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Il faut saluer la parution de cet ouvrage sur le Québec et l’Acadie. En effet, les sciences humaines se penchent trop peu sur les relations entre le Québec et les minorités françaises. Depuis la Révolution tranquille, le paradigme de la nation « québécoise » s’étant progressivement substitué à celui de la nation « canadienne-française », fort peu de chercheurs, au Québec, se sont intéressés aux minorités. Ce recueil, qui regroupe des études d’auteurs québécois et acadiens, montre bien que, malgré cette redéfinition du concept de « nation », le Québec n’a jamais cessé complètement de s’intéresser aux minorités françaises, même après la grande rupture du Canada français des années 1960. Leurs relations, pourtant, devaient subir d’importantes transformations. Après le démantèlement du réseau associatif canadien-français, qui, jusqu’aux années 1960, avait renforcé les liens entre les diverses communautés françaises du pays, les rapports entre le Québec et les minorités ont été « étatisés », pour reprendre le mot d’Angéline Martel (1993, voir aussi Martel, 1997). Cette thèse sera d’ailleurs reprise (et nuancée) par certains auteurs du recueil. Ainsi, c’est la problématique du passage de la « tradition » à la « modernité » qui, comme en indique le titre, sert de toile de fond à l’organisation de l’ouvrage. Les auteurs font débuter cette « modernité » en 1960, au moment où l’État québécois s’est mis à intervenir massivement dans un nombre toujours croissant de domaines, de l’économie à la langue, en passant par la culture et l’éducation. Ce découpage chronologique fera peut-être sourciller les chercheurs qui préfèrent faire remonter à bien plus loin l’entrée du Québec dans la modernité. Il n’en demeure pas moins que cette problématique de l’« étatisation » des références identitaires des Canadiens français du Québec s’avère incontournable dans l’étude de leurs relations avec les minorités françaises des autres provinces.

L’ouvrage est divisé en deux grandes parties comprenant, au total, onze chapitres. La première, intitulée « Les relations traditionnelles entre le Québec et l’Acadie », regroupe trois textes portant sur la longue période s’étendant de la Renaissance acadienne des années 1880 à la Révolution tranquille. Y sont étudiées la représentation des Acadiens dans l’oeuvre des historiens canadiens-français, ainsi que les relations culturelles et institutionnelles qu’entretenait le Québec avec les Acadiens du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. La deuxième partie, « Le Québec et l’Acadie dans un contexte de modernité », porte sur la quarantaine d’années écoulées depuis 1960 et réunit huit articles consacrés à des thèmes aussi variés que le discours de la presse, l’éducation, les arts et la culture, la politique, la linguistique et les sports. L’approche que privilégie le recueil, qui fait appel aussi bien à des historiens, sociologues et politologues qu’à des littéraires, artistes et linguistes, est résolument multidisciplinaire.

Le paradigme central de ce livre est celui des institutions. Les relations entre le Québec et les minorités françaises avaient, pendant plusieurs décennies et jusqu’aux années 1960, été assurées par la mise en place d’un réseau d’institutions religieuses, scolaires, collégiales, voire hospitalières et caritatives, dont la responsabilité première incombait normalement au clergé catholique canadien-français. Ce réseau en vint à diffuser une idéologie à saveur romantique axée, en gros, sur le respect de la tradition, dont la langue, la culture, l’histoire et la foi représentaient les fondements essentiels[1]. Durant les années 1960, dans plusieurs provinces, les domaines sociaux dans lesquels oeuvraient ces institutions seront récupérés par l’État et soumis, par le fait même, à une logique privilégiant davantage les notions d’efficacité, de rationalité et de rentabilité. Au Québec, le phénomène provoquera l’émergence et la généralisation d’un nouveau discours identitaire ayant l’État et le territoire québécois comme principales références : les « Canadiens français » devront faire place aux « Québécois ».

Parmi les minorités françaises des autres provinces, ces phénomènes seront lourds de conséquences. Avec le démantèlement du réseau institutionnel, plusieurs d’entre elles seront contraintes de se tourner vers leur gouvernement provincial respectif pour le financement de leurs institutions scolaires, alors même que l’État fédéral, par l’entremise de ses politiques linguistiques, s’engage, dès la fin des années 1960, à contribuer financièrement à leur développement socioculturel. La rupture avec le Québec est donc à la fois idéologique et institutionnelle.

Pourtant, cet ouvrage montre que le Québec, même après la Révolution tranquille, a continué de s’intéresser aux minorités, ou aux Acadiens, à tout le moins. Toutefois, les bouleversements idéologiques et institutionnels mentionnés ci-dessus compliquèrent de façon considérable la nature de leurs relations. Évidemment, l’État québécois, dans ses échanges avec les Acadiens, ne trouve aucun interlocuteur, aucune institution qui lui ressemble parmi les gouvernements des provinces maritimes majoritairement anglaises. Qui, donc, parlera pour les Acadiens désireux de nouer des liens avec le Québec ? Les Acadiens, en effet, s’exprimeront tantôt par la voix de leur État provincial (comme en témoigne la signature d’un certain nombre d’ententes intergouvernementales), tantôt par celle des dirigeants de leurs associations privées et professionnelles. L’ouverture, en 1980, d’un Bureau du Québec à Moncton témoigne de la complexité de ces relations. Le Bureau devait, au départ, permettre d’établir une présence du Québec dans les provinces atlantiques, mais aussi d’effectuer certains rapprochements avec les communautés acadiennes. À la longue, toutefois, ce sera le premier mandat qui prendra le dessus[2]. Le phénomène est tributaire non seulement de l’ambiguïté qui caractérise les liens entre le Québec et l’Acadie, mais aussi de celle qui entoure la représentation que le Québec se fait de lui-même, et de la difficulté qu’il peut y avoir à trouver un compromis entre nationalisme « culturel » et nationalisme « civique » au sens strict. Pourquoi, en effet, s’intéresser aux Acadiens, si ce n’est pour respecter certaines réalités historiques et culturelles communes, réalités que ne peut contenir un discours identitaire axé exclusivement sur l’État et le territoire québécois et qui s’inscrivent parfois en faux contre lui ? Si l’on refuse de réduire la langue, au Québec, à un simple outil de communication, à sa dimension strictement utilitaire, si l’on refuse de bannir complètement les notions de culture, d’histoire, voire de tradition dans la définition de l’identité « québécoise », il s’avère difficile, sinon illogique, de couper les liens avec les minorités françaises des autres provinces.

