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Au cours des dernières années, la transformation des villes et de la réalité urbaine a confirmé le triomphe des flux sur les lieux (Castells, 1996 ; Urry, 2000). Cela est dû en bonne partie aux changements technologiques et à leurs effets sur l’organisation de l’espace favorisant une mobilité accrue des citadins (Ascher, 1998). Mais cela s’explique aussi par l’individualisation des rapports sociaux (Beck, 1994) qui définissent les liens à l’espace en fonction des besoins de chacun.

S’il permet de souligner des tendances générales qui alimentent le développement des villes contemporaines, ce constat demeure toutefois insuffisant pour saisir l’ensemble des changements en cours. Les milieux urbains possèdent une matérialité fortement inscrite dans l’histoire et la culture locales, de sorte que même si des tendances générales contribuent à changer les valeurs et les représentations sociales, les pratiques quotidiennes sont, en bonne partie, héritées des choix et des contraintes du passé.

Comment faire la part des choses entre rupture et continuité en matière de pratiques et de politiques urbaines ? En raison de l’importance accrue de la mobilité et des flux pour l’organisation de l’espace et l’aménagement urbain, sommes-nous en droit d’affirmer que les villes contemporaines sont irrémédiablement dans un processus radical de transformation de leur code génétique, pour ainsi dire ? Dans quelle mesure la ville à centralité forte – par opposition aux villes polycentriques – est-elle menacée par l’augmentation de la mobilité ? Comment se redessinent aujourd’hui les relations entre la ville centre et la banlieue ? En outre, l’accroissement de la mobilité encourage-t-il l’étalement urbain au détriment de la ville centre ou engage-t-il à repenser la ville sous l’angle d’une nouvelle relation entre le centre et la périphérie ? Ce que l’on observe dans les grands milieux urbains peut-il être transposé à des villes de taille moyenne ? Enfin, comment la culture, les mentalités et les processus politiques interagissent-ils dans la production de la ville et de l’espace urbain ?

Ces questions, qui ont, au cours des dix dernières années, retenu l’attention de bon nombre de chercheurs en études urbaines ont aussi alimenté les préoccupations des participants au présent numéro thématique. Les programmes de recherche ont, cependant, pris des directions multiples. La ville est un phénomène complexe et, comme objet d’étude, ne se laisse pas appréhender aisément. C’est ce qui permet d’expliquer la grande diversité des perspectives d’analyse et des questions de recherche.

Cela ne signifie pas que certaines questions n’ont pas une actualité plus grande. C’est le cas notamment des nouveaux défis qu’ont eu à relever et doivent toujours relever les villes centres. On a beaucoup vanté la revitalisation des quartiers centraux. Ne faudrait-il pas, toutefois, réfléchir à des modèles d’organisation spatiale inédits et en tirer les conséquences pour la planification urbaine (Ford, 2003) ? Si on pense qu’il faille maintenir les fonctions centrales des villes, est-il opportun de définir un seuil minimal de « vitalité » en dessous duquel l’avenir d’une ville centre est irrémédiablement compromis ? À cet égard, la redéfinition des hiérarchies urbaines qu’entraîne la mondialisation provoque des ajustements qui doivent être pris en compte par l’analyse et l’intervention. Quelle est alors la marge de manoeuvre des pouvoirs locaux ? L’étude récente de Savitch et Kantor (2002) a mis en lumière l’existence de divers cas de figure, dépendant de la combinaison de facteurs internes et externes qui façonnent les stratégies des acteurs et donnent naissance à ce que la littérature nomme des régimes urbains. Selon que, d’un côté, les conditions du marché sont favorables ou défavorables et que, de l’autre, l’appui en provenance des paliers supérieurs de gouvernement est diffus ou intégré, les régimes urbains et les coalitions politiques et économiques qui les supportent optent pour des stratégies différentes. On peut ainsi établir une typologie de l’action des milieux locaux sous la pression de facteurs extérieurs souvent adverses. Les cas de figure que dégage la recherche urbaine renforcent l’idée que les politiques locales ont un rôle important à jouer dans le développement des villes.

