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L’ouvrage de Sonia Gauthier a pour objectif de transmettre et faire connaître les résultats de sa thèse de doctorat en sociologie. Constatant qu’il existe peu d’études empiriques au Québec « sur le traitement judiciaire des événements impliquant des conjoints » (p. 12) inculpés pour violence conjugale, l’auteure a voulu examiner plus particulièrement un aspect de la judiciarisation de ces événements, soit le statut des hommes accusés au cours des procédures judiciaires, relativement à la question de leur détention préventive.

L’étude est destinée autant aux personnes familières avec le processus de judiciarisation de la violence conjugale qu’aux novices. Le corpus d’analyse retenu est constitué des dossiers de 284 hommes inculpés pour violence conjugale, qui étaient détenus lors de leur comparution devant la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, dans le district de Montréal. Les dossiers d’accusation ainsi étudiés s’échelonnent sur un période de 6 mois, soit de novembre 1992 à avril 1993. Dans sa thèse, Gauthier voulait vérifier si, oui ou non, les conjoints violents font l’objet d’un traitement préférentiel par le système de justice. L’échantillon retenu des conjoints accusés a donc été comparé tout au long de l’analyse avec un échantillon de 1 374 hommes accusés, dont le dossier a été ouvert durant la même période que celui des conjoints violents qui comparaissaient devant la même cour. S’agit-il d’hommes accusés majoritairement d’infractions contre la propriété, d’infractions relatives aux stupéfiants, d’infractions d’ordre sexuel ou d’infractions contre la personne ? L’ouvrage ne donne pas ces détails, bien malencontreusement pour la pertinence de la comparaison et pour la certitude des conclusions qui en découlent. De plus, « les dossiers à l’étude ne sont pas représentatifs de l’ensemble des causes de violence conjugale traitées à Montréal » (p. 56). Comment alors prétendre vérifier si les conjoints violents bénéficient d’un traitement préférentiel ? Le choix de l’étude des dossiers devant une seule cour, la Cour du Québec, ne permet pas d’analyser l’ensemble des événements de violence conjugale donnant lieu à un examen judiciaire, les plus graves se retrouvant devant la Cour supérieure (ce qui inclut les cas de meurtre de la conjointe, absents de l’analyse), ceux de moindre gravité se retrouvant, à Montréal, devant la Cour municipale. Alors pourquoi ne tenir compte que de dossiers devant la Cour du Québec ? Les échantillons ont été obtenus lors de la participation de l’auteure à une recherche sur la détention sous garde et la mise en liberté provisoire menée par le Groupe de recherche et d’analyse sur les politiques et les pratiques pénales (GRAPPP) dans le district de Montréal. Il semble que le lecteur doive faire acte de foi et croire une démonstration qui s’appliquerait à l’ensemble des cas judiciarisés de violence conjugale au Québec, malgré le choix restrictif des événements judiciaires analysés et alors que ce choix est strictement motivé par la participation à un projet de recherche plutôt que par la complexité de la problématique de la violence conjugale.

L’étude compte sept chapitres qui se répartissent, sans être identifiés comme tels, en deux segments : les préliminaires et l’analyse. Les trois premiers chapitres composent la matière préalable à l’exposé de la recherche. Gauthier a choisi de traiter d’abord globalement de la criminalisation en s’attardant aux phénomènes de la production des normes pénales et de leur application par le système judiciaire. Cette entrée en matière est suivie d’un chapitre traitant du contexte sociohistorique du processus de judiciarisation de la violence conjugale, processus engagé en Amérique du Nord durant les années 1980. Gauthier reconnaît que l’intervention pénale alors amorcée comportait certains problèmes, dont un majeur : la double victimisation des plaignantes. Par contre, l’existence pourtant encore actuelle de ce problème ne suggère aucune prudence à l’auteure dans son analyse du traitement des conjoints violents par le système de justice. La méthodologie de recherche est présentée au troisième chapitre, lequel aurait dû plutôt se trouver en premier lieu. Gauthier y présente les sources de sa recherche, les échantillons d’analyse de même que les notions de conjoints et de violence qu’elle applique.

