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Le projet qui est le fondement de l’ouvrage de Jean-Jacques Simard ne manque pas d’ambition. Il s’agit en effet de « retracer quelques-unes des pistes par lesquelles la société québécoise est advenue au monde contemporain » (p. 9). C’est bien alors de l’éclosion du Québec contemporain dont il est question. Vaste programme et projet téméraire en même temps si l’on considère que plusieurs sociologues et historiens s’y sont déjà risqués. Si cette tentative ne manque pas de grandeur, elle comporte le danger de défoncer des portes ouvertes et de donner dans la redite. De fait, certains textes de ce livre paraîtront de prime abord un peu en retrait des questionnements actuels. Dans d’autres cas, on aura l’impression que l’on s’attaque à des problèmes pour ainsi dire réglés. Ainsi en est-il de la critique que l’on a adressée à l’entreprise du BAEQ au nom du volontarisme gestionnaire déguisé en idéal de prise en charge collective qui en était, en effet, à la source. La critique que nous en propose Simard semble surgir d’une autre époque. De même, ses considérations portant sur la « pensée cybernétique » ou encore sur l’homme comme « donnée sociale » ont quelque chose de suranné. On pourrait dire la même chose de l’analyse portant sur la récupération technocratique dont le projet des CLSC a été l’objet au cours des années soixante-dix. Mais, à vrai dire, le sentiment d’avoir lu tout cela jadis et la vague impression que cette critique de la société a été depuis abolie par la réalité elle-même renvoient le lecteur à sa propre expérience. Tout se passe comme si rien de ce qu’a critiqué Simard tout au long de sa carrière ne nous dérangeait plus vraiment tellement est grande notre soumission à l’ordre des choses. C’est une étrange expérience de lecture que celle qui nous fait redécouvrir des textes dont l’écho nous parvient de si loin, alors que leur propos nous semblait d’une si grande pertinence à l’époque de leur première lecture. Peut-on alors parler d’une pertinence rétroactive au sens où, lisant ces vieux écrits, on doit admettre que ce n’est peut-être pas tant la critique qu’ils portent qui a vieilli que nous-mêmes. Cette seule révélation suffit à justifier qu’on lise ce livre jusqu’au bout de sorte à y retrouver ce qui jadis constituait une critique radicale et définitive de la modernité que nous avons quelque peu oubliée. On sortira de cette expérience en se demandant comment nous en sommes venus à considérer simplement et sans autre critique la « cybernétisation » ou la « récupération » effectuées par le « système » comme phénomènes advenus et, pour ainsi dire, indépassables ? Comme si la réalité avait frappé d’obsolescence les utopies de naguère tout en faisant de nous les victimes consentantes d’un ordre du monde dont nous trouvons difficilement aujourd’hui les moyens de le récuser, tellement les évidences qu’il impose nous laissent sans voix. En d’autres termes, avant de se porter à la rencontre des analyses plus spécifiques que Simard réserve au développement sociohistorique du Québec au XXe siècle, le lecteur reconnaîtra d’abord une voix. Elle dit ce que toute une époque tenait pour vrai. Elle énonce une critique de la modernité québécoise que les acteurs sociaux pouvaient encore reprendre à leur compte au cours des années soixante-dix parce qu’ils avaient l’impression d’avoir prise sur la réalité. C’est peut-être alors une sorte de désespérance toute contemporaine qui fait que cette critique nous semble naïve du haut de l’histoire advenue.

Une voix donc, mais aussi une manière. Comme toujours avec Jean-Jacques Simard, on est d’abord frappé par son style indéfinissable, baroque, grinçant, indiscipliné et réfractaire aux convenances du genre académique. Cela incommodera les plus conservateurs, mais même ceux-là ne pourront réprimer un sourire à la lecture de passages franchement comiques. Je ne connais pas un auteur qui, parvenu au terme d’un chapitre que lui-même estime un peu long, écrira en se moquant de lui-même que « le temps est venu d’aboutir » (p. 73).

