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Installé au Québec depuis 1998, Maurizio Gatti s’est intéressé aux Amérindiens. Il a compilé en 2004 soixante-treize extraits d’auteurs dans Littérature amérindienne du Québec.Écrits de langue française, un recueil de contes, d’oeuvres romanesques, de poèmes, de récits et de témoignages écrits en langue française par une trentaine d’Amérindiens vivant au Québec. Gatti récidive avec Être écrivain amérindien au Québec. Indianité et création littéraire. Il y annonce deux objectifs : « étudier les conditions de production, de diffusion et de réception de la littérature amérindienne francophone au Québec » (p. 17) et « volontairement provocateur à leur endroit … susciter un débat sur la littérature amérindienne et de stimuler des réactions, quelles qu’elles soient, surtout chez les Amérindiens et les Québécois […] » (p. 24). Se situant au carrefour de la sociologie et des études littéraires, cet essai poursuit, treize ans plus tard, le projet de Diane Boudreau qui avait commis Histoire de la littérature amérindienne au Québec : oralité et écriture (1993). Bref, une occasion d’en mesurer l’évolution depuis. Suivant les mêmes sentiers de travers que la première, Maurizio Gatti en arrive à la même conclusion : une littérature amérindienne toujours en émergence.

Deux chapitres d’inégales étendues – la mise en réserve de l’identité et l’écrivain amérindien et la littérature – forment son livre. Le premier aborde ce que l’auteur estime être les conditions historiques et politiques psycho socialisant l’émergence de l’individu/écrivain amérindien dans l’espace francophone du Québec. Son argumentation s’inspire explicitement de l’ouvrage La réduction. L’autochtone et les Amérindiens d’aujourd’hui (2003) de Jean-Jacques Simard. En une enfilade de questionnements hybrides, c’est-à-dire mélangeant les paliers de la réalité historique, culturelle et littéraire d’horizons divers liés aux minorités et traités à peu près toujours en deux pages, Gatti tente d’y déceler « l’émergence d’un ensemble de pratiques, de leur reconnaissance et de leur constitution en corpus littéraire » (p. 17), d’un statut québécois pour l’écrivain amérindien. On retient de son analyse les difficultés identitaires vécues par ces quelques « Sauvages » qui ont pris la plume pour écrire : instruits catholiquement, urbains et avec un certain talent d’écriture, quelques-uns se seraient ainsi affranchis des vicissitudes de la réserve et des pensionnats comme écrivains modernes aux socialisations métissées.

La deuxième partie porte sur la comparaison du cheminement des littéraires amérindiens et de ceux qui appartiennent à la littérature québécoise. Bien qu’y prédominent les formes d’oralité du théâtre, de la poésie, des chants et des contes sur les nouvelles et romans d’expression française, et bien qu’on y décèle une structure circulaire et la résurgence de thèmes immémoriaux, Gatti maintient qu’il y a irrévocablement influence européenne  (p. 85). S’il fait mention de rares initiatives d’organismes apparus récemment – la collection Les Loups rouges (Le Loup de Gouttières) qui a publié trois titres depuis 2004, la mise en forme du Cercle d’écriture de Wendake en 2004, la section Littérature dans le site Web de la Société Terres en Vues de Montréal en 2006 ou les initiatives de l’Institut Culturel et Éducatif Montagnais – l’auteur prend principalement appui sur les parcours de trois auteurs (Bernard Assiniwi, Michel Noël et Rita Mestokosho) qu’il prétend « significatifs » mais dont, paradoxalement, il n’analyse aucune des oeuvres.

Adoptant l’alignement d’opinions disparates et de citations diverses, Maurizio Gatti avance que le statut d’écrivain amérindien peut s’acquérir par « autodéfinition ». « Je propose une première définition générale, au terme d’un bilan sans doute destiné à changer encore : un écrivain amérindien est celui qui se considère et se définit comme tel » (p. 125). L’essayiste anticipe en conclusion, l’inévitable « intraduction », c’est-à-dire l’appropriation par l’univers littéraire québécois (p. 189), du patrimoine des écrivains amérindiens : « On peut prévoir, comme cela s’est déjà passé pour les écrivains migrants, que le jour où les écrivains amérindiens du Québec auront un succès international important, la littérature québécoise les prendra en considération et les incorporera dans son corpus » (p. 191).

Au regard amérindien, ce livre fait figure d’une peau de chagrin. L’auteur y pratique les réductions du sujet à répétition. Premièrement, il se déleste de l’univers de la littérature orale transcrite, pourtant réservoir de savoirs et courroie fondamentale de la réappropriation culturelle contemporaine. Ensuite, il évite le vaste corpus des plumes amérindiennes publiées en anglais et dont les chefs-d’oeuvre et les anthologies sont traduits en français. On ne peut pas intelligemment parler de littérature amérindienne en ignorant des écrivains amérindiens comme Scott Momaday (La maison de l’aube, 1989), Tompson Highway (Champion et Oneemeetoo, 1998), Louise Erdrich (Dernier rapport à Little No Horse, ou Joseph Boyden (La maison des âmes, 2006), toutes des oeuvres majeures traduites.

