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L’importance des Rébellions de 1837-1838 pour l’histoire du Québec n’est plus à prouver et elles sont fréquemment l’objet de livres et d’articles dus autant à des historiens de profession qu’à des amateurs et romancier/ères passionné/es par le sujet. De tous ceux qui se spécialisent dans cette période, Gilles Laporte aura le plus contribué à populariser l’histoire des Patriotes par ses nombreux écrits, son site Internet, ses conférences et ses activités associées à la promotion de la Journée nationale des Patriotes[1]. Nous lui devons aussi un ouvrage sur le sujet, Patriotes et Loyaux, publié chez Septentrion en 2004 (Laporte, 2004). Résultat des enquêtes menées par Jean-Paul Bernard et son Groupe de recherche au Département d’histoire de l’UQAM au milieu des années 1980 sur les participants, patriotes et loyaux, aux évènements politiques et militaires s’échelonnant entre 1834 et 1838, ce livre permettait de découvrir la dimension locale de la mobilisation politique qui agite les campagnes bas-canadiennes lors de ces années charnières[2]. En 2015, Laporte publiait chez le même éditeur sa Brève histoire des Patriotes (Laporte, 2015). D’entrée de jeu, l’on comprend que l’auteur cherche surtout à faire connaître le mouvement à un public plus large que celui visé par sa première étude. En fait, sa plus récente publication reprend essentiellement les mêmes brèves analyses des situations locales qui forment son premier ouvrage, y ajoutant une présentation sommaire du « Mouvement patriote », du « Québec en 1837 », de même qu’un chapitre sur l’évolution du contexte colonial bas-canadien intitulé « Quarante ans de luttes politiques ». Par cette Brève histoire, l’auteur cherche à populariser la connaissance du mouvement patriote, des insurrections et de la mobilisation politique sur la scène locale. Le livre cible donc un public non spécialiste.

La Brève histoire des patriotes de Gilles Laporte a le mérite de reproduire des résultats de recherche qu’il avait déjà diffusés dans Patriotes et Loyaux en 2004. Or, les épisodes de mobilisation dans les comtés dont il fait état dans ces deux ouvrages constituent une forte période de sociabilité politique qui a transformé les campagnes. Comme le montre Laporte, les élites politiques locales entrent en jeu de façon déterminante au cours des années 1830 et se dressent contre les vieilles élites seigneuriales et cléricales. Grâce à leurs affinités avec les populations rurales, ces nouvelles élites font preuve d’une redoutable efficacité dans le recrutement d’effectifs et dans la mobilisation de ces derniers à l’appui des campagnes politiques du mouvement. Le projet des Patriotes comprend également des initiatives de gestion locale, notamment dans les cas des écoles des syndics qui tentent de stimuler la participation citoyenne. Malgré la critique que Bruce Curtis a formulée contre le fonctionnement de ce système, qui ne fut en opération que sept ans, faut-il le rappeler, les élections de syndics tentent de reproduire la vie politique locale telle qu’elle existait dans certains états américains (Curtis, 2012)[3]. La fébrilité politique qui secoue les campagnes entre 1834 et 1838 ne disparait pas complètement avec la répression politique et militaire imposée dans la foulée de la défaite du mouvement insurrectionnel. Vers la fin des années 1840, des comtés particulièrement actifs dans la mouvance patriote renouent avec les mouvements politiques radicaux. L’étude classique de Jean-Paul Bernard montre bien la concordance entre les zones d’appui au mouvement insurrectionnel et celles qui seront favorables à l’éclosion d’un parti républicain, démocrate, anticlérical et antiseigneurial à la fin des années 1840 (Bernard, 1971). En effet, le parti Rouge profite d’appuis non négligeables dans la région de Montréal et dans la vallée du Richelieu, et comme le mouvement patriote, il ne peut compter sur les électeurs de la région de Québec. Les mouvements de contestation décrits dans l’étude de Laporte se répercutent dans les années 1840 et 1850, prolongeant par le fait même le moment républicain du Bas-Canada.

