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Le titre est trop large. Il aurait été plus adéquat de présenter l’ouvrage sous le chef « La biographie au Québec: approches littéraires». Car il ne sera guère question ici de la biographie historienne savante, des biographies journalistiques (autorisées ou pas) d’hommes politiques ou autres personnages contemporains, ou encore de récits de vie d’intérêt socio-anthropologique – genres tout justes présentés dans l’article liminaire. Signées la plupart par des littéraires, les différentes contributions du recueil concernent surtout « la vie en tant que construction rhétorique » (Lucie Robert).

La première partie de l’ouvrage est également mal sous-titrée. La biographie ne se situe pas « entre l’histoire et la littérature » : elle est une page d’histoire, centrée sur un individu singulier, tandis que « la bonne histoire redevient […] un genre littéraire » (Georges Duby, cité par H. Pelletier-Baillargeon, p. 154). De même qu’une vie ne peut être que racontée, la grande Histoire « repose sur une mise en intrigue » et ne fait qu’à mauvais escient l’économie de la narrativité, comme l’ont fait valoir Paul Ricoeur dans Temps et récit (1985) ou moi-même dans L’homme historien (1979). Il aurait donc mieux valu emprunter le titre d’un article cité p. 31 : « Du biographique entre “science” et “fiction” ».

Le texte liminaire de Lucie Robert nous offre un bon panorama de l’évolution du genre biographique, des Vies de l’abbé Faillon dans les années 1850 jusqu’à l’hypobiographie contemporaine, « forme hybride entre le roman et la biographie » (p. 30), où se manifeste au mieux la « tension fondatrice» entre rhétorique du roman et vérité historique. Aux genres brefs de type «éloges, portraits et galerie » – caractérisés par « la légèreté de la plume, l’acuité du portrait, le trait et l’anecdote » (p. 23) – succède la biographie proprement dite, en quête d’« une forme qui permette de libérer la vie du cérémonial et qui la transforme en une aventure » (p. 25). Le type « l’homme et l’oeuvre », qui relève au premier chef de l’histoire littéraire, est inauguré par le François-Xavier Garneau de P.-J.-O. Chauveau en 1883 ; le type « l’homme et son temps », issu de l’histoire politique, « se fixe » avec un Letellier de Saint-Just de 1885. Au XXe siècle, le genre bref a perdu ce qui faisait son charme pour devenir article de dictionnaire savant, tandis que la grosse biographie indépendante est surtout le fait de journalistes.

Au sujet de l’oeuvre essayiste de Fernand Ouellette – Edgar Varèse, Depuis Novalis, Je serai l’Amour – Robert Vigneault, spécialiste de L’écriture de l’essai (1994), signe une belle étude dont le premier mérite est la clarté de la « formulation ». Contrairement à l’acception courante, l’essai n’est pas une catégorie fourre-tout où ranger n’importe quelle prose d’idée ; c’est une forme « étoilée », tout le contraire de la dissertation, qui ouvre à « la voix unique du je de l’écriture » (p. 39), peu importe la thématique : politique, philosophique, psychologique, de critique littéraire… Quant à l’essai biographique, il est « le fruit d’un audacieux métissage textuel » (p. 43), du fait que le temps de la narration est subsumé sous « le présent éthique » de l’essai, autorisant ainsi la manifestation des « retentissements existentiels de l’autre dans son propre destin » (p. 44). La biographie de Varèse et surtout les Trajets avec Thérèse de Lisieux sont de beaux exemples de ce choix épistémologique pour « l’intelligence d’amour » (p. 64), fondée sur une poétique de la « fulgurance » et de l’« errance » (p. 50).

Tandis que Marcel Olscamp met en évidence la trace du biographique dans l’oeuvre de Victor-Lévy Beaulieu, John Hare traite de l’historiographie des Patriotes, en insistant quelque peu sur la production biographique. Patricia Smart pour sa part tente vainement d’étayer le postulat que « la biographie a changé énormément depuis l’avènement du féminisme » (p. 106), notamment par le biais d’une comparaison entre le Gabrielle Roy de François Ricard et le Judith Jasmin de Colette Beauchamp : comme le montrent bien l’étude de R. Vigneault sur le Thérèse de Lisieux de Ouellette ainsi que les réflexions de Ricard en fin de volume, le « rapport empathique » n’est pas une question de sexe ; non plus que le meilleur calibre du Gabrielle Roy.

