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La plupart des études classiques sur les jeunes portent sur des échantillons de personnes âgées de 15 ans et plus, voire de 18 ans et plus. Les grandes enquêtes internationales portant sur les valeurs, quand elles retiennent des sous-échantillons de « jeunes », ne rejoignent en réalité qu’une fraction des multiples jeunesses, celle qui a déjà un pied dans le monde adulte (par exemple Galland et Roudet, 2001, 2004). Or, les études sur la socialisation des enfants et sur la formation des goûts en matière culturelle et sportive indiquent clairement que les valeurs et les intérêts des jeunes se forment beaucoup plus tôt, même s’ils se modifient au cours du temps (Octobre, 2004 ; Tavan, 2003). Indépendamment des difficultés liées à la collecte de données auprès de groupes d’âge plus jeunes, il s’ensuit que, même s’ils ne sont pas fixés pour tous les cycles de la vie, les processus de structuration des valeurs, de même que celui des temps sociaux, échappent en partie aux grandes enquêtes internationales, ne serait-ce qu’à cause de l’importance des transmissions familiales dans les trajectoires culturelles des enfants et des adolescents. En d’autres termes, une bonne partie du système des valeurs des jeunes et de leurs rapports au temps a déjà connu une première, voire une deuxième phase de structuration relative dès la sortie de l’enfance. Il importe donc de devancer l’analyse des valeurs et des activités des jeunes bien avant 15 ou 18 ans.

C’est dans ce contexte que j’ai entrepris une recherche empirique sur les jeunes au moyen d’un questionnaire auto-administré auprès d’un certain nombre d’entre eux[1]. Les questionnaires ont été distribués entre février et mai 2005 dans des écoles publiques francophones du Québec. Au total, 1 847 questionnaires remplis ont été retenus. Ces jeunes ont entre 11 et 15 ans, proviennent en majorité des régions de Montréal, Trois-Rivières et Québec. Avec autant de filles que de garçons, 59 % de l’échantillon est de niveau primaire et 49 % de niveau secondaire. Je ne présente ici qu’une partie des résultats portant sur certains aspects des valeurs et des rapports au temps.

Famille et image de soi[2]

Les études sur les valeurs des jeunes, si elles ne sont pas légion, permettent cependant de s’en faire une idée approximative. Dans le cadre d’une recherche quantitative, la mesure des valeurs demeure limitée et ne peut aller aussi en profondeur qu’une étude qualitative. Mais, jumelée aux grandes tendances qui ressortent des enquêtes nationales et internationales sur le sujet, elle n’en demeure pas moins fort instructive.

Il existe assurément de nombreux ouvrages sur l’étude des valeurs sociales. S’inspirant sans doute de la définition marquante de Kluckhohn (1962), Guy Rocher écrit : « La valeur est une manière d’être ou d’agir qu’une personne ou une collectivité reconnaissent comme idéale et qui rend désirables ou estimables les êtres ou les conduites auxquels elle est attribuée » (Rocher, 1969, p. 102). Les valeurs sociales ne sont pas des buts ni des objectifs d’action immédiats. Elles ne sont pas de l’ordre des événements. La majorité des auteurs reconnaissent que les valeurs relèvent du domaine de l’idéal, qu’elles désignent ce qui est considéré comme étant le plus fondamental dans une société. « Elles appartiennent aux orientations profondes qui structurent les représentations et les actions d’un individu » (BrÉchon, 2000, p. 9). Les valeurs remplissent des fonctions essentielles dans une société : on les retrouve au fondement de l’interprétation et des jugements ultimes que les acteurs portent sur la réalité sociale. Elles indiquent les manières idéales de penser et de se comporter et elles centrent l’attention sur ce qui, dans une société, est considéré comme étant désirable et essentiel. Elles fondent les comportements et les modèles de comportements, l’orientation normative de l’action sociale ; elles sont un principe de conduite. Elles sont un élément essentiel d’intégration sociale, par le consensus et l’ordre social qu’elles tendent à instaurer, par le « sentiment » d’appartenance à une communauté d’intérêt et de pensée (Rezsohazy, 2006).

