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Popularisée au milieu des années 1980 dans le cadre du mouvement vers une Europe unifiée, la notion de « déficit démocratique » connaît aujourd’hui une vogue sans précédent au Québec et au Canada. Succédant au déficit budgétaire qui appartient maintenant au vocabulaire courant, ce nouveau type de déficit concerne l’état des institutions, des pratiques et des conditions de participation démocratiques. Du côté européen, le recours à cette expression vise à remettre en question la légitimité démocratique des institutions dont s’est dotée l’Union européenne[1]. Les critiques ciblent principalement l’écart marqué entre le faible pouvoir détenu par l’instance législative de l’Union européenne (le Parlement européen) en comparaison avec celui réservé à son instance exécutive (le Conseil des ministres)[2]. Dans ce contexte, c’est surtout le manque d’imputabilité des décideurs que l’on dénonce, alors que seuls les membres du Parlement européen tirent leur légitimité d’une élection populaire. Un déficit démocratique se constate également dans le cadre canadien, du moins « par métaphore », souligne le récent rapport de la Commission du droit du Canada (2004) portant sur la réforme électorale. Ce déficit se creuse d’autant plus que s’accentuent les attentes et les aspirations envers le régime démocratique, précise le document.

Sur le plan théorique, plusieurs facteurs sont à l’origine du renouvellement de la réflexion sur le fonctionnement démocratique des sociétés contemporaines depuis le tournant des années 1990. Symbolisant l’échec du socialisme « réel », la chute du mur de Berlin aurait contribué, selon Mellos et Savidan (1999), à sortir le débat de l’opposition entre le libéralisme et le communisme. Les questions d’ordre éthique, que suscitent les transformations technologiques sur l’environnement et la santé, poseraient, pour des auteurs tels Bachir (1999) et Beauchamp (1997), de nouvelles exigences au chapitre de la délibération et de la participation. Dans la filiation de penseurs comme Habermas (1992), l’action soutenue de la société civile aurait transformé les rapports identitaires et enrichi la vie démocratique. D’autres analystes mettent plutôt l’accent sur les conséquences de la mondialisation sur la démocratie, qui aurait pour effet d’éroder la légitimité des institutions nationales et de fragiliser les acquis sociaux (Noël, 1996).

Sur le plan des pratiques, un vent de réforme des institutions démocratiques souffle depuis le tournant de l’an 2000 sur la moitié des provinces canadiennes, particulièrement en Colombie-Britannique et au Québec, selon des modalités toutefois différentes. La Colombie-Britannique s’est dotée d’une Assemblée des citoyens, composée de 160 membres, ayant pour mandat de proposer un nouveau mode de scrutin directement à la population. Sa proposition fut soumise à un référendum le 17 mai 2005, au moment des élections provinciales. Le projet de modifier le scrutin à la faveur d’un « vote unique transférable » a recueilli l’appui de 57 % des électeurs, légèrement en deçà du seuil des « 60 % dans au moins 60 % des circonscriptions » établi par le gouvernement pour sa mise en vigueur. Un second référendum, proposant à nouveau des changements au mode de scrutin, est prévu pour le mois de mai 2009, lors des prochaines élections provinciales.

Au Québec, où le processus de réforme reste sous le contrôle des parlementaires, le gouvernement libéral a mis sur pied une Commission spéciale sur la loi électorale afin d’obtenir des avis sur son avant-projet de loi déposé le 15 décembre 2004. Cette commission, qui se composait de neuf élus et d’un comité citoyen formé de huit personnes, a entendu quelque 2 000 intervenants, dont 515 en consultation publique entre le 24 janvier et le 9 mars 2006. Devant l’absence de consensus autour des pistes suggérées dans le document, le gouvernement a choisi de soumettre deux projets de loi. Le 11 mai 2006, il dépose le projet de loi 22 modifiant l’organisation et la tenue des élections. Attendu pour l’automne 2006, le second projet de loi, portant spécifiquement sur la réforme du mode du scrutin, ne verra jamais le jour, puisque le gouvernement a plutôt décidé de consulter le Directeur général des élections du Québec (DGEQ) qui devrait déposer son rapport à l’Assemblée nationale à la fin de l’année 2007. Mise en branle en juin 2002 par le Parti québécois (PQ) avec la vaste consultation qui a conduit à la tenue des États généraux sur la réforme des institutions démocratiques l’année suivante, la réforme électorale en cours suit l’« agenda » des partis au pouvoir[3].