Le choix du type de lectorat visé explique certaines formules utilisées par l’auteur et son souci de simplifier une réalité sociale, politique et idéologique fort complexe. Dans une certaine mesure, Laporte gagne son pari, car sa Brève histoire, qui veut jouer le rôle de précis, raconte avec lucidité et dans un langage apte à maintenir l’intérêt du lecteur moyen l’histoire du mouvement patriote et des évènements clés qui vont de la rédaction des 92 Résolutions à la répression complète du soulèvement par les troupes britanniques. Esquissée dans Patriotes et Loyaux, la thèse de la polarisation ethnique sur le terrain entre 1834 et 1837 refait surface dans la Brève histoire des patriotes et déteint sur la lecture que l’auteur fait de la phase politique du mouvement (Laporte, 2004, 2015; Laporte et Côté-Chamberland, 2013). À ce titre, Laporte n’hésite pas à dépeindre le mouvement comme nationaliste plutôt qu’anticolonial, et voué à la défense des Canadiens français des campagnes vivant sous la férule des institutions discriminatoires imposées par le conquérant. Il va même jusqu’à affirmer que le peuple canadien-français, rural et illettré, se serait levé « comme un seul homme en 1837 pour braver les balles anglaises » (Laporte, 2015, p. 25). Le ton nationaliste de cette Brève histoire se manifeste également par l’emprunt de formules tirées de l’oeuvre de Lionel Groux, dont l’appellation « petit peuple » (p. 18) et la notion de « parlementarisme truqué » (p. 10), sans compter l’influence de Gérard Filteau (Filteau, 1938; Groulx, 1978). Ainsi, pour Laporte, la signification durable des évènements de 1837-1838 s’inscrit dans le contexte de la longue lutte des Canadiens français pour la survivance culturelle. À ce titre, bien qu’il souligne à quelques occasions le discours républicain et anticolonial du mouvement patriote, il s’agit pour Laporte d’une lutte « libérale et nationaliste » qui doit s’inscrire dans le récit de l’émancipation nationale du peuple canadien-français dans la longue durée.

Gilles Laporte ne commente pas les tentatives du mouvement patriote pour mobiliser les communautés anglophones, notamment les Irlandais (King, 2010; Harvey, 2011). Les anglophones apparaissent surtout à travers les activités des Loyaux et Tories; à l’exception des biographies des leaders patriotes anglophones les plus marquants, l’auteur fait peu de cas de leur participation à la mobilisation politique réformiste dans les campagnes. Bien qu’il cite quelquefois l’historiographie plus récente, Laporte retombe souvent dans une narration remarquablement traditionnelle, n’intégrant pas les interprétations susceptibles de compromettre son objectif d’associer le mouvement patriote à un nationalisme identitaire que Papineau et la plupart de ses collègues auraient renié. La place secondaire accordée au caractère républicain et anticolonial du mouvement, dimensions pourtant très présentes dans les ouvrages des spécialistes, plaira à un lectorat moderne plus en phase avec l’affrontement ethnique défini par la langue, mais elle risque aussi de fausser certains éléments mis à jour par l’historiographie récente.