L’esprit de synthèse

S’il est une qualité que l’on ne saurait dénier à Simard, c’est bien celle de l’esprit de synthèse. Une formidable capacité à fondre du complexe dans une pensée fluide, alerte et toujours claire. Le premier chapitre, très joliment intitulé « Ce siècle ou le Québec est venu au monde », en constitue la meilleure illustration. La synthèse qui est proposée de la dynamique sociale qui, dès l’aube du XXe siècle, devait conduire à la Révolution tranquille est tout simplement brillante. Elle est de plus fondée sur un appareil statistique, ce que l’on ne fait plus. L’analyse que livre Jean-Jacques Simard laisse la curieuse impression – et c’est tout à l’honneur de son auteur – qu’il ne reste plus grand-chose à ajouter à l’analyse globale de la société québécoise du XXe siècle, celle qui, dans le cours de son développement économique, du déplacement vers l’ouest des pôles de développement, dans les mutations de la culture, à travers les avancées de l’américanisation et dans la confrontation des idéologies, va déboucher sur la Révolution tranquille. On termine la lecture de ce chapitre avec l’impression qu’un certain nombre de choses sont maintenant acquises.

Je note cependant que ce chapitre est étrangement « révisionniste » au sens où l’a entendu Ronald Rudin dans Making History in Twentieth-Century Quebec[1]. La Révolution tranquille s’inscrit ainsi, sous la plume de Simard, dans les grands courants démographiques, économiques et commerciaux du XXe siècle, un peu à la manière dont l’ont aussi présentée Linteau, Durocher, Robert et Ricard dans leur Histoire du Québec[2] que l’on critique maintenant au sein de la nouvelle génération parce qu’elle aurait « normalisé » le parcours historique québécois en le rendant assimilable à celui de toutes les sociétés nord-américaines. Bien sûr, le sociologue estime important de prendre en compte « l’intentionnalité », pour le dire comme Thériault[3], qui gît au fond du parcours historique de la collectivité québécoise. Mais il ne semble pas savoir quoi en faire de sorte que le portrait qu’il brosse de l’histoire du Québec au XXe siècle semble presque entièrement déterminé par une implacable logique du développement du capitalisme et des avancées de l’américanisation. La société québécoise aurait alors digéré à sa façon des forces de changements impulsées d’ailleurs. Cette vue des choses, qui traverse l’écriture du premier chapitre, étonne davantage encore si l’on considère que l’approche théorique sur laquelle se fondent la plupart des textes réunis est, comme j’aurai l’occasion de le dire bientôt, culturaliste.

Le visionnaire

Reconnaissons également à Jean-Jacques Simard le rare talent qui est celui des visionnaires. Le lecteur de ce livre sera frappé de constater à quel point certaines analyses, écrites il y a plus de vingt ans, anticipaient avec précision les traits de la société québécoise contemporaine. Simard n’attend pas que l’on s’en aperçoive par nous-mêmes, lui qui, parfaitement au fait des débats contemporains en sociologie du Québec et en ayant répertorié les principaux protagonistes, affirme sans fausse modestie :

Qu’on verra qu’au fil des ans j’ai proposé au passage et en grossiers raccourcis plusieurs interprétations qui rejoignaient au moins partiellement presque toutes celles que je viens de mentionner (avec un oecuménisme déroutant, car les auteurs cités diffèrent parfois de perspectives jusqu’à la polémique) et, sauf exception, rien qu’à voir les dates de publication, avant même d’avoir eu l’occasion d’en profiter.

p. 19

Prétentieux ? Peut-être, mais force est d’admettre que nous sommes ici en présence d’un sociologue de première force. Ainsi, le chapitre intitulé « Les pieds et le plat : étiologie de l’autogestion », tiré d’un article publié dans la revue Possibles en 1986, anticipe les critiques contemporaines de la fragmentation de la communauté politique en mobilisant pratiquement le même appareil conceptuel que celui que l’on retrouve aujourd’hui chez des auteurs comme Marcel Gauchet, Manuel Castells ou encore Jacques Rancière. Le voilà qui aperçoit clairement l’émergence « des » collectifs contre « le » collectif, du « réseau » contre la structure et « contre la politique (les affaires de tout le monde) la multiplicité des affaires ‘ autogérées ’ ». Il y a là matière à inquiéter ceux qui, comme moi, n’ont découvert que récemment les effets corrosifs de la montée de l’identitaire dans nos sociétés.

