveaux termes des échanges entre ses États Parties et à donner aux gouvernements une forte capacité de contrôle sur les flux commerciaux. Ainsi conçu, il est permis d’affirmer que l’ACÉUM est moins un accord de libreéchange qu’un accord de « commerce géré » (Managed Trade).

L’ACÉUM n’est pas l’accord idéal pour des économies comme celles du Mexique et du Canada. L’ACÉUM ne contribuera pas probablement à construire une communauté économique nord-américaine comme plusieurs en ont rêvé lors de l’avènement de l’ALÉNA. Dans le contexte commercial mondial fébrile que nous connaissons, il n’est pas certain non plus que l’ACÉUM soit une garantie de stabilité et de prévisibilité des conditions d’accès aux marchés des États Parties. Mais dans les circonstances, l’ACÉUM est le meilleur accord auquel il était possible d’arriver. Un pays comme le Canada doit avoir un accord d’intégration économique fort, ample et précis avec le géant états-unien à qui il destine les trois quarts de ses exportations et avec qui il partage la plus longue frontière non gardée du monde.

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L’ACÉUM comporte plusieurs dispositions particulières, uniques, propres au contexte nord-américain et dictées par une certaine conjoncture politique et commerciale. Cet accord annonce-t-il une nouvelle ère du régionalisme économique? Est-ce que, à l’instar de l’Amérique du Nord, chaque région du monde développera désormais son modèle d’intégration des marchés? Est-ce la mort annoncée du multilatéralisme économique dont la force et la principale utilité est de doter la communauté des nations commerçantes d’un socle commun de règles à portée universelle?

Il est sans doute trop tôt pour répondre à ces questions et pour vérifier de quels changements l’ACÉUM est annonciateur ou porteur. En fait, des signaux semblent aller dans tous les sens. En Europe, le Royaume-Uni semble rejeter le modèle européen qui lie l’intégration économique à l’intégration politique. Londres multiplie les chantiers de négociation avec de multiples partenaires, y compris en négociant son adhésion au Partenariat Transpacifique global et progressiste qui ne crée que des institutions communes aux mandats très limités. Par ailleurs, l’Union européenne promeut depuis quelques années un modèle d’accord de libre-échange plutôt progressiste qui a pu servir de base aux accords conclus avec le Canada, le Japon et la Corée du Sud. En Asie, la lutte des modèles d’accords de libre-échange ne fait pas non plus de gagnant. Le PTPGP, surtout du temps où les États-Unis participaient à sa conception, devait réunir les États du Pacifique partageant une certaine vision de la non-intervention de l’État dans la sphère commerciale. Or, il s’avère que tous les États asiatiques signataires du PTPGP sont aussi signataires du tout récent Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) qui est piloté par la Chine.

Au moment d’écrire ces lignes, aucun modèle d’intégration économique régionale ne semble prédominer. Et le système commercial multilatéral dont l’OMC est le vaisseau amiral, est toujours en panne. Les tensions entre les géants chinois et étatsuniens captent toute l’attention.

L’ACÉUM n’est pas porteur d’une vision de la gouvernance économique qui serait partagée par les États-Unis, le Canada et le Mexique. Il est plutôt le symptôme et l’illustration d’un certain contexte nord-américain et d’un commerce mondial effervescent et conflictuel. Dans une telle période, des puissances moyennes comme le Canada et le Mexique doivent s’assurer de nouer un maximum de relations préférentielles avec de grands partenaires, surtout quand ce partenaire est le voisin et qu’il est notre premier marché d’exportation. Il ne faut pas voir de grand projet ni de volonté de promouvoir un modèle particulier d’intégration économique derrière la négociation de l’ACÉUM. Ce n’est que le pragmatisme qui a guidé la réécriture de l’ALÉNA.