La capacité des villes à orienter leur développement est à mettre en rapport avec des tendances, déjà vieilles de plus de trente ans ; ainsi les grandes agglomérations canadiennes épousent de plus en plus la forme et la densité urbaines qui s’observent aux États-Unis. Là, les villes se sont diluées au fil des années qui ont suivi la dernière guerre à la faveur de l’étalement urbain. La forme urbaine s’est révélée de plus en plus diffuse avec une baisse importante des gradients de densité, traduisant une diminution de l’attraction que représentait le centre des affaires, jumelée à une prolifération du commerce de détail, de l’emploi et des services en banlieue (Filionet al., 2004). Par conséquent, la démocratisation du recours à l’automobile pour les déplacements quotidiens devenait inévitable.

Si le centre-ville de Montréal est demeuré relativement dynamique et a su, jusqu’à un certain point, résister à la forte détérioration qu’ont éprouvée de nombreuses villes américaines, il n’y a pas de quoi pavoiser, car l’agglomération dans son ensemble n’a récemment pas connu de décennie de forte croissance. La pression à l’étalement urbain et à la dispersion des activités en périphérie périurbaine, de plus en plus étendue, dans les grands centres urbains canadiens ressemble, à s’y méprendre, à ce qui se passe dans les villes voisines américaines. Les grandes agglomérations urbaines sont confrontées à des choix stratégiques en matière de développement (Ford, 2003 ; Dreir, Mollenkopf et Swamstrom, 2001). Comment se feront ces choix ? Quels principes, quelles forces sociales définiront les orientations du développement et de l’aménagement urbains ? Quel est le poids de la culture locale par rapport, d’un côté, aux contraintes économiques et, de l’autre, aux aspirations individuelles ? Est-ce que les sociétés locales sont différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient dans le passé ? Que dire des nouvelles contraintes, comme l’environnement, qui peuvent être saisies comme des opportunités et des ressources avec lesquelles composer ? Quelle entité décisionnelle fera les arbitrages ? Par quels mécanismes, élitistes ou participatifs, pour faire court, se construiront les compromis ?

Chose certaine, l’avenir des villes contemporaines découlera des réponses qui seront apportées à ces questions, non pas d’une manière théorique mais de façon pratique, compte tenu des possibilités et des contraintes auxquelles font face les acteurs sociaux. L’histoire des villes et des agglomérations n’est pas écrite d’avance.

Même si le sort des grandes agglomérations au Québec dépend des politiques urbaines définies à l’échelle régionale et nationale, il s’articule aussi aux relations que ces agglomérations entretiennent avec le système urbain dans son ensemble et en particulier avec les villes de moyenne importance. La nouvelle hiérarchie urbaine qui se met graduellement en place au Québec est produite par des mutations économiques que certains auteurs nomment post-fordistes. Elle découle également d’une réorganisation du système municipal qui s’explique par les changements démographiques de même que par un exode rural qu’il faut rattacher aux transformations du système économique.

Le champ des études urbaines demeure un domaine pluri et interdisciplinaire. Le recours à des outils d’analyse élaborés par diverses disciplines des sciences sociales et humaines – histoire, géographie, sociologie, anthropologie, science politique, science économique, études culturelles – est fréquent.

Les textes réunis dans ce numéro témoignent de la diversité des questions, des problèmes et des enjeux urbains et municipaux au Québec. Le Québec est devenu une société urbaine assez tôt au siècle dernier : dès les années 1930, plus de la moitié de la population vit dans des villes. Par rapport à l’ensemble canadien, il a été légèrement plus urbanisé, mais généralement moins que l’Ontario. Ainsi, en 2001, la population canadienne est concentrée à 79,7 % dans des agglomérations de 10 000 habitants et plus, celle du Québec à 80,4 %, et celle de l’Ontario légèrement plus[1]. Ce changement démographique et spatial, qui s’est opéré sur plusieurs décennies, s’est accompagné de profondes transformations sociales. Comme d’autres sociétés industrielles, la société québécoise a fait face à des conditions nouvelles. L’urbanisation approfondit la division sociale du travail ; elle crée une société plus hétérogène, plus ouverte aussi, notamment à l’immigration, mais plus incertaine, et dans laquelle de nombreux liens sociaux sont médiatisés par des associations de différente nature. Il ne faudrait toutefois pas opposer radicalement la ville à la campagne, comme l’a montré la recherche urbaine. La ville est pénétrée de villages urbains, la culture urbaine se diffuse vers les campagnes et, avec le temps, les écarts s’estompent malgré des différences persistantes. Dans une étude assez révélatrice, Turcotte (2001) a mis en lumière que, sur le plan des valeurs, et notamment du traditionalisme moral, les habitants des villes centres des grandes agglomérations se distinguent de tout le reste du territoire et que les banlieues sont plus proches qu’on le pense des campagnes. Les effets réciproques des villes et des campagnes, petites villes comprises, sont plus complexes que la classique dichotomie entre l’urbain et le rural.