Cette plus grande sensibilité à la dimension nationale du mouvement patriote reflète également un questionnement initié par quelques historiens nationalistes qui ont contesté les interprétations présentant le mouvement patriote comme un mouvement républicain et anticolonial. Dans quelques articles, dans sa monographie sur les réformistes des années 1840 et dans sa synthèse de l’histoire du Québec, Éric Bédard plaide pour une appréciation des éléments nationalistes du mouvement patriote, écorchant au passage des historiens insistant sur son caractère démocratique et civique. Pour Bédard, l’interprétation républicaine dominante ferait preuve de présentéisme en avançant que le mouvement patriote serait le précurseur d’un nationalisme civique moderne (Bédard, 2012)[4]. Dans ses commentaires sur les années 1830, Bédard s’attarde sur le rôle d’Étienne Parent. Alors que les chefs patriotes montréalais flirtent avec l’annexionnisme et la rébellion, Parent aurait insisté sur la préservation de la langue et les institutions des Canadiens, qu’il considère incompatibles avec un rapprochement avec les États-Unis. Parent apparait donc comme un prophète fort lucide, anticipant la répression politique et militaire qui résultera de l’échec des tentatives de rébellion, et s’appuyant sur le cas de la Louisiane pour avertir ses compatriotes du prix à payer dans le cas d’une révolution réussie suivie d’une annexion à la fédération américaine (Bédard, 2009, 2012).

Charles-Philippe Courtois n’est pas spécialiste de la période, cependant, dans un article qu’il publia à titre de rédacteur d’un ouvrage collectif sur la culture patriote, il avance à son tour que les interprétations récentes cacheraient la face nationaliste du mouvement patriote. L’auteur prétend même que cet élément du discours se serait accentué à mesure que s’intensifiait la crise politique qui a mis en relief le caractère ethnique de la domination politique au Bas-Canada. Courtois cite le cas de Parent, mais les sources supplémentaires qu’il apporte pour étoffer son argumentaire sont moins convaincantes. En effet, l’historien s’appuie tantôt sur le témoignage d’un commissaire britannique qui a passé à peine quelques mois dans la colonie, tantôt sur un récit de fiction publié bien après les événements. Il évoque aussi le caractère « nationaliste » de « l’Adresse des Fils de la liberté » (1837) et le désir évident d’indépendance dont ce dernier témoigne. Pourtant, rien dans ce document ne l’associe au nationalisme canadien-français, ce qui serait d’ailleurs surprenant puisqu’il est de la plume du patriote Thomas Storrow Brown, un anglophone d’origine américaine[5]. Courtois propose toutefois que son impulsion indépendantiste et le caractère nationaliste de certains témoignages de l’époque souligneraient l’existence d’une composante nationalitaire non négligeable dans le mouvement patriote. Cela dit, son argumentaire repose sur une fausse opposition entre l’apparent annexionnisme du mouvement républicain (qui n’est pas démontré dans son analyse) et le désir d’indépendance politique qu’il associe à une impulsion nationale « canadienne-française » davantage manifestée au moment des Rébellions. En fait, Courtois reprend essentiellement le discours d’Étienne Parent qui accuse les chefs du mouvement de vouloir livrer le pays aux Américains afin de mieux les discréditer. Qui plus est, son analyse ne semble pas concevoir l’indépendance hors d’un cadre national, un raisonnement anachronique lorsqu’il est appliqué au mouvement anticolonial des années 1830 (Courtois, 2012).

Sur le plan documentaire donc, les écrits d’Étienne Parent demeurent les sources les plus crédibles citées à l’appui de la thèse d’un courant nationalitaire influent dans le discours politique du mouvement patriote. Sur ce point, il importe de noter que Parent demeure solidaire du mouvement et de ses stratégies politiques jusqu’en 1835. Il est d’ailleurs l’un des plus chauds partisans des 92 Résolutions, qu’il encense dans Le Canadien. Le rédacteur québécois y louange également à maintes reprises le gouvernement américain, le républicanisme et les concepts d’égalité citoyenne qui demeurent si chers au mouvement patriote. Bien que la référence identitaire ait été présente dans ses écrits après la réouverture du Canadien en 1831, cet aspect du discours de Parent s’accentue peu après sa défection des rangs patriotes en 1835, quelques mois après sa nomination comme greffier de l’Assemblée par le gouverneur Gosford (Parent, Couture et Lamonde, 2000). La menace de l’annexion aux États-Unis devient à ce moment un argument de taille dans ses attaques à l’endroit de la direction montréalaise du mouvement patriote, qui voudrait selon lui livrer le pays aux Américains, au prix de la langue, des lois et de la religion des Canadiens (Lamonde, 2000; Harvey, 2005). Ce discours n’a aucun écho dans les autres organes du mouvement; de plus, La Minerve et le Vindicator ne ménagent pas le rédacteur du Canadien dans leurs répliques, l’accusant d’avoir monnayé son appui au régime colonial. Il y a effectivement dans les propos de Parent les prémices d’un discours identitaire qui jouera un rôle dominant à partir de la fin des années 1840 dans la foulée de la suppression des Rébellions et de l’union des deux Canadas. Toutefois, comme l’explique Yvan Lamonde, son discours ne débouche pas sur l’auto-détermination, et encore moins sur l’indépendance de la « nation » canadienne-française, se limitant à une mise en garde contre les dangers du mouvement anticolonial pour la nationalité (Lamonde, 2000).