Le débat sur de telles réformes dépasse toutefois les frontières des milieux partisans et suscite l’intérêt d’un nombre grandissant d’associations citoyennes[4]. Si les constats autour du déficit démocratique convergent vers le mode de scrutin, ils n’ont pas toujours ciblé les mêmes objets, ni concerné les mêmes enjeux. L’objectif de cet article consiste à mettre en relief ces variations par l’analyse de 25 thèses défendues par des universitaires, des journalistes et des militants québécois entre 1981 et 2004. Nous avons retenu à cette fin tous les textes (monographies et articles) consacrés au thème de la démocratie au Québec au cours de la période qui n’étaient pas de source gouvernementale et qui faisaient le constat, sur la base d’un diagnostic étoffé, d’un « malaise » ou d’un « déficit » démocratique.

Les trois sphères du déficit démocratique

La référence à un déficit démocratique sert généralement à caractériser les défaillances des institutions, tant sur le plan des mécanismes de représentation que de participation. L’approche que nous privilégions se distingue toutefois par une acception plus large de la démocratie, qui la conçoit également comme un état de société où règne une lutte aux inégalités visant à garantir au plus grand nombre les conditions concrètes et les compétences clés de la citoyenneté active. L’analyse se tourne alors vers les mécanismes d’inclusion. À l’instar de Venne (2003), nous distinguons trois sphères dans l’analyse des thèses sur le déficit démocratique au Québec.

Les mécanismes électifs et représentatifs

Les définitions usuelles de la démocratie caractérisent celle-ci d’abord sous l’angle de ses institutions politiques, qui correspondent aux « mécanismes institutionnels d’exercice du pouvoir et d’élection de nos représentants » (Venne, 2003, p. 214). Au Québec, les institutions politiques ont été modelées à l’image du système parlementaire britannique. Parmi les mécanismes visant à assurer la représentation des citoyens par le biais de l’élection, signalons le mode de scrutin, le système des partis politiques, dont la discipline de parti, ainsi que la répartition des pouvoirs entre les instances exécutives, législatives et judiciaires.

Les mécanismes consultatifs et participatifs

En marge des périodes électorales, la démocratie s’incarne dans la participation des citoyens et des groupes sociaux à l’élaboration et la gestion des politiques publiques (Noël et Martin, 2002). Dans cette perspective, « la démocratie s’entend comme une délibération et une consultation permanentes qui tiennent compte du rôle joué par la société civile autant que de celui des élus dans la prise et dans la réalisation de la décision politique » (Venne, 2003, p. 214). Cette sphère recouvre à la fois les activités des commissions parlementaires, la tenue de référendums et les pratiques de concertation que sont les sommets socioéconomiques. Nous y rangeons également le rôle joué par les Autochtones et les représentants des régions dans la régulation de l’État québécois.

Les mécanismes d’inclusion

L’originalité de notre démarche consiste à faire intervenir une troisième sphère, où la démocratie se réfère moins à une forme de gouvernement qu’à un « état social » où règne une égalité de conditions (Keslassy, 2003). Lorsqu’elle s’étend ainsi à la reconnaissance des droits sociaux, « la démocratie […] rejoint l’idée d’inclusion et devient en elle-même un moyen de combattre les inégalités » (Venne, 2003, p. 214). La démocratie concerne alors directement le rôle joué par l’État dans la réalisation de l’égalité des chances et de la justice sociale, par le biais de politiques et de programmes sociaux principalement en matière de sécurité du revenu, de santé, d’éducation et d’accès à la justice.

Évolution des thèses sur le déficit démocratique au Québec (1981-2004)

Les années 1980 : le déficit comme perte de contrôle sur le travail et le mode de vie

Durant les années 1980, la réflexion des auteurs à l’étude prend appui sur une remise en cause des grands compromis institutionnalisés qui ont jalonné la période d’après-guerre : l’organisation fordiste du travail dans les usines, le modèle professionnel du travail dans les services publics et l’étatisation des services collectifs qui a donné naissance aux nouvelles catégories sociales que sont les producteurs de services et leurs usagers (Godbout, 1983). Si la crise est d’abord économique, elle s’accompagne d’une crise sociale et politique, qui prend la forme d’une « remise en question des formes autoritaires d’organisation sociale » (Bélanger, 1988, p. 22). Inhibée un certain temps dans le cadre d’un compromis de classes, la revendication démocratique resurgit lorsque l’écart se fait trop grand entre les pouvoirs politiques et économiques d’un côté, et la souveraineté populaire de l’autre (Resnick, 1991).

Chez les salariés et les usagers des services publics, les constats d’un déficit démocratique ciblent l’intervention étatique dans son dirigisme et dans sa contribution à la passivité et la perte de contrôle sur les conditions de travail et les modes de vie. Hamel et Léonard (1981) en parlent dans les termes d’un « centralisme démocratique » ou d’un « étatisme autoritaire ». La prise en charge de la production des services par l’État se serait réalisée au détriment de leur contrôle par leurs usagers, notamment par l’imposition d’une norme de consommation qualifiée de standardisée, d’impersonnelle et de bureaucratique.