Les dynamiques urbaines, comme les problèmes d’ailleurs, sont de plusieurs ordres : techniques, environnementaux et sanitaires, sociaux, culturels, économiques et politiques. La ville engendre ses propres maux auxquels elle apporte des solutions inédites. D’abord, la technologie. Il est frappant d’observer combien plusieurs technologies de la communication (la téléphonie, par exemple), du confort et de la santé, comme l’approvisionnement en eau, l’électricité (pour l’éclairage et le chauffage), la gestion des déchets, sont nées, ou ont pris leur expansion en ville, dans des milieux peuplés et concentrés. Si longtemps, comme l’avait observé Braudel dans Civilisation matérielle et capitalisme, la vie en ville est plus pénible qu’à la campagne et qu’on y meurt plus, le passage à la société urbaine a forcé les citadins à devenir inventifs et, grâce à l’innovation technologique et institutionnelle, ils et elles ont pu rendre leur cadre et leurs conditions de vie plus enviables au point où on quitte les campagnes pour résider en ville parce que celle-ci offre d’abord une plus grande diversité d’emplois, mais aussi des services publics et privés plus variés et souvent de meilleure qualité. On est attiré vers la ville pour l’école, le collège et l’université notamment, pour des services de santé, pour toute une gamme de services et de produits dont on a de plus en plus de mal à se passer et, enfin, particulièrement chez les jeunes, pour vivre une expérience personnelle différente (Gauthier, 2003). L’écart entre villes et régions ne semble pas sur le point de disparaître ; la ville offrant, malgré tout, quelque chose d’irrésistible.

Toutefois, il y a ville et ville. La ville concentrée et compacte du passé est justement… passée. Le tissu urbain s’est étendu, s’est parfois disloqué, s’est recomposé en satellites urbains de plus petite taille, mais non loin des grands centres. Le mouvement a été rapide, massif à certains endroits, et paraît durable. Les villes centres, que ce soit à Montréal, à Québec, mais aussi dans les villes moyennes comme Trois-Rivières, ont décliné et éprouvé des difficultés de taille : elles ont perdu en population, en emplois, en revenus municipaux, en qualité de services. De nouveaux défis ont été posés aux grandes villes et à leur portion centrale, qui ont été relevés par des interventions économiques, culturelles et urbanistiques. Les grands centres urbains ont fait naître et ont profité de la nouvelle économie du savoir. Celle-ci est-elle spontanément et exclusivement un phénomène de grandes et très grandes villes ? Si oui, comment intervenir pour l’encourager, la faire advenir plus rapidement et, dans un esprit d’équilibre régional, la diffuser pour que tous en profitent ? La ville centre peut-elle miser sur la culture et les arts pour regagner des populations disparues : pas forcément les mêmes personnes, mais des jeunes et des groupes sociaux montants qui aspirent à la centralité urbaine ? Comment l’urbanisme et l’aménagement peuvent-ils intervenir pour rendre les villes centres attrayantes à nouveau ? La requalification, la revitalisation, voire la renaissance urbaine, sont à l’ordre du jour.

Deux facteurs ont pesé sur le sort des grandes villes et leur évolution, pas toujours heureuse, des dernières décennies : l’exode vers la banlieue, puis vers des zones plus lointaines, mouvement qualifié d’« exurbanisation », et la « désindustrialisation » qui a profondément changé les structures économiques urbaines et les paysages urbains : usines abandonnées dans des quartiers laissés à l’abandon, populations en déclin, groupes sociaux captifs, bâtiments et infrastructures délabrés. Cependant, les villes centres renaissent de leurs cendres ; Montréal et Québec connaissent une nouvelle vigueur (Guay et Hamel, à paraître). Même si la capitale a un taux de croissance démographique plus faible que la « métropole », sa ville centre s’est refait une beauté et son économie s’est en partie affranchie du poids de la fonction publique, peut-être pas autant qu’à Ottawa, mais de manière visible toutefois.