Si cette nouvelle interprétation du mouvement patriote, ou plutôt ce retour à une interprétation nationaliste, préconisée dans les écrits des historiens nationalistes contemporains, s’appuie sur une documentation très parcellaire, elle est encore moins ancrée dans une connaissance approfondie de l’histoire du nationalisme, et particulièrement de son évolution dans le contexte des Amériques. Le nationalisme n’est jamais véritablement défini dans les ouvrages de Laporte, Bédard et Courtois. Or, concevoir le discours patriote comme le véhicule d’un nationalisme ethnique « canadien-français » visant l’autodétermination ne tient pas compte de travaux théoriques qui insistent plutôt sur le caractère politique des nationalismes du Nouveau Monde, ou à tout le moins celui qu’ils ont acquis suite aux indépendances. Cette interprétation remonte à Benedict Anderson, qui voit dans les mouvements révolutionnaires des Amériques les précurseurs des mouvements nationalistes modernes, dont ils se distinguent par une représentation de la collectivité qui demeure résolument politique plutôt qu’ethnique (Anderson, 2002). L’historien Jeremy Adelman, spécialiste des mouvements révolutionnaires en Amérique latine renchérit, contestant l’idée reçue selon laquelle le déclin des empires européens dans les Amériques serait attribuable à l’essor des mouvements nationalistes coloniaux. Au contraire, selon lui, les transformations administratives des empires provoquent des mouvements de contestation, lançant du même coup chez des réformistes engagés dans des luttes plus ou moins âpres contre les régimes impériaux un débat dans la sphère publique sur la nature des collectivités coloniales. Adelman insiste sur le fait que ces représentations des collectivités politiques coloniales demeurent confuses et que, bien souvent, elles ne se stabilisent pas avant l’avènement de l’indépendance. En outre, lorsqu’elles deviennent véritablement « nationales », ces représentations des collectivités du Nouveau Monde finissent essentiellement par intégrer diverses communautés et groupes ethniques à leur définition de la « nation », un syncrétisme identitaire nécessaire à la stabilité des nouvelles républiques (Adelman, 2008). Selon l’historien étatsunien David Armitage, dans la phase d’édification d’une identité coloniale, les élites créoles des Amériques auraient constamment fait usage de la Déclaration d’indépendance américaine comme point de départ dans la représentation de leurs collectivités politiques (Armitage, 2007). Or, les principales orientations du discours patriote confirment la reproduction de ce modèle sur le sol bas-canadien. La pensée de Papineau évolue certainement en ce sens, et Yvan Lamonde a noté dans une récente étude l’absence de la référence identitaire chez le tribun, qui privilégie les formulations anticoloniales et dont le discours est marqué « d’un non-appel au principe des nationalités, trop identifié à l’Europe, alors que l’Amérique a appris à sa façon que “ nulle nation n’en peut commander une autre ” » (Lamonde, 2015)[6]. Les principaux manifestes et documents du mouvement, entre autres, les 92 Résolutions, « l’Adresse de la Confédération des Six Comtés au peuple de Bas-Canada » et « l’Adresse des Fils de la liberté de Montréal aux jeunes gens des colonies de l’Amérique du Nord » font explicitement référence à l’expérience étatsunienne, citant dans certains cas la Déclaration d’indépendance et se référant à la pluralité ethnique de la population du Bas-Canada. Ainsi, s’il y a un « nationalisme » patriote, il semble s’édifier selon ce modèle plus strictement politique qu’ethnique. Cela dit, le constat d’Adelman sur le caractère embryonnaire et incomplet des représentations de la collectivité comme « nation » dans le discours colonial en Amérique semble fort pertinent pour le Bas-Canada des années 1830. Par ailleurs, cette conception permettrait d’intégrer le courant identitaire canadien-français qui, bien que minoritaire, s’exprime particulièrement dans les écrits d’Étienne Parent. Il n’en demeure pas moins que l’on est loin d’une interprétation du mouvement patriote comme mouvement « nationaliste » canadien-français.

