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C’est à une lecture passionnante que nous convie Anne-Marie Sicotte avec son Marie Gérin-Lajoie. Conquérante de la liberté. S’intéressant à l’une des figures féministes francophones les plus importantes de la première vague du mouvement des femmes, l’auteure met habilement en scène une épopée qui s’ouvre, au Québec, dans la dernière décennie du XIXe siècle pour se conclure en 1940, avec l’obtention du droit de suffrage. Si Marie Gérin-Lajoie, cette intellectuelle accomplie doublée d’une femme d’action hors du commun est, à l’évidence, un personnage plus grand que nature, le récit d’Anne-Marie Sicotte réussit cependant à éviter le double piège du genre biographique : l’interprétation anachronique et l’emphase hagiographique. Faisant preuve d’une grande précision contextuelle et d’un bon sens de la nuance, l’auteure signe une oeuvre savante mais de lecture accessible et agréable.

Divisé en pas moins de 18 chapitres, l’ouvrage met l’accent – on ne s’en surprendra guère – sur la cause à laquelle Marie (Lacoste) Gérin-Lajoie consacra sa vie : l’avancement des droits des femmes. Comme le genre l’exige, les premiers chapitres s’attardent à la présentation des ascendants et racontent les années de formation de la jeune Marie, qui naît avec la Confédération en 1867. Fille aînée de la pieuse Marie-Louise Globensky, mère de 13 enfants, et d’Alexandre Lacoste, futur juge en chef de la province, Marie est élevée selon les moeurs de la bourgeoisie montréalaise canadienne-française de l’époque. Sa mère tient salon et la famille fraie avec l’élite. L’atmosphère est propice à l’éveil d’un esprit curieux comme celui de la future femme d’action. Par contraste, les années de couvent sont vécues comme un arrachement douloureux à cet univers stimulant et confortable. La couventine supporte mal l’isolement et la discipline contraignante ; elle conclut qu’elle n’est pas faite pour la vie religieuse. Libérée des épais murs gris à 15 ans, l’adolescente a néanmoins l’intention ferme de poursuivre sa formation intellectuelle. En l’absence d’institution destinée à l’éducation supérieure des filles, elle s’instruit à même la bibliothèque de son père. La voyant s’entourer de « gros livres », son entourage s’étonne : « quand je pense qu’au lieu de courir les champs et de respirer le grand air vous étudiez l’algèbre, il me semble que le mal de tête me prend et que j’ai besoin de la prendre à deux mains pour l’empêcher d’éclater », écrit son amie Henriette Bourassa (p. 65). La studieuse jeune fille se consacre aussi à des activités plus usitées pour une personne de son rang : les oeuvres charitables auxquelles elle s’adonne avec sa mère et autres dames patronnesses aiguisent sa conscience des problèmes socioéconomiques d’une ville en pleine industrialisation. Marie est surtout sensible à la misère des femmes, domestiques, travailleuses d’usine et mères abandonnées. L’incapacité civique dont sont frappées les femmes mariées la révolte. Débutante, elle hésitera avant de s’engager dans la voie du mariage, alors qu’elle fait l’objet d’une cour pressante de la part d’un avocat de haute extraction, le jeune Henri Gérin-Lajoie. Pour méditer sur sa destinée, Marie a la chance de bénéficier d’un contexte favorable : à 17 ans, la Montréalaise s’embarque, en compagnie de son père, sur un paquebot qui la mène vers l’Europe. Elle découvrira l’Italie, la Suisse, l’Angleterre, un privilège rare pour une jeune fille de son temps.

À 19 ans, Marie Lacoste épouse enfin Henri Gérin-Lajoie. Malgré ses nouvelles responsabilités d’épouse et, bientôt, de mère – le couple aura, en tout, quatre enfants – Marie ne déroge pas à sa discipline studieuse. Le droit, surtout, la passionne. Au cours de ces mêmes années, elle fait la connaissance des travaux de Frédéric Le Play et réfléchit aux bienfaits d’une charité organisée sur des bases plus rationnelles. La lecture de l’encyclique Rerum Novarum marque pour elle un tournant : le catholicisme social lui semble la clé d’une action féministe conforme aux principes de la foi chrétienne.

Dans la dernière décennie du XIXe siècle, la jeune fille studieuse devient progressivement femme d’action. Elle n’en poursuit pas moins son travail intellectuel en rédigeant un traité de droit usuel appelé à connaître un franc succès. Ses premières prises de position en faveur des femmes se font à travers la presse féminine naissante. Puis la vie associative la prend tout entière. La jeune femme assiste, aux côtés de sa mère, aux premières heures du Conseil des femmes du Canada, fondé en 1893. Côtoyant un réseau des femmes bourgeoises, majoritairement anglophones et protestantes, elle formule rapidement le voeu de fonder une association plus arrimée à la foi mais aussi à la langue et aux moeurs des Canadiennes françaises. La découverte du féminisme chrétien français la motive à préciser son projet et à vaincre les résistances nombreuses qui se dressent devant elle.