Les défis urbains se sont transportés vers les villes moyennes. Celles-ci comprennent un univers assez bigarré. Au sommet, trônent les villes moyennes supérieures, comme les appellent Carrier et Gingras. Elles sont peu nombreuses ; ce sont des régions métropolitaines de recensement telles que définies par Statistique Canada : Saguenay, réunissant depuis les récentes fusions Chicoutimi et Jonquière, Sherbrooke, Trois-Rivières, auxquelles il faut ajouter Gatineau, selon sa nouvelle appellation, située dans le giron d’Ottawa et de son dynamisme propre. Puis, il y a les autres, cette vaste gamme de villes plus ou moins grandes, plus ou moins petites, dont la recherche s’est encore trop peu occupée. Il serait incorrect de tout mettre dans le même panier urbain, car les villes moyennes, au Québec comme ailleurs, sont très différentes les unes des autres (Charbonneau, Lewis et Manzagol, 2003). Si à côté de villes comme Saint-Georges, Magog, Drummondville, Joliette et Saint-Jean-sur-Richelieu, qui, de 1996 à 2001, ont connu des taux de croissance démographique entre 4 et 6 %, bien supérieurs à la moyenne provinciale qui est de 1,4 %, il y a celles qui déclinent : Baie-Comeau, Rouyn-Noranda, Thetford Mines, Matane, La Tuque, villes proches ou au coeur de régions ressources, comme on dit, mais aussi Trois-Rivières et Sorel-Tracy, anciens bastions de la grande et lourde industrie, aux prises avec des difficultés de reconversion économique : trop petites, ou trop proches de Montréal, et pas suffisamment diversifiées pour profiter de la nouvelle économie.

Enfin, il y a toutes ces municipalités de moins de 10 000 habitants, très nombreuses (1 181 en 2000) qui connaissent des problèmes et des défis particuliers. Lorsque le gouvernement fédéral a proposé d’investir dans les grandes villes parce qu’elles devaient rajeunir et améliorer leurs infrastructures et qu’une bonne part de la population canadienne y vivait, les petites municipalités se sont senties rejetées. Étant donné leur nombre et leur poids politique, elles ont elles aussi revendiqué leur part du gâteau fiscal fédéral.

Ce numéro ne peut, en quelques articles, rendre compte de tous les enjeux des villes et des municipalités. L’éventail de recherche est, toutefois, représentatif ou, du moins, révélateur.

L’ancienne métropole canadienne, Montréal, a été ébranlée par une série de chocs. Elle a été frappée par la désindustrialisation, commencée dès les années 1960, mais s’accélérant dans les années 1970-1980 (Lamonde et Martineau, 1992 ; Germain et Rose, 2000). L’exode d’une partie de ses citoyens anglophones à la fin des années 1970 n’a pas été sans conséquences. La fuite vers la banlieue, ou plus précisément le choix de la banlieue au lieu de la ville centre, a appauvrie cette dernière. Les équipements et les infrastructures se sont dégradés ; la ville a vu son assiette fiscale se détériorer. L’immigration a compensé une partie des pertes démographiques, mais pas complètement. D’ailleurs, la banlieue immigrée montre le nez, rompant ainsi avec les quartiers centraux, principales, sinon exclusives, zones d’accueil des premières générations d’immigrés (Charbonneau et Germain, 2002). Enfin, la perte de statut de métropole au profit de Toronto semble avoir, un temps, engourdi les décideurs et les élites économiques et politiques. Et pourtant, le discours du déclin (Sénécal, 1997) a cédé le pas à un discours de la reprise : reprise en mains par les acteurs locaux, mais aussi par les paliers supérieurs de gouvernement. Qui ont été les principaux porte-parole de ce renversement discursif ? Certes, les rapports d’experts, dont un des tout premiers est sans contredit le célèbre rapport Higgins, Martin et Raynault (1970), avaient sonné l’alarme ; le déclin économique de Montréal est inquiétant, pour la région comme pour l’ensemble du Québec. La solution de renforcer, voire de créer de toutes pièces, un pôle de développement moderne, tourné vers l’économie internationale, a surpris plusieurs acteurs, pris dans une sorte de torpeur confortable dans un environnement mondial en pleine transformation. Les élites économiques se sont mobilisées : elles ont d’abord élaboré un discours, une sorte de compréhension commune de ce qui afflige la région métropolitaine ; elles ont, ensuite, proposé des voies de sortie, des pistes de solution. Pierre Hamel et Claire Poitras ont analysé ce discours du déclin et de la relance souhaitée à travers la presse d’affaires. Ils ont mis en évidence six catégories conceptuelles qui ont organisé ce discours et ont mené, sur une période assez longue, de 1960 à aujourd’hui, une enquête approfondie. Ce discours a évolué en trois grandes périodes : d’abord, il faut agir pour moderniser les équipements et les infrastructures ; puis, signe des temps, le pessimisme s’installe dans les années 1980 et durant une partie des années 1990 : la crise fiscale de Montréal se conjugue à une crise de productivité et de fuite des sièges sociaux, sans parler des cerveaux ; enfin, au cours de la période plus récente, 1998-2003, souffle un vent d’optimisme. Si les milieux d’affaires ont à cors et à cris réclamé depuis un bon moment l’internationalisation de l’économie de Montréal, ce n’est qu’avec la nouvelle économie que cette internationalisation a pu asseoir ses bases. Cependant, l’économie n’est pas tout : il faut agir pour redorer le blason de Montréal sur plusieurs fronts ; le logement, la culture, la qualité des espaces publics, la formation de la main-d’oeuvre, la gouvernance urbaine, bref des thèmes on ne peut plus modernisateurs et mobilisateurs. La gouvernance urbaine a pris une large place ; les structures de décision étaient fragmentées et nuisibles à une reprise et relance de l’économie rapides. Les élites économiques se sont fait les porte-étendards de la nouvelle gouverne urbaine. Intrigués, fascinés et attirés par les expériences américaines de « développement intelligent » (Smart Growth), par le dynamisme de certaines régions nouvelles, fortes en haute technologie, mais aussi par la reprise vigoureuse de régions urbaines qui avaient, à l’instar de Montréal, connu un long et lent déclin, comme Boston, Pittsburgh, les acteurs économiques se sont en quelque sorte demandé : pourquoi pas nous ? Les solutions proposées sont devenues l’arsenal des politiques publiques à l’égard des grandes villes. En matière de gouvernance urbaine, les élites économiques et leur discours de relance ont probablement pesé très lourdement dans la vague récente de fusions municipales.