La seconde partie, « l’atelier du biographe », présente les considérations de quatre praticiens du genre sur leur propre travail. Dans le registre enthousiaste orné d’un brin d’autocomplaisance, Bernard Andrès fait état de ses motivations, méthodes et stratégies d’écriture pour ressusciter un personnage et « recréer un monde pour le lecteur » (p. 139). Son Sales Laterrière avait déjà intéressé divers historiens, la documentation était abondante quoique dispersée et comprenait même une autobiographie. Mais comment attirer le lecteur grand public vers cet aventurier quasi absent de la mémoire collective, dont le nom n’évoque plus qu’un village du Saguenay ou le château Dubuc qu’y a fait construire le célèbre entrepreneur ? Andrès glisse sur la question, tout en fournissant les réponses : recours aux personnages et dialogues fictifs, ton XVIIIe siècle, encodage ludique. Ajoutons le titre accrocheur, L’énigme de Sales Laterrière, laquelle se réduit à une incertitude généalogique quant à l’origine exacte du personnage. Et l’éditeur a renchéri en présentant cette biographie romancée sous la rubrique « roman ». L’ouvrage n’en reste pas moins une biographie érudite, qui est « aussi une petite histoire des mentalités du XVIIIe siècle » (p. 143) et à propos de laquelle l’auteur soulève de pertinentes questions de méthode, notamment celles du point de vue et de la voix narrative.

Journaliste de formation littéraire, Hélène Pelletier-Baillargeon pose le même genre de questions depuis son Olivar Asselin, dans un texte plus sobre, placé sous le patronage de Georges Duby. Les réponses sont toutefois divergentes et moins catégoriques. Là où Andrès se permettait d’écrire « à la manière de », Pelletier-Baillargeon se borne à éviter les anachronismes sémantiques et à recycler certaines expressions ou tournures d’époque. Le premier alternait le point de vue de son héros et celui des adversaires ; l’autre privilégie celui du personnage principal. Surtout, elle en est venue à récuser les artifices d’écriture propres à la biographie romancée : scénarisations, personnages et dialogues fictifs, a fortiori pensées fictives. L’apprenti biographe tirerait profit de ses réflexions. Peut-être aurait-il aussi intérêt à méditer sur le texte un peu débridé de Stéphane-Albert Boulais, auteur putatif d’une biographie encore à venir sur le cinéaste Pierre Perrault ; ce pourrait servir de mise en garde contre la tentation, à laquelle a su résister Pelletier-Baillargeon, d’embrasser trop grand avant de commencer.

François Ricard souscrirait sans doute à la mise en garde contre les préalables interminables. Il a décidé de mettre fin à une longue phase de documentation sans avoir tout cherché, pour se mettre au travail d’écriture, tel un artisan, sans théorie ni modèle biographique, sans plan ni interprétation préconçue, en se « résignant » (!) à suivre l’ordre chronologique. Ses considérations sur le rapport entre la vie et l’oeuvre d’un écrivain sont à la mesure de la fort réussie Gabrielle Roy. L’oeuvre est le principal personnage de la vie d’un écrivain et la biographie est une des formes de la critique littéraire. Certaines oeuvres cependant « se construisent précisément contre » la biographie, qui serait alors « une trahison critique » (p. 189). Celle de Gabrielle Roy commandait la réponse inverse, car elle ressentait sa vie comme « l’antichambre» de son oeuvre » (p. 192). Cette explication de Ricard est mal satisfaisante. « Au moment où Kafka attire plus d’attention que Joseph K., écrit-il en citant Kundera, le processus de la mort posthume de Kafka est amorcé. » (P. 188.) La même chose ne vaut-elle pas pour Alexandre Chenevert, plus oublié, il me semble, que son créateur ? À raison, je dirais, et sans qu’il ne s’agisse d’une trahison. Car cette femme pour qui l’écriture comptait plus que tout, « plus que sa vie même » (p. 186), concluait pourtant quelques années avant sa mort : « L’oeuvre vaut-elle tout cela, je ne le sais pas, peut-être pas, probablement pas, mais cela m’est égal. » (Cité dans Gabrielle Roy, une vie.) Mis à part Bonheur d’occasion, qui a plutôt bien vieilli et qui a justement permis à son auteur de vivre une vie d’écrivain, l’« oeuvre » essentielle de Gabrielle Roy, ce qui comptait plus que tout, ne serait-ce pas en fin de compte, si on se fie à son aveu tardif d’indifférence, cela qu’elle a voulu raconter elle-même dans son autobiographie posthume avant d’en confier le mandat à son futur biographe : une vie ?