Les études sur les valeurs des jeunes permettent généralement de circonscrire ce que l’on pourrait appeler « le milieu de départ » qu’est la famille. Très rapidement on note également l’influence du milieu scolaire, tout comme on y retient l’importance souvent très forte qu’accordent les jeunes à leurs relations d’amitié. Le travail prend assez tôt une certaine place, comme on le constate à leur expérience précoce des petits boulots, parfois dès 9-10 ans. S’y superposent encore un ensemble de valeurs relationnelles (respect, entraide, par exemple) (Pronovost et Royer, 2003 ; Royer et Pronovost, 2004 ; Galland, 2002). En d’autres termes, dans les valeurs des jeunes on peut identifier des rapports aux institutions (famille, école, travail) ainsi que des réseaux de sociabilité, tant familiale qu’avec des amis, ces derniers prenant en partie le relais de la socialisation familiale sans s’y substituer. À mesure qu’ils vieillissent, une certaine représentation de la « société » prend aussi place, sous la forme de normes de comportement en groupe et en société et les rapports au politique. S’ajoutent enfin les rapports au temps et la représentation de l’avenir, sortes de valeurs transversales qui se dessinent progressivement.

Les enquêtes disponibles permettent de conclure que la famille occupe toujours une place centrale, tant en France qu’aux États-Unis et au Québec. « Les étudiants du secondaire sont à ce point satisfaits de leur famille qu’ils aimeraient en fonder une semblable » (Bernier, 1997, p. 51). L’étude qualitative menée par nos soins en arrive aux mêmes constats (Royer, 2006 ; Royer et Pronovost, 2004). Par « famille », il semble bien que les jeunes entendent une vie familiale stable, organisée autour de rapports chaleureux. De manière plus précise encore, Chantal Royer (2006) ayant à son tour dégagé que la famille apparaît très clairement comme une valeur centrale chez les adolescents, s’est attachée à en chercher les raisons. Il en ressort que la famille renvoie à une conception « structurale » de la famille, en tant que rassemblement significatif de personnes avec qui on entretient durablement des liens affectifs. La famille est perçue comme une unité stable, un « lieu » de soutien, d’éducation, une référence fondamentale pour la définition de leur filiation.

Les relations avec les parents semblent dans l’ensemble relativement harmonieuses, par-delà les mouvements bien connus de prise de distance par rapport à l’autorité familiale et l’importance des réseaux de sociabilité. Ainsi, des enquêtes américaines récentes indiquent que les jeunes font confiance à leurs parents, qu’ils perçoivent ceux-ci de manière généralement positive et qu’ils se sentent habituellement bien supportés (Schneider et Stevenson, 1999). Dans une enquête menée en 2001 dans des établissements secondaires privés du Québec, près de 90 % des jeunes se déclarent satisfaits des relations avec leurs parents, à peine 3 % ne se sentent pas aimés par eux (Fédération des établissements privés, p. 23). Les mêmes tendances apparaissent dans notre étude. Un très fort pourcentage de jeunes se disent supportés par leurs parents, tout particulièrement dans les matières scolaires, mais aussi hors de l’école notamment au plan des activités physiques et sportives. Chez les plus jeunes, les parents constituent nettement leur principale source de soutien. Support et soutien des parents sont moins mobilisés avec l’avance en âge, à mesure que le jeune acquiert plus d’autonomie (souhaitée ou accordée) et se tourne vers d’autres sources affectives.