Andrew Sancton, qui suit depuis longtemps la scène politique montréalaise de très près, s’est interrogé sur le bien-fondé, politique et économique, d’une politique à grande échelle de fusions au Canada. La récente vague québécoise ne l’a pas plus convaincu que les précédentes. Dans son livre La frénésie des fusions. Une attaque à la démocratie locale (2000), il critique, au nom des principes démocratiques, les partisans des fusions, plus pressés d’atteindre des objectifs politiques, qu’ils se sont eux-mêmes donnés, que des objectifs économiques et sociaux. Le cas de Montréal sur lequel il revient est pour lui troublant. Les fusions du « nouveau millénaire » – et les « démembrements » de 2004 semblent lui donner raison – ne vont pas dans le sens du renforcement de la démocratie locale. Les municipalités de l’ouest de Montréal ont assez massivement voté pour un retour aux anciennes institutions municipales ; elles ont rejeté les visions d’intégration et d’unification, pour défendre une volonté de contrôle de leur espace de vie. L’article de Sancton, essai réflexif informé par plusieurs années de recherche originale, est à lire en liaison avec ses précédents écrits sur la gouvernance municipale et métropolitaine à Montréal, comme La frénésie des fusions, déjà citée, et Governing the Island of Montreal : Language Differences and Metropolitan Politics (1985). On soupçonne que l’unanimité des élites économiques sur les institutions de gouvernance à Montréal n’existe pas et, si Hamel et Poitras décèlent un discours fort sur le renforcement et l’intégration des structures de décision, il émane principalement de la presse d’affaires et des élites économiques francophones. La diversité sociale et culturelle montréalaise continue de s’exprimer et se joue sur de nombreuses scènes.

La ville d’aujourd’hui sans ses banlieues est une chose inconcevable. La recherche urbaine s’est beaucoup penchée sur les villes centres, des grandes villes notamment. Elle n’a pas toujours délaissé les banlieues, mais elle s’y est un peu moins attachée. Que représente pour leurs habitants la vie dans une banlieue ? Sur des sujets complexes comme la diversité des habitats suburbains, il faut se faire chirurgien et avoir un esprit analytique : disséquer, séparer, distinguer. Comme il y a des vagues d’immigration et d’urbanisation, il y a aussi des vagues successives d’expansion des banlieues. Si la recherche de Bédard et Fortin s’attarde à montrer les différences, quand il y en a, entre les habitants de banlieues et les habitants de quartiers centraux urbains, le texte de Ramadier et Després distingue nettement la représentation spatiale et sociale d’une première génération de banlieusards de celle d’une seconde. Ces deux textes se complètent, car ils étudient les représentations spatiales, leur construction, leurs effets sur le choix du lieu de vie et de l’habitat.