Par ailleurs, l’auteur ne campe pas sociographiquement les faits pour comprendre et expliquer l’émergence littéraire dont il parle. Dans le « Gépèg » – Québec en langue miqmaque – les deux tiers des 100 000 Autochtones parlent l’anglais comme langue seconde (Mig’maqs, Cris, Naskapis, Mohawks, Algonquins, Inuits), ce qui laisse environ 30 000 locuteurs d’expression française (Attikameks, Waban Akis, Malécites, Wendat, Innus ou Métis). Qui plus est, alors que 60 % de la population autochtone réside dans les réserves, 66 % n’obtiennent pas leur diplôme d’études secondaires. Alors de quelle émergence parle-t-on et de quel avenir ? Gatti ignore quelques situations de rupture « moderne », notamment l’expérience d’enseignement supérieur du Collège Manitou à La Macaza dans les années 1970, d’où sont issus plusieurs artistes et intellectuels autochtones contemporains actifs depuis sur les scènes politiques, économiques et culturelles.

S’ajoute enfin la comparaison entre littérature amérindienne et littérature québécoise. Gatti liquide en seulement quelques pages (p. 186-187-188-189) l’étude de cette dimension, pourtant cruciale, de ce qu’il nous invite à percevoir comme étant deux destins littéraires similaires, plus précisément celui d’une minorité, amérindienne, appelée à être incluse dans une autre, québécoise. Sans aucune problématique d’analyse littéraire ou de méthode d’analyse de contenu, l’auteur utilise, en faisant du copier/coller, la simple substitution des noms et titres amérindiens aux noms et titres québécois du texte d’un dépliant expliquant la littérature québécoise remis aux nouveaux arrivants au Québec (Marie-Andrée Lamontagne, Qu’est-ce que la littérature québécoise ? Promenade au pays d’Anne Hébert, Félix Leclerc et Réjean Ducharme). De quoi s’inquiéter de la rigueur des institutions savantes…

Ce faisant, l’essai ne rate-t-il pas la substance imaginante, préhistorique et historique (les pétroglyphes, wampums, codex et les littératures orales transcrites) qui fonde l’imaginaire artistique et, conséquemment, la littérature contemporaine des Indiens d’Amérique, comme l’aborde avec érudition un Pierre Beaucage dans Parcours de l’indianité : théologie, politique, anthropologie (2004) ? Et l’actuelle accélération de la mondialisation ne rend-elle pas caduque cette ancienne vision européenne ? Dans un compte rendu publié dans Recherches sociographiques (XXXV, 3, 1994, p. 616-618), Gilles Thérien avait critiqué avec justesse les lacunes de l’Histoire de la littérature amérindienne au Québec : oralité et écriture de Diane Boudreau, lacunes applicables à l’approche de Gatti. Il y a bien longtemps que les littératures écrites francophone, anglophone et espagnole s’enrichissent de contributions inter, multi et transculturelles hors des anciennes capitales coloniales. Pensons, pour ne donner qu’un exemple, au prix Goncourt remis à l’Américain Jonathan Littel pour son roman Les Bienveillantes (2006). Ainsi, les romans historiques et d’expression amérindienne – Le pas de l’Ours de Douglas Glover, Nenduca et la magie des peuples de Francine Lemay, Maïna de Dominique Demers, les deux tomes de Thana de Louise Simard, Mistouk de Gérard Bouchard, Nipishish de Michel Noël, Le petit aigle à tête blanche de Robert Lalonde, Cow-Boy et, récemment, Sauvage de Louis Hamelin – et les romans jeunesse – Le Wapiti de Monique Corriveau, Le Ventre du serpent de Chrystine Brouillet, La Chasse aux flèches de Maryse Pelletier, Albin visite les autochtones de Julie R. Bélanger Mémoire d’Inuksuk de Dorothée Banville-Cormier – construisent une zone de création littéraire commune aux An Antane Kapesh (Eukuan nin matshimanitu Innu-iskueu), Bernard Assiniwi (La Saga des Béothuks), Jean Sioui (Poèmes rouges et Le Pas de l’Indien), Louis-Karl Picard-Sioui (Yawenda et la forêt des Têtes-Coupées) et Rita Mestokosho (Eshi uapataman nukum), pour n’en énumérer que quelques-uns.

L’auteur n’a donc pas saisi ce qui aurait pu être un excellent sujet d’étude, qu’a esquissé une Francine Bordeleau dans L’amérindianité : en toutes lettres (2005), à savoir l’originale territorialité littéraire d’appartenance amérindienne au Québec qui a pris son élan dans les années 1990 et où se rencontrent – notamment sous la forme de romans et nouvelles historiques, de poésie sonore et de romans jeunesse – écrivains autochtones et allochtones. La Grande Tortue, accueillante, a le dos large. Avec sa copie martyre, Maurizio Gatti s’y est embarqué, à dessein provocateur (p. 24). Quoi penser de son désir, explicite dans le texte (p. 130-132), d’être comme Grey Owl ou William Camus, reconnu, adopté comme « Néo-Indien », pour reprendre le titre du récent ouvrage des ethnologues Galinier et Molinié, Les Néo-Indiens. Une religion du IIIe millénaire (2006) ?