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Cet ouvrage est le troisième livre que l’auteur consacre aux réseaux sociaux. Le premier, Réseaux et appareils, paru au début des années 1980, introduisait une distinction entre ces deux structures que l’on retrouve en filigrane de ce troisième ouvrage. Le second, Les réseaux d’acteurs sociaux publié plus récemment en 1999, vise à construire progressivement une théorie des réseaux en examinant tour à tour certains types de réseaux. Ce troisième livre scrute aussi différents types de réseaux en mettant l’accent toutefois, comme son titre l’indique, sur leur utilité.

Le livre part du constat d’une utilisation de plus en plus grande de l’expression réseaux qui entraîne divers usages plus ou moins précis. En se basant sur cette observation, l’auteur poursuit un double objectif : d’abord, préciser ce que sont les réseaux sociaux et les distinguer d’autres structures sociales, ensuite, montrer en quoi ils peuvent être utiles aux acteurs qui y participent. Ce deuxième objectif exige de distinguer divers types de réseaux dont le fonctionnement et surtout « l’utilité » diffèrent.

L’ouvrage comporte huit chapitres dont le premier s’attarde à la précision de la notion de réseau social, répondant ainsi au premier objectif de l’ouvrage. Les autres chapitres présentent l’utilité associée à différents types de réseaux sociaux, tels que la famille, la parenté dans son ensemble, des réseaux « construits » comme des réseaux de chercheurs, etc. On observe aussi l’utilité des réseaux dans le cadre de certaines modalités d’échanges réticulaires telles que l’aide ou le soutien social, la transmission d’informations ou la régulation des relations sociales ou politiques. Enfin, un dernier chapitre intitulé les Limites des réseaux sociaux, malgré son titre, fait davantage une synthèse des autres chapitres qu’une présentation systématique des limites inhérentes aux divers types de réseaux présentés.

Le premier chapitre propose une définition générale des réseaux : « les réseaux sociaux sont faits de liens, généralement positifs, forts ou faibles, tels qu’il y a une connexion directe ou indirecte de chacun des participants à chacun des autres, permettant la mise en commun des ressources dans le milieu interne. Il arrive que les connexions servent aussi à la mise en ordre des ressources par rapport à l’environnement externe, ce qui est caractéristique des appareils » (p. 18).

Cette définition comprend quatre dimensions qui constituent, selon l’auteur, autant de caractéristiques des réseaux sociaux. La présence de connexions établies par des liens entre les individus est à la base même de la constitution des réseaux. Cela dit, la simple présence de connexions n’est pas suffisante pour parler de réseaux. Comme l’auteur le précise à propos des réseaux politiques, « un réseau n’est pas un simple agrégat d’acteurs dont les actions sont convergentes. Il faut qu’il y ait des mises en commun, qu’il s’agisse de normes, d’information, de ressources monétaires ou de ressources humaines » (p. 86). Les autres dimensions présentes dans la définition des réseaux que suggère par l’auteur s’apparentent davantage à des caractéristiques des réseaux qu’à des éléments de définition. Le fait que les réseaux soient composés principalement de liens positifs qui peuvent être forts (ce qui correspond à un bon niveau d’intimité ou d’intensité émotionnelle) ou faibles, permet de qualifier un réseau bien davantage que de le définir. Finalement, la quatrième dimension suggère une finalité aux réseaux qui est de permettre la mise en commun de ressources.

Une telle définition se démarque de ce que l’on retrouve généralement dans les ouvrages portant sur l’analyse des réseaux. De façon générale, les manuels mettent l’accent sur l’existence de liens ou de connexions entre un certain nombre d’acteurs, individus ou organismes, pour définir les réseaux sociaux. Très souvent, ces définitions ajoutent des précisions opérationnelles qui visent à délimiter le réseau en fournissant certains paramètres qui en tracent la frontière (ce qui constitue toujours un enjeu important et auquel il n’existe généralement pas de solutions parfaites). Le fait d’introduire différentes caractéristiques des liens (leur caractère positif et leur force) dans la définition proposée ne contribue finalement pas à préciser de façon sensible ce qu’est un réseau. Il en va autrement de la dernière dimension qui permet à l’auteur d’introduire la distinction qui existe entre les appareils et les réseaux. Les premiers sont orientés vers la « mise en ordre » de leur milieu externe, alors que les seconds sont principalement tournés vers leur milieu interne. Cela rejoint l’objectif de préciser la notion de réseaux en les distinguant de cette autre structure sociale que représentent les appareils.