Que nous disent les jeunes de notre échantillon par rapport à ce qu’ils jugent important quand ils seront adultes ? Ils valorisent majoritairement l’amour, l’amitié, le travail et les enfants… mais ils se disent peu en recherche de temps libre et d’argent. Si pratiquement tous les jeunes mentionnent soit l’amour, l’amitié, le travail ou les enfants, plus de 40 % d’entre eux semblent insensibles et à l’argent, et au temps libre et même à l’idée de ne faire que ce qui leur plaît. Les jeunes filles sont davantage portées à choisir les enfants et l’amitié, et les garçons, l’argent et l’amour. Il ne s’agit pas cependant d’un univers statique, mais changeant avec l’âge. Ainsi, lorsqu’on vieillit et s’éloigne de l’enfance, donc entrant dans l’adolescence, les choix se modifient : l’amour et l’amitié sont de plus en plus valorisés, ainsi que la recherche de ce qui plaît, un peu moins le fait d’avoir des enfants. La césure entre les niveaux primaire et secondaire est significative au plan statistique, en particulier pour ce qui est de la recherche d’individualité et de la liberté (faire ce qui me plaît), au détriment, semble-t-il, des enfants, projet qui semble reporté à plus tard. On y retrouve ici en filigrane ce mouvement bien connu de distanciation des jeunes avec leur milieu familial, dans une quête d’autonomie qui prend appui sur de nouveaux réseaux sociaux. L’argent est une préoccupation plus forte chez les jeunes vivant dans une famille monoparentale, l’amour chez ceux qui vivent avec leurs deux parents. Bref, les jeunes se font de leur vie adulte une image à la ressemblance de leurs parents : d’abord l’amour et un travail valorisant, de nombreux amis ; quand tout cela sera jugé satisfaisant, ils auront des enfants. Les enfants sont insérés dans un projet d’amour et de couple, mais au moment où les conditions seront jugées favorables pour qu’ils puissent à leur tour être heureux, au moment où le bonheur pourra être au rendez-vous grâce à une situation générale le permettant.

Environ 40 % de jeunes valorisent ce que l’on pourrait appeler l’hédonisme individuel, près de 10 % qui les déclarent même parmi les seules choses les plus importantes dans leur vie. Très nettement cette valorisation de l’ego s’accentue avec l’âge, et est davantage le fait des garçons que des filles. Ces jeunes sont faciles à identifier : ils sont plus isolés, reçoivent moins de soutien de leurs parents, ont plus de difficultés à l’école et en conséquence envisagent en moins grand nombre le fait de poursuivre des études collégiales ou universitaires. Il existe également un noyau dur d’un peu plus de 15 % de l’échantillon qui déclare ne valoriser ni l’amour, ni les enfants. En ce cas, il y a plus de chances qu’il s’agisse de garçons ; ces jeunes sont plus âgés, ils sont plus nombreux à ne pas songer à dépasser le niveau secondaire, et à avoir connu des échecs scolaires. Ils sont plus isolés, se disent moins supportés par leurs parents et se donnent une image plus négative d’eux-mêmes. Bref, le refus de la famille, si on peut l’appeler ainsi, ou encore une sorte de négation des valeurs familiales, renvoie à des rapports difficiles à l’institution familiale et à l’institution scolaire, l’une des résultantes étant une identité plus problématique. La stratégie de survie des jeunes consiste au repliement sur soi, à la valorisation de l’ego, à des valeurs extrêmes d’individualité.

Tableau 1

Fréquence des énoncés portant sur les valeurs des jeunes en %

Énoncés

Trois valeurs importantes en %

La plus importante en %

Être heureux en amour

72

33

Avoir un travail intéressant

63

18

Avoir des enfants

56

13

Avoir de vrais amis

47

20

Avoir beaucoup d’argent

32

6

Faire ce qu’il me plaît

32

9

Avoir beaucoup de temps libre

15

1

Faire ce qui me plaît et avoir beaucoup de temps libre

40

Ne valoriser ni l’amour ni les enfants

16

N

1 847

1 456

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Tableau 2

Valorisation de l’amour et des enfants, selon les problèmes scolaires et le support des parents

 

Aucun problème scolaire*

Aucun support** des parents

Fort support** des parents

 

%

%

%

Aucune valorisation

15

41

13

Forte valorisation

44

31

47

X2 significatif à p = 0,002

*

Tel que mesuré à partir de 4 questions sur les échecs et la réussite.

**

Tel que mesuré à partir de 4 questions sur l’encouragement reçu des parents :

  • Aucun support : « rarement » ou « jamais » sur les 4 questions ;

  • Fort support : « quelquefois » ou « souvent » sur les 4 questions.