Il en va de même du texte intitulé « Question de nous », publié en 1990 dans Les Cahiers de recherche sociologique. Dans ce texte absolument remarquable, le sociologue se penche sur les effets dissolvants du point de vue de l’identité québécoise d’une ouverture tout azimut et acritique au pluralisme identitaire et sur la capacité des Québécois à pouvoir dire « nous ». Je suis bien obligé de reconnaître que Simard avait dit bien avant moi ce que j’ai avancé dans mon livre L’histoire en trop (2002) sur les effets du pluralisme. Ce texte est l’un des meilleurs du livre non pas seulement parce qu’il est visionnaire, mais aussi parce qu’il circonscrit avec une rare finesse la manière dont se tricotent le particulier et l’universel dans la conscience historique québécoise, comment, surtout, ils ne sont pas étrangers l’un à l’autre. Les dernières pages de ce chapitre sont empreintes d’une émotion contenue. Jean-Jacques Simard accueille favorablement comme tout le monde l’ouverture du nous franco-québécois à la diversité en même temps qu’il y décèle la fin d’un entre-nous dans la béance de laquelle s’ouvre la question de nos raisons communes.

Émotion contenue, ai-je dit. Dans ce rapport émotif à notre « grande aventure », pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre de Lionel Groulx, réside l’énigme–Simard, énigme qui veut que l’intellectuel soit à la fois très proche de ce monde qu’il décrit si bien et en même temps si sévère à son endroit. Si capable de mesurer le chemin parcouru depuis les époques de la misère canadienne-française et si prompt pourtant à renvoyer le bon peuple à ses atavismes, à ses inhibitions, à ses vieilles habitudes paralysantes. Je crois qu’il y a chez Simard une bonne part de nous-mêmes dans cette propension à l’autoflagellation. Ainsi, par exemple, on comprendra mal le détachement de Jean-Jacques Simard dans la critique à laquelle il se livre de Fernand Dumont dans laquelle on sent qu’il l’admire mais qu’il traite par ailleurs cavalièrement, s’amusant de la polysémie notionnelle du concept de « référence ». Pourquoi ne pas nous offrir une critique franche et argumentée, comme Simard en est capable, plutôt que cette ironie et cette distance dont on a l’impression qu’elle est feinte ? Mais ce détail – dont on peut penser de prime abord qu’il ne tient qu’au style d’une écriture indisciplinée – nous informe peut-être de ceci, dont l’observation m’a fasciné tout au long de ma lecture de L’Éclosion, à savoir que notre sociologue ne sait pas toujours quelle posture adopter vis-à-vis de ce qu’il admire, aime ou respecte. Comme si l’humour et la dérision était aussi une manière pour lui de dire ses déceptions et ses impatiences. Rire de nous, Québécois modernes et émancipés mais toujours captifs des mêmes vieux démons de nos impuissances collectives. Désespérer de nous, si fiers d’échapper aux pièges à ours placés par l’histoire sur notre parcours mais si prompts à tomber dans ceux que nous nous tendons à nous-mêmes. Mais je ne veux pas me livrer trop vite à la psychothérapie du sociologue même si je crois que se trouve dans ces tréfonds l’épistémologie dernière de sa démarche.

Une vision désenchantée du parcours historique québécois

Je l’ai dit, la critique de la cybernétisation de la société que nous réserve Jean-Jacques Simard est typique des années soixante-dix. Le sociologue est ainsi très critique de la Révolution tranquille qu’il présente pour l’essentiel sous la figure d’un projet technocratique fonctionnant à la participation. On ne s’étonne pas alors de retrouver des passages au ton ironique, distant et désenchanté tirés de La longue marche des technocrates. On apprend ainsi que le nationalisme de la Révolution tranquille est instrumentalisé par une nouvelle petite bourgeoisie en mal de pouvoir. On trouve une semblable critique sévère et, il me semble, exagérée de la loi 101, laquelle est réduite aux aspirations de mobilité sociale d’une petite bourgeoisie cherchant à accéder à des postes de cadres. Cette critique simplificatrice me semble invraisemblable de sévérité surtout si on considère ce que Simard, autrement plus subtil, soutient au premier chapitre dans lequel il évoque les misères et les avanies qu’ont subies les Canadiens français. Tout le monde sera d’accord avec lui pour dire que la Révolution tranquille a signifié l’avènement de l’État-providence et de sa bureaucratie, mais ce n’est pas une raison pour s’abattre sur elle de telle sorte à ne plus y reconnaître ce qu’elle a apporté d’éminemment positif.

