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L‘étude de la culture yiddish, présente dès le début du XXe siècle à Montréal grâce à l’arrivée d’importants contingents d’immigrants en provenance de l’empire russe, suscite depuis peu un regain d’intérêt remarquable parmi les chercheurs québécois de langue française pour le judaïsme. Apparue en Allemagne au cours du Moyen Âge, la langue elle-même a profondément marqué l’histoire du peuple juif au cours de la période contemporaine (Baumgarten, 2002 ; Fishman, 2005). Les recherches les plus récentes révèlent que le yiddish s’est affirmé rapidement dans les quartiers immigrants montréalais comme une langue dotée d’une forte créativité et porteuse d’une littérature hautement originale, au point de constituer pendant un demi-siècle dans la ville l’un des pôles principaux dans l’expression des idées de gauche et de la modernité (Shtern, 2006 ; Fuks, 2005 ; Anctilet al., 2007). Si les études sur la littérature canadienne qui s’est écrite en yiddish prennent désormais leur envol, il faut cependant souligner que d’autres langues juives ont aussi connu un parcours extraordinaire au cours de l’époque présente. C’est le cas notamment de l’hébreu. Tandis que le yiddish s’affirmait comme un idiome vernaculaire issu de la diaspora juive européenne, disséminé à la fin du XIXe siècle sur toute la planète par les grands mouvements de population en provenance de Russie, la langue hébraïque renaissante cherchait plutôt à s’affirmer comme le véhicule linguistique d’un projet social et politique : celui de susciter l’apparition d’un nouveau foyer national juif au Moyen-Orient.

L’arrivée de Juifs yiddishophones à Montréal, en nombre suffisant pour marquer l’évolution de la métropole, date précisément de 1905, soit l’année où une insurrection ébranlait pendant plusieurs mois le pouvoir établi des tsars de Russie. D’ailleurs, il y a tout lieu de croire qu’il existe un lien très fort entre ces deux événements. Cette année-là, le yiddish était la langue dominante du monde ashkénaze[1], sinon du judaïsme à l’échelle mondiale, et l’hébreu ne réunissait en général que des idéalistes qui attendaient toujours l’heure propice à la fondation en Palestine de colonies de population destinées à les accueillir. Une génération plus tard, soit en 1931, Montréal comptait 60 000 Juifs et le Canada, 150 000, presque tous de langue maternelle yiddish. Dans les grandes villes canadiennes ces immigrants bénéficiaient déjà à pareille date de fortes organisations communautaires et de cercles culturels très dynamiques où s’exprimait leur créativité (Rosenberg, 1993 ; Tulchinsky, 2008). Aujourd’hui, près d’un siècle après le début de ce mouvement migratoire de grande envergure, et soixante ans après l’Holocauste hitlérien, le yiddish n’est pratiquement plus parlé sur la planète, pas même à Montréal où il occupait de 1900 à 1950 la troisième place après le français et l’anglais. Par contre, l’hébreu est devenu le véhicule quotidien de six millions de personnes réunies au sein d’un État très développé du Moyen-Orient, Israël, qui fait une promotion active de cette langue sur toutes les tribunes juives. Ce renversement total de perspectives soulève des questions fort intéressantes pour les chercheurs intéressés à la vie juive québécoise en plus de nourrir de nouvelles réflexions qui feront l’objet de cet article.

Le fait demeure qu’au siècle dernier à Montréal le yiddish a été une langue parlée essentiellement par des immigrants est-européens, idiome qu’ils n’ont souvent pas pu ou voulu transmettre à leurs descendants empressés de s’intégrer à la vie sociale et économique canadienne. La coupure entre les deux univers de signification culturelle se remarque d’ailleurs facilement dans la métropole québécoise quand, à une cohorte d’écrivains, d’artistes et d’acteurs yiddishophones qui possédaient leur propre sphère institutionnelle avant la Seconde Guerre mondiale, a succédé une génération préférant s’exprimer en anglais ou en français, et dont les grandes figures sont A. M. Klein, Mordecai Richler, Leonard Cohen et Naim Kattan. Après 1975, les Juifs ne font pour l’essentiel plus usage au Québec de langues proprement juives et le yiddish devient un héritage patrimonial certes très apprécié, mais somme toute peu usité. Alors qu’au début du XXe siècle on pouvait encore comparer le yiddish et le français des couches populaires comme des langues co-territoriales et présentant des caractéristiques socioéconomiques similaires sur le plateau Mont-Royal, ce type de regard ne peut plus être posé aujourd’hui (Anctil, 1996a). Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, même s’ils n’ont pas tout à fait oublié le yiddish, les Juifs montréalais ont tourné leur regard vers Israël, et l’hébreu moderne s’est forgé une place dominante comme langue juive.

En raison de ce contexte, il est intéressant de tenter un rapprochement cette fois non plus avec le yiddish des steppes russes, mais avec l’hébreu des kibboutzim et des haloutsim[2]. Le présent article vise à proposer une étude comparée des sociétés québécoise et israélienne, en mettant avant tout l’accent sur la situation linguistique et son articulation avec la définition d’une identité nationale. Il explore ainsi un domaine de réflexion susceptible d’ouvrir des voies inédites aux chercheurs et d’aborder sous un angle nouveau des aspects bien connus au Québec. Ultimement de telles considérations pourraient mener à une meilleure compréhension de l’évolution globale du monde juif au XXe siècle et aussi de l’espace d’affirmation québécois face à l’ensemble de la mouvance nationaliste contemporaine. Certes, les sensibilités culturelles et linguistiques sous-jacentes à ces sociétés diffèrent considérablement, mais elles convergent aussi sur d’autres plans de manière surprenante. Dans ce texte, le Québec et l’État d’Israël figurent plutôt comme des ensembles complexes et divergents, mais où la question de la langue nationale et du nationalisme s’est posée de manière insistante et sous une lumière assez semblable depuis plus d’un siècle. Si Israéliens et Québécois ne se sont pas influencés mutuellement, compte tenu de la distance géographique qui les sépare, il est toutefois possible de cerner dans le cheminement de ces deux minorités linguistiques, l’une francophone et l’autre ivritophone[3], les éléments d’une approche commune qui méritent d’être analysés.

Les politiques linguistiques promues par les Juifs de Palestine sous le mandat britannique[4], puis plus tard au moment de la création de l’État d’Israël[5], prennent un relief nouveau lorsqu’on les compare avec celles avancées par les francophones québécois au même moment dans le cadre canadien (Blumberg, 1998 ; Barnavi, 1991 ; Halpern, 1998 ; Karsh, 2000). Dans les deux cas, il s’agit de langues qui cherchent à s’affirmer face à l’anglais, et qui tentent de prendre le contrôle d’une structure étatique régionale érigée par Londres afin de soutenir ses propres intérêts économique et politiques. Qui plus est, tout comme le français au Québec à la même époque, l’hébreu traverse, avant la déclaration Balfour[6] de 1917, une période où il doit se tailler une place en Palestine juive comme langue de la quotidienneté et des pratiques économiques usuelles, le tout alors qu’il se trouve en concurrence avec d’autres langues à la fois juives et non juives beaucoup plus répandues telles que l’arabe, le yiddish et le russe. En ce sens, l’hébreu se redéploie et se redéfinit complètement au moment des premières grandes migrations européennes vers Eretz-Israel, situation qui comporte un élément de péril considérable pour sa survie et sa valeur symbolique au regard de l’espace politique exclusivement juif. À tout prendre, à la fin du XIXe siècle, le français canadien et l’hébreu au Moyen-Orient connaissent une situation difficile. Partons de ce constat pour tenter de définir plus systématiquement leur position respective et leur cheminement subséquent.