Plus largement, la démocratie libérale fait l’objet d’une critique fondamentale. Les auteurs délestent cette forme démocratique de sa prétention révolutionnaire en affirmant qu’elle reproduit la logique même qu’elle dénonce, celle de la domination d’une classe sur une autre. Face à un principe de représentation favorisant la domination bourgeoise, ils privilégient la voie d’un « socialisme démocratique» pour faire du peuple le véritable dépositaire de la souveraineté. Mais il n’y a pas que la démocratie représentative qui fasse problème à leurs yeux. Au cours des années 1980, les auteurs posent un diagnostic pour le moins mitigé à l’égard des mécanismes de participation, de décentralisation et de rationalisation que le gouvernement libéral de Jean Lesage a mis en place dans les années 1960[5]. À l’origine, ces mécanismes s’inscrivaient dans le projet de dépasser la démocratie représentative, qu’on souhaitait voir affranchie du règne des « notables traditionnels » incarnés par l’élite cléricale et conservatrice[6].

Au départ, la participation était donc le nom donné à cette tentative de mobilisation de la population par une couche montante non encore détentrice de positions de pouvoir, ce qui explique en partie pourquoi les institutions traditionnelles étaient dévalorisées par elle et pourquoi on souhaitait « dépasser » la démocratie traditionnelle.

Godbout, 1983, p. 151-152

La critique de la « société participationniste » formulée par les auteurs est sévère. Pour Hamel et Léonard (1981, p. 189), les mécanismes de participation ne sont que des « ornements floraux à odeur démocratique » dans la mesure où ils s’inscrivent encore dans le cadre de la démocratie représentative. Godbout (1983) conclut que le pouvoir soustrait aux élus n’est finalement pas allé aux citoyens, mais à une classe sociale montante composée des professionnels de l’État, et que les mécanismes participatifs des années 1960-1970 ont consolidé leur position. L’auteur conteste la légitimité de ce pouvoir, du fait qu’il relève de la connaissance des règles ou d’une expertise et non d’une élection. À la fin de la décennie, c’est plutôt le contrôle sur les consultations publiques par le gouvernement ou le Parlement qui suscite l’inquiétude de Lamoureux (1989).

Le malaise démocratique perçu au cours des années 1980 concerne d’abord les modalités de gestion du social, dont le caractère non démocratique aurait favorisé le maintien des inégalités, dans la mesure où les programmes et politiques n’auraient pas été conçus selon les véritables besoins des usagers. Tant les mécanismes issus de la démocratie représentative que ceux relevant de la démocratie de participation ont échoué dans la prise en compte des besoins des « dominés » dans les politiques gouvernementales, constatent Hamel et Léonard (1981). Par ailleurs, la référence à un déficit démocratique dans la sphère des mécanismes électifs et représentatifs apparaît à la suite de la réélection du PQ en 1981, qui a récolté deux fois plus de sièges que le PLQ malgré une faible avance de 3 % dans les suffrages exprimés. Hamel et Léonard (1981) critiquent notamment la logique de « compétition sportive » qui caractérise le scrutin majoritaire à un tour, où les voix destinées aux candidats perdants seraient « perdues » avec eux. Ce type de scrutin ferait également en sorte de favoriser l’élection de candidats n’ayant pas recueilli une majorité simple des suffrages populaires, à tous les niveaux de représentation, des commissions scolaires jusqu’au palier fédéral. Il contribuerait de surcroît à défavoriser la représentation de la diversité sociale entre les murs du Parlement, dont les femmes et les minorités (Lamoureux, 1989).

Les années 1990 : le déficit comme fossé entre les élus et les citoyens

Crise des finances publiques, insécurité et adoption de politiques néolibérales, tels sont les grands facteurs invoqués au cours de la décennie 1990 pour expliquer le climat de méfiance qui règne à l’endroit des institutions démocratiques et de leurs acteurs. En 1996, Pratte consacre un ouvrage entier au mensonge en politique, qu’il aborde dans les termes d’un « bris de contrat » entre les gouvernants et les gouvernés. Dans un régime démocratique, les élus ont un devoir de « vérité » envers leurs commettants, soutient l’auteur, afin de ne pas entraver l’exercice de leur droit démocratique le plus fondamental, celui de voter. La même année, Tremblay et Lachapelle interprètent les résultats de leur enquête sur les pratiques fiscales des Québécois à la lumière d’une crise du lien social. La recrudescence des pratiques d’évasion fiscale constituerait un autre indice de la crise de légitimité qui affecte les représentants politiques : « L’évasion fiscale, si l’on demeure dans une stricte perspective politique, laisse entendre à l’État que le soutien envers ses politiques et ses programmes n’est pas suffisamment fort pour empêcher la prédominance des intérêts particuliers sur les intérêts collectifs » (Tremblay et Lachapelle, 1996, p. 113).