La vraie question consiste peut-être à se demander de quel point de vue peut être formulée une telle critique. Je crois que c’est peut-être dans ce qui tient chez Simard à la fois de l’approche théorique et d’un certain rapport à la conscience historique francophone que se trouve la réponse. C’est ce que je voudrais montrer maintenant.

Une approche théorique : le continuisme culturel

L’approche théorique qui structure la sociologie simardienne dans L’Éclosion peut être qualifiée de continuiste. Cela signifie simplement que cette sociologie est attentive aux traces qu’aurait laissées le passé dans le présent, que cette sociologie est attentive aux mutations de la culture mais en tant que cette dernière se donnerait dans une certaine permanence en dépit des multiples avatars sous lesquels elle dissimule parfois les sédiments d’un passé pourtant toujours actif en elle. C’est dans cette perspective que, par exemple, l’État prendrait le relais de l’Église catholique en tant que définisseur de situation.

Les traces de cette perspective continuiste sont nombreuses. Dès les premières pages, Jean-Jacques Simard propose, par exemple, une lecture de la Révolution tranquille en vertu de laquelle les « aspirations ascendantes » d’une majorité émergeant d’une longue histoire de misère auraient été captées par une « élite technocratique » qui les aurait détournées à son profit (p. 12-13). Le continuisme se présente alors sous la figure de la récupération de l’ancien dans le nouveau ou, si l’on préfère, de l’instrumentalisation d’une mémoire souffrante au service d’une nouvelle petite bourgeoisie québécoise toute disposée à capitaliser, c’est le cas de le dire, sur le vieux ressentiment canadien-français. J’ajoute au passage qu’il est absolument frappant de constater la perduration dans la conscience historique québécoise de la thèse de la trahison des élites, ou si l’on préfère, de leur malheureuse propension à détourner à leur avantage, et aux fins du maintien de leur pouvoir sur la société, l’impuissance, la frustration et plus généralement l’expérience vécue de la domination du peuple. C’est bien ce que l’on a pu dire de l’Église catholique dont le pouvoir ne se serait perpétué que dans le fait de pouvoir s’ériger en défenderesse des Canadiens français. C’est encore ce que l’on a pu dire de la petite bourgeoisie traditionnelle, dont le duplessisme incarnerait l’apothéose, et dont l’influence qu’elle exerçait n’aurait reposé que sur le monopole idéologique qu’elle aurait détenu. Au sujet de nos élites encore, écoutons Simard qui, après avoir décrit la lutte qui oppose les sciences sociales au savoir de l’Église au cours des années quarante et cinquante, estime que la victoire des premières va s’institutionnaliser dans l’État québécois qui prend alors la relève de l’Église, les deux, dit-il, « aussi catholiques » l’une que l’autre (p. 119).

On pourrait multiplier les exemples dans lesquels se retrouvent les traces de cette perspective continuiste dont les rapprochements qu’elle autorise sont habituellement présentés de façon négative, par exemple en évoquant la perduration dans le Québec contemporain du vieux Québec «  catholique et rural » (p. 243). Au moment où il entame le procès du « Québec inc. », Simard constate en effet que « les nationalistes, comme toujours au Québec se tiennent la main autour de la rosace idéologique » (p. 157). Les temps changent mais la volonté d’endoctrinement demeure. Dans la même perspective, il voit dans l’autogestion des relents de corporatisme et de doctrine sociale de l’Église de même qu’une méfiance vis-à-vis de l’État. La nouvelle petite bourgeoisie de la Révolution tranquille, grande interprète du nouveau nationalisme des années soixante, aurait fini par « se constituer en classe pour elle-même » (p. 127) vouée à la défense de ses intérêts corporatistes. Cette nouvelle élite des années soixante, Simard ne la lâche pas. La voici qui s’érige en « nouveau clergé » (p. 143), elle qui prétend se porter à la défense du bien commun. Mais il y a plus grave et cela signale, à mon sens, la portée du continuisme que j’ai cru identifier en tant que trame théorique. Car l’élite n’est pas la seule coupable de nos manquements collectifs depuis cinquante ans. (…) « habitué à des curés qui ont quotidiennement accès à la vérité divine, notre peuple avalera le clergé technocratique qui détient lui aussi un savoir hermétique » (p. 144).