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Sociabilité et soutien social

Ce que l’on appelait il y a quelques décennies la sociabilité juvénile prend une grande importance chez les jeunes, à tel point que Chantal Royer n’hésite pas à inclure, dans le même centre des valeurs, la famille et les amis. Mouvement de distanciation par rapport à l’autorité parentale (mais sans remise en question du rôle des parents et de l’importance accordée à la famille), affirmation de soi, quête d’identité, alliés à la socialisation et à l’éducation, culture jeune, en constituent des éléments de base. La sociabilité se révèle une caractéristique fondamentale sinon essentielle des jeunes. On le voit par l’importance de la fréquentation du cinéma, des discothèques et des spectacles musicaux ; il s’agit de véritables pratiques identitaires. Dans la même veine, l’enquête Santé Québec montrait qu’à 16 ans, les amis constituent la principale source de soutien social (Aubinet al., 2002). À cet âge, les amis deviennent les confidents les plus importants, on aime les activités de groupe et on se sent bien perçu par son entourage (Fédération…, p. 40). Dans le système de valeurs des jeunes, la sociabilité prend en partie le relais socialisateur joué par la famille dans la prime enfance, mais sans que les valeurs familiales soient pour autant rejetées (sauf dans les cas de profondes difficultés familiales).

Effectivement, la valeur « amis » vient au deuxième rang des préférences des jeunes, préférence qui s’accroît avec l’âge. Autre donnée significative, à la question « est-ce que tu crois que les personnes suivantes pourraient t’écouter et t’encourager si tu en avais besoin », les jeunes de l’enquête de Santé Québec répondent « les amis » dans une proportion de 55 % à 9 ans et de 77 % à 16 ans. Avec un libellé identique à l’enquête de Santé Québec, le pourcentage moyen de 59 % dans le présent échantillon s’accroît à son tour avec l’âge. Les deux enquêtes permettent de conclure que les amis constituent la deuxième source de soutien des jeunes âgés entre 9 et 16 ans et que cette source prend de plus en plus d’importance avec l’âge, mais sans pour autant effacer le rôle des parents. À cet égard la figure de la mère demeure prédominante, mais on aura remarqué que le rôle du père s’estompe, pour rejoindre celui des amis à l’âge de 15 ans, et pour s’effacer encore plus chez les jeunes de 16 ans de l’enquête de Santé Québec.

À l’exception de son importance grandissante à mesure que l’on vieillit, il est difficile de tracer un portrait de ceux qui accordent plus d’importance à la sociabilité. Deux cas de figure peuvent être tracés : ceux qui valorisent les relations d’amitié à cause de leur valeur à titre de soutien social, ceux qui les valorisent parce qu’ils sont en manque d’amis ou encore, ont pu vivre des situations familiales difficiles. On le voit bien par le fait que le nombre de sources de soutien social va de pair avec les valeurs de l’amitié, mais aussi chez les jeunes qui expriment une image plus positive d’eux-mêmes, tout autant que chez ceux qui ont plus de difficultés à l’école ou vivent dans des familles monoparentales. L’enquête de Santé Québec a aussi permis de montrer que « les enfants et les adolescents présentant moins de difficultés psychologiques estiment plus souvent que les autres obtenir du soutien de leur entourage » (Aubinet al., 2002, p. 83). Détresse psychologique et absence de soutien social vont de pair.

Tableau 3

Valorisation de l’amour et des enfants selon l’image de soi*

 

Indice négatif

Indice positif

Aucune valorisation

22

16

Forte valorisation

32

43

X2 significatif à p = 0,01

*

Mesurée à partir de 2 questions empruntées à l’enquête sociale et de santé (questionnaire d’autodescription).

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Tableau 4

Les sources de soutien social en % selon l’âge

Source

11 ans

%

15 ans

%

Mère

88

78

Père

75

60

Amis

58

59

Grands-parents

62

32

Professeurs

56

27

Fratrie

33

22

Toutes les valeurs statistiques sont significatives.

Variables dichotomisées.

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Entre école et travail

Pour ce qui est des valeurs éducatives, le portrait est moins net. Après une remise en question importante du rôle de l’école, dont le décrochage scolaire était un symptôme, le Conseil supérieur de l’éducation notait que les « enquêtes ont laissé entrevoir que les élèves (du secondaire) avaient une motivation mitigée au regard de leurs études » (2001, p. 16) ; une telle attitude va fortement de pair avec les résultats scolaires et le soutien du milieu familial. On a vu que les professeurs constituaient une source minoritaire de soutien social. Ils sont encore plus absents dans la transmission des passions culturelles et sportives.

