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L’auteure de cet essai affirme d’emblée vouloir répondre à trois questions : quel est le sens du projet souverainiste québécois dans la conjoncture actuelle ? quelles sont les causes de la convergence entre nationalisme et féminisme dans l’histoire récente et, plus spécifiquement, de la forme de collaboration qui s’est établie entre le mouvement féministe et l’État ? Au préalable, un détour par l’histoire et par la théorie s’impose afin d’analyser plus à fond la place et le mode d’inscription des femmes dans la modernité politique. L’auteure essaie de retracer et caractériser la relation entre les femmes et l’État moderne en partant des concepts de souveraineté, de citoyenneté et de nation, saisis dans leur évolution au cours des derniers siècles. Un projet ambitieux qu’elle peut mener à bien grâce à sa formation d’historienne et de sociologue et à sa connaissance approfondie de l’histoire des idées politiques. Sa démarche, pour autant qu’on puisse la résumer en quelques mots, consiste à débusquer le masculin sous le masque de l’universalité dont se parent les institutions, le droit et les discours politiques ; elle révèle ainsi l’absence du féminin, sa mise à distance, voire son assujettissement. En effet, malgré les changements sociaux et les réformes qui ont favorisé l’émancipation, l’inclusion et la participation politiques des femmes, au cours des deux derniers siècles, force est de constater que le rapport qui lie les femmes à l’État et leur attitude envers la politique demeurent ambigus, ambivalents et, somme toute, problématiques.

Avant d’en venir à cette conclusion, l’auteure a d’abord établi le constat du caractère sexué de l’État libéral tel qu’il se dégage de la relecture des théories fondatrices de la modernité politique, élaborées par Bodin, Hobbes, Rousseau et autres. La souveraineté de l’État repose sur le principe du monopole exclusif et légitime de la force, sur un territoire donné, ce qui procéderait d’une sorte « d’autofondation », « d’autoengendrement » du pouvoir politique. On ne s’étonnera pas que cette conception, du moins à l’origine, ait pris la forme d’une exclusion totale des femmes, d’une séparation de la société entre la sphère publique et la sphère privée, et qu’elle ait favorisé la concentration du pouvoir et sa localisation unique dans l’institution étatique. Elle sert, en effet, l’intérêt collectif des hommes et s’accorde avec leur conception du monde. La citoyenneté moderne, qui s’épanouit dans ce contexte, assure certes la liaison entre les membres de la communauté politique, mais celle-ci est d’abord une fraternité, qui s’est perpétuée d’ailleurs même lorsque les femmes ont été formellement incluses dans la démocratie. À ce propos, l’auteure se réfère à la théorie bien connue de Freud selon laquelle la solidarité entre les frères résulterait d’une alliance guerrière qui aurait rendu possible la mort du patriarche. Elle pense, d’autre part, que le facteur d’exclusion des femmes de la communauté civique serait la maternité, un attribut qui les placerait du côté de la nature et de « l’espèce » plutôt que du côté de la responsabilité et de la raison. Par conséquent, elles auraient été réduites à la dépendance et confinées à la sphère privée. La citoyenneté renforce donc les rôles sociaux de sexe : les hommes sont virilisés en tant que « citoyens-soldats », les femmes sont « maternisées ». Toutefois, le développement de l’État providence a facilité l’accès des femmes non seulement aux droits civiques et politiques, mais aussi aux droits sociaux.

Diane Lamoureux souligne que les nouvelles formes de solidarité collective, dans le cadre de la social-démocratie, consolident le processus « d’individualisation » des femmes, c’est-à-dire leur constitution en sujet. En revanche, elles deviennent une catégorie sociale, soumise à la régulation politique. En effet, l’intervention de l’État, qui s’inspire désormais des principes de la rationalité technocratique, bouleverse le rapport entre la sphère privée et la sphère publique ; l’État s’immisce dans tous les domaines de l’existence, y compris dans les rapports entre les sexes. Un patriarcat public se met en place, qui assure la « gouvernementalité » des femmes. Celles-ci, par contre, à l’instar d’autres catégories construites et gérées par l’État, formeront désormais un groupe social reconnu, et elles deviendront capables, à ce titre, d’agir collectivement. Selon l’auteure, cette capacité pourrait se détériorer dans le contexte de la mondialisation. On voit, en effet, poindre une citoyenneté post-nationale, c’est-à-dire, dégagée du cadre des États-nations, malgré que ceux-ci demeurent encore le seul terrain d’une « politique démocratique de l’inclusion ».

Ces considérations amènent l’auteure à compléter son parcours théorique en se penchant sur le concept de nation – qui concilie souveraineté et citoyenneté – et sur le nationalisme. Nous sommes ici au coeur de son propos. S’appuyant notamment sur les travaux de Fichte, Hegel et Herder et sur une analyse de la problématique de la nation dans la Révolution française, elle met en relief la dimension imaginaire de la question nationale. Cette dimension constitue en profondeur l’identité moderne. Or, l’imaginaire national est sexué. Il comporte une représentation de la famille qui renvoie au modèle « gynocentré », dans lequel la mère est toute-puissante et le père absent parce qu’il représente l’extérieur de la nation, avec lequel il faut rompre. Cependant, « ce matriarcat n’est qu’illusoire dans la mesure où le nationalisme peut s’interpréter symboliquement comme la volonté des Fils-Frères de contrôler simultanément les Mères et les Filles. Le nationalisme devient alors une vaste tentative d’instrumentalisation des femmes qui fonctionne à l’identification entre féminité et maternité (p. 85). En ce sens, non seulement le féminisme et le nationalisme sont-ils incompatibles, mais le nationalisme a même une signification profondément antiféministe.