Dans ce contexte, un sentiment d’aliénation ou d’impuissance politique (Bouchard, 1998) grandit chez les citoyens, qui se manifeste par un sentiment « d’incapacité à créer un effet de changement » (Tremblay et Lachapelle, 1996, p. 27). Au même moment, les critiques d’une professionnalisation et de l’élitisation de la politique se font plus nombreuses. Le fossé s’agrandirait entre les gouvernants et les gouvernés, les citoyens et leurs institutions politiques ou encore les élites et la masse. Le déficit démocratique renvoie alors à la disparité entre le pouvoir et l’influence détenus par les élus et les citoyens.

Si les décideurs apparaissent aussi éloignés des citoyens, c’est notamment en raison d’un second fossé qui se creuse cette fois entre les pouvoirs exécutif et législatif. Plusieurs auteurs, dont de Bellefeuille (1993), déplorent la concentration des pouvoirs entre les mains d’une minorité et surtout, du Premier ministre, par divers moyens comme la législation déléguée et la ligne de parti. La représentation du peuple s’impose lentement comme un enjeu problématique. Bouchard (1998) note les conséquences de la ligne de parti sur la représentation, affirmant qu’un député représenterait davantage son parti que ses électeurs. C’est toutefois autour du mode de scrutin que se cristallisent leurs préoccupations, notamment parce qu’il favorise le bipartisme[7] et induit une distorsion entre les appuis populaires et le nombre de sièges obtenus lors des élections.

Avec l’échec des pratiques participatives mis en lumière dans la décennie précédente, un scepticisme s’installe face à la participation, dont le lien avec la technocratie apparaît pour certains inévitable. La participation des groupes se serait « corporatisée », note Lamoureux (1999). Les revendications se seraient fragmen-tées au détriment du sens collectif, regrette Dumont (1995)[8]. La démocratie représentative semble reprendre du galon et certains remettent ses vertus à l’ordre du jour : « les gens ne veulent-ils pas, autant que possible, se soustraire à l’obligation de faire des choix politiques, étant tout à fait satisfaits de céder aux élus le maximum de pouvoir et de décisions possible ? », demande Resnick (1991, p. 261-262). Le vote apparaît encore comme un moyen efficace par lequel peut s’exercer la souveraineté populaire.

Les critiques des consultations publiques tenues par le gouvernement sont également récurrentes et remettent principalement en question leur contrôle par le pouvoir exécutif, leur récupération partisane[9], le caractère non représentatif des participants et l’absence de suivi de leurs résultats. À l’heure où les intérêts économiques exercent une influence grandissante sur les pouvoirs publics, de tels exercices constitueraient de pâles « simulacres de consultation », estime Cliche (1999). Si Lamoureux (1989) reprochait au référendum de 1980 de polariser indû-ment les positions, Pratte insiste plutôt sur la campagne de désinformation menée par les deux camps lors du second référendum. Peu avant, Derriennic (1995) consacre un livre aux liens entre le nationalisme et la démocratie, dans lequel il fait valoir l’insuffisance de la procédure référendaire dans le cadre d’un projet d’autodétermination nationale. Par ailleurs, la participation des instances locales et des régions à la régulation de l’État québécois apparaît insuffisante pour Bouchard (1998).

Dans la sphère des mécanismes d’inclusion, la critique du pouvoir croissant dévolu aux professionnels de l’État reste présente au cours de la décennie. Interprétant cette tendance comme un « effet pervers de l’extension de la démocratie sociale », Dumont (1995, p. 178) soutient que ces professionnels sont davantage préoccupés par leur promotion individuelle que par les besoins de leurs clientèles. Beaucoup d’auteurs soulignent les impacts délétères du néolibéralisme sur l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques et des programmes sociaux, dans la mesure où les grandes décisions internationales apparaissent de plus en plus contraignantes sur le pouvoir des institutions politiques nationales. Resnick (1991) constate que la logique marchande a désormais investi la logique étatique, où elle a introduit des critères d’efficacité et de rentabilité. Les auteurs critiquent tout autant la diminution des interventions étatiques dans le social, la privatisation de certains services publics que la diminution de transferts étatiques vers les familles et les individus. Dumont (1995) remarque que les inégalités se sont maintenues dans l’accès aux politiques sociales pour les classes moyennes et populaires.