Les chapitres suivants forment la partie analytique de l’ouvrage. Dans le quatrième chapitre, l’auteure traite de l’intervention policière, soit la décision des policiers de mettre sous garde les prévenus jusqu’à la comparution. Gauthier examine d’abord les critères, légaux ou autres, qui justifient la détention préventive. Puis, son regard se porte sur les caractéristiques sociodémographiques des détenus et sur les facteurs liés à leur dossier judiciaire et correctionnel. Les chapitres cinq et six décrivent deux étapes distinctes des procédures judiciaires au cours desquelles la décision de maintenir la détention provisoire est examinée. Il s’agit respectivement des étapes de la comparution et, lorsque la détention provisoire de l’accusé est alors maintenue, de l’enquête sur cautionnement. La nature de ces étapes et leurs fonctions dans le cadre de la procédure pénale ne sont pas expliquées alors qu’il aurait été important de le faire ici. Au chapitre cinq, Gauthier aborde les décisions du procureur de la Couronne lors de la comparution, relativement à l’autorisation de la mise en accusation et au maintien de la détention. Elle examine les caractéristiques des dossiers qui ont donné lieu à une remise en liberté et celles des dossiers pour lesquels la détention a été maintenue. Dans le chapitre suivant, elle poursuit son analyse comparative pour les dossiers qui ont mené à une enquête sur la remise en liberté, ou enquête sur cautionnement. Gauthier y examine les facteurs liés au statut de l’accusé, l’information transmise au juge, l’argumentation du procureur de la Couronne et la décision du juge. La fiabilité des résultats d’analyse de ce chapitre est douteuse. Ainsi, alors qu’elle a assisté à l’enquête sur cautionnement pour chacun des dossiers, l’auteure prévient qu’elle a arrêté sa collecte de données à la décision prise le jour de l’enquête. Tout autre événement ou facteur subséquent ayant pu modifier cette décision a été omis de sa prise de données. Or, le traitement comparatif des hommes violents avec d’autres accusés étant au coeur de sa thèse, comment prétendre à une conclusion certaine si les données ne le sont pas ? Le dernier chapitre de l’étude traite de l’issue des procédures judiciaires : la nature de l’accusation principale retenue contre l’accusé en regard de l’accusation initiale, l’ajout d’accusations s’il y a lieu, le plaidoyer de l’accusé et les facteurs en lien avec un plaidoyer de culpabilité et, enfin, la sentence. Gauthier conclut que les conjoints violents ne reçoivent pas un traitement privilégié par rapport aux autres hommes accusés.

Cette analyse du traitement judiciaire des conjoints violents est une idée intéressante de prime abord, car elle comble un vide dans le domaine de l’analyse de la violence conjugale et de la réponse pénale à ce problème. Mais le caractère innovateur de l’entreprise est fortement atténué par sa partialité. Le livre souffre de graves lacunes méthodologiques. L’idée était-elle mieux amenée dans la thèse ? Le problème est que l’ouvrage destiné au public n’est pas le texte intégral de la thèse. Le choix de comparer des hommes arrêtés et détenus pour violence conjugale à d’autres hommes aussi arrêtés et détenus, mais pour une kyrielle d’infractions qui ne sont pas explicitement identifiées, enlève beaucoup de force aux résultats de la comparaison. Quiconque connaît le droit criminel un tant soit peu pourra dire que toutes les infractions ne se valent pas, ni dans leurs éléments, ni dans le statut de leur auteur. Nous aurions pu nous attendre à ce que la comparaison se fasse avec des auteurs d’infractions comparables, soit les homicides et tentatives de meurtres, les voies de fait, les menaces, le harcèlement, l’enlèvement, la séquestration, les agressions sexuelles, les méfaits aux biens, bref, tout le spectre des infractions criminelles qui désignent la violence conjugale, et dont peuvent faire l’objet d’autres hommes accusés dans d’autres circonstances que celles d’une relation amoureuse. De plus, dans le cas de l’homicide et de la tentative de meurtre, ces infractions sont absentes des deux corpus parce qu’examinées par la Cour supérieure et non la cour du Québec. Ces infractions sont pourtant les plus graves dans l’histoire de la violence conjugale, étant le point culminant d’un cycle qui n’a pas été arrêté par l’intervention sociojudiciaire.

De plus, cette analyse est effectuée hors de toute contextualisation de la violence. La nature de la violence subie par les femmes victimes est totalement occultée des préoccupations de l’auteure. Celle-ci va même, dans le dernier chapitre, jusqu’à déplorer le fait que les sentences d’emprisonnement privent la conjointe et sa famille du revenu de l’agresseur. Une vision stéréotypée des femmes sous-tend ce raisonnement, les présumant nécessairement dépendantes financièrement de leur conjoint et limitant leur bien-être à une question financière indépendamment des coups et blessures reçus. Une mise en contexte des accusations pour violence conjugale aurait permis à l’auteure d’éviter certains lieux communs dans ses positions. Par exemple, dans les chapitres cinq et six, Gauthier critique le facteur de la dangerosité de l’accusé pour la société, dans le cas du maintien de la détention provisoire des conjoints violents. Mais sa critique se fonde essentiellement sur une perception : la décision de garder l’accusé sous verrous relèverait plus de pressions sociales et médiatiques que de critères légaux. Or, elle oublie ici l’idéal d’humanité qui anime le droit pénal canadien : la protection des personnes est un objectif fondamental du droit pénal depuis ses origines. Aucune mention n’est faite dans son texte de la nature des actes commis contre la conjointe, ni des risques pour celle-ci, et pour les enfants s’il y a lieu. Le critère de la protection de la société est examiné sans tenir compte des conséquences d’une remise en liberté pour les victimes. Cette prise de position permet à l’auteure d’affirmer ce qui suit : « Mais si l’intervenant libère provisoirement un accusé et que celui-ci commet une nouvelle infraction (faux négatif), l’intervenant et possiblement tout l’appareil pénal peuvent subir les contrecoups de cette erreur, d’autant plus si l’affaire est très médiatisée et que l’infraction est sordide » (p. 87). Voilà ce à quoi se résume ici une nouvelle agression, même « sordide », à l’égard de la conjointe : une simple question de mauvaise publicité. Cette optique d’analyse est à mille lieux des valeurs du droit pénal et minimise grandement la gravité des actes ayant conduit à une mise en accusation. Ce type d’affirmations démontre que l’auteure s’est peu documentée en droit pénal. La bibliographie de l’ouvrage le confirme. D’ailleurs, sur le plan de l’exactitude en droit, l’analyse laisse perplexe, car elle s’arrête au Code criminel de 1993. Or, le livre a été publié en 2001 et aucune référence aux dispositions actuelles du code, ni aux modifications qui y ont été apportées, n’est incluse.

Considérant que le traitement préférentiel des conjoints violents serait une idée qui « relève davantage du sens commun » ou serait « basée sur l’observation de quelques situations particulières » (p. 58), Gauthier procède à sa démonstration en retenant une définition stricte du terme traitement, limitant celui-ci à certaines des étapes procédurales du système de justice pénale. Mais est-ce vraiment là que se trouverait le traitement préférentiel ? Une comparaison entre la plainte déposée par la victime et le contenu des actes d’accusations aurait pu permettre de constater que la parole des victimes est partiellement écoutée par le système de justice : la violence subie est minimisée par les actes d’accusation. C’est ce qu’a démontré, en 2000, une autre thèse de doctorat, celle-ci en droit, de Lucille Cipriani. Mais la parole des victimes ne fait pas partie de la recherche de Gauthier. S’il y a préférence dans le traitement judiciaire des hommes violents, n’est-ce pas plutôt par rapport au sort réservé à leurs victimes qu’il faudrait se poser cette question ?