Il y a une nette montée des attentes de scolarisation : ainsi les deux tiers des jeunes de 13 ans et les trois quarts des jeunes de 16 ans aspirent à des études postsecondaires (Aubin, 2002) ; le mouvement est encore plus prononcé aux États-Unis où un peu moins de 5 % des élèves ne songent qu’à un diplôme de high school (Schneider et Stevenson, 1999, p. 75). On verra que les attentes scolaires sont fortement reliées aux représentations de l’avenir, fait bien étayé par les études américaines citées. Les données de la présente enquête vont dans le même sens puisque 85 % des adolescents de l’échantillon aspirent à des études postsecondaires et 61 %, à des études universitaires. Mais de plus en plus de jeunes cherchent à faire coexister travail et études. Au Québec, dès 13 ans, le quart des adolescents déclarent un travail rémunéré. À 16 ans, il s’agit du tiers des adolescents, dont près de la moitié pour 11 heures et plus (Aubin, 2002). C’est déjà le quart des jeunes de 11 ans de la présente enquête, près de 60 % à 15 ans. Entre 16 et 20 ans, plus de la moitié d’entre eux occuperaient un emploi. Étant donné la nature des emplois occupés, le travail chez les étudiants constitue souvent une expérience transitoire et peu en lien avec leur avenir professionnel. Cependant, même si les adolescents se retrouvent surtout dans les services et les emplois moins bien rémunérés, ils en dressent un bilan positif, car le travail leur procure une certaine autonomie personnelle et financière, les introduit dans de nouveaux cercles de relations sociales et leur donne une image positive d’eux-mêmes (Csikszentmihalyi et Schneider, 2000 ; Roy, 2004)… sans oublier le fait qu’il leur permet d’entrer de plain-pied très tôt dans l’univers de la consommation.

La plupart des travaux montrent que le travail rémunéré chez les étudiants ne constitue pas en soi un obstacle à la réussite scolaire et il n’y a pratiquement aucun lien significatif entre les deux. Par exemple, ceux qui prévoient avoir au moins deux échecs ne sont pas plus nombreux à déclarer un emploi, ni à travailler un plus grand nombre d’heures, que ceux qui réussissent sans faute de parcours. L’évaluation des résultats scolaires effectuée par les jeunes n’est pas liée non plus au fait de travailler ou non ; ceux qui réussissent le mieux ont même tendance à travailler un peu plus. Les données de l’enquête de Santé Québec et celles de la présente étude rapportent les mêmes tendances. L’entrée sur le marché du travail constitue une autre forme d’insertion sociale du jeune, démontre la capacité de celui-ci à diversifier ses expériences de vie. En ce sens, il vaut mieux un jeune qui occupe un petit boulot qu’un jeune isolé. C’est l’intensité du temps de travail, liée à des situations difficiles d’ordre familial ou scolaire, qui est déterminante. Certains sont déjà très, sinon trop, présents sur le marché du travail ; une telle situation traduit un désengagement progressif de l’école, souvent reliée à des difficultés de parcours scolaire et à des questions familiales.

Jusqu’à une certaine limite, le travail étudiant suppose une présence active sur la scène publique, une certaine insertion dans des réseaux sociaux, des capacités d’autonomie personnelle et de gestion du temps. Les relations avec les activités de loisir vont dans le même sens. Ainsi, dans l’enquête de Santé Québec, ce sont généralement ceux qui ne déclarent aucun travail rémunéré qui sont les moins actifs au plan culturel : à quelques exceptions près, ils sont plus nombreux à ne pas lire et également plus nombreux à ne pas effectuer de sorties au cinéma ou dans les discothèques par exemple. Dans le même sens, les jeunes qui déclarent un emploi rémunéré lisent davantage, font plus d’activités culturelles en amateur, ont plus de sorties et pratiquent davantage les activités physiques, presque dans une proportion de un pour deux dans ce dernier cas ! De manière globale, la présence sur le marché du travail va de pair avec une vie culturelle plus active. En d’autres termes, le rapport au travail, chez les jeunes, semble faire partie d’un univers plus global, dans une sorte d’équilibre entre école, travail et intégration sociale.