Je dirais que le continuisme simardien tient à la fois de la posture théorique et d’un certain positionnement vis-à-vis de ce que le sociologue estime se trouver au plus profond de la conscience historique québécoise : je veux parler d’une impuissance, d’un atavisme ou, pour emprunter à Dumont, d’un empêchement à être et à devenir. Le peuple québécois est-il condamné à ne pouvoir échapper à lui-même ? Reproduit-il dans les multiples avatars sous lesquels se réinvente toujours son identité collective le même schéma de l’opprimé intériorisant le pouvoir de l’autre ? Plus fondamentalement encore – et là c’est à la psychanalyse de Jean-Jacques Simard que nous devrions nous atteler pourvu qu’on le convainque de s’allonger un peu – y aurait-il dans cette désespérance apparente un dépit vis-à-vis de ce petit peuple, pour le dire comme Groulx encore, un genre de mépris pour ces suiveux incapables d’émancipation véritable ? À lire certains passages très durs pour les brebis consentantes que seraient ces Québécois cybernétisés prenant la relève de Canadiens français porteurs d’eau, on le croirait. Simard pourfend, en fait, ce qu’on peut appeler les tares de la culture canadienne-française, lesquelles se prolongeraient dans les réflexes institutionnels du Québec d’aujourd’hui. Abordant le thème de l’autodétermination, cher aux années soixante-dix, le sociologue est encore ici critique. On le suivra facilement dans la critique qui reconnaît dans cette utopie un certain « repli sur soi angélique ». Mais le jugement s’abat un peu dru sur ceux qui s’en sont faits les promoteurs. Voyons à nouveau Simard faire jouer son approche continuiste:

Une impression de déjà vu, de familier, de banal se dégage de ces intentions. Et j’ai envie de préciser : de catholique, de rural (…). Il y a du Small is beautiful derrière cette utopie, car on ne répond pas aux multinationales ou à la puissance centralisée de l’État par de telles nostalgies de l’homogénéité communautaire, de l’artisanat collectif, de la proximité des rapports entre habitants entre eux et avec la terre.

p. 243

Il est vrai cependant que l’on trouve parfois les manifestations d’une attitude exactement contraire à celle que je viens de décrire. Le chapitre intitulé « Fragments d’un discours fatigué sur les identités québécoises » est remarquable à cet égard. Non seulement est-il celui-là exempt d’ironie mais il manifeste une affection pour le peuple. Je n’ai pas le loisir de citer les nombreux passages dans lesquelles le sociologue se tient, il me semble, au plus profond de ce qui détermine l’identité québécoise contemporaine. Ainsi ce passage où l’auteur se penche sur l’hypothétique mainmise de l’Église sur la société québécoise n’est pas seulement pénétrant sur le plan sociologique, il révèle un Simard prompt cette fois à défendre ce que tant d’autres ont vu comme l’atavisme le plus profondément paralysant planté au coeur de la conscience historique canadienne-française. Le sociologue se porte ainsi à la défense de ce peuple canadien-français et de son attachement à l’Église. « (…) prenez tout ce que les Canadiens français catholiques ont mis à leur main et vous trouverez toujours partout du curé à bouffer. Bon, c’est entendu. Mais ces religieux avaient-ils usurpé le Québec ? » (p. 187). Simard entreprend alors de répondre à cette question. S’abattra-t-il sur l’Église en tant qu’elle aurait profité de l’impuissance collective pour fonder une domination qui allait durer jusqu’aux années soixante ? Pourfendra-t-il le peuple qui a accepté en silence cette domination ? L’auteur adopte plutôt une position qui se trouve à mi-chemin entre l’analyse sociologique proprement dite et la défense de la communauté canadienne-française apparemment si inerte face à cette puissance qui l’aurait colonisée de l’intérieur :