Par ailleurs, compte tenu qu’une des prémisses du livre est de tenter de cerner plus précisément ce qu’est un réseau social dans le contexte d’une utilisation très diversifiée de la notion, on aurait apprécié que l’auteur aborde plus directement cette question en présentant, par exemple, des utilisations erronées de l’expression. En effet, pour préciser une notion, il est souvent aussi utile de montrer ce qu’elle désigne que ce qu’elle ne désigne pas.

Les 6 chapitres suivants examinent certaines formes d’utilités associées à différents types de réseaux. On aborde d’abord les relations de parenté qui reposent notamment sur les échanges de cadeaux et l’hospitalité comme mécanisme de reconnaissance et de maintien du lien. Le soutien social est la plupart du temps le fait des proches, principalement de la famille et des amis, le plus souvent des femmes. Les réseaux servent aussi à faire circuler l’information, comme dans le cas du réseau de chercheurs décrit au chapitre 3. Cette fonction réticulaire est renforcée par la présence de liens faibles qui sont les vecteurs les plus performants dans la transmission de l’information. Les réseaux sociaux constituent aussi une forme de capital, le capital social, une ressource sur laquelle les individus peuvent s’appuyer notamment dans la gestion de conflits. Les réseaux servent aussi à relier des entreprises entre elles, très souvent par l’échange de membres de leurs conseils d’administration, ce qui facilite la transmission d’informations. Finalement, sous certaines conditions, c’est-à-dire lorsqu’ils ne constituent pas des appareils, les réseaux peuvent être à l’origine de coalitions ou de regroupements d’organismes et d’individus qui interviennent dans l’arène sociopolitique et servir ainsi à influencer les décisions politiques dans le sens des intérêts des participants.

Dans l’ensemble de ces chapitres la démarche argumentaire est similaire. L’accent est placé sur la structure réticulaire et le contenu des liens, c’est-à-dire la relation concrète qui naît de la présence du lien et qui contribue à son maintien, est considéré comme secondaire. Cette façon de présenter l’analyse des réseaux sociaux et leur utilité rejoint le courant dominant de l’analyse structurale qui accorde une attention primordiale à la structure réticulaire perçue comme la dimension la plus importante. Le contenu des relations et son analyse reçoivent une importance secondaire sans toutefois, dans l’ouvrage de Lemieux comme la plupart du temps en analyse structurale, les exclure complètement.

Dans un livre comme celui-ci, dont la motivation première est d’illustrer l’utilité des réseaux sociaux, le fait de centrer l’examen sur la structure réticulaire permet de montrer clairement quelles ressources peuvent être fournies par des réseaux structurés de différentes façons, ce qui constitue un avantage. Il existe cependant des inconvénients à cette façon de faire qui méritent d’être soulignés. Tout d’abord, on risque de produire une vision parcellisée des réseaux sociaux : en établissant un lien entre la structure particulière d’un réseau et les ressources qu’il véhicule, chaque réseau devient un cas particulier et il peut devenir difficile de percevoir des règles générales. Les travaux marquants de l’analyse de réseaux, comme ceux de Granovetter auquel l’auteur se réfère abondamment (on aurait pu aussi ajouter les travaux de Nan Lin qui ont poussé encore plus loin la généralisation ou la théorisation à ce niveau), en mettant en évidence la notion de force des liens faibles ont justement tenté de dépasser cette vision structurelle des réseaux. Ils proposent un cadre conceptuel qui associe la structure et le contenu des relations réticulaires afin de rendre compte de façon plus dynamique de l’utilité réticulaire.

Une seconde limite, associée à une vision très fortement centrée sur la structure réticulaire, est le risque de produire des généralisations factices. Les réseaux familiaux constituent un bon exemple permettant d’illustrer ce danger. Du point de vue de leur structuration, il existe une grande similitude entre la plupart des réseaux familiaux. C’est ce qui permet par exemple à l’auteur de décrire, dans les chapitres deux et quatre, différentes fonctions ou rôles joués par les réseaux familiaux. Cela dit, ce n’est que par le biais de la prise en compte du contenu des relations présentes dans ces réseaux familiaux que la diversité des ressources inhérentes à ces derniers peut ressortir. Plusieurs recherches, portant notamment sur les réseaux familiaux de personnes atteintes de problèmes de santé mentale, ont ainsi montré qu’au-delà de leur structure réticulaire, le contenu concret des relations influence nettement l’impact des réseaux familiaux sur leurs membres. Ici, l’analyse structurelle en elle-même conduit à percevoir l’utilité de toutes les structures familiales de la même façon, alors que le recours à l’analyse des relations impliquées permet de jeter un regard plus relatif et, dirions-nous, plus complet sur la situation.

Cette situation renvoie aux fonctions diverses qu’exercent les réseaux sociaux, même s’ils font partie d’un univers structurel similaire. L’ouvrage traite de diverses fonctions des réseaux sociaux en les exemplifiant à l’aide de réseaux structurellement différents. On ouvre ainsi la porte à des interprétations mécaniques qui feraient correspondre une fonction à chaque réseau. Ainsi, les nombreux exemples relatifs à l’utilité des réseaux familiaux ne retiennent que des aspects positifs : aide de différents types, soutien affectif, etc. Or les réseaux familiaux exercent aussi d’autres fonctions. Ils constituent en outre un des lieux privilégiés du contrôle et de la régulation sociale. Malheureusement cette dimension de la diversité des utilités et des fonctions réticulaires n’est pas assez développée dans le livre, notamment en raison de l’attention exclusive placée sur la structure réticulaire.

Une dernière remarque relative à l’importance du contenu de la relation au-delà de la structure réticulaire peut être examinée par le biais du capital social. Les présentations relatives au capital social connexionnel (celui qui émerge de l’existence de liens sociaux entre des acteurs) et au capital social disconnexionnel (qui repose sur la présence de trous structuraux au sein d’un réseau complet) sont elles aussi centrées sur les dimensions structurelles des réseaux. Ce faisant, on néglige de considérer les ressources et les mécanismes concrets d’échanges à l’intérieur du réseau. Deux réseaux peuvent être structurés de façon identique tout en renfermant des ressources de valeur très différente, ce qui implique des avantages différenciés pour les personnes qui y participent. Par exemple, du point de vue de la valeur du capital social potentiellement accessible, la participation à un réseau de professionnels n’a pas la même importance que le fait de faire partie d’un réseau de chômeurs.

Bien que la tendance générale du livre soit de montrer les réseaux sociaux comme une structure qui détermine les actions et les échanges, l’auteur introduit des remarques qui attirent l’attention sur une vision plus dynamique de ces derniers. Au chapitre 3 il met l’accent, à juste titre, sur le caractère potentiel des réseaux en citant les travaux de Milgram sur le petit monde et en insistant sur le fait que : « Le réseau personnel d’un individu, fait des personnes qu’il a déjà rencontrées, qu’elles soient des proches ou des « connaissances », peut être considéré comme un réseau potentiel. Ce réseau est activé, de façon plus ou moins étendue, quand une partie du réseau potentiel entre en action, comme c’est le cas dans le déroulement du test visant à montrer que le monde est petit » (p. 39). Cette idée de « potentialité réticulaire » est reprise au chapitre 5, où on introduit une distinction entre la valeur actualisée du capital social (qui est restreinte au contact premier des acteurs) par rapport à sa valeur potentielle qui devrait inclure aussi les contacts seconds. Ces deux remarques sont importantes parce qu’elles introduisent une dimension dynamique aux réseaux sociaux qui sont souvent présentés et interprétés comme des structures qui sur-déterminent les actions et les acteurs. Dans une certaine mesure l’auteur rejoint par ces remarques la conception de Degenne et Forsé (cités par l’auteur) qui proposent de considérer les réseaux sociaux en tant que déterminisme faible. En bref, cette notion renvoie à l’idée que la structure réticulaire définit un univers de possibles et de potentiels mais ne détermine pas, bien qu’elle les influence fortement, les actions entreprises par les acteurs qui aboutissent (ou non) à l’actualisation de ces possibles ou potentiels. On peut déplorer que le texte n’accorde pas une plus grande attention à cette dimension dynamique des réseaux sociaux.

L’apport principal de ce livre est d’introduire les réseaux sociaux, de façon simple et accessible, à un public non spécialisé. En montrant l’utilité réticulaire dans différents espaces de la structure sociale, l’ouvrage contribue à illustrer l’importance de prendre en compte la réalité réticulaire tant sur le plan de la connaissance que sur celui des interventions. L’objectif du livre n’étant pas d’être un manuel d’analyse de réseaux, seulement certaines notions de base sont utilisées et fort bien explicitées. Le fait de limiter au minimum les détails techniques constitue ici une qualité. On peut ainsi espérer rejoindre un lectorat trouvant parfois rébarbatif un ouvrage technique, comme le sont plusieurs des nombreux manuels qui existent à ce sujet.