Langues renaissantes, langues en émergence

Il existe un angle d’approche particulièrement utile dans la comparaison entre la situation du français au Québec et de l’hébreu au Moyen-Orient, qui est celui de la montée des langues minoritaires dans le contexte de la résurgence des nationalismes modernes en Europe au milieu du XIXe siècle. Dans le sillage de la Révolution française de 1789, et par suite de l’apport des philosophes politiques de l’époque des Lumières, la France moderne s’était érigée sur la base d’un État-nation. Dans l’esprit des jacobins et de leurs héritiers au sein de l’histoire française moderne, la république se définissait comme devant servir une population issue d’une même souche culturelle et linguistique, concentrée dans un espace géographique précis. De là était née l’idée fondatrice d’une langue française à valeur universelle et surmontant l’ensemble des particularismes locaux, régionaux ou ethniques. À l’échelle de la nation française, tous les parlers régionaux devaient s’effacer au profit du français, seule langue à vocation universelle capable d’appuyer l’impulsion nécessaire au progrès de l’ensemble de la société. Au moment où se fixe le modèle français de l’État-nation, plus tard propagé dans toute l’Europe par le régime napoléonien, la plupart des peuples vivant à l’est et au sud de la France se trouvent soumis au joug de grands empires et ne possèdent pas d’identité culturelle ou politique qui leur soit reconnue (Bordes-Benayoun, 2006). Les Polonais, les Grecs ou les Croates sont des exemples significatifs de cette situation. De là, selon René Rémond, le pouvoir d’évocation très puissant du nationalisme au milieu du XIXe siècle :

Le fait national apparaît donc comme universel et ce qui n’est pas sa moindre singularité que ce mouvement, qui est l’affirmation de la particularité, soit peut-être le plus universel de l’histoire. Il est présent dans la plupart des guerres du XIXe siècle. C’est un trait qui différencie les relations internationales avant et après 1789. Dans l’Europe d’Ancien Régime, les ambitions des souverains étaient au point de départ des conflits. Au XIXe siècle, le sentiment dynastique a fait place au sentiment national, parallèlement au transfert de souveraineté de la personne du monarque à la collectivité nationale. Les guerres de l’unité italienne, de l’unité allemande, la question d’Orient, tout cela procède de la revendication nationale. Le fait national est, au XIXe siècle, avant le fait révolutionnaire, le facteur décisif de bouleversement.

(Rémond, 1974, p. 177-178)

Rapidement après 1848, le modèle de l’État-nation élaboré en France au moment de la Révolution se répandit en Europe orientale et fut présenté comme l’un des modes possibles de gouvernance pour les peuples sans État vivant dans cette partie du continent. L’idée enflamma les élites d’ampleur régionale et donna naissance à des mouvements de revendication très puissants. Malgré cela, dans cette partie du monde, plusieurs obstacles importants se dressaient devant l’idée d’État-nation, dont l’existence de populations minoritaires très réduites et enclavées dans des ensembles plus grands. Dans les Balkans en particulier, mais aussi au sein du grand empire russe, les régions offrant des chevauchements ethniques complexes se présentaient nombreuses à l’observateur, notamment un certain nombre de villes fortement pluriethniques comme Vienne, Sarajevo et Varsovie, compliquant à souhait l’élaboration de nouveaux ensembles étatiques. Tout de même, le ferment du nationalisme se saisit à la fin du XIXe siècle de nombreuses sociétés est-européennes qui tentèrent, dans certains cas avec une énergie débridée, de se conformer aux critères géographiques et culturels définis au moment de la Révolution française. Surgirent ainsi dans les empires austro-hongrois, russes et ottomans des langues, des littératures et des courants culturels existant depuis longtemps sous une forme folklorique embryonnaire, et dont des groupes d’intérêts précis s’agitaient à promouvoir l’existence et la valeur. Les langues régionales notamment, perçues par les capitales administratives des empires comme de simples jargons paysans ou comme des constructions marginales, revêtirent une symbolique particulière en pareilles circonstances et furent cultivées avec zèle par les promoteurs des nouveaux nationalismes en tant que futurs outils de communication étatique :

Le mouvement des nationalités au XIXe siècle a été en partie l’oeuvre d’intellectuels grâce aux écrivains qui contribuent à la renaissance du sentiment national, aux linguistes, philologues et grammairiens qui reconstituent les lettres nationales, les épurent, leur donnent leurs lettres de noblesse, aux historiens qui cherchent à retrouver le passé oublié de la nationalité, aux philosophes politiques (l’idée de nation étant au coeur d’un certain nombre de systèmes politiques). Le mouvement touche aussi la sensibilité, peut-être davantage encore que l’intelligence et c’est en tant que tel qu’il devient une force irrésistible, qu’il suscite un élan.

(Rémond, 1974, p. 175)

La plupart des peuples d’Europe centrale et de l’Est purent se présenter lors des grandes occasions de négociation politico-militaire, par exemple aux séances qui suivirent à Versailles la fin de la Première Guerre mondiale, armés de la volonté manifeste de faire valoir l’existence d’une langue et d’une culture nationale autonome (Macmillan, 2002). Comment les grandes puissances, soucieuses de démocratie et d’égalité de traitement entre les peuples, pourraient-elles refuser à des collectivités nationales constituées le droit de vivre dans leur langue et sous un gouvernement qu’elles avaient elles-mêmes appelé de leurs voeux[7] ? Or, tel n’était pas le cas des Juifs vivant dans l’empire tsariste, au sein de la Pologne démembrée de 1815, dans les différentes provinces de l’empire austro-hongrois, voire en Roumanie ou dans les régions européennes encore sous le contrôle des Ottomans. Placés devant l’alternative de devoir former un peuple au sens où l’entendaient les différentes nations dont ils se trouvaient entourés, les Juifs est-européens parlaient une multitude de langues différentes, se trouvaient dispersés sur de très vastes territoires et subissaient le joug de régimes très différents et en forte concurrence. Trois solutions principales sur le plan linguistique s’offraient aux quelque sept millions de Juifs habitant l’Europe orientale à la toute fin du XIXe siècle : ériger en langue nationale un parler vernaculaire partagé par la plupart des communautés juives vivant à l’est du continent, soit le yiddish ; opter pour l’une des langues européennes dominantes dont la valeur judaïque restait négligeable, comme le russe, le polonais ou l’allemand ; ou encore ériger la langue sacrée et cultuelle du judaïsme comme véhicule quotidien du nationalisme juif. Or, l’hébreu avait cessé d’être parlé par les masses juives depuis au moins vingt siècles et n’était plus étudié que pour comprendre les textes fondateurs de la tradition mosaïque.

Chacune de ces options linguistiques fut présentée avec force à la fin du XIXe siècle par des courants politiques et culturels juifs européens et nord-américains en forte opposition les uns avec les autres, que ce soit dans le cadre du sionisme naissant pour l’hébreu, d’une pensée prônant l’assimilationnisme ou par le biais d’idéologues défendant à travers le yiddish une idéologie diasporiste (Goldberg, 1996). De manière générale, sauf pour certains Juifs appartenant aux volets de stricte orthodoxie religieuse enracinés en Europe de l’Est, les Juifs ne pouvaient rester à l’écart de l’effervescence nationaliste dont s’était emparée la société européenne. Dans un tel contexte il semblait très difficile aux tenants du judaïsme de refuser d’emboîter le pas au fort courant d’indépendance nationale qui poussait de nombreux peuples européens minoritaires à soumettre des revendications souvent jugées comme susceptibles de mener les empires à leur perte. Selon l’historien Jonathan Frankel, Nachman Syrkin[8], lui-même un ardent défenseur du sionisme sous son incarnation socialiste et l’un des grands leaders au début du XXe siècle de la gauche juive, croyait :

que la résurgence du nationalisme en Europe au XIXe siècle rendait à la fois nécessaire et impérieuse l’obligation pour le peuple juif de formuler une stratégie en vue de son indépendance politique. L’appui qu’il (Syrkin) avait accordé aux divers mouvements de libération nationale, et sa conviction profonde que la voie vers le socialisme passait par le nationalisme, font de lui un socialiste pré-marxiste (notre traduction).