Les années 2000 : le déficit comme exclusion et précarité pour la majorité

Alors que s’ouvre un siècle nouveau, la mondialisation néolibérale devient un référent incontournable dans l’appréhension du déficit démocratique au Québec comme ailleurs. Les enjeux changent de nature : ils s’élargissent au cadre mondial et mettent désormais la vie en péril, montre Neamtan (2003). Plus précisément, c’est la concentration du pouvoir, mais aussi de la richesse, dans les mains d’une minorité que dénoncent les auteurs à l’étude. L’étroitesse des liens entre pouvoirs politiques et pouvoirs économiques, de même que l’influence croissante des instances non élues sur la régulation sociale sont l’expression d’une nouvelle facette du déficit démocratique (Sarrazin, 2003).

L’influence de ce déficit sur celui qui affecte la souveraineté du peuple à l’échelle nationale est palpable dans les textes. Les deux « fossés » dont parlent les auteurs dans les années 1990 continuent d’être mis en évidence. D’une part, Bouchard (1998) déplore l’omniprésence de l’exécutif face à la dévalorisation des élus et de l’Assemblée nationale. D’autre part, l’ampleur inédite des enjeux soulevés par la mondialisation vient renforcer l’« abîme entre les décideurs et ceux dont ils déterminent la vie », écrit Courtemanche (2003, p. 112). D’autres invoquent comme facteurs la professionnalisation de la politique ou les difficultés structurelles liées au système partisan. Il semble toutefois que l’élément nouveau de la période réside dans un souci renouvelé pour la délibération, à l’intérieur et à l’extérieur des murs de l’Assemblée nationale, bien qu’elle subisse alors, selon Caldwell (2001), l’arbitraire culturel et l’influence décisive des technocrates. L’importance reconnue à la délibération et à la participation des citoyens aurait un impact sur le rôle des députés, qui seraient invités à mettre en sourdine leur allégeance partisane. « Affranchis, autant que possible, de leurs étiquettes partisanes, les députés pourraient véritablement jouer un rôle d’animateur social dans leur communauté en soulevant les enjeux auxquels notre société est confrontée. Ils n’auraient plus le rôle de défendre la position de leur parti, mais celui de s’enquérir de l’opinion de leurs commettants » (Sarrazin, 2003, p. 26).

Depuis le tournant des années 2000, la représentation occupe une place centrale dans la réflexion. Cliche (1999) et Massicotte (2004) constatent que les électeurs accordent maintenant la priorité à cette exigence, reléguant au second plan les préoccupations d’un gouvernement stable et de la paix civile[10]. Les élections générales du 30 novembre 1998 au Québec, qui portent au pouvoir le PQ avec 76 sièges malgré le fait qu’il ait recueilli moins d’appuis populaires que le PLQ (42,9 % des voix contre 43,6 %), ont été déterminantes sur le plan de la perception du malaise démocratique. « Il n’existe pas de pire forme de déficit démocratique que celui enlevant tout poids au vote d’une majorité d’électeurs dans le choix des représentants du peuple à l’Assemblée nationale ou qui, au mépris de la volonté populaire, porte au pouvoir un parti ayant recueilli moins de suffrages que son adversaire relégué dans l’opposition » (Cliche, 1999, p. 30).

Le scrutin majoritaire, poursuit Cliche, a également pour effet de défavoriser la participation électorale, par exemple pour les gens habitant des circonscriptions décrites comme des « châteaux forts », où leur vote aurait alors une moins grande influence qu’ailleurs. La carte électorale québécoise reste l’une des « plus inégalitaires du continent » aux yeux de Massicotte (2004), puisqu’elle favorise la concentration excessive des votes dans certaines circonscriptions. Le problème de la représentation se présente également sur un autre registre. À l’heure où l’on reconnaît le pluralisme de la société québécoise, la composition de l’Assemblée nationale est appelée à se féminiser et se diversifier à l’image du Québec contemporain. Pour l’instant, sa composition n’offre qu’un « miroir déformé de la société québécoise », regrette Cliche (1999, p. 29). Selon la plupart des auteurs, la présence d’une diversité de courants de pensée à l’Assemblée nationale est également entravée par le bipartisme que favorise le mode de scrutin en place.

Dans la sphère des mécanismes consultatifs et participatifs, les auteurs soulèvent de nouveau l’insuffisance des moyens de participation « traditionnels », comme le vote ou les manifestations, face à l’ampleur des enjeux soulevés par la mondialisation. Caldwell (2001) observe le déclin de la participation civique au Québec depuis les années 1980, qui se traduit notamment par une implication moins soutenue des citoyens dans les organisations de la société civile. Les mécanismes en place ne semblent pas adéquats pour assurer la participation active et continue des citoyens au débat et à la décision sur des enjeux qui les concernent au premier chef. Durand (2003) s’inquiète du fait qu’il n’existe pas de souci permanent de consultation du gouvernement, alors que Courtemanche (2003) critique les consultations publiques au nom de leur organisation rigide et bureaucratique qui a pour effet de limiter la parole des citoyens. De surcroît, Boismenu et ses collègues (2004) condamnent le recours massif au bâillon par le gouvernement libéral pour adopter des projets de loi controversés.