Le catholicisme des Canadiens français faisait sans doute partie de leur aliénation ; reste à se demander s’il ne composait pas en même temps un élément de leur identité. Je parle moins, ici, de la doctrine que de la mentalité d’une ethnie, ou de formes particulières de solidarité prenant prétexte de la légitimité du discours religieux et des institutions ecclésiales pour s’en revêtir.

p. 187

Non seulement le peuple n’a peut-être pas été sous la totale domination de l’Église, mais il l’aurait en réalité investie des valeurs de solidarité que lui avait apprises un mode de socialisation dont Fernand Dumont – que reprend ici Simard à l’appui de sa démonstration – nous a montré qu’il est tout entier fondé sur des « institutions originales » (famille, rang, paroisse). Nulles traces ici de cette distance dépitée que l’on retrouve ailleurs parfois. Le sociologue, à l’instar des Garneau, Groulx, Séguin et Dumont, se fait l’interprète sensible et généreux du parcours historique canadien-français.

De la même façon, si j’ai pu lui trouver tantôt des propos assez durs concernant les velléités autogestionnaires des nostalgiques de la communauté des années soixante, ceux-là à qui Simard reproche de donner dans le small is beautiful, ceux-là aussi qui seraient encore prisonniers du vieux communautarisme canadien-français, à la vérité je dois dire que les dernières pages de ce chapitre sont très justes sur le plan sociologique mais aussi très touchantes alors que Simard se penche sur la signification profonde des Opérations Dignité dans lesquelles il reconnaît le désir simple pour une collectivité humaine de perdurer dans le sentiment d’appartenir au monde. Revenant sur la critique qu’il vient tout juste de formuler, Simard dira que l’on aurait bien tort de rabattre les Opérations Dignité sur la seule nostalgie de la communauté perdue. Une communauté qui cherche à assurer sa pérennité n’aurait d’autre choix que celui de faire appel à la mémoire collective, de réinterpréter les matériaux qui s’y trouvent et attendent d’être investis de nouvelles significations.

En réalité, ce que je viens de critiquer, cette hargne contenue, ce dépit qui s’abat surtout sur les élites canadiennes-françaises puis québécoises, la secrète continuité qui lierait selon lui ces deux clergés de l’aventure franco-québécoise, tout cela alimente aussi les idées parmi les plus stimulantes du livre. Dans ce que je vais examiner maintenant, Simard se penche sur les fondements les plus profonds de la critique que les Canadiens français s’adresseront à eux-mêmes au cours des années cinquante et soixante. Il vaut la peine de le citer longuement :

Alourdi, dénaturé par son catholicisme du pauvre, son américanité indécrottable, ses souches agraires, écrasé pas ses soutanes, ce peuple s’était en quelque sorte trompé d’histoire jusqu’à ce que les nouveaux clercs diplômés d’université, « experts » armés de data ou « militants » fermement soutenus par les masses du carré Saint-Louis viennent enfin le remettre sur la bonne piste « rationnelle et scientifique ». Fondées en fait, ces remises en question étaient sans doute inévitables ; mais comment n’y pas reconnaître aussi, par delà les divergences idéologiques de surface, un solide tronc commun de déterminisme « progressiste » et, réciproquement, de honte envers une durée ethnonationale hélas toujours vivante !

p. 182.