Rapports au temps et valeurs sociales

Ces valeurs auxquelles je viens de faire référence expriment aussi des rapports au temps. On a vu qu’une proportion significative de jeunes préfèrent se réfugier dans l’instant présent, valorisent une réponse immédiate à leurs désirs, refusent pratiquement tout report de satisfaction. D’autres manifestent des habiletés certaines à se projeter dans l’avenir, par les représentations qu’ils se donnent de leur vie adulte ou de leurs aspirations scolaires.

Déjà stressé à 11 ans

Dans cette étude, un certain nombre de questions ont été posées quant au manque de temps et, plus généralement, au regard du stress temporel. Certaines d’entre elles étaient les mêmes que celles de Statistique Canada dans ses études sur l’emploi du temps. De plus, les jeunes étaient invités à faire part de leurs attentes face à leurs études. Or il appert que les jeunes de l’étude s’affichent tout aussi stressés que leurs aînés. Près de la moitié d’entre eux peuvent être considérés comme étant stressés ou très stressés. En fait les pourcentages de réponses rejoignent généralement ceux observés dans la population adulte. Les jeunes intériorisent donc très tôt les rapports au temps, comme on peut également l’observer dans les enquêtes de Statistique Canada (Pronovost, 2000). Par exemple, à mesure que l’on vieillit, le sentiment de manque de temps s’accroît. Si 54 % de l’échantillon répond positivement à cette question, le pourcentage passe de 45 % à 62 % entre 11 et 15 ans, les enquêtes canadiennes indiquent qu’il approchera 70 % dépassé la vingtaine. Aux mêmes âges, ils deviendront bientôt majoritaires à déclarer devoir écourter leurs heures de sommeil. Il en va de même pour l’indice de stress temporel, qui ne cesse de croître avec l’âge. Tant dans la population adulte que chez les jeunes, les filles se déclarent significativement plus stressées que les garçons.

Une conclusion générale s’en dégage : à mesure qu’ils avancent en âge, les jeunes s’insèrent progressivement et inéluctablement dans l’ordre temporel adulte. Ils apprennent à planifier leur temps, à devenir des bourreaux de travail, à manquer de temps pour leurs loisirs et même à devoir réduire leurs heures de sommeil ! Et pourtant, les jeunes âgés de 11 à 15 ans qui déclarent manquer de temps sont aussidéjà plus actifs en matière culturelle. Il faut déclarer manquer de temps pour pratiquer davantage d’activités en amateur et d’activités parascolaires, ainsi que fréquenter davantage les salles de spectacles et les équipements culturels. En d’autres termes, les jeunes ont intégré les valeurs du temps mais aussi les valeurs culturelles qui leur sont associées : planification, gestion du temps, diversification des intérêts culturels, etc. Sera-t-on surpris de constater que ces jeunes déclarent également mieux réussir à l’école et considèrent leurs résultats scolaires au-dessus de la moyenne ?

Tableau 5

Trois indicateurs de rapports au temps des adolescents tirés de l’enquête Pronovost (2005) et provenant de Statistique Canada (2005)

 

Pronovost 2005

Statistique Canada (2005)*

Indicateurs**

11-15 ans

%

15-17

%

18-19

%

Se sentir tendu par manque de temps

54

56

68

Porté à réduire ses heures de sommeil

36

44

76

Se sentir pris dans une routine quotidienne

47

35

38

*

Statistique Canada. Enquête sociale générale cycle 19, 2005.

**

Questions identiques dans les deux enquêtes.

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Tableau 6

Les représentations de l’avenir selon les ambitions scolaires

 

À l’âge adulte prévoir

Ambitions scolaires

pratiquer des activités physiques régulièrement*

%

lire des livres régulièrement**

%

Études secondaires

14,2

 9,7

Études collégiales

23,8

19,8

Études universitaires

62,0

70,5

TOTAL

100

100

N

1 593

1 044

*

X2 significatif à p = 0,5

**

X2 significatif à p = 0,001

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Les représentations de l’avenir