La participation des groupes sociaux, auxquels on se réfère comme représentants de la société civile, reste au coeur des débats. Sarrazin (2003) déplore le trop grand pouvoir maintenant détenu par ces groupes en regard du faible pouvoir que posséderaient les élus. Si les groupes communautaires étudiés par Leclerc et Beauchemin (2003) considèrent la société civile plus apte que l’État à définir et assurer le bien commun, d’autres estiment qu’elle n’a pas la légitimité suffisante pour le faire : « La société civile, composée de non-élus, ne peut pas se substituer à nos représentants légitimement choisis par la population lors d’élections. Encore faut-il améliorer le fonctionnement des institutions représen-tatives pour en renforcer la légitimité et l’efficacité » (Venne, 2003, p. 217).

Bélanger et Lévesque (2001) critiquent le libéralisme et la conception de l’individu sur laquelle il repose, présumé rationnel et sans appartenance sociale concrète. Une telle conception ne peut se montrer sensible aux inégalités, font-ils valoir, dans la mesure où elle n’en reconnaît pas le caractère social et politique. Avec d’autres, ils rappellent l’importance de la concertation des acteurs collectifs, même si les pratiques actuelles restent sujettes à amélioration. Or, en concentrant le pouvoir entre les mains des élus, le projet de réingénierie du gouvernement Charest se montrerait plutôt défavorable aux pratiques de concertation, déplorent Boismenu et ses collègues (2004). Ces derniers critiquent notamment la proposition libérale d’instaurer un système de consultation directe et permanente des citoyens, le « gouvernement en ligne », qui témoigne, selon eux, de l’individualisation du rapport avec les citoyens souhaitée par le gouvernement. Par ailleurs, certains auteurs soulignent la faiblesse du pouvoir des régions dans les décisions prises à l’échelle nationale. Selon Courtemanche (2003), ce ne sont pas les forums se tenant dans les régions qui leur permettraient d’acquérir une véritable autonomie. On peut également noter une plus grande sensibilité à la participation des nations autochtones à la gouverne de l’État québécois.

Dans la sphère des mécanismes d’inclusion, les implications du « déficit démocratique lié à la mondialisation » sur le terrain des inégalités sociales sont soulignées avec plus d’insistance. L’élaboration des politiques sociales, culturelles et environnementales par un État-nation doit maintenant se conformer aux règles du commerce international, estime Sarrazin (2003). Le projet de réingénierie proposé par le gouvernement libéral du Québec s’insère clairement dans cette perspective, montrent Boismenu et ses collaborateurs (2004), en proposant notamment de nouveaux partenariats entre le secteur public et les entreprises dans la distribution de services collectifs. Le champ des politiques sociales au Québec fait l’objet d’une autre forme de contrainte, rattachée au fonctionnement de la fédération canadienne. Parce que le gouvernement fédéral multiplie ses interventions unilatérales dans les domaines réservés aux provinces et qu’il n’assure pas une redistribution équitable de ses revenus avec celles-ci, Venne (2003, p. 240) conclut que « la démocratie ne fonctionne plus au Canada lorsqu’il est question de politiques sociales ».

À l’aube des années 2000, les auteurs constatent l’accroissement des inégalités sociales et l’élargissement du fossé entre les riches et les pauvres. Le déficit démocratique dont parle Neamtan renvoie précisément à cet écart par lequel la majorité des citoyens se trouvent en situation d’exclusion et de précarité, alors que le pouvoir et les richesses appartiennent à une infime minorité. L’État ne serait plus apte à garantir la satisfaction des besoins sociaux, économiques et culturels des citoyens, croit-elle, qui constituent pourtant les « droits démocratiques les plus fondamentaux » (Neamtan, 2003, p. 130). Par conséquent, la démocratie représen-tative, c’est-à-dire politique, serait insuffisante et devrait être complétée par une démocratie économique ou sociale.

Prendre la mesure du déficit démocratique actuel

L’état actuel du déficit démocratique est tributaire de l’évolution récente des préoccupations et des pratiques dans les trois sphères de la vie démocratique. Le graphique 1 présente la chronologie des thèses sur le déficit démocratique au Québec entre 1981 et 2004 selon les sphères identifiées. Bien que l’élaboration et la publication de ces thèses suivent un rythme distinct du calendrier électoral, des liens peuvent être établis entre la teneur des critiques exprimées et les pratiques démocratiques mises en oeuvre par les partis au pouvoir.