En réutilisant des données d’une recherche célèbre de l’INRS-Urbanisation (devenu INRS Urbanisation, Culture et Société) sur les nouveaux espaces résidentiels, Bédard et Fortin font la preuve d’un attachement fort à la vie de banlieue pour ce qu’elle offre et permet. Si les propriétaires sont généralement plus satisfaits de leur sort que les locataires, cette différence peut n’être que passagère puisque la possession d’une maison individuelle est une aspiration assez largement partagée. L’enquête originale avait distingué les nouveaux espaces résidentiels centraux de Montréal et de Québec des nouveaux espaces de banlieue. La satisfaction du cadre de vie, de l’habitat et du logement est assez élevée dans les deux cas. Mais la banlieue, déjà riche en valeur subjective investie par ses habitants, s’est transformée : elle a gagné en autonomie et en qualité et diversité de services au point que plusieurs banlieues forment des villes dans une ville. Si les navettes quotidiennes n’ont pas cessé, elles ne se font plus toutes dans la même direction, vers le centre de l’agglomération. Tout cela aide à expliquer l’attachement manifeste pour la vie de banlieue, malheureusement fort décriée par certaines professions et élites sociales. Le texte de Bédard et Fortin contribue à une meilleure compréhension du choix de la banlieue, tout en laissant poindre l’émergence d’une double culture (deux solitudes ?) dans les grands centres urbains.

Les banlieues ne sont pas homogènes, ni leurs habitants. Assistons-nous à l’apparition de plusieurs cultures au sein des grands pôles urbains ? L’enquête de Ramadier et Després ne peut répondre adéquatement à cette question. Cependant, leur recherche montre que les représentations sociales et spatiales de la banlieue et de l’ensemble de l’agglomération urbaine de Québec, là où l’enquête a été menée, varient. Les habitants d’une première génération de banlieue (le quartier Duberger) ont conservé une représentation d’ensemble forte de l’agglomération, identifiant bien les pôles d’attraction centraux traditionnels, alors que la génération qui a suivi se représente l’agglomération de manière plus éclatée et polynucléaire. Ces constructions différentes sont produites par les comportements et les activités, comme par l’expérience urbaine personnelle. Mais les auteurs notent aussi que, si les activités structurent les représentations, celles-ci en retour orientent les activités. Le texte contribue à mieux saisir le rapport complexe, rarement à sens unique, entre les représentations et les activités dans l’espace. De plus, l’« effet générationnel », que les recherches dans le domaine ont mis en évidence, est analysé avec soin. Les auteurs montrent toutefois que celui-ci doit être nuancé. L’appréciation de la banlieue dite générique est assez largement partagée. Sa représentation correspond aux images qui se sont formées et ont été diffusées sur la banlieue, comme la maison unifamiliale, la verdure, les espaces de loisir, la tranquillité, la vie familiale et l’intimité : images spatiales tout autant que sociales. Comme les générations se succèdent et ne se ressemblent pas, les habitants plus récents du quartier ont des représentations différentes de la génération pionnière. Ils sont aussi plus mobiles, ou différemment mobiles. C’est l’espace vécu qui distingue les représentations des uns et des autres et pas d’abord les attributs physiques et spatiaux.

La qualité environnementale et sanitaire a depuis longtemps été du ressort des villes et des municipalités. Comme on vit maintenant principalement dans un cadre urbain, la qualité de vie est inséparable de la qualité environnementale. La dégradation de l’environnement a frappé les ressources, mais aussi l’air que l’on respire, l’eau que l’on boit. Si de considérables progrès ont été accomplis pour rendre plus saine la vie urbaine, il reste encore de grands défis à relever. L’idée de développement durable s’applique tout autant aux villes qu’aux régions ressources et aux espaces vierges qu’il s’agit de conserver pour les générations futures. L’environnement construit qui sera légué aux générations futures a autant d’importance que le patrimoine naturel : l’un comme l’autre peuvent être un capital dégradé ou un capital enrichi.

Le texte de Michèle Boulanger aborde une question de gestion environnementale dans le cadre de petites municipalités. Dans les quatre cas qui l’ont intéressée, c’est la qualité des eaux souterraines, source d’approvisionnement, qui a posé problème. Les décisions tendues entourant la protection de la qualité des eaux souterraines sont révélatrices d’usages conflictuels du territoire et de ses ressources, très manifestes dans les collectivités rurales et les petites municipalités. Adoptant le modèle d’analyse de Kingdon, l’auteure suit pas à pas comment certaines municipalités se sont emparées du problème, l’ont mis à leur ordre du jour politique et ont pris les moyens pour élaborer une solution acceptable et acceptée. L’auteure examine également comment d’autres municipalités n’ont pas aussi bien réagi ; dans cette comparaison, l’absence de décision apparaît comme une décision lourde de conséquences environnementales. Divers processus et facteurs sont en cause. Dans un contexte où la définition des problèmes n’est pas unanime, où les intérêts divergent, le rôle d’acteurs clés, entrepreneurs politiques locaux selon l’expression de l’auteure, devient déterminant dans la protection d’une ressource commune comme l’eau.

Les systèmes urbains sont généralement très hiérarchisés. Les modèles classiques alvéolaires (la théorie des places centrales), répartissant également les centres dans l’espace, ne sont pas des constructions historiques réelles, mais des vues de l’esprit. Des facteurs, des forces jouent qui concourent à renforcer certains pôles et à « affaiblir » certains autres. L’espace est structuré en centres et périphéries, dont on peut donner deux sens. Il y a celui qui s’est imposé en géographie économique selon lequel l’espace est divisé en centres moteurs et périphéries mues. La thèse de Higgins, Martin et Raynault sur le rôle privilégié de Montréal comme seul pôle de développement représente bien cette conception, qui se fonde sur une observation empirique, mais comporte sa part normative. Dans cette optique, la formation de centres et de périphéries procèdent de processus économiques qui peuvent être renforcés par des décisions politiques, notamment en aménagement du territoire. La division entre centre et périphérie peut cependant faire référence à des processus culturels et sociaux. En effet, selon Edward Shils (1975), le centre, qui n’est pas forcément un lieu spécifique, définit les valeurs et les croyances sociales dominantes, qui rayonnent vers des périphéries nombreuses. Toute société a un centre ; toute société a ses périphéries. La recherche régionale québécoise a d’emblée adopté une conception économique du centre et de la périphérie et s’est trop peu intéressée à la seconde conception, à l’exception des travaux d’Andrée Fortin et de Fernand Harvey sur les dynamismes culturels régionaux, qui ont plutôt tendance à remettre en question cette dichotomie rigide, même si ce n’est pas leur intention première (Fortin, 2000 ; Harvey, 1997 ; Harvey et Fortin, 1995).

Enfin, le texte de Carrier et Gingras aborde la question des villes moyennes, villes mal connues, méconnues même. En ciblant leur analyse sur les villes moyennes supérieures, quatre en tout, et en mobilisant plusieurs données statistiques, les auteurs mettent en évidence des caractéristiques communes, mais aussi de profondes différences. Gatineau profite de son inclusion dans un grand centre urbain canadien dynamique et tourné vers les nouvelles technologies, alors que Saguenay et Trois-Rivières vivent une période de décroissance démographique et une difficile reprise économique. Sherbrooke se situe un peu entre ces deux pôles, profitant de sa proximité de la frontière américaine. Cette note de recherche incite à aller plus loin, à mieux connaître les dynamiques propres à ces villes et à s’attarder sur leur économie politique. Elle pose de plus la question du rapport, surtout économique comme il apparaît dans leur analyse statistique, entre centre et périphérie, dont on semble avoir du mal à se départir, faute d’une meilleure théorie des rapports spatiaux (Polèse et Roy, 1999 ; Polèse et Shearmur, 2002).

Les articles de ce numéro ne sont qu’un petit aperçu de la diversité et la richesse des recherches sur la ville, les municipalités et les régions au Québec. Ils constituent néanmoins des analyses inédites qui entretiennent la flamme spatiale dans les sciences sociales. Ils montrent les enjeux, les défis ; ils ouvrent la voie à des réflexions sur les modes de gouvernance et sur le choix des politiques publiques. Enfin, ils s’interrogent sur ce qu’habiter un lieu veut dire, les banlieues en l’occurrence.