Il existe une nette montée des attentes de scolarisation et les filles se déclarent plus ambitieuses que les garçons. Mais toute population confondue, les aspirations scolaires se réduisent à mesure que les jeunes vieillissent, confrontés au réalisme de leurs ambitions ; par exemple, ils sont 68 % à 11 ans à envisager des études universitaires, mais 23 % moins nombreux à 15 ans. Le fait d’envisager de prolonger son « séjour » au sein de l’institution scolaire suppose que l’on accepte de reporter à plus tard certaines attentes personnelles et professionnelles. L’école implique une sorte de report de réalisation de soi, accepté et intégré dans un projet de vie. Les attentes scolaires sont fortement reliées aux représentations de l’avenir, fait bien étayé par les études américaines déjà citées. Pour certains, études et futur sont intégrés dans une même représentation et ne semblent former qu’une seule et même notion de l’avenir. École, métier, réalisation de soi, épanouissement personnel, semblent se confondre. Plus que la seule instrumentalisation de l’école, il faut y voir la construction d’une perspective sur soi qui sache reconnaître l’empreinte du temps. On peut le constater notamment en faisant observer que les jeunes qui envisagent une formation universitaire sont aussi plus nombreux à faire d’autres prédictions quant à leur avenir : ils sont quatre fois plus nombreux que la moyenne à prévoir continuer la pratique d’activités physiques quand ils seront adultes, ainsi que la lecture de livres. Naturellement, les ambitions scolaires sont fortement liées au rendement scolaire ; les échecs répétés écartent vite le jeune de projets universitaires. Le milieu familial y est aussi pour quelque chose, tout particulièrement le support que les jeunes reçoivent de leurs parents. De même, les plus ambitieux témoignent d’un réseau de soutien beaucoup plus dense. En d’autres termes, l’horizon temporel dans lequel se situe le jeune demeure fortement tributaire de son expérience de vie, tout particulièrement ses rapports à son milieu familial et scolaire. Par exemple, si le temps presse (pour des raisons d’échecs scolaires, de milieu familial hostile), on peut chercher à écourter le passage scolaire, sinon le court-circuiter par la recherche d’un emploi, même peu qualifié.

S’il faut entendre par « valeurs » une construction progressive de la représentation sociale de ce qui est important dans la vie, on peut en conclure que les jeunes de notre échantillon parviennent à identifier certains éléments fondamentaux de leurs rapports à eux-mêmes et à la société. Dès l’entrée dans l’adolescence, la plupart expriment même une certaine hiérarchie de leurs valeurs. Celle-ci consiste à reconnaître l’importance du lien familial, en y ajoutant progressivement une place significative aux relations d’amitié, puis en exprimant des aspirations en termes de projets d’avenir (travail, amours, aspirations scolaires). Le parcours des jeunes au sein de leur réseau familial, ainsi que leur cheminement scolaire, apparaissent comme deux variables clés qui conditionnent le contenu de ces valeurs, l’importance qui leur est attachée, leur évolution dans le temps. Pour ceux qui ont connu des parcours plus difficiles, on note la présence de « contre-valeurs » centrées sur une identité incertaine et la jouissance de l’instant présent. La présente étude confirme après bien d’autres l’importance du milieu familial pour expliquer une grande partie de la structure de l’univers des jeunes. La composition du milieu familial, le niveau d’éducation des parents, les ressources de la famille, tout particulièrement, départagent fortement les jeunes, autant dans leur cheminement personnel et social que dans leur système de valeurs. S’y superpose progressivement le réseau de soutien, lequel agit comme effet multiplicateur ou compensateur du milieu familial. Et enfin, les rapports à l’école, facilités par la famille et le réseau de soutien, expliquent à leur tour en bonne partie le rôle des valeurs dans la formation de l’identité et de l’image de soi des jeunes, de même que dans leurs représentations de l’avenir.

Le portrait qui vient d’être esquissé à grands traits demanderait à être nuancé. On sait bien qu’il existe de multiples jeunesses et que leur système de valeurs est appelé à se modifier de façon significative selon l’âge, le parcours scolaire et la nature de l’expérience du marché du travail. Par exemple, au sortir de l’adolescence, avec le premier emploi ou la poursuite d’études universitaires, avec la formation du couple ou l’arrivée du premier enfant, les valeurs peuvent muter profondément, se raffermir, être infléchies. De même, il existe de profondes différences selon le genre, la majorité des recherches le confirment. Certains thèmes n’ont pas été abordés ici, tout particulièrement le rapport que les jeunes entretiennent avec le politique, les formes de militantisme, le déclin des institutions, notamment l’institution religieuse[3].