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Ce livre porte sur la reconnaissance et le financement des organismes communautaires (OC) par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), mais il apporte aussi un éclairage de premier ordre sur la transformation de l’État-providence. Plus explicitement, la recherche est centrée sur le Programme de soutien aux organismes communautaires (PSOC) créé en 1973 pour le financement au départ d’une centaine d’OC comparativement à 3000 organismes et 300 millions de dollars en 2001. Sur ce point, l’ouvrage montre comment la politique de financement des OC a été élaborée à partir d’une coconstruction des politiques publiques dans le domaine de la santé et des services sociaux. Plus largement, la constitution d’un tiers secteur formé d’OC (à côté du secteur public et du secteur privé) permet de mettre en lumière la transformation de l’État-providence, au cours des trois dernières décennies. Dans cette perspective, l’ouvrage réussit également à caractériser le modèle québécois, sous l’angle du développement social.

Issue d’une thèse en sociologie qui a mérité en 2006 le prix de la meilleure thèse de doctorat de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC), l’excellence de cette contribution s’impose à commencer par l’importance de la recherche réalisée. Une quarantaine d’entrevues en profondeur ont été effectuées, sans compter celles d’informateurs clés provenant aussi bien des OC que du MSSS et des régies régionales. Pour cerner les conditions d’octroi du financement aux OC, l’auteur a procédé non seulement à une analyse qualitative des conditions définies par le PSOC mais aussi à une analyse statistique du financement de ces organismes. Plusieurs autres sources ont été examinées pour la période 1971-2001 : publications gouvernementales, rapports annuels du ministère concerné, lois et règlements, commissions d’enquête, revues et autres publications. Enfin, des sources secondaires ont été considérées, sans oublier de nombreuses monographies dans lesquelles l’auteur a été impliqué, notamment les monographies sur les entreprises d’économie sociale dans les services à domicile.

Le cadre théorique mobilise trois grands ensembles de théorie, soit celui des mouvements sociaux, celui de la régulation pour l’analyse de l’institutionnalisation et celui des conventions pour les formes organisationnelles. De plus, pour rendre compte des transformations de l’État-providence, l’auteur s’appuie sur la typologie bien connue d’Esping-Andersen alors que l’apport des organismes communautaires est analysé en termes d’économie plurielle, soit la pluralité des ressources mobilisées, à la suite de Polanyi et de Laville, ou encore les logiques d’actions, à la suite de Boltanski et de Thévenot. De même, les compromis et les ruptures qu’apportent les OC dans le cadre de la transformation de l’État-providence sont analysés à partir de la distinction entre critique sociale (réformisme social) et critique artiste (perspective émancipatoire) telle que proposée par Boltanski et Chiapello.

L’ouvrage est structuré en trois grandes parties qui comprennent chacune trois chapitres portant en gros sur les acteurs, les organisations et les institutions. Dans la première partie, la période des années 1970-1979, l’auteur montre bien comment l’institutionnalisation/étatisation des cliniques populaires sous la forme des CLSC ne pouvait donner tous ses fruits de sorte qu’au même moment sera mis sur pied ce qui deviendra le PSOC. Au cours de cette période, les OC se présentaient comme une alternative au réseau public, si bien que leur institutionnalisation a été plus ou moins bien reçue parce qu’elle se présentait comme une étatisation. La seconde période, celle des années 1980-1990, une période fertile en expérimentations, laisse bien voir comment les OC, qui obtiennent une institutionnalisation négociée (et donc favorable en termes d’autonomie), sont ceux qui sont portés par des mouvements sociaux, entre autres les groupes de femmes et les groupes de jeunes. En revanche, la période des années 1991-2001 est celle d’une institutionnalisation quasi généralisée qui permet aux OC de devenir partenaires et parties prenantes d’un réseau intégré. Cette institutionnalisation se fait avec la régionalisation et en référence à des milieux de vie plutôt que des acteurs sociaux. La démocratie devient d’autant plus nécessaire que, dans un même milieu, nous sommes devant une pluralité de projets qui entraînent des tensions au sein même du monde communautaire.

Dans le processus d’institutionnalisation, le financement par le PSOC devient structurant non seulement pour les OC en rapport avec le MSSS mais aussi pour tous les OC en rapport avec les autres ministères, à travers la création du Secrétariat à l’action communautaire autonome (SACA). Le financement étatique des OC pour leur mission (et non pour un projet donné), qui s’est imposé dans les années 1980, représente environ 70 % de l’ensemble du financement offert par le PSOC. Ce mode de financement est novateur comparativement à des financements relevant de la sous-traitance ou d’un quasi-marché. Il révèle la reconnaissance et la pertinence des OC dans le domaine de la santé et du social. Cette innovation sociale semble également avoir été rendue possible en raison non seulement de relations assez directes des organismes avec l’appareil de l’État mais aussi de la perméabilité de cet appareil ou tout au moins de l’ouverture des fonctionnaires qui y étaient les interlocuteurs à la fois des groupes et des élus en poste ; d’où une coconstruction de politiques publiques mettant à contribution les OC. Par ailleurs, la régionalisation visant le rapprochement avec les usagers révèle certaines limites quant aux capacités d’institutionnalisation des OC, soit parce qu’ils étaient moins organisés dans certaines régions, soit parce que les technocrates régionaux en alliance avec les médecins et autres élites réussissent à faire front commun. Si la négociation centralisée favorisait les groupes les plus militants ou les mieux organisés, la négociation régionalisée défavorise les groupes les moins organisés. Désormais, les organismes communautaires doivent s’investir dans un double rapport : un rapport avec l’appareil d’État, pour les règles institutionnelles, et un rapport à l’échelle de la région, pour un mode de fonctionnement relevant de l’organisationnel.

Cette recherche apporte également des connaissances nouvelles quant au refaçonnage de l’État-providence, laissant ainsi bien voir l’originalité du modèle québécois dans le développement social, notamment la contribution significative des OC. Au cours des dernières décennies, un nouveau régime de gouvernance ou une nouvelle architecture institutionnelle s’est mis en place, faisant en sorte que les organismes communautaires sont maintenant parties prenantes du réseau de la santé et des services sociaux tout en conservant une grande partie de leur autonomie. Toutefois, cette institutionnalisation demeure fragile comme le montre le retour vers une certaine centralisation à partir de 1999. Les services de santé comme tels ne semblent pas avoir été renouvelés en profondeur, en dépit des nombreuses réformes analysées dans l’ouvrage. Toutefois, l’auteur laisse bien voir des pistes de renouvellement, à partir entre autres d’une démocratisation et d’une préoccupation non seulement pour l’humanisation des rapports aux usagers mais aussi pour la réciprocité et la solidarité entre les diverses parties prenantes du système. Dans cette perspective, le chapitre intitulé « Un modèle à la recherche de cohérence » permet de tirer des leçons des trois dernières décennies pour l’avenir du système de santé et de services sociaux.

S’il ne fait aucun doute que cet ouvrage constitue une contribution incontournable pour mieux comprendre l’apport des OC au système québécois de santé et de services sociaux de même que la transformation de ce dernier, il est possible de formuler certaines réserves quant au cadre théorique. Ainsi, l’analyse de l’institutionnalisation des OC dans le système de la santé et des services sociaux en termes de compromis entre logiques d’action, conformément à l’approche des conventions, aurait pu être enrichie par l’apport de Weber dont il n’est fait mention à nulle part. De même, pour la définition des programmes, la recherche laisse bien voir le passage d’une approche en termes de catégories sociales à une approche en termes de milieu de vie, mais l’auteur s’en tient au concept de mouvements sociaux alors que la notion de société civile aurait été plus pertinente, au moins pour la dernière période. Enfin, pour rendre compte de la transformation de l’État-providence à partir des OC, l’auteur aurait pu examiner les notions de Welfare mix (Pestoff) et de Welfare pluralism (Evers) qui ont été utilisées ailleurs à cette fin.