Continuité encore, mais thèse absolument remarquable dans laquelle se trouve conjugué le passé tel qu’il se prolonge dans le présent dans sa forme mutante mais toujours reconnaissable, ce qui est la définition exacte de la conscience historique. De telles illuminations sont rares en sociologie. Jean-Jacques Simard fait tenir en quelques lignes deux des déterminants les plus puissants de l’identité québécoise telle qu’elle se reconfigure alors : une fascination pour le nouveau et une soif d’émancipation d’autant plus forte qu’au désir de participer à une modernité dont on s’est trop longtemps senti exclus se conjugue la honte de soi. En surface, cette belle idée nous fait comprendre de quelle manière et pour quelles raisons l’identité collective se redéfinit sous les auspices du « progressisme » au cours des années soixante. En profondeur, elle nous plonge dans les tréfonds du tragique québécois qui tient, lui, tout entier dans la question de savoir ce qu’il nous faut conserver du passé canadien-français dont nous avons besoin pour nous représenter un avenir fait d’émancipation et dont nous avons honte au point de ne plus vouloir en entendre parler, même dans nos livres d’histoire.

Puisqu’il est question d’histoire et de mémoire, je ne résiste pas au désir d’évoquer, pour finir, ce que Jean-Jacques Simard dit encore du rapport à l’histoire. Le peuple canadien-français a traversé une histoire d’humiliation, c’est entendu. De quels moyens disposait-il pour dépasser sur le plan de la représentation de lui-même ce sentiment de défaite ? Où et comment allait-il trouver les raisons de durer dans l’histoire ? Nous savons que l’un des grands interprètes de cette histoire est en même temps celui qui, avec François-Xavier Garneau, a su, en son temps, trouver les mots pour écrire l’aventure canadienne-française sous la forme d’une trame et d’un destin à accomplir. Ce grand interprète, c’est Lionel Groulx, bien sûr. Mais, reconnaissant cela, n’est-ce pas alors se faire complice de ce que porte par ailleurs le grand récit du chanoine : un certain antisémitisme, une conception ethnique de la nation et un petit délire ruraliste et messianique ? Simard répond à cette question à sa façon :

À moins d’abandonner une fois pour toutes à la petite bourgeoisie, et à elle seule, plus d’un siècle et demi de nationalisme, il faudra bien porter au moins une partie de l’hagiographie groulxiste au compte d’une tradition populaire de résistance à l’humiliation.

p. 188

De la même manière que, dans l’extrait que j’ai cité tantôt, l’Église catholique abritait dans son discours et dans ses institutions une vieille propension à la solidarité communautaire, voici que le grand récit groulxiste serait lui aussi traversé d’une intention ne provenant d’ailleurs que de lui-même : celle qui consiste à répliquer à l’humiliation par le récit d’une épopée qui annonce la pérennité de la collectivité et qui profile la figure d’un destin au-delà de la domination. En même temps, se trouve dans ces lignes l’assomption tranquille et sans complexe de ces vieux récits jetés sur la communauté canadienne-française, cela, même si nous les savons lacunaires et un peu extatiques. Ce que montre le sociologue ici, c’est l’impérieuse nécessité pour toute communauté de se représenter dans la continuité d’un parcours. Ceux qui l’auraient oublié verront alors le passé réclamer ses droits ailleurs que dans l’écriture de l’histoire officielle.

(…) quand le peuple québécois se voit renier les seules traditions qui sont les siennes sous prétexte que l’Histoire universelle abstraite y déniche trop de verrues, ne sous surprenons pas de le voir chercher sa continuité du côté de la nostalgie du Temps d’une paix (…).

p. 188

Qu’est-ce à dire sinon que l’histoire est à assumer pour le meilleur et pour le pire et qu’il faille la porter dans ce qu’elle a de singulier ? On trouve ce point de vue chez Simard en même temps qu’on l’entend maudire certains des traits identitaires dans lesquels il reconnaît aujourd’hui un syndicalisme à l’ancienne ou l’émergence des mouvements charismatiques. Me permettra-t-on d’avancer que Simard l’intellectuel et le sociologue est lui-même captif de ce cercle identitaire où s’entremêlent honte du passé et fierté d’en être sorti ? Où se rencontrent de la façon la plus étrange rejet du passé et impression pourtant de devoir se retrouver en lui ? Un rapport à soi-même conjuguant désespérance et certitude pourtant que l’histoire mérite d’être poursuivie ? Certitude enfin qu’une éclosion, quelle qu’elle soit, s’ouvre sur la vie. On trouve ici, je crois, l’ambivalence de Jean-Jacques Simard à côté de celle des Québécois, ces Québécois à qui il a prêté ses dons d’interprète.