(Frankel, 1981, p. 307)

À la même époque, plusieurs autres grandes personnalités juives choisirent de se ranger du côté du nationalisme comme mode d’expression obligé pour le peuple juif, dont le fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl[9]. Son approche, jugée très novatrice au début du XXe siècle, prévoyait la création d’une structure étatique juive non pas en Europe orientale, ce que plusieurs activistes de gauche souhaitaient, mais au sein d’un territoire situé au Moyen-Orient dans le berceau historique du judaïsme. Herzl jugeait que des contraintes particulières pesaient sur les Juifs en Europe, dont l’hostilité manifestée contre eux par certaines couches de la population est-européenne et qui donnait lieu sporadiquement à des lois d’exception ou à des pogroms. Aussi bien dans son esprit redéployer les Juifs russes, austro-hongrois, allemands et français sur un autre continent où ils pourraient s’épanouir à l’abri de l’antisémitisme. Toutes ces discussions ne parvinrent toutefois pas à régler une des questions centrales du nationalisme juif moderne, à savoir quelle serait la langue utilisée par ce nouvel État-nation juif cherchant à se distinguer dans ses revendications de tous les autres. À ce propos, aucun consensus réel ne parvint à émerger avant 1917 au sein d’une mouvance nationaliste regroupant une constellation de points de vue différents. Alors que Chaim Zhitlowsky[10] privilégiait l’usage universel du yiddish, Herzl, qui lui-même ne connaissait que des langues non juives, souhaitait voir l’hébreu s’imposer au sein du sionisme. Quant à Syrkin, il louvoyait selon les contextes politiques de l’époque : « Syrkin regarded Hebrew, not Yiddish, as the national language (the language of the past and future), remained a life-long opponent of Yiddishism, and yet used Yiddish in most of his writings and speeches » (Frankel, 1981, p. 309).

L’indécision au sein du monde juif est-européen, pour ce qui concerne la langue la plus susceptible d’incarner l’élan nationaliste en émergence, déclencha une lutte intense entre diverses factions qui allait durer plusieurs décennies. En 1908, un groupe d’intellectuels et d’écrivains juifs se réunit dans la ville alors roumaine de Czernovitz[11] pour tenter de cerner quelle serait la langue la plus susceptible de mobiliser, au profit du nationalisme juif naissant, les énergies en cours de libération. Malgré de longues discussions, ces chefs de file se quittèrent sans arriver vraiment à trancher entre l’hébreu et le yiddish. Entre-temps, alors que le yiddish dominait partout dans les milieux populaires et révolutionnaires juifs d’Europe orientale, puis bientôt dans les quartiers immigrants juifs des principales villes nord-américaines, un groupe de lettrés et de penseurs idéalistes, connus sous le nom de maskilim[12], réintroduisait une forme d’hébreu sécularisé comme langue littéraire et savante. C’est ainsi que furent publiés dès la fin du XIXe siècle en Pologne et en Russie, dans cet idiome, un certain nombre de périodiques et de journaux à petit tirage, comme le Ha-Melitz [le défenseur] et le Ha-Tsfirah [l’aube]. Cela aurait été insuffisant pour donner à l’hébreu l’occasion de concurrencer d’autres langues sur l’arène nationaliste juive, d’autant plus que pour l’essentiel ces écrivains avaient continué de participer au sein de leur communauté à la vitalité du yiddish. Il fallut toutefois attendre l’arrivée d’un activiste en particulier pour que l’hébreu s’érige pour la première fois depuis plus de deux mille ans en langue de la quotidienneté juive. En 1881, Eliezer Ben-Yehouda[13], un Juif lituanien âgé d’une vingtaine d’années et vivant à Paris, prit la décision jugée irréfléchie par plusieurs de s’installer en Palestine. Le jour de son départ pour le Levant, il se jura de modifier du tout au tout son comportement linguistique une fois installé dans sa nouvelle patrie. Dans ses Mémoires, datant de 1918, il relate comment l’idée lui vint d’emprunter cette voie :

Après plusieurs heures de lecture des journaux et de méditation concernant les Bulgares et leur prochaine libération, soudain, comme si un éclair avait ébloui mes yeux, ma pensée s’envola des ponts de la Chipka balkanique à ceux du Jourdain en Eretz-Israel, et j’entendis une étrange voix intérieure m’appeler : « Résurrection d’Israël et de sa langue sur la terre des Pères ! Tel fut mon rêve ! ».

(Ben-Yehouda, 1998, p. 63)

Aux yeux de Ben-Yehouda, seul l’hébreu se trouvait digne d’être la langue nationale de tous les Juifs, tout particulièrement dans l’éventualité de la fondation d’un État national sur le territoire même où cette tradition linguistique plusieurs fois millénaire était d’abord apparue. À côté de l’hébreu, le yiddish[14] lui semblait n’être que le fruit « de la perspective déformée et ridicule des cerveaux alambiqués des Juifs de l’Exil » (Ben-Yehouda, 1998, p. 66). Or, à défaut d’être utilisé dans tous les contextes propres à la modernité d’une part, et faute d’avoir été confronté aux exigences de la vie scientifique et littéraire contemporaine d’autre part, l’hébreu revêtait jusque-là une forme archaïsante et empreinte de rigidité formelle. En somme, la langue que Ben-Yehouda souhaitait voir dans la bouche des Juifs vivant en Palestine, souffrait d’avoir servi depuis des siècles seulement à la prière ou en vue de commentaires d’ordre rabbinique sur la Bible et le Talmud. Voilà qui conférait à ce parler nouveau un air d’inadéquation prononcé lorsque venait le moment de discuter des conditions politiques ou économiques concrètes : « In fact, Hebrew has provided the conceptual culture of Western civilization. The major terminological problem its modernizers have had to deal with is its deficiencies with respect to perceptually distinguishable objects » (Saulson, 1979, p. 5). Pour arriver à ses fins Ben-Yehouda résolut, alors qu’il voguait en direction de la Palestine avec sa jeune épouse, de parler en toute occasion seulement l’hébreu. Son but ultime était d’en imposer l’usage au sein de la future collectivité nationale juive de Palestine, dont il appelait la naissance de tous ses voeux[15]. Dans ses Mémoires, l’activiste rappelle dans quel contexte et au prix de quels efforts il milita au Moyen-Orient pour faire renaître cette langue :

Il me semble que tous mes amis, enfants de l’Exil qui se sont installés en Eretz-Israel au cours de ces quarante dernières années, reconnaîtront que je suis le plus hébraïsé d’entre eux. Non, à Dieu ne plaise, parce que mon amour ou ma connaissance de la langue hébraïque seraient supérieurs aux leurs, mais simplement parce que j’y ai consacré beaucoup plus de temps. J’ai parlé hébreu avant eux, et je le fais chaque jour plus qu’ils ne le font. Je parle hébreu et seulement hébreu, pas uniquement avec les membres de ma famille, mais aussi avec tout homme que je connais et qui comprend plus ou moins la langue, sans me soucier des règles de politesse, ni de galanterie à l’égard des femmes. Je me conduis ainsi avec une grande grossièreté, grossièreté qui provoqua beaucoup de haine et d’hostilité à mon égard en Eretz-Israel. La langue hébraïque a désormais envahi, non seulement mon langage, mais aussi ma pensée, et je raisonne en cette langue jour et nuit, pendant ma veille comme pendant mon sommeil, que je sois bien portant ou malade, et ceci même lorsque je souffre de violentes douleurs physiques.

(Ben-Yehouda, 1998, p. 53)

Assurément, son oeuvre ne pouvait suffire à elle seule à hébraïser, à la fin du XIXe siècle, la société juive de Palestine et l’immigration qui allait s’y diriger : un ensemble de phénomènes sociaux et culturels jouèrent en faveur de l’hébreu moderne au sein du mouvement sioniste mondial et dans les colonies agricoles juives de Palestine (Hoffman, 2004 ; Kutscher, 1982). Parmi ceux-ci il faut compter le fait que très tôt cette langue fut utilisée en Europe de l’Est par la plupart des activistes qui souhaitaient la création d’un foyer national juif au Moyen-Orient. Après 1896, un grand nombre de publications, d’organismes et de partis politiques surgirent sur le continent européen qui préparaient la jeunesse sioniste à émigrer vers la Palestine, et qui pour la plupart initiaient leurs membres à l’utilisation de l’hébreu. De même, au sein de la future société israélienne des années vingt et trente, les provenances souvent très diverses des nouveaux arrivants juifs venus d’Allemagne, de Pologne, de Russie et de plusieurs pays balkaniques, poussa à exiger l’imposition d’une seule langue de communication publique qui serait l’hébreu. Au moment de la fondation de l’État d’Israël en 1948, de nouvelles migrations issues des pays arabes renforcèrent l’idée que le yiddish ne pouvait être une langue fédératrice pour les Juifs de souche sépharade ou orientale. À peine une quarantaine d’années après la publication de la première tranche du dictionnaire de Ben-Yehouda, l’hébreu était devenu le véhicule linguistique dominant du pays. Depuis, ce mouvement s’est encore accentué, malgré qu’à la fin des années quatre-vingt-dix seulement 50 % des Juifs résidant en Israël parlaient cette langue depuis la naissance :

L’hébreu est devenu le coeur de l’identité et de l’unité politique israéliennes. Il est perçu à la fois comme une langue nationale, la principale langue officielle et la langue de la majorité démographique. L’hébreu est aussi la langue dans laquelle il est attendu que tous les citoyens pourront s’exprimer autant sur le plan oral que littéraire (notre traduction).