Étienne Parent joue un rôle capital dans la transformation des représentations de la collectivité qui ont cours à l’époque des Patriotes et l’éclosion d’un véritable nationalisme canadien-français aux accents très différents à la fin des années 1840. Lorsqu’il prend la parole pour la première fois devant l’Institut canadien de Montréal en 1846 pour y prononcer sa conférence sur « L’industrie comme moyen de conserver la nationalité canadienne-française », Parent délaisse le politique pour entretenir son auditoire sur les moyens de surmonter la situation d’infériorité économique des Canadiens français tout en assurant le maintien de la « nationalité canadienne ». L’originalité de son propos se situe dans l’arrimage d’un nationalisme de conservation à un plaidoyer pour la création d’une bourgeoisie marchande canadienne-française permettant de « rivaliser » avec celle des « autres nationalités » occupant le territoire bas-canadien. Comme il le faisait déjà au milieu des années 1830, Parent écarte l’idée d’un État indépendant contrôlé démocratiquement par une majorité canadienne-française et insiste sur l’importance d’assurer la survivance culturelle du groupe canadien-français. Le thème de la survivance devient le leitmotiv des conférences qu’il prononce au cours des années 1840 et 1850, et chacune de ses interventions, bien qu’elles portent sur des sujets variés, revient ultimement sur l’importance de conserver et de promouvoir la nationalité canadienne-française (Parent, Couture et Lamonde, 2000; Harvey, 2014). Les conférences de Parent ne sont évidemment qu’un début, mais elles anticipent avec lucidité les contours du nationalisme qui allait s’édifier au cours des décennies suivantes et qui cherchait à réformer le peuple canadien-français[7]. Cette impulsion correspond à la position des réformistes des années 1840, qui selon Éric Bédard souhaitent renforcer les qualités morales du peuple canadien-français, tout en conservant leur autonomie face aux pouvoirs cléricaux (Bédard, 2009).