L’intérêt du Québec pour la chose acadienne ne s’exprimera pas, à partir des années 1970, sans faire preuve de préjugés et d’incompréhension. Dans un texte sur la réception de la littérature acadienne au Québec, Jean Levasseur démontre que c’est à une certaine Acadie que les critiques littéraires du Québec se sont généralement intéressés, une Acadie traditionnelle et folklorique, image que les artistes acadiens auraient en partie contribué à construire. Plus récemment, une nouvelle génération d’artistes, résolument tournée vers la modernité, a déploré cet engouement du Québec pour une conception de l’Acadie qu’elle estime archaïque et peu représentative de sa réalité contemporaine. Le comportement du Québec en cette matière, écrit Levasseur, procède d’une logique impérialiste consistant à fermer systématiquement les yeux sur les dimensions les plus dynamiques de la culture acadienne, à en véhiculer une conception la confinant à une époque révolue, tout en récupérant à son propre compte les plus grands succès des artistes acadiens. Sur ce dernier point, l’exemple d’Antonine Maillet, auteure entrée dans le canon de la littérature « québécoise », est particulièrement révélateur, tout comme celui de la Franco-Manitobaine Gabrielle Roy, d’ailleurs. En revanche, les universités et les autres institutions d’éducation ne font que fort peu de place aux artistes acadiens en tant que tels. « Cette tournure de l’esprit pour le moins particulière, affirme fort justement Levasseur, est représentative d’un certain nationalisme québécois incapable, semble-t-il, de formuler le vocable “ canadien-français ” […] » (p. 256).

Aussi regrettable que ce comportement « impérialiste » puisse paraître, il n’en demeure pas moins que l’Acadie dépend encore largement du Québec sur le plan socioculturel. Malgré une certaine « autonomisation de la vie culturelle en Acadie »[3], l’intervention du Québec dans les domaines de l’éducation, des arts, des communications, voire des sports s’avère souvent incontournable et fort appréciée. La contribution financière du Québec, ainsi que son expérience parfois plus longue en quelques-unes de ces matières, représentent des ressources inestimables pour les Acadiens, comme, sans doute, pour les autres minorités françaises du pays[4]. De ce point de vue, au moins, les relations entre le Québec et l’Acadie font preuve d’une certaine continuité. Le Québec a aussi exercé une influence importante sur la nature des débats intellectuels qui ont animé l’Acadie, la querelle québécoise du joual des années 1960 ayant alimenté le débat acadien sur le chiac. Les films du cinéaste québécois Michel Brault, L’Acadie ! L’Acadie ! et L’éloge du chiac, sont des exemples fort probants de l’influence qu’a exercée le Québec sur le déroulement de certaines polémiques intellectuelles acadiennes[5].

Ce recueil vient combler une importante lacune dans nos connaissances des rapports culturels et institutionnels entre le Québec et les minorités françaises, tout en nous obligeant à relativiser les notions de tradition et de modernité, qui ne représentent pas, de toute évidence, des catégories étanches. Les questions que soulèvent les auteurs permettent, en effet, d’examiner sous un angle différent l’ampleur des mutations idéologiques et politiques survenues au Québec depuis les années 1960, ainsi que leurs répercussions au sein de la communauté acadienne. Les relations entre le Québec et l’Acadie, en dépit de certaines ruptures, font preuve de continuité en ce sens que le Québec, pour le mieux ou pour le pire, demeure encore, dans une large mesure, la métropole culturelle des Acadiens.

Ne faudrait-il pas, cependant, élargir ce champ d’étude afin d’y inclure les autres minorités françaises du pays ? En arriverait-on à des constats et à des conclusions semblables ? Les Acadiens, depuis le XIXe siècle, ont souvent éprouvé de fortes inquiétudes à l’égard de la nation « canadienne-française » et de la possibilité de s’y confondre[6]. Cela dit, la mise au rancart du grand projet national canadien-français durant la Révolution tranquille fut-elle perçue et vécue de la même façon par toutes les minorités[7] ? Les Acadiens l’acceptèrent-ils avec plus de facilité que les Franco-Ontariens, par exemple, eux dont les liens «nationaux» avec les Canadiens français du Québec étaient sans doute beaucoup plus serrés ? (Voir Harvey, 1999.) Une telle approche comparative permettrait de mieux saisir quelques-uns des plus importants aspects du nationalisme canadien-français « traditionnel », ainsi que la place respective que chacune des minorités y occupait. De même, est-il plus facile pour le Québec, aujourd’hui, d’entretenir des liens avec les Acadiens, qui lui rappellent sans doute moins clairement que les autres minorités françaises le souvenir de son passé « canadien-français » ? De telles interrogations, en effet, vont au coeur de la question de la dichotomie tradition – modernité, surtout lorsqu’il s’agit de nations et de nationalismes.