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La thèse soutenue par Mathieu Bock-Côté dans La dénationalisation tranquille sera connue de celles et de ceux, trop nombreux selon certains, qui suivent attentivement les débats sur l’identité québécoise ayant cours depuis un moment. À la suite du fameux discours de Jacques Parizeau sur les « votes ethniques », l’élite politique souverainiste et une certaine intelligentsia québécoise, accablée par la mauvaise conscience, auraient entrepris la tâche démiurgique de réformer l’imaginaire historique des Québécois. Parce qu’il fallait ouvrir le cercle de la nation aux nouveaux arrivants, faire en sorte que le dernier immigré puisse, sans trop d’efforts, se reconnaître dans le roman national que se racontent les Québécois depuis des générations, il devenait impératif d’éviter les références trop explicites à cette communauté de mémoire et de destin qui, de tout temps, avait lutté pour sa survie et son affranchissement. Faire référence à cette majorité francophone, ne fût-ce qu’en prenant toutes les précautions nécessaires, c’était courir le risque de devenir le porte-parole ombrageux de l’ethnicité canadienne-française. Parler de la nation québécoise autrement qu’en se référant à un territoire, à une charte des droits et libertés ou à des valeurs communes (social-démocratie, écologisme, altermondialisme, etc.), c’était communier à une vision étroite, frileuse, pour ne pas dire ringarde d’une réalité québécoise changeante et pluraliste. Les exemples de cette « dénationalisation » – l’expression nous semble appropriée – du discours sont nombreux et présentés de façon percutante par l’auteur dans le premier chapitre. La direction du Bloc québécois, lors du congrès de janvier 2000, proposa de rayer de la mémoire collective toute référence aux « peuples fondateurs » du Canada, sous prétexte que cela pouvait heurter les nouveaux arrivants qui ne se reconnaissaient pas dans ce vieux Canada français geignard. L’affaire Michaud, qui provoqua la démission de Lucien Bouchard, donna lieu, dans le camp souverainiste, à une surenchère moderniste et jacobine. Les souverainistes attachés à la mémoire longue de la communauté francophone furent alors sommés de quitter le mouvement souverainiste ou de donner un sens plus moderne à leur engagement. Plus tard, trois mousquetaires devenus députés et un chef péquiste éphémère reprirent à leur compte ce refrain sur la nation « civique » à laquelle une jeunesse oublieuse aurait adhéré depuis peu. Rendue publique en avril 2006, la première mouture du nouveau programme d’histoire et d’« éducation à la citoyenneté », concocté par le ministère de l’Éducation, « des Loisirs et du Sport » (!), faisait totalement l’impasse sur les faits structurants qui habitent la conscience historique de la majorité francophone : Conquête, rébellions de 1837, infériorité économique des Canadiens français, etc.