À partir du milieu du 19e siècle, le courant dominant du nationalisme canadien-français relève donc d’un autre registre que plusieurs théoriciens associent au nationalisme culturel. Selon le sociologue irlandais John Hutchinson, le nationalisme culturel propose la création d’une représentation de la collectivité dont la promotion se fera sous le signe de la régénération, d’un renouveau moral et d’un réveil spirituel, le plus souvent dans une conjoncture où l’accession à l’indépendance n’est pas possible ou souhaitable. Il propose de considérer les mouvements inaugurés par des nationalistes culturels comme novateurs, portés par des élites imbues d’un historicisme qui fournit les contours d’un programme de renouvellement d’une société ethnohistorique cherchant à mettre en valeur une langue nationale, à influencer la production littéraire et artistique et à contrôler l’éducation. Bien que le nationalisme culturel soit souvent associé au conservatisme ou à un refus de la modernité, Hutchinson préfère y voir un mouvement marqué par l’innovation au plan moral, les nationalistes culturels se démarquant à la fois des traditionalistes qui se contentent du statu quo et des réformistes qui voudraient transformer trop radicalement la nation. Évidemment, les nationalismes culturels partagent une symbolique axée sur le territoire et l’histoire, qui se structure autour de commémorations, de festivals, de défilés et de monuments permettant au peuple de communier dans l’idée d’un passé inspirant, voire d’un âge d’or où la nation incarnait les qualités morales que l’on souhaite lui inculquer. Ainsi, le nationalisme culturel permet aux élites de définir de nouveaux repères identitaires qui guideront le peuple et lui permettront de vivre le passage vers la modernité sans perdre ses caractéristiques essentielles. Quant à l’action politique, elle devient tributaire de la défense des intérêts de la nation, mais l’essentiel de l’activité des nationalistes culturels s’opère à l’extérieur de la sphère politique (Hutchinson, 1987, 2005, 2013). Bien plus cohérent que les textes fragmentaires préconisant la conservation de la langue, des lois et de la religion des Canadiens publiés avant 1837, le nationalisme culturel qui se structure dans les années 1840 et 1850 inaugure une véritable croisade qui mettra en oeuvre histoire, littérature et renouveau religieux dans le but avoué d’assurer l’éclosion et la survivance de la nation canadienne-française.

Les représentations républicaines de la collectivité ne disparaissent pas pour autant. L’effervescence culturelle et intellectuelle de la période de l’Union doit beaucoup à l’activité frénétique d’une jeune cohorte de professionnels associés à l’Institut Canadien qui s’activent dans le domaine du journalisme, des lectures publiques (conférences) et de la politique (Lamonde, 1990; Bernard, 1971). Alors que les hommes de la génération des années 1830, les Lafontaine, Morin et Cartier, entre autres, s’alignent avec le mouvement réformiste prônant le gouvernement responsable et la création d’un régime politique reposant sur le contrôle du patronage par les élites politiques du Canada français (Bédard, 2009), la plus jeune génération se regroupe autour de la personne de Louis-Joseph Papineau et devient le porte-étendard d’un républicanisme radical, voire intransigeant, qui prolonge le mouvement républicain inauguré par les Patriotes. Louis-Antoine Dessaulles, Joseph Doutre, et les frères Dorion sont les plus connus de cette cohorte radicale, mais le fils cadet de Louis-Joseph Papineau, Gustave, se trouve aussi parmi les ténors du mouvement émergent. Peu connu en raison de sa mort subite en 1851 à seulement 22 ans, Gustave Papineau aura quand même signé une centaine d’articles dans le journal L’Avenir et publie quelques courtes brochures. Il fut aussi membre de l’Institut Canadien et membre fondateur du Club national démocratique dont il rédigea le manifeste publié en 1849 (Papineau, Aubin et Lamonde, 2014; Bernard, 1971; Papineau, 1849). Gustave Papineau hérite une grande partie de sa culture républicaine de son père, qui quitte le Bas-Canada en 1837 alors qu’il n’a que 7 ans. Le jeune garçon le rejoint à Paris et vit dans un milieu marqué par des fréquentations politiques peu propres à conforter son loyalisme. Étudiant fougueux et frondeur au Collège de Saint-Hyacinthe lors de son retour au Canada, Gustave termine son cours classique en mauvais termes avec ses précepteurs, avant d’entreprendre une cléricature en droit et d’entamer une carrière en journalisme et en politique active (Papineau, Aubin et Lamonde, 2014).