Après ce premier tiers de récit consacré à la formation intellectuelle de Marie Gérin-Lajoie et à ses premiers pas dans le militantisme, le reste de l’ouvrage met surtout l’accent sur ce qu’il est juste de considérer comme l’oeuvre majeure de la militante, la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, fondée en 1907. Les différentes activités philanthropiques et les nombreux combats menés par cette première grande association féministe canadienne-française font l’objet d’une présentation détaillée. Les luttes menées en faveur de l’instruction des filles sont également relatées : la FNSJB met en place une école ménagère et contribue à la création du premier cours classique pour filles. Par ailleurs, les nombreuses représentations politiques de la Fédération en vue de modifier le code civil, de favoriser la présence des femmes dans différentes instances comme les commissions scolaires et de revendiquer la franchise électorale font l’objet de développements intéressants. Le récit fait bien mesurer ce qu’il fallait de conviction et de courage aux pionnières comme Gérin-Lajoie pour affronter les railleries et la mauvaise foi d’une bonne partie du clergé et de l’élite politique. Dans ces pages consacrées principalement à la FNSJB, on a cependant parfois l’impression que l’histoire de l’association prend le pas sur le récit biographique. Sans doute faut-il conclure que, passé la trentaine, la vie de Gérin-Lajoie épouse presque parfaitement celle de son oeuvre. Vie trépidante, à la vérité, comme en fait foi un chapitre particulièrement captivant où Sicotte relate un voyage de Gérin-Lajoie à Rome en 1922. La militante se rend y plaider la cause du suffrage des femmes. De manière quasi surréaliste, c’est tout un bal diplomatique entre Canadiens français qui se déploie autour du Saint-Siège, alors que les représentations de Marie Gérin-Lajoie auprès du pape sont contrecarrées par les efforts d’un anti-féministe notoire, Henri Bourassa, également présent au Vatican, et jouant habilement de ses influences auprès de hautes autorités ecclésiales pour orienter d’éventuelles déclarations favorables à la participation politique des femmes. Ces pages, largement appuyées sur les travaux de maîtrise de Luigi Trifiro, rappellent à quel point Rome était un lieu de pouvoir incontournable dans la dynamique sociopolitique du Québec d’autrefois.

Cette première biographie de Marie Gérin-Lajoie donne donc un riche aperçu de la vie publique particulièrement mouvementée de cette intellectuelle et militante unique dans l’histoire du Québec. Celle qui a tant fait pour permettre l’accès du genre féminin à la sphère sociale se serait certainement réjouie d’un tel récit où l’intime se voit relégué au second rang. Mais les lecteurs de biographies sont souvent avides de connaître l’autre côté du miroir. À cet égard, l’ouvrage n’est pas aussi disert qu’on le souhaiterait, sans doute en raison de la discrétion des sources. Çà et là sont évoquées les relations de Marie avec son mari et ses enfants – surtout avec sa fille qui deviendra soeur Marie Gérin-Lajoie, fondatrice de l’Institut Notre-Dame du Bon-Conseil, à laquelle Hélène Pelletier-Baillargeon consacra une biographie en 1988. Sicotte souligne aussi au passage les relations de Gérin-Lajoie avec quelques-unes des autres éminentes soeurs Lacoste, Justine Lacoste-Beaubien et Thaïs Frémont surtout, mais on aurait aimé en savoir davantage sur les relations familiales et les moeurs bourgeoises de cette grande famille montréalaise du tournant du XXe siècle.

La qualité principale de la biographie d’Anne-Marie Sicotte ne tient pas tant au nouveau savoir qui y est généré qu’à l’usage extensif et habile des nombreux travaux d’histoire des femmes réalisés depuis trente ans. En maîtrisant ainsi l’abondante historiographie concernant, par exemple, l’oeuvre des communautés religieuses, le travail féminin et la condition juridique des femmes, Sicotte dresse un portrait solidement documenté et crédible de l’époque étudiée. Toutefois, si le mouvement des femmes de la « première vague », avec son respect de la différence des sphères, son insistance emphatique sur la maternité et son arrimage à la philanthropie, est évoqué dans toutes ses nuances et sa singularité, Sicotte ne semble pas retenir l’interprétation révisionniste qui en a été faite récemment (Karine Hébert, 1997), qui rejetait l’appellation « féministe » pour lui préférer celle de « maternaliste ». Aucune allusion n’est faite à ce débat.

La rigueur du travail de Sicotte fait donc honneur à un genre qui demeure, quoi qu’on en dise, toujours un peu suspect auprès des historiens en raison des procédés littéraires qu’il mobilise. Or, il faut néanmoins déplorer certaines aisances prises à l’égard de la méthodologie qui jettent une part d’ombre sur ce travail à l’évidence colossal. Pour éviter « une surcharge de notes », l’auteure (ou est-ce plutôt un choix non éclairé de l’éditeur, désireux de réaliser une mince économie ?) a décidé de ne pas accompagner d’une référence explicite et détaillée les citations tirées des archives personnelles manuscrites de Marie Gérin-Lajoie et de certains autres documents archivistiques. Voilà qui représente un très mauvais choix et un manque de considération à l’égard des conventions que s’est données la communauté historienne pour assurer le travail critique et l’avancement des connaissances. Souvent reléguées en fin de document, les notes ne nuisent aucunement à la fluidité de la narration mais constituent plutôt un gage de la rigueur du travail documentaire et de sa conformité aux règles de l’art. C’est sur la base de cet appareil critique que s’établit le lien de confiance entre l’auteur et le lecteur et c’est grâce à celui-ci que l’usage des connaissances produites est rendu possible aux autres chercheurs désireux de poursuivre l’exploration de l’époque ou de la personne étudiée. Cette réserve ne devrait aucunement décourager, cependant, la lecture de cette biographie très instructive.