Après avoir glané, dans l’actualité politique, de multiples exemples de cette dénationalisation tranquille dans ce qui prend la forme d’une chronique pour le moins loufoque de l’actualité politique québécoise, Bock-Côté s’attaque aux oeuvres respectives de Gérard Bouchard et de Jocelyn Létourneau, deux historiens qui, selon cet essayiste doté d’un vrai talent pour les formules chocs autant qu’évocatrices, se seraient aventurés sur le sentier risqué de l’« ingénierie identitaire ». Comme le rappelle Bock-Côté, les deux historiens poursuivent des objectifs bien différents, à première vue : l’un rêve d’un nouvel imaginaire national plus en phase avec les réalités pluriculturelles du Québec qui permettrait de relancer, sur des bases nouvelles, le projet souverainiste alors que l’autre souhaite proposer aux Québécois un grand récit postnational qui permettrait de « rompre avec la problématique de la survivance et de l’humiliation » (p. 93). Malgré ces divergences évidentes, ces deux projets historiographiques seraient cependant inspirés par la même épistémologie constructiviste radicale. Les deux historiens semblent postuler que l’histoire d’un peuple est d’abord un construit qui sert les intérêts d’une élite déconnectée, un discours qui réduit à outrance des réalités toujours plus complexes. Face à ces grands récits nationaux, relayés par des générations plus ou moins conscientes des torts qu’elles causaient aux exclus de la grande histoire, ces historiens auraient pratiqué une « herméneutique du soupçon » qui tient toujours pour acquis que le sens que les hommes confèrent à l’aventure nationale est faux, erroné, simpliste. Historien positiviste du « social » dans la première partie de sa carrière, Gérard Bouchard s’est cru mieux outillé que les élites d’antan pour déconstruire les « fausses » singularités qu’elles s’étaient construites au fil du temps et ainsi prescrire au peuple québécois un imaginaire approprié. Jocelyn Létourneau a quant à lui voulu faire prendre à l’historiographie québécoise un « tournant linguistique ». Les historiens sont pour lui des « paroliers » qui racontent à un peuple passif des récits imaginés avant tout par des auteurs. Lorsque ces histoires ne conviennent plus, il faut en écrire de nouvelles, ce à quoi il s’emploie, non sans talent. Au lieu de placer la mémoire à l’origine de la méthode, comme le proposait Fernand Dumont invoqué par Bock-Côté, et d’ainsi se poser en héritiers d’une histoire, Bouchard et Létourneau pensent le Québec presque à partir de zéro, croient possible de reformuler l’imaginaire d’un peuple en quelques livres. Or, martèle Bock-Côté, « la matière identitaire d’une société n’est pas une pâte informe, parce que ses formes ne sont pas arbitraires, parce qu’on ne peut convaincre une majorité historique, aussi facilement qu’on convainc un collègue en colloque, de renoncer à son pouvoir et à sa mémoire » (p. 127).

Mais comment expliquer cette radicalisation civique du discours souverainiste et ces projets bouchardien et létournesque d’une histoire qui cherche à tout prix à prendre le contrepied de la mémoire héritée ? Probablement parce qu’on doit lire son essai comme un « communiqué du front pendant la guerre », Bock-Côté évoque quelques réponses données à cette question par d’autres que lui, mais sans malheureusement proposer de typologie digne de ce nom. Avant lui, Serge Cantin y a vu un relent de la mauvaise conscience du colonisé qui a la fâcheuse habitude d’intérioriser le regard que l’autre porte sur lui, surtout lorsque ce regard est négatif. Joseph Yvon Thériault y verra pour sa part un rapport trouble à la modernité qui se serait traduit, chez les intellectuels québécois, par un engouement particulier pour l’américanité, un concept qu’on utilisait le plus souvent pour vanter les vertus du progrès technique des grandes métropoles anonymes, de la liberté sans entraves ou de l’hybridité culturelle. Jacques Beauchemin attribua cette volonté de réécrire l’histoire nationale à une quête de reconnaissance de « je » identitaire, à cette difficulté qu’ont les sociétés occidentales avancées de dire « nous », d’un mot, à la radicalisation de la dynamique démocratique fondée sur un désir d’égalité et de reconnaissance.