L’histoire récente du Québec permet à l’auteure de démontrer cette thèse. En effet, le projet nationaliste québécois est celui de la modernisation – le passage d’une Gemeinschaft à une Gesellschaft. Il prend la forme d’une « territorialisation du national » et d’une étatisation des institutions. Ainsi, la Révolution tranquille a remplacé la « mère-Église » par le « père-État » ; la forme familiale et personnalisée des rapports sociaux n’a pu résister à la logique de la rationalité technocratique. Dans ce contexte, « la difficile restructuration d’un nous québécois » (p. 111) exige une redéfinition de la masculinité. À preuve, les métaphores sexuées abondent aussi bien dans le discours sur l’oppression nationale (émasculation, humiliation, impuissance) que dans le discours sur l’affirmation nationale (virilité, performance, maîtrise). Selon l’auteure, il faut conclure que, advenant la souveraineté du Québec, les fils deviendraient enfin des pères, ceux du nouveau pays à construire ; les femmes, d’autre part, seraient toujours des mères, bonnes ou mauvaises selon qu’elles serviraient ou non la cause nationale. La victoire du projet souverainiste reste toutefois incertaine. En effet, il faudrait pour cela que le Québec redevienne une société de type communautaire et que l’identité nationale prévale contre les identités multiples et fragmentées dont les individus sont désormais porteurs.

Dans ce contexte, la convergence entre le mouvement féministe et l’État québécois, au cours des dernières décennies, peut paraître contradictoire. Elle s’explique, selon l’auteure, par le caractère modernisateur du projet national qui a accueilli les revendications égalitaires des femmes et qui leur a donné accès à l’éducation et à l’emploi, notamment dans la fonction publique. Les femmes se sont investies dans la construction de l’État-providence parce que ses politiques et ses programmes sociaux les ont libérées d’une partie de leurs charges familiales et de la « tyrannie du domestique ». Cet État a aussi « politisé » certains enjeux privés : avortement, violence, etc. Les femmes ont donc acquis une individualité véritable, elles ont été intégrées dans l’espace public. En échange, il y a eu un prix à payer : « l’institutionnalisation partielle du féminisme », une réalité à laquelle il aurait été particulièrement difficile d’échapper, au Québec, où féminisme et nationalisme se rejoignent sur le terrain de la construction et de la politisation des identités. L’auteure retrace et analyse avec lucidité ce processus d’institutionnalisation et les conséquences qu’il a entraînées. Elle ne mâche pas ses mots : l’État a transformé les femmes en victimes, en « êtres de besoins » que le mouvement féministe a charge de « gérer » et de « représenter ». Par exemple, les groupes de militantes, qui dispensent aux femmes toutes sortes de services, sont devenus des auxiliaires subalternes et mal rémunérés de la fonction publique. De plus, leur expertise pratique ou scientifique est systématiquement utilisée, voire pillée, par différentes instances gouvernementales. Néanmoins, s’il y a une « demande d’État » de la part des femmes, il y a aussi une critique féministe de cette institution patriarcale. Différentes stratégies de rupture avec l’État et de distanciation retiennent l’attention de l’auteure qui souhaite, quant à elle, que les femmes se libèrent de la « catégorisation sociale » qui assure leur reconnaissance, tout en les maintenant dans une place subalterne, sans espoir d’échapper à la « gouvernementalité ». Cette démarche libératrice permettrait de « renouer avec une culture politique de la rébellion » (p. 179) et de concevoir un projet politique qui ne serait pas pour les femmes, mais pour l’ensemble de la société.

L’amère patrie est un essai des plus intéressants. Il propose une réflexion originale, approfondie, qui permet de voir sous un nouveau jour l’histoire des institutions politiques. L’analyse féministe de la conjoncture québécoise est aussi très éclairante. Toutefois, malgré que le propos de l’auteure ne manque pas de cohérence, la lecture de son texte n’est pas facile. Le lien entre les trois parties du livre et le passage d’une thématique à l’autre ne se font pas sans peine. En outre, les néologismes abondent dans le texte. La démarche de Diane Lamoureux est rigoureuse ; elle démontre ses hypothèses avec brio, mais il arrive parfois que la logique de l’argumentation se relâche, en particulier lorsqu’elle recourt, explicitement ou implicitement, à la problématique freudienne. Celle-ci a une valeur métaphorique et heuristique indéniable, mais elle ne s’accorde pas sans difficulté avec l’explication sociologique. Par ailleurs, étant donné l’importance et la qualité de cet essai, on aurait pu s’attendre à des notes et des références exhaustives, ainsi qu’à une bibliographie après chacune des parties ou à la fin du livre. En conclusion, il faut souhaiter que les questions théoriques et politiques que soulève L’amère patrie suscitent un débat, urgent et nécessaire, sur le caractère sexué de l’État, du nationalisme et du projet souverainiste québécois. Souhaitons aussi que cet ouvrage soit lu non seulement par les femmes, mais aussi par les hommes, qui ignorent trop souvent les travaux féministes.