(Spolsky et Shohamy, 2006a)

Processus parallèles et avancées comparables

La renaissance de l’hébreu à l’époque contemporaine défie presque toutes les règles de la sociolinguistique concernant le sort réservé aux langues peu usitées, ou réservées à des sphères d’expression très spécialisées. Marginalisé depuis plusieurs millénaires par des circonstances politiques et militaires adverses, soit depuis la chute du Premier Temple de Jérusalem en 586 avant l’ère moderne ; abandonné ou oublié par les Juifs eux-mêmes ; confiné au domaine strictement religieux, la renaissance de l’hébreu israélien comme langue de l’administration publique, de la recherche scientifique et de la modernité n’a guère d’équivalents ailleurs dans le monde. Essentiellement, la réanimation du véhicule linguistique hébraïque auprès d’une fraction importante du peuple juif est due à la montée à la fin du XIXe siècle de courants nationalistes internes s’inspirant de la situation européenne en général et de la libération des peuples opprimés sur ce continent. L’hébreu moderne n’aurait toutefois pas connu une trajectoire de revitalisation aussi fulgurante, n’eût été des persécutions et des atteintes graves portées contre le peuple juif en Europe, notamment lors de l’Holocauste hitlérien, et qui obligèrent les élites politiques juives à rechercher des solutions radicales et inimaginables quelques décennies plus tôt dans un contexte moins menaçant.

La situation du Québec et de la langue française au sein de cette société nord-américaine se présente tout autrement. Tandis que l’hébreu resurgissait littéralement à la fin du XIXe siècle pour s’implanter pour la première fois au Moyen-Orient comme langue dominante, le français québécois à la même époque ne faisait que réémerger dans le cadre d’un modèle courant en Europe à beaucoup de parlers minoritaires. Le fait demeure que la langue française n’avait pas vraiment perdu de terrain au Québec depuis les années 1850 et que le nombre de ses locuteurs était demeuré relativement stable sur le long terme dans cette société relativement à l’anglais[16]. Plutôt, le français québécois aspirait, en tant que langue émergente, à changer de statut politique et à quitter le registre des idiomes surtout oraux utilisés principalement en milieu rural ou au sein de populations sans niveau d’éducation élevé. En somme, les élites francophones du Québec cherchaient à enclencher en ce qui concerne cette langue un processus de revalorisation qui la mènerait à être présente et agissante au sein de grands ensembles urbains en formation, là où se mettaient en place de vastes secteurs économiques consacrés à l’administration publique, à la recherche scientifique de pointe et à la création culturelle à grande échelle. Le français québécois, comme beaucoup d’autres langues européennes minorisées, s’est ainsi peu à peu approché au début du XXe siècle d’une situation où il pourrait jouer sur son territoire d’appartenance un rôle dans la gestion gouvernementale et au sein de mouvements de revendication nationale d’envergure, ce sans avoir eu à subir comme l’hébreu une période d’éclipse profonde et durable.

Au cours de cette période transitoire qui va de 1900 à 1960, et même avant, les francophones n’ont jamais compté pour moins de 80 % de la population québécoise totale, ou moins de 60 % des résidents l’agglomération montréalaise, et ont connu une forme d’assujettissement avant tout économique et politique. Qui plus est, cette évolution vers un statut de langue majoritaire s’est étendue sur plusieurs décennies au cours desquelles les adeptes du français ont livré des batailles surtout juridiques et mené des combats avant tout électoraux, sans que des affrontements sanglants ou des situations de crise aiguës se développent. Pour l’ensemble, dans ces circonstances d’émergence somme toute progressives, la langue française a pu bénéficier du secours tacite de l’État canadien qui, sans prendre les devants de cette lutte d’affirmation nationale québécoise, offrait tout de même depuis 1867, par le biais de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, des conditions légales favorables aux revendications francophones. Aussi, le parler français dans sa variété québécoise pouvait s’appuyer modestement sur le fait que la langue elle-même constituait depuis l’époque des Lumières en Europe un véhicule prestigieux et parfois hégémonique sur ce continent. Les Québécois, une fois qu’ils eurent réussi à briser après la Deuxième Guerre mondiale l’isolement dont ils avaient été victimes durant près de deux cents ans face à la France, tirèrent beaucoup profit dans leur volonté d’affirmation d’un rapport plus étroit avec les francophones de l’Ancien continent.

Malgré la distance géographique et des conditions sociales très différentes, les sociétés israélienne et québécoise partagent plusieurs aspects dans leur gestion interne de la question linguistique qui mériteraient d’être approfondis. Plusieurs points de comparaison intéressants se dessinent en effet entre une langue renaissante comme l’hébreu israélien et le français québécois, qui n’ont malheureusement pas été assez explorés. Ce rapprochement pourrait tendre à démontrer que les langues minoritaires de toutes origines et conditions finissent par affronter, dans un contexte étatique moderne et en une époque de globalisation, des problèmes relativement semblables et menant parfois à des politiques publiques apparentées. Sans s’être concertés et sans communiquer entre eux de quelque manière que ce soit, tout en se trouvant aux prises parfois avec les mêmes difficultés et placés devant les mêmes dilemmes, les gouvernements québécois et israéliens appliquèrent parfois des solutions linguistiques semblables et proposèrent des réglementations souvent apparentées. Pour peu que les chercheurs en sciences politiques s’intéressent à cette question, ils découvriraient sans doute que des parallélismes de cette nature existent entre le Québec et d’autres régions du monde occidental. Il faut déplorer par ailleurs que, dans le cadre des études comparatives entre le Canada et Israël, aussi peu d’attention ait été accordée à la partie québécoise de la société canadienne, qui est celle qui présente le plus de similitude sur les plans culturel et linguistique avec l’État hébreu. Cela sans oublier le fait que l’accession en 1948 de la Palestine juive au statut de nation autonome ait été plutôt remarquée à l’époque au Québec par les intellectuels, et ait fait l’objet de nombreux commentaires favorables dans un contexte de montée d’un nouveau nationalisme linguistique francophone (Lemoyne, 1961).

Sur le strict plan de la langue, les similarités avec le Québec abondent au sein de la société israélienne. En premier lieu il convient de noter que dans ces deux sociétés la question linguistique a joué un rôle crucial dans l’apparition et le développement d’un nationalisme de type moderne. L’idée d’une langue nationale à créer ou à soutenir s’est ainsi retrouvée parmi les enjeux ayant influencé l’érection dans les deux cas d’une structure étatique jusque-là quasi inexistante, ainsi que l’émergence de la notion même de peuple. Autant au Québec qu’en Israël, l’État et ses institutions corollaires ont servi de levier à la promotion des langues minoritaires que sont le français nord-américain d’une part, et l’hébreu de l’autre, au point qu’elles sont devenues une balise culturelle à partir de laquelle on définit l’appartenance au groupe national. En somme, la langue nationale stimule, propulse et nourrit la montée au XIXe siècle d’un nationalisme québécois et israélien moderne et non strictement ethnique, remplaçant ainsi des réalités plus anciennes et moins adaptées aux aspirations contemporaines comme la religion, les traditions culturelles prémodernes ou le lien du sang. Dans le cas du Québec, ce matériau se trouvait déjà largement disponible au sein d’une population majoritairement francophone, mais en attente de valorisation quant à la pertinence et à la valeur de son héritage linguistique. À l’inverse, en Israël, il a fallu inventer de toutes pièces cette langue en puisant dans l’histoire éloignée une langue tombée en désuétude comme véhicule de communication quotidien. Impossible d’imaginer l’évolution récente de l’une et l’autre société dont il est ici question, sans examiner la puissance d’évocation de la question linguistique.

Deuxième élément de parallélisme entre le Québec et Israël, dans les deux cas l’État national a fini par prendre à sa charge le façonnement syntaxique et lexical de la langue telle qu’elle se présentait à la fin du XIXe siècle dans sa forme préétatique, servant ainsi de relais aux intellectuels, grammairiens et activistes qui oeuvraient isolément jusque-là à l’amélioration et à l’illustration d’une langue perçue comme nationale. L’État a ainsi formellement reconnu, par l’ajout des moyens financiers et institutionnels appropriés, que l’élévation du véhicule linguistique était une des conditions propices à l’épanouissement du sentiment national, et un élément nécessaire au développement au plus haut niveau d’une administration moderne et éclairée. Même si le Québec n’a pas produit un visionnaire de la trempe de Ben-Yehouda, plusieurs chefs de file se sont occupés dans cette société à militer activement en faveur de la langue française, tels Henri Bourassa, Armand Lavergne et, beaucoup plus tard, Camille Laurin. Après plusieurs décennies d’efforts individuels et de péripéties sur le front politique, leur travail a mené à la création en 1977, de l’Office québécois de la langue française, un organisme d’État dont la mission a été définie en 1978 dans la Charte de la langue française de la manière suivante :

Veiller à ce que le français soit la langue normale et habituelle du travail, des communications, du commerce et des affaires dans l’Administration et les entreprises. Il (l’Office) doit aussi prendre toutes les mesures appropriées pour assurer la promotion du français et aider à définir et à élaborer les programmes de francisation prévus par la loi et en suivre l’application. Il peut assister et informer l’Administration, les organismes parapublics, les entreprises, les associations diverses et les personnes physiques en ce qui concerne la correction et l’enrichissement de la langue française parlée et écrite au Québec.

(Office québécois de la langue française, 2004, p. 1)

Depuis, l’Office s’est vu accorder des responsabilités relativement à l’accessibilité des technologies de l’information en français, à la terminologie dans les milieux de travail et au suivi de la situation linguistique québécoise en général. Cet organisme assure aussi la gestion du Grand dictionnaire terminologique, comptant près de trois millions de termes anglais et français, et propose de plus au grand public une Banque de dépannage linguistique disponible sur Internet. Surtout, l’Office s’est intéressé de très près à la création et à la diffusion de nouveaux termes reflétant mieux certaines réalités nord-américaines propres au Québec, et qui ne trouvent pas leur équivalent dans un milieu hexagonal moins sensible à la progression de l’anglais. Le grand défi de la francophonie québécoise réside en effet moins dans un questionnement relatif à la perpétuation des structures de base du français, ce à quoi se consacrent depuis longtemps en France des institutions spécialisées, que dans la défense de cette langue dans un contexte minoritaire prononcé.

De son côté, l’État d’Israël a créé au plus haut niveau dès 1953 une Académie de la langue hébraïque (ha akademia le-lashon ha-ivit), aussi appelée dans la traduction anglaise de sa loi fondatrice : Supreme Institute for the Science of the Hebrew Language (Anon, 1953, p. 140-141). L’intention du législateur israélien était de confier à un organisme officiel la tâche d’orchestrer le développement de la langue hébraïque contemporaine, ce sur la base d’une approche systématique englobant à la fois des études historiques concernant son patrimoine antérieur, et une connaissance objective de ses composantes principales actuelles. Non seulement l’État prenait-il formellement dans ce cas le relais de milieux bénévoles ou dotés de moyens modestes, mais en plus il obligeait les agences gouvernementales, de même que les institutions éducatives et scientifiques partout au pays, dont les universités et les médias électroniques publics, à se conformer aux décisions de l’Académie concernant la grammaire, l’orthographe et la translittération de l’hébreu. L’Académie prenait aussi sous son aile la gestion de l’ensemble des questions d’intérêt terminologique, ce qui constitue une responsabilité fort importante pour une langue naissante, notamment la création de nouveaux mots de souche hébraïque à partir de critères linguistiques constants :

Le secrétariat scientifique répond aux questions du public au sujet d’un grand nombre de thèmes à saveur linguistique, telles la prononciation, l’épellation et la pertinence de certains noms d’enfants en langue hébraïque. Il dirige aussi le travail de comités plus spécialisés chargés de développer une terminologie technique au sein de plusieurs domaines professionnels. Plus de 100 000 mots ont été créés par les comités terminologiques établis par l’Académie ainsi que par l’organisme qui l’avait précédé : le Comité sur la langue. Ces mots sont disponibles au grand public dans des dizaines de dictionnaires et de listes publiés par l’Académie (notre traduction).

(Académie de la langue hébraïque, 2006)

En plus de toute cette activité structurante pour l’usage quotidien, et visant une planification rigoureuse du développement futur de la langue, l’Académie prépare depuis 1959 un dictionnaire historique s’intéressant à toutes les strates de la littérature judaïque, ce qui représente un corpus philologique de plus de six millions de mots tirés de la période post-biblique et de près de neuf millions de mots supplémentaires utilisés dans des ouvrages publiés depuis l’apparition de la littérature hébraïque moderne au milieu du XIXe siècle. L’Académie peut notamment compter sur les opinions éclairées de ses 23 membres, tous nommés par le gouvernement, dont des poètes, des écrivains et des traducteurs professionnels, en plus de tirer parti des connaissances de 15 experts issus de toutes les disciplines pertinentes.

Les deux sociétés qui nous intéressent ont aussi pris forme à l’ère moderne dans un contexte historique profondément marqué par le colonialisme britannique. Le français et l’hébreu avaient bénéficié chacun, autant dans le cas de la loi constitutive du Canada de 1867, que pour ce qui a trait au mandat sur la Palestine accordé en 1919 par la Société des nations à la Grande-Bretagne, d’avantages particuliers qui tendaient à leur reconnaître un statut officiel, bien que soumis à la prédominance de l’anglais. Dans la législation adoptée par sa Majesté en 1922, concernant certains aspects de gouvernance interne de la Palestine, l’article 82 indique que tous les arrêtés, avis et publications doivent apparaître en anglais, en arabe et en hébreu, sans que ces langues soient désignées nommément comme officielles (Anon, 1926, p. 20). Sans le soutien tacite et passif de l’État canadien dans un cas, et du gouvernement mandataire britannique dans l’autre, il y a fort à parier que le sort du français au Québec et de l’hébreu en Eretz-Israel aurait été fort différent. Le libéralisme politique des Britanniques a ainsi pu favoriser indirectement dans ces sociétés l’apparition, au tournant du XXe siècle, de mouvements de revendication nationale basés sur une langue donnée et que francophones canadiens et Juifs de Palestine ont pu colorer clairement chacun à leur manière.

Bien qu’apparue de manière manifeste il y a un peu plus d’une centaine d’années, la montée du français québécois et de l’hébreu appartiennent en propre au grand courant mondial de la décolonisation qui a suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en ce sens que les conditions objectives propres à l’affirmation de ces peuples ne se sont manifestées que pendant le reflux de l’empire britannique. Ce phénomène nettement visible à la fin des années quarante en Palestine n’a pas été sans toucher aussi d’autres territoires autrefois placés sous l’influence directe de Londres, comme le Canada, où les gens parlant français n’avaient pas vraiment exprimé collectivement avant la décolonisation un vif intérêt pour la préservation et l’illustration de leur langue. En réalité, il a fallu attendre au Québec la Révolution tranquille des années soixante pour qu’un nationalisme, jusque-là marqué d’une couleur religieuse et rurale, prenne une forme nettement plus urbaine et précisément linguistique. D’autres similarités étonnantes se profilent entre le Québec et l’État d’Israël pour ce qui est des politiques publiques entourant l’usage de la langue dite nationale, entre autres dans le secteur névralgique de l’accueil des immigrants. Chacune à leur façon, au cours des vingt-cinq dernières années, ces deux sociétés ont été soumises à d’intenses pressions internes dues à l’arrivée massive de personnes issues de pays où s’expriment des cultures et des langues tout autres. Au Québec, où ces considérations se sont avérées historiquement plus tardives qu’en Israël, le gouvernement provincial s’est empressé de réclamer plus de pouvoirs face aux autorités fédérales quant à cet enjeu et a mis de l’avant un certain nombre de nouvelles notions, dont celle de « langue commune » et de « classe d’accueil » (Anctil, 1996b et 2005). Certes, tout phénomène social doit être relativisé à l’intérieur du contexte où il se manifeste. Avec un peu plus de 45 000 immigrants par année, le Québec ne se compare en rien à la situation qui a prévalu en Israël au cours des vingt dernières années quand plus d’un million de nouveaux citoyens sont arrivés, entre autres en provenance de l’ex-Union soviétique, de certains pays arabes, de l’Afrique noire et des Balkans.

Dans les deux cas cependant, l’urgence d’obliger les immigrants adultes à maîtriser et à utiliser la langue dominante s’est imposée, et a pris la forme en Israël dès les années quarante d’une institution appelée ulpan, conçue pour faciliter en priorité l’apprentissage intensif par les immigrants de la langue hébraïque. Cela se conçoit facilement dans un pays où presque la moitié de la population juive est présentement née à l’extérieur des frontières nationales[17]. Au Québec, un effort semblable a été consenti lors de la création à la fin des années soixante de Centres d’orientation et de formation des immigrants (COFI), où les adultes allophones pouvaient entamer un processus de francisation accéléré. Dans le contexte québécois de cette période, un des ferments les plus importants du nationalisme francophone avait en effet été la question de l’ouverture des nouveaux venus à la langue française. En reconnaissant qu’une immigration toute tournée dans son processus d’intégration vers l’anglophonie nord-américaine présentait un danger certain pour la perpétuation de la francophonie québécoise, le gouvernement et l’ensemble des intervenants dans ce secteur névralgique ouvraient nécessairement la porte à terme à une diversification culturelle accélérée des milieux montréalais (McAndrew, 2001 ; Taddeo et Taras, 1987).

Comme beaucoup de sociétés fortement urbanisées et industrialisées, le Québec et l’État d’Israël subissent des pressions importantes de la part de l’anglais, langue internationale de communication et véhicule de la globalisation des marchés. Cela se comprend d’autant plus que le Québec est partie prenante du plus important courant d’échange économique bilatéral au monde, soit un flux commercial entre le Canada et les États-Unis qui s’établit à hauteur d’un milliard de dollars par jour. Inclus dans l’Accord de libre-échange nord-américain à trois signé en 1994, le Québec exporte vers les États-Unis près de 90 % des biens et services qu’il écoule chaque année sur le marché international, cela sans négliger la proximité géographique de Montréal avec les régions de la Nouvelle-Angleterre et de l’État de New York. De même, il serait difficile de nier l’ampleur de la coopération au plus haut niveau entre les États-Unis et l’État d’Israël, notamment sur des questions comme la haute technologie, le renseignement stratégique et les armements. Ces réalités font peser sur les sociétés québécoise et israélienne la crainte que la langue anglaise et la culture populaire américaine occupent une place sans cesse croissante, au détriment de langues nationales dont la position reste fragile et le statut officiel récent :

L’État d’Israël offre un terrain propice à la recherche sur le multilinguisme. La revitalisation tout à fait unique de l’hébreu a donné naissance dans ce pays à un puissant monolinguisme de nature idéologique et très instrumentalisé, qui est venu remplacer une réalité multilingue plus ancienne. Il reste tout de même que la tendance lourde envers l’utilisation d’une seule langue a été remise en question d’une part par la résistance de l’arabe, du russe, du yiddish et de plusieurs autres langues à l’assimilation ; et d’autre part par le fait que l’hébreu doit aujourd’hui compter avec la présence de l’anglais dans un nombre toujours croissant de domaines (notre traduction).

(Spolsky, 2006)

Dans les deux sociétés en question, l’anglais est la langue seconde la plus répandue dans le système scolaire et aussi celle qui est enseignée le plus tôt, le plus souvent dès la fin du cursus primaire. Tous les étudiants israéliens sans exception étudient l’anglais, alors que seulement la moitié d’entre eux ajoutent à leur programme au secondaire l’apprentissage de l’arabe (Spolsky et Shohamy, 2006b). Sous ce rapport, il est important de noter aussi que la langue dominante de la diaspora juive à travers le monde est devenue à la fin de la Deuxième Guerre mondiale l’anglais, fait qui reflète avant tout la présence incontournable du judaïsme américain dans cet ensemble. Quoi qu’il en soit de la situation sous bien des facettes divergentes du français québécois et de l’hébreu, ces deux langues nationales sont souvent perçues comme menacées de l’intérieur par l’intrusion de l’anglais dans les domaines névralgiques du commerce international, du savoir universitaire et de la production culturelle. Dans ce contexte il est intéressant de noter que la situation à l’échelle globale de ces deux communautés linguistiques, pourtant situées dans des régions du monde très éloignées les unes des autres, se prête à certaines similitudes et qu’on y voit exprimées les mêmes inquiétudes.

Bien que très réticentes au départ, autant en Israël qu’au Québec, les populations co-territoriales de langue arabe dans un cas et anglaise dans l’autre, ont eu tendance au cours de la dernière génération à se mettre de plus en plus à l’apprentissage de la langue majoritaire et à la pratiquer dans les rapports sociaux les plus courants. Autant les Israéliens arabophones, qui forment près de 20 % de la population totale du pays, que les Anglo-Québécois dont la proportion avoisine 8 %, utilisent de plus en plus respectivement l’hébreu et le français, à telle enseigne que le niveau de bilinguisme au sein de ces deux populations atteint aujourd’hui des sommets historiques, surtout au sein des couches d’âge les plus jeunes. En 2001, tout près de 80 % des jeunes anglophones montréalais maîtrisaient suffisamment le français pour se déclarer bilingues, tandis que les Israéliens de culture arabe utilisent depuis la création de l’État d’Israël beaucoup plus la langue de leurs vis-à-vis que ne le font leurs co-citoyens juifs. Ces réalités découlent à la fois d’une volonté d’affirmation linguistique de la part de majorités démographiques récemment devenues plus confiantes, tout en reflétant aussi le fait que les services gouvernementaux les plus usuels sont prodigués au sein de ces sociétés par des employés civils oeuvrant avant tout dans la langue nationale.

Tout de même, à l’intérieur des frontières d’Israël, l’arabe est la langue dominante des quartiers et des lieux de travail où Arabes autant musulmans que chrétiens sont concentrés, notamment dans le secteur de Jérusalem-Est. Comme au Québec pour ce qui concerne la minorité anglophone, les Arabes israéliens ont accès à un système d’éducation séparé dans leur langue et dans lequel l’arabe figure en première place dans le curriculum scolaire. Dans ces institutions scolaires, l’hébreu est enseigné de manière obligatoire comme langue seconde seulement à partir de la deuxième ou de la troisième année, puis ensuite jusqu’à la fin du niveau secondaire (Spolsky et Shohamy, 2006c). Dans le but de soutenir ces efforts, l’État d’Israël appuie financièrement à l’intérieur de la structure officielle du ministère de l’Éducation une section arabe et une autre constituée au profit de la population druze, sans oublier les services qui sont offerts aux Bédouins dont la langue maternelle est aussi l’arabe. Cette situation est toutefois compliquée par le fait qu’un grand nombre d’Israéliens ont immigré au cours des dernières décennies de pays arabes voisins où ils étaient plus ou moins tolérés comme groupe minoritaire, et par le fait que l’arabe est une langue co-territoriale essentielle à la tenue de négociations politiques au plus haut niveau. Dans ces conditions il n’est pas négligeable de rappeler que tout près de deux millions de citoyens israéliens ont une connaissance fonctionnelle de cette langue, dont beaucoup sont des Juifs, contre 4,5 millions pour l’hébreu, ce qui inclut une forte minorité d’Arabes israéliens (Spolsky et Shohamy, 2006b).

Comme nous avons pu le constater dans le cas des cohortes immigrantes récentes, la réorientation des flux linguistiques québécois et israéliens au cours des dernières décennies n’a pas manqué d’influencer aussi les populations installées à demeure depuis beaucoup plus longtemps, et qu’un rapport de force différent sur le plan politique avait prédisposé le plus souvent à ignorer sur leur territoire des langues nationales en émergence. Ces faits nouveaux ont amené les sociétés québécoise et israélienne à faire l’expérience du multilinguisme d’une manière de plus en plus prononcée. Le phénomène a touché particulièrement des métropoles comme Montréal et Tel-Aviv, lesquelles attirent la plus grande part des nouveaux venus et les couches les plus jeunes de la population. Ce paradoxe fort intéressant à relever montre sans doute que l’affirmation des langues minoritaires sur leur propre territoire, où elles sont incidemment majoritaires, n’a pas entraîné un appauvrissement du patrimoine linguistique de ces sociétés. Bien au contraire, le français nord-américain et l’hébreu se développent sans doute plus rapidement à l’heure qu’il est, entourés de plusieurs autres langues et en contact constant avec elles, que dans un contexte où francophones et ivritophones doivent affronter un seul parler hégémonique, l’anglais américain.

Similitudes et divergences

Il existe aussi entre le Québec et Israël des concordances historiques et culturelles particulières au chapitre du nationalisme, peu abordées jusqu’ici. Parmi les plus remarquables il convient de mentionner le fait que le Ha-tikvah [l’espoir], l’hymne national israélien, a été écrit en 1878 par un Juif roumain à une époque où la formation de l’État juif semblait encore un projet lointain et utopique. Presque au même moment, Eugène-Étienne Taché faisait apparaître en 1883 la phrase « Je me souviens » sur les plans du Palais législatif de Québec, où elle allait connaître un destin remarquable. Il en va de même pour les premières versions de l’actuel drapeau israélien, dessinées vers 1885, qui reprenaient des motifs religieux propres au judaïsme de la période israélite, soit les bandes verticales du châle de prière appelé talit et l’étoile de David connue en hébreu sous le nom de magen David. Pendant que les Juifs actifs au cours de la période initiale du sionisme créaient des symboles nouveaux pour leur mouvement en puisant dans une tradition plus ancienne, les Québécois faisaient de même en s’appropriant certaines images propres au catholicisme et à la France d’Ancien Régime, notamment pour dessiner en 1902 les motifs du premier fleurdelisé dit « sacré-coeur » (Anctil, 2000).

Plus intéressant encore, le fleurdelisé actuel, placé pour la première fois en février 1948 au sommet du Parlement de Québec par Maurice Duplessis, coïncidait presque exactement avec la création de l’État d’Israël en avril de la même année. Il est intéressant aussi de noter que la fleur de lys elle-même, emblème s’il en est un du nationalisme québécois, trouve ses origines au Moyen-Orient lors de la période biblique et a longtemps compté au rang des symboles les plus représentatifs du judaïsme et du peuple juif, au point de figurer aujourd’hui sur la pièce de un shekel employée couramment dans les transactions monétaires en Israël. La fleur de lys, dont on trouve la mention par exemple dans les psaumes, a été reprise au milieu du Moyen Âge par les croisés lors de l’établissement des États latins d’Orient, puis transportée en Europe et entre autres en France où elle est devenue le symbole de la monarchie d’Ancien Régime avant la fondation de la Nouvelle-France (Anon, 1985). Fidèles en cela plus à la France de la monarchie qu’à la république née de la Révolution de 1789, les Canadiens français de la période d’après-guerre optaient ainsi sans le savoir pour un emblème dont les origines plongeaient jusqu’au Moyen-Orient biblique.

Des éléments de première importance départagent aussi la situation du Québec francophone de celle ayant donné naissance à l’État d’Israël, dont au premier titre la durée historique du peuple juif. On peut dater très exactement à l’arrivée du sieur de Monts et à celle de Samuel de Champlain la fondation des établissements français en Amérique boréale. Il en va de même de l’apparition au milieu du XVIIe siècle de la forme particulière propre aux parlers québécois et acadien. Pour l’essentiel, les francophones ont disposé historiquement de trois siècles sur le continent pour faire surgir, dans un contexte de concurrence territoriale entre deux empires coloniaux, un nationalisme revendiquant un identité culturelle et linguistique autonome. Le peuple juif et le judaïsme font référence par ailleurs à une tradition vieille de plus de trois millénaires, qui a été soumise au cours de son histoire à toute une série de vicissitudes, dont des persécutions récentes en Occident qui prirent parfois une forme catastrophique. Il y a là une différence d’ampleur et d’échelle chronologique telle entre le Québec moderne et l’État d’Israël, que cela a éloigné beaucoup de chercheurs de l’angle d’approche particulier employé ici, sans compter que l’assise territoriale des deux sociétés a produit une notion de l’espace dans un cas informée par l’expérience nord-américaine et dans l’autre par le caractère exigu de la géographie moyen-orientale. Les Québécois évoluent en effet, même dans le cadre du fédéralisme canadien, au sein d’une région possédant une superficie plusieurs fois supérieure à celle de l’État d’Israël, dans un contexte de mobilité continentale qui n’a pas d’équivalent dans l’expérience israélienne.

L’existence d’une très vaste et très influente diaspora juive n’a pas d’équivalent non plus du côté des francophones québécois, bien qu’une immigration partie du Québec se soit installée dès le milieu du XIXe siècle en Nouvelle-Angleterre, en Ontario et dans l’Ouest canadien (Roby, 2000 ; Louderet al., 2001). Même si l’hébreu ne risque pas de devenir à court terme la langue dominante des Juifs américains, français ou argentins, il reste que l’appui prodigué à l’État d’Israël par ces populations dites en exil a beaucoup fait pour modifier l’équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient. Par ailleurs, alors que les Québécois francophones ont évolué principalement dans un environnement linguistique bilingue, la tradition linguistique juive a recoupé et absorbé au cours des siècles toutes les grandes langues européennes et plusieurs langues moyen-orientales, donnant ainsi naissance à un plurilinguisme interne d’une amplitude inégalée dans la vie culturelle québécoise francophone[18]. En ce sens, la situation des francophones du Québec ressemble de beaucoup plus près à celle des principales minorités linguistiques ouest-européennes, qu’à celle des Juifs qui durent s’employer à faire renaître la langue hébraïque dans un contexte de forte concurrence linguistique, autant à l’interne qu’au sein des sociétés où ils se trouvaient insérés en tant que minorités. Malgré ces divergences, et bien qu’elle soit audacieuse, la comparaison entre le Québec francophone et l’État d’Israël évoque suffisamment de réalités communes pour qu’il vaille la peine de l’esquisser, ne serait-ce que sous l’angle du messianisme qui a si longtemps marqué les Canadiens français comme peuple catholique entouré de toutes parts en Amérique du Nord par un protestantisme militant, ou pour qui concerne le désir déjà réalisé dans un cas et toujours latent dans l’autre, de créer une structure étatique souveraine sur la scène internationale.

La société israélienne, par ailleurs, est aux prises depuis ses débuts en 1948 avec des enjeux d’une telle gravité, que la langue ne figure pas au premier rang des préoccupations de ses citoyens. Bien que sans cesse présente dans la sphère de l’affirmation nationale juive, la question linguistique n’atteint pas en Israël l’intensité médiatique et politique que l’on retrouve dans la vie publique québécoise ou canadienne, où les enjeux de survie immédiate ne comptent que pour très peu. Certes la renaissance de la langue hébraïque s’explique en partie grâce au climat d’urgence qui prévalait à la fin du XIXe siècle dans les différents milieux juifs européens, sans cesse menacés de persécutions et d’atteintes à leur intégrité physique. Qui plus est, le contexte de fragilité des premiers établissements juifs de Palestine a été propice à la mise en place de mesures linguistiques radicales et hautement novatrices, qu’une population moins poussée dans ses derniers retranchements n’aurait sans doute pas voulu envisager. À ces pressions s’ajoutèrent les difficultés vécues par les colonies agricoles juives au début du siècle dernier, et plus tardivement toute une série d’attaques terroristes et de menaces graves qui ont culminé avec la guerre d’indépendance de 1948.

En somme, l’idée de faire ressurgir une langue pratiquement disparue n’a pas semblé aux sionistes européens et aux futurs Israéliens une tâche trop ardue ou irréalisable. Contrairement à la société canadienne dans son ensemble et à la société québécoise en particulier, l’État d’Israël nouvellement constitué n’a pas jugé bon de promulguer de nouvelles lois linguistiques, se contentant d’appliquer sur son territoire l’arrêté en conseil britannique de 1922 officialisant l’usage simultané de l’anglais, de l’arabe et de l’hébreu. Cette décision a d’ailleurs été prise selon le principe que les lois mandataires promulguées avant 1948 restent en vigueur tant qu’elles ne sont pas modifiées formellement par la Knesset, le parlement israélien situé dans la ville de Jérusalem. Ce choix de la part du gouvernement israélien de ne pas intervenir directement en matière de langue, malgré une situation très complexe sur le terrain, semble en effet en fort contraste avec le cheminement politique québécois, lui-même porteur au cours de la même période d’une abondance de projets législatifs et de débats très soutenus sur ce thème, dont la Charte linguistique de 1978. Au même moment, le Parlement canadien, souvent en réponse à l’agitation dans ce sens au sein de la société québécoise, faisait approuver à son tour dans ce domaine une série de lois et de mesures visant la promotion du bilinguisme institutionnel anglais-français, dont la création en 1969 d’un Commissariat aux langues officielles.

On voit là se manifester une des différences majeures entre l’État d’Israël et le Québec, c'est-à-dire relativement à l’autonomie politique dont a pu bénéficier chacune de ces entités après 1948, notamment sur le plan linguistique. Inscrit comme gouvernement d’une région spécifique au sein de la fédération canadienne, le Québec doit composer depuis plusieurs décennies avec des lois et des politiques canadiennes toutes tournées vers le bilinguisme officiel, mesures qui à terme imposent une égalité de traitement factice envers l’anglais et le français parce que rédigées d’un point de vue purement légaliste. Dans un tel contexte, le Québec n’a d’autre choix que de légiférer pour s’assurer que sur son territoire la langue française reçoive une protection accrue en tant que langue officielle minoritaire canadienne, et ce selon une logique que la Cour suprême du Canada a entérinée lors du jugement Ford de 1988. Il est vrai d’autre part que la Loi constitutionnelle de 1867 accorde aussi aux gouvernements des provinces une certaine latitude dans la sphère linguistique et culturelle, et qu’à l’intérieur des frontières du Québec le français se présente malgré tout comme un véhicule linguistique dominant sur le plan de l’usage. Un équilibre somme toute aussi précaire exigeait la mise en place de correctifs votés par une assemblée législative sous le contrôle de la majorité francophone du Québec, alors que l’hébreu en Israël, comme la langue anglaise dans le reste du Canada, pouvait compter de facto après 1948 pour s’affirmer sur le poids d’une masse démographique juive gagnée à lui.

L’affichage et la présence dans l’espace public d’une grande variété de langues ne constituent donc pas un enjeu important dans la société israélienne, ni sur le plan politique, ni sur le plan social. Aucune réglementation particulière dans ce pays ne concerne l’utilisation de l’hébreu dans le domaine du commerce, et son usage varie selon les quartiers et les régions, à telle enseigne que la langue se retrouve régulièrement en présence d’autres véhicules linguistiques rédigés dans les alphabets latin, arabe et cyrillique. Les pouvoirs publics israéliens tendent par contre à privilégier un affichage trilingue (hébreu, anglais et arabe) sur les routes à grande circulation, dans les lieux touristiques et dans les zones à achalandage international. À plus petite échelle, les messages sont souvent communiqués seulement en hébreu et de grandes institutions d’enseignement supérieur, comme l’Université hébraïque de Jérusalem, n’affichent que dans cette langue et en anglais à l’occasion. Alors que certains éléments de la société québécoise réagissent parfois avec intensité à la façon dont sont appliqués les règlements découlant des lois linguistiques, autant du côté des francophones que de leurs vis-à-vis anglophones, et que des groupes de pression mènent des campagnes incessantes à ce sujet, il ne semble pas que le public israélien se passionne pour le même enjeu. En fait, aux yeux d’un observateur étranger, tout se passe comme si la question de la domination de l’hébreu était une question réglée depuis un certain temps en Israël, d’autant plus qu’une part importante des arabophones israéliens[19] utilise cette langue sur une base quotidienne et sans tensions apparentes :

Les Arabes israéliens constituent un autre groupe qui a su maintenir ses positions sur le plan linguistique […] Parce que cette communauté fait figure de minorité bien établie, sa langue ne pose pas une menace directe à l’hégémonie de l’hébreu au sein de la société israélienne en général. L’arabe en Israël a plutôt le statut d’une deuxième langue officielle. Il ne peut donc prétendre à l’égalité avec l’hébreu à l’intérieur d’un État qui serait bilingue et bipolaire. Son rôle au pays n’est pas sans ressembler à celui du suédois en Finlande ou du français au Canada, plutôt que celui du français au Québec ou en Belgique. Il n’y a aucun doute que l’arabe est une langue minoritaire en Israël. À ce titre, il ne partage pas légalement et dans les faits les avantages qui devraient découler de son positionnement comme deuxième langue officielle (notre traduction).

(Spolsky et Shohamy, 2006c)

Il est possible de tirer plusieurs conclusions des cas québécois et israélien pour ce qui concerne la résurgence des langues minoritaires dans un contexte occidental. Entre autres, il semble que la mise en place d’une structure étatique privilégiant l’usage de la langue nationale a été un facteur décisif à Montréal et à Tel-Aviv. Dans le premier cas, le rehaussement de statut d’une langue jugée jusque-là marginale a été complété en moins de deux générations, tandis que dans l’autre un véhicule linguistique disparu de l’usage depuis plusieurs millénaires a été restauré en l’espace d’un demi-siècle à la faveur d’un déplacement massif de population vers un nouveau foyer de peuplement. Le cas israélien en fait constitue le seul exemple au XXe siècle d’une langue patrimoniale éteinte qui ait été réintroduite comme véhicule de l’administration, de la recherche scientifique et de la vie quotidienne, et ce dans le contexte d’une construction étatique planifiée et de la mise en place d’une idéologie nationaliste avant tout laïque. Au Québec, le chemin parcouru en vue du réinvestissement pratique et symbolique de la langue nationale a été moins ardu, la constitution canadienne de 1867 ayant en quelque sorte mis à la disposition de la majorité francophone un État provincial dont les pouvoirs au sein de l’ensemble fédéral étaient considérables. En fait, parmi toutes les minorités nationales qui ont fait le choix en Occident d’adopter une plateforme de revendication linguistique, les francophones du Québec comptaient au nombre de celles qui semblaient les mieux outillées sur le plan légal pour y parvenir. Qui plus est, le français en Amérique boréale avait été peu érodé historiquement, comparé par exemple au gallois en Grande-Bretagne, au breton en France ou aux langues baltes en ex-Union soviétique.

Dans chacun des deux cas étudiés, l’État a été investi de la responsabilité de mener la charge dans le domaine linguistique et d’assurer le développement de la langue nationale d’un point de vue normatif, en plus d’en imposer l’usage dans toutes les sphères de la société, à telle enseigne que des populations co-territoriales d’autres origines culturelles et des cohortes immigrantes récentes ont été attirées vers elle. Cette volonté étatique, insistante et exercée sur de longues périodes, requiert toutefois un cadre démocratique bien établi et une légitimité sans faille pour permettre à une communauté linguistique très minoritaire à l’échelle de la planète de réaliser des gains dans un contexte qui lui est globalement défavorable. Bien que la démarche israélienne ait été menée à partir d’un État souverain, quoique fortement menacé au cours des cinquante dernières années sur le plan géostratégique, l’exemple québécois montre qu’une pleine autonomie politique n’est pas absolument nécessaire pour enclencher un processus de réaffirmation d’une langue nationale. Plutôt, le facteur déterminant semble l’accès à une instance de gestion publique ou à une forme de gouvernement suffisamment ample, qui rende possible la promulgation de lois ou de politiques linguistiques applicables à grande échelle.

Sur ce plan, il apparaît que les fédérations sont plus favorables à des progrès importants sur le plan linguistique que les États unitaires et centralisés, les régimes parlementaires d’inspiration britannique plus propices que leurs équivalents républicains. Un programme de recherche comparative mériterait d’être entrepris dans ce domaine afin de mieux comprendre les circonstances politiques et culturelles au sein desquelles les langues nationales autrefois minorisées gagnent du terrain. De nombreux cas de figure ont déjà été étudiés, dont ceux fort pertinents du Québec et de l’État d’Israël esquissés ici, même s’il reste encore à établir une synthèse d’ensemble et à parfaire notre connaissance de certains contextes précis. De telles réflexions pourraient entre autres servir à mieux éclairer pourquoi, en notre époque de globalisation, des gouvernements régionaux choisissent malgré tout, pour des raisons de valorisation identitaire et de politique publique, de favoriser des usages linguistiques minorisés sur le plan démographique, mais possédant une valeur nationale indéniable. Il y a lieu en effet de s’interroger si, dans un monde où quelques langues seulement réussiront à s’imposer sur la scène internationale, de nouvelles énergies seraient en voie de s’affirmer qui permettent une renaissance des idiomes plus régionaux, au profit d’une certaine diversité culturelle susceptible de rétablir l’équilibre face aux grands courants mondialisants.