À cette liste d’explications stimulantes et, dans le cas de Thériault et de Beauchemin, fort bien étayées, Bock-Côté ajoute la sienne, qui ne manque pas d’intérêt. Cette dénationalisation tranquille ne serait rien de moins qu’une « conversion » de l’intelligentsia québécoise à l’idéologie du multiculturalisme qui prévaut au Canada anglais, mais aussi ailleurs en Occident. Dans son deuxième chapitre, consacré à l’oeuvre de Gérard Bouchard, Bock-Côté tente de montrer que, partout en Occident, le multiculturalisme est devenu « l’expression idéologique d’un projet politique qui vise à faire basculer les sociétés occidentales dans un nouveau modèle, tant politique que culturel » (p. 68). Loin d’être une fatalité imposée par une conjoncture nouvelle (l’immigration rendue nécessaire à la suite du vieillissement de la population, par exemple), le multiculturalisme serait la nouvelle croisade d’une gauche radicale et postmarxiste. Déçue par une nouvelle classe moyenne culturellement conservatrice qui a préféré consacrer ses énergies à devenir propriétaire ou à mettre de l’argent de côté pour envoyer ses enfants à l’école privée, cette gauche aurait troqué l’ancienne classe ouvrière aux « groupes identitaires ». De la lutte des classes, on serait passé à la lutte des identités ; la révolution à faire ne serait plus économique mais bien culturelle. Si les causes ont changé, la ferveur utopique, c’est-à-dire la « dimension révolutionnaire du marxisme », serait toutefois restée la même. Dans ce nouveau schéma manichéen, il y aurait dans le coin droit la majorité, attachée à l’héritage national, donc forcément intolérante, sinon xénophobe, et dans le coin gauche, il y aurait « l’autre », cet être venu d’ailleurs, exclu parce qu’il ne se reconnaît pas dans le roman national. Pour mettre fin à cette exclusion, ce ne sont plus les structures économiques qu’il faut transformer mais bien cette mentalité occidentale, grosse de tous les préjugés nationaux, à l’origine des plus grands crimes contre l’humanité. Cette hypothèse de Bock-Côté, qui s’inspire surtout de la politologie conservatrice américaine, risque de susciter les plus vives critiques car elle impute à la gauche, non pas seulement au néolibéralisme, ou aux forces déstructurantes du marché, le rejet de l’héritage national. Elle mériterait, dans une recherche ultérieure, d’être considérablement approfondie, ne serait-ce que pour introduire dans notre débat houleux sur l’identité québécoise, une nouvelle perspective.

Dans le dernier chapitre de son ouvrage, le moins convaincant à notre humble avis, Mathieu Bock-Côté souhaite nous laisser sur une note d’espoir. Si l’historiographie officielle semble avoir tourné le dos à la mémoire de la majorité francophone, si les historiens de profession se seraient désintéressés de la question nationale, heureusement, d’autres, des journalistes et biographes ceux-là, auraient repris le grand récit québécois. Les volumineuses biographies de René Lévesque, Daniel Johnson et Jacques Parizeau, de Pierre Godin et Pierre Duchesne, la saga politique qui suit la mort de l’entente du Lac Meech, de Jean-François Lisée, la charge de Normand Lester contre ce Canada anglais qui chercherait à cacher les cadavres de son passé, tiendraient aujourd’hui lieu d’historiographie nationale. Mieux : cette historiographie « populaire », centrée sur les événements et les grands hommes, permettrait de renouer avec la pensée de Maurice Séguin qui, avec ses collègues de l’école de Montréal, aurait été le dernier à problématiser l’histoire nationale. Si la charge de Bock-Côté contre une histoire universitaire qui confine l’histoire politique et nationale aux marges de l’institution n’est pas dénuée de fondements, elle ne rend pas justice à des historiens comme Lucia Ferretti, Pierre Trépanier, Serge Gagnon et plusieurs autres qui, s’ils publient des livres moins vendus que les biographes cités plus haut, ne délaissent pas pour autant la dimension nationale de l’expérience québécoise. Par ailleurs, présenter les Godin, Duchesne, Lisée et Lester comme les continuateurs de l’oeuvre de Séguin a de quoi étonner quand on sait la faible importance qu’accordait le théoricien de l’école de Montréal aux hommes et aux événements. Tout se passe comme si Bock-Côté renonçait à une nouvelle histoire nationale, riche des acquis de l’historiographie récente, problématisée autrement. Cette histoire forcément politique, qui appréhenderait le Québec autrement qu’à travers les revendications de ses fragments identitaires mais bien davantage dans sa globalité existentielle, qui tenterait de rendre compte des intentions de personnages confrontés au destin de tout un peuple, elle reste peut-être à écrire. Les livres de cette histoire-là sont probablement à venir mais, de grâce, ne désespérons pas.