Georges Aubin et Yvan Lamonde présentent une sélection des lettres et des écrits du jeune Papineau dans un ouvrage publié par Les Presses de l’Université Laval. L’introduction d’Yvan Lamonde permet de dégager les grandes lignes de la pensée de Gustave Papineau telles qu’elles se déclinent dans ses textes pour L’Avenir. Dans un premier temps, le jeune journaliste fustige les feuilles ministérielles corrompues par leur proximité au pouvoir et surtout par leur dépendance au favoritisme sous forme de contrats gouvernementaux. Or, le vice du système qui émerge sous l’Union s’exprime justement par la corruption des élites politiques et journalistiques, estime Gustave Papineau. De façon fort pertinente, Lamonde souligne l’usage par le jeune démocrate de l’épithète « ventrus », pour caractériser ses ennemis politiques vivant aux crochets de la largesse ministérielle. Quant au gouvernement responsable, Papineau y voit au mieux un système politique immature et, au pire, un mécanisme de domination permettant de tenir le Bas-Canada sous le joug du colonialisme britannique. Lamonde signale également l’anticléricalisme du jeune Rouge qui se présente sous la forme d’une critique du clergé canadien moins sévère qu’on pourrait le croire sur le plan social, mais qui devient sans pitié en ce qui a trait aux interventions trop nombreuses des clercs dans le domaine politique. Selon Gustave Papineau, par ses « prédications contre l’annexion », le clergé avait troqué « la soutane de ministre du ciel contre la robe de l’avocat d’un parti politique », incursion dans la sphère temporelle qui justifiait les reproches exprimés à son égard dans des feuilles comme L’Avenir. Chez Gustave Papineau, le rejet du gouvernement responsable et la préférence pour l’annexion se double de la conviction profonde que la cause de la liberté dépend des progrès de l’éducation du peuple. Si Papineau se désole de l’ignorance du peuple des campagnes, il entrevoit une solution dans la création d’un système d’instruction publique et laïque sous la responsabilité de l’État[8].

Le moment républicain des Patriotes et des Rouges se situe à une époque où la remise en question du régime politique demeure d’actualité. Sous la plume du jeune Gustave Papineau, les critiques patriotes des régimes aristocratiques et des tentatives de les implanter au Nouveau-Monde revivent. Dans ce discours, accepter le gouvernement responsable sous le régime colonial britannique impliquait qu’un monarque européen pouvait refuser ou modifier des lois adoptées par la législature locale, une ingérence transatlantique déjà dénoncée dans le célèbre ouvrage de Thomas Paine, Common Sense, publié en 1776. Considérant les formes monarchiques comme une relique politique responsable de la misère des peuples européens, Gustave ridiculise les élites canadiennes qui faisaient des courbettes devant les gouverneurs, représentants de la jeune souveraine britannique. Ses propos traduisent un refus des mécanismes de domination politique et intellectuelle qui étaient alors en phase de formation et qui allaient se consolider dans les années suivant sa mort, contribuant à une nouvelle mise sous tutelle du Québec en 1867, et ce, malgré la restauration d’un gouvernement provincial aux pouvoirs très limités. Gustave Papineau aurait préféré que le Bas-Canada adhère à l’Union fédérale américaine de son propre gré plutôt que de vivre sous l’Union législative imposée de force par la métropole. À ses ennemis qui l’accusent de vendre sa patrie en prônant l’annexion aux États-Unis, Gustave répond en évoquant le caractère décentralisé du fédéralisme étatsunien et avance que l’annexion représenterait une libération pour les Canadiens français[9].

Le jeune Papineau exprime là une opinion qui se fait l’écho du discours politique des années 1830 et qui forme un trait d’union entre celui-ci et le programme Rouge des années 1850. Situés entre ces deux moments forts de la tradition républicaine québécoise, ses interventions perpétuent des valeurs et un discours politique significatifs. Au premier chef, aussi bien Gustave Papineau que son père au cours des années 1830 rejettent les formulations ethniques et réductrices de la collectivité bas-canadienne, les associant à une existence comme sujets de second ordre sous la domination politique britannique. Gustave réitère la position des Patriotes selon laquelle le régime colonial ne pouvait se porter garant de la protection culturelle