Sur le plan des mécanismes électifs et représentatifs, le décalage entre l’appui populaire et le nombre de sièges obtenu par les partis à l’assemblée s’impose comme source du déficit démocratique tout au long de la période étudiée. Il revêt toutefois une intensité particulière dans la foulée des élections provinciales de 1998, qui ont reporté le PQ au pouvoir malgré le plus fort appui populaire accordé au PLQ. Il en est de même à l’égard des constats de sous-représentation des femmes et des minorités ethnoculturelles, qui représentent incidemment les éléments les plus susceptibles de se voir modifier à l’issue de la prochaine réforme électorale. Depuis la période entourant la réélection du PLQ en 1989, les auteurs observent également l’élargissement du fossé qui sépare les citoyens des élus. Ce fossé se caractérise par l’élitisation et la professionnalisation de la politique ainsi que par la concentration du pouvoir au sein de l’exécutif, qui s’accompagne d’un resserrement de la discipline de parti. S’ajoutent à ces constats à partir du milieu des années 1990, la crise de légitimité des élus, rattachée au manque de transparence de l’élite, et l’entrave que représente le système partisan pour la délibération. Avec le tournant des années 2000, les critiques mettent l’accent sur l’obsolescence du mode actuel de scrutin qui aurait pour effet d’affaiblir la participation électorale et de défavoriser les tiers partis. Il semble ainsi paradoxal que la réduction du déficit démocratique passe à la fois par l’accès facilité de tiers partis à l’Assemblée nationale et la tenue de débats à l’abri des positions partisanes.

Graphique 1

Chronologie des thèses sur le déficit démocratique au Québec (1981-2004)

Chronologie des thèses sur le déficit démocratique au Québec (1981-2004)

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Au plan des mécanismes consultatifs et participatifs, le déficit démocratique identifié au cours des années 1980 prend la forme d’un centralisme démocratique et d’une domination de la technobureaucratie d’État. Les critiques ciblent le contrôle politique des consultations publiques et l’absence d’initiatives populaires, sur fond de réélection du PLQ en 1989. À l’époque du sommet socioéconomique de 1996, les auteurs dénoncent tant la corporatisation de la participation, qui donnerait un plus grand pouvoir à la société civile qu’aux élus, que la non-représentativité des mécanismes de concertation, qui aurait pour effet de marginaliser certains groupes et de procurer un simulacre de pouvoir aux citoyens. On déplore l’absence de tribune efficace d’expression tout en reconnaissant le manque d’intérêt des citoyens pour la politique et l’économie ainsi que leur faible mobilisation. Depuis le tournant des années 2000, les références au déficit démocratique ont trait au faible pouvoir des instances locales et régionales ainsi que des Autochtones dans la régulation de l’État québécois. Liés à la capacité d’influence sur les choix collectifs et à la légitimité de ce pouvoir, ces thèmes expriment la diversité des positions des auteurs sur le caractère démocratique des rapports entre les élus, aux divers paliers de représentation, les professionnels de l’État, les citoyens et les groupes sociaux.

Dans la sphère des mécanismes d’inclusion, la critique martèle, avec plus d’insistance à mesure que l’on avance dans la période, que le pouvoir et la richesse sont l’apanage d’une minorité alors que la précarité caractérise la condition de la majorité des citoyens. Afin d’expliquer la persistance d’inégalités sociales en santé et en éducation, on remet tour à tour en question l’étatisme rigide, la gestion autoritaire, l’administration non transparente des fonds publics et le trop grand pouvoir des technobureaucrates, que rend d’autant plus problématique leur absence d’imputabilité. À compter de la fin de la décennie 1980, on dénonce l’arbitraire culturel de la classe dominante et l’imposition d’une norme de consommation qui prendrait, depuis les années 2000, la figure d’une conception centrée sur l’individu. Ces constats d’inégalités sociales croissantes et d’autoritarisme étatique se condensent avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement Charest en 2003.

On peut diviser en trois périodes cette chronologie des thèses sur le déficit démocratique au Québec entre 1981 et 2004. La critique de la société participationniste, qui remet en cause le pouvoir illégitime de la technobureaucratie et le centralisme démocratique dans un contexte d’affirmation nationale, traverse les années 1980 et ne s’essouffle qu’au milieu des années 1990. Après avoir défendu des options socialistes ou autogestionnaires, les thèses revalorisent la démocratie représentative. Dans la foulée de la continentalisation, puis de la mondialisation de l’économie, la critique de la concentration du pouvoir politique domine la décennie 1990, marquée par la défaite serrée des forces indépendantistes lors du référendum de 1995. L’inquiétude manifestée devant la monopolisation du pouvoir politique par l’exécutif conduit depuis à la revalorisation de l’action citoyenne dans un contexte constitutionnel figé. Depuis le tournant des années 2000, la critique de l’inégalité des conditions sociales qui résulte du nivellement des politiques sociales occupe l’avant-scène. Elle dénonce à la fois la polarisation des richesses et la conception libérale de la société centrée sur l’individu, qui aurait pour effet concret de marginaliser des segments importants de la population par rapport aux prises de décisions.

Les constats de déficit démocratique ont ainsi successivement mis l’accent sur les malaises rattachés à la sphère des mécanismes participatifs, à celle des mécanismes représentatifs puis à celle des mécanismes d’inclusion. Ils évoquent, dans un effet de renforcement mutuel, d’abord la perte de contrôle des citoyens sur leurs conditions de travail et de vie, puis l’étendue du fossé qui les éloigne des élus et des décisions, enfin l’exclusion de fait dont sont frappés un nombre croissant d’individus vis-à-vis de la participation socioéconomique et politique. La complexité et l’ampleur du déficit démocratique observé par les auteurs appellent des réformes qui dépassent de loin le mode de scrutin et les modalités de participation électorale. Les actions à entreprendre doivent également rendre à l’assemblée législative le pouvoir dont elle a été dépossédée et s’étendre aux mécanismes de participation et d’inclusion.

Souveraineté populaire et souveraineté nationale : un double déficit ?

Thuot (1998) rappelle que la démocratie fait du peuple le souverain des décisions politiques de manière directe ou par l’intermédiaire de ses représentants. Le déficit démocratique constaté par les auteurs se rattache donc tantôt à l’érosion de la souveraineté populaire, tantôt à celle de la souveraineté nationale, voire aux deux, parfois sans distinction. Les thèses défendues dans les années 1980 ciblent comme principal facteur de production du déficit démocratique, outre la tutelle fédérale qui affaiblit d’entrée de jeu toute prétention à une pleine souveraineté nationale, la technobureaucratisation des procès de décision qui priverait les citoyens et leurs représentants de leur pouvoir légitime. L’essor de la classe des professionnels de l’État, favorisé par le virage participationniste pris par la société québécoise au cours des années 1960-1970, s’inscrit dans le cadre de la modernisation de l’État, d’une croissance économique soutenue et d’une vague d’affirmation nationale. Le double déficit observé à l’aune des idéaux démocratiques se rattache alors en grande partie à la poursuite d’intérêts politiques et économiques nationaux, qui ont pour effet de repousser la concrétisation de ces idéaux.

Depuis le tournant des années 1990, les thèses relient plutôt le déficit démocratique à l’élargissement du fossé entre les gouvernants et les gouvernés ainsi qu’à la concentration du pouvoir dans les mains de l’exécutif. Ce double phénomène aurait pour effet de reléguer les citoyens et la majorité des élus au rang de simples spectateurs des choix collectifs de développement. Le Conseil des ministres, voire le cabinet du Premier ministre, contrôlerait la vie politique en maintenant des liens avec les seuls agents économiques. Aux yeux des auteurs, l’absence de mécanismes continus de participation et de tribune efficace d’expression pour les citoyens mine directement le pouvoir du peuple. Se superposant au cadre fédéral qui en limite déjà l’exercice, de nouvelles contraintes ébranlent le pouvoir des élus en le soumettant aux diktats des traités économiques internationaux. Le déficit démocratique lié à cette dynamique affecterait si sévèrement la souveraineté nationale qu’il mettrait en cause la pertinence d’une réforme des institutions démocratiques au Québec visant à accroître la souveraineté populaire. « À quoi bon réformer nos institutions démocratiques si nous ne nous préoccupons pas de la question de l’effritement du pouvoir de nos institutions démocratiques, dû à la façon dont s’opère la mondialisation ? », se demande ainsi Sarrazin (2003, p. 25).

Par ailleurs, l’incertitude persistante sur l’avenir constitutionnel du Québec embrouille la donne et complexifie les perspectives de réformes. À l’agenda du PQ, la réforme du mode de scrutin fut mise de côté devant l’imminence du premier référendum constitutionnel et l’opposition croissante à René Lévesque au sein de son parti, avance Cliche (1999), qui considère la réforme électorale comme une condition gagnante en vue de l’accès à l’indépendance. Dans le contexte post-référendaire de 1995, David (2004) et Sarrazin (2003) déplorent le fait que la question nationale monopolise le débat public et détermine les orientations des partis, qui n’offrent plus de véritables choix de société aux citoyens. Face à l’érosion des pouvoirs nationaux, Bouchard (1998) doute de la pertinence du projet d’indépendance pour le Québec. Affectée par un double déficit démocratique rattaché à la perte de pouvoir des citoyens et des groupes sociaux autant que des parlementaires, la démocratie québécoise requiert un profond réajustement des pratiques, selon tous les auteurs. Par où toutefois engager la lutte à ce déficit dans le contexte constitutionnel actuel ? Entre la réforme des mécanismes démocratiques et l’accession à l’indépendance du Québec, les thèses oscillent…