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Annoncé comme « une contribution [au] débat en faisant valoir des arguments philosophiques, politiques, sociologiques, anthropologiques et juridiques à l’appui de la laïcité », cet ouvrage collectif dirigé par le militant Daniel Baril et l’historien Yvan Lamonde rassemble les textes de militants laïques et de quelques universitaires. Se voulant résolument engagé dans le débat québécois entourant le projet de « Charte des valeurs de la laïcité », il s’agit là d’un ouvrage politique plus que scientifique, ce que traduisent tant sa structure que le contenu des textes rassemblés.

Sur la forme, le volume s’ouvre avec la « Déclaration des intellectuels pour la laïcité », un manifeste qui soutient un modèle de laïcité « d’inspiration républicaine » et qui a été publié par plusieurs personnalités publiques le 16 mars 2010 dans le quotidien Le Devoir. Ce texte est suivi de neuf contributions défendant cette conception de la laïcité qu’elles qualifient de « laïcité ’tout-court’ » et qu’elles construisent en opposition à un modèle de « laïcité ouverte » (Andrès, p. 77). L’ouvrage se clôt par une proposition politique de Daniel Turp (p. 137) qui présente un projet de « Charte québécoise de la laïcité » dans lequel se retrouvent de nombreuses correspondances avec le projet de loi 60 défendu par le gouvernement du Parti québécois à l’automne 2013.

Sur le fond, l’ouvrage propose, comme cela a été signalé plus haut, « des arguments » à l’appui de la laïcité. Il présente une conception selon laquelle la laïcité est construite en réaction face à la visibilité des formes de croyances qui ne sont pas normalisées selon le système culturel dans lequel elles se déploient. La visibilité des formes d’expression religieuse des musulmans se trouve ainsi, dès le premier chapitre, associée à un djihad s’étendant à l’Occident, la laïcité devenant dès lors un rempart nécessaire contre un islam politique menaçant dans notre société (Benhabib, p. 19-20). S’ancrant dans cette perspective d’une laïcité « rempart », l’ouvrage essentialise rapidement la laïcité, qu’il présente comme une « valeur fondamentale » (Rocher, p. 39) ou un « principe structurant » (Beauchamp, p. 45). Il l’associe alors à un principe politique qui défend certes certains droits fondamentaux – dont la liberté de conscience et l’égalité femmes-hommes –, mais qui surpasse néanmoins les principes démocratiques du droit parce qu’il porte en soi des « valeurs humanistes universelles » (Baril, p. 69) que ceux-ci ignorent : résistance (Benhabib, p. 24), émancipation (Pena-Ruiz, p. 26), intégration (Rocher, p. 38), pacifisme (Baril, p. 68), etc. L’idéal laïque devient pour ces auteurs libérateur, non seulement parce qu’il permettrait l’émancipation à l’égard de religions aliénantes, mais aussi parce qu’il serait le meilleur garant d’une égalité des genres constamment bafouée par les mouvements religieux (Descarries, p. 98). C’est donc bien une laïcité défensive qui est présentée dans cet ouvrage, les principes de justice eux-mêmes étant instrumentalisés pour mieux distinguer ce « nous civilisés » d’un autre étranger à nos valeurs et à notre société : l’islam (Benhabib, p. 19-21; Descarries, p. 107). La démarche poursuivie qui prétendait pourtant défendre une « laïcité sans adjectif » (Baril et Lamonde), un « principe universel » (Pena-Ruiz), s’avère donc profondément paradoxale. Car présentant la laïcité comme une valeur de civilisation, la dressant comme rempart face à des cultures porteuses de valeurs jugées a priori comme incompatibles avec celles procédant d’une trajectoire historique linéaire de la société québécoise, elle la condamne finalement à la perte de son universalité.

Il sera donc difficile aux chercheurs travaillant sur la laïcité de se laisser convaincre par cet ouvrage. Il ne fait aucune référence – ou ne s’y réfère que pour les contester – aux nombreux travaux qui, procédant d’enquêtes sociologiques et d’analyses juridiques, ont contribué à enrichir depuis plus de dix ans une littérature scientifique désormais importante dans le champ des études sur la laïcité au Québec. Ce faisant, il n’offre que peu à la compréhension des aménagements de la laïcité en contexte québécois, voire des débats portant sur ces aménagements, et présente même une conception de la laïcité largement en porte-à-faux avec la réalité des aménagements laïques. Cette tendance est renforcée dans l’ouvrage par le fait que les « arguments » qui s’y expriment ne s’appuient pas, ou que rarement, sur l’analyse de sources primaires (jurisprudence, textes de lois, rapports publics, enquêtes de terrain).

Comment peut-on alors se saisir de ce collectif et quel intérêt y porter dans une perspective de recherche sur la laïcité?

Dans une récente monographie intitulée Islamophobie, les sociologues Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed décortiquent la construction sociale du « problème musulman » en France et retracent comment certaines élites y ont participé. Les deux sociologues identifient plusieurs figures d’« experts » en fonction du degré d’autonomie de leur démarche scientifique par rapport aux demandes sociales et politiques. Ils retracent notamment les processus par lesquels les positions de certains d’entre eux, qui ne procèdent pourtant pas d’une posture scientifique et distancée, gagnent une institutionnalisation grâce à des publications d’ouvrages ou d’articles dans des revues intellectuelles (et non nécessairement scientifiques), des invitations répétées dans les médias, des liens étroits avec le politique mais aussi grâce à la participation à des think thanks ou groupes d’intérêt.

Que ce soit dans le champ des études sur la laïcité ou dans celui sur le fait musulman, on observe depuis une dizaine d’années une multiplication et une diversification des « expertises ». Au Québec, pour la seule année 2013, près d’une douzaine d’ouvrages sur la laïcité ont ainsi été publiés par des journalistes, essayistes, blogueurs et militants dans des groupes d’intérêt. Il est donc nécessaire d’examiner leurs logiques argumentatives pour en évaluer la distance avec l’émotion et les représentations présentes dans le débat social et pour en mesurer, le cas échéant, le poids sur la prise de décision politique. C’est bien à cet égard que l’ouvrage proposé par Daniel Baril et Yvan Lamonde devient intéressant pour la recherche sur la laïcité. Il est en effet, par sa nature même, une source primaire qu’il importe désormais d’analyser pour mieux comprendre comment émergent depuis quelques années au Québec ces nouveaux discours sur la laïcité et ce qu’ils représentent dans les débats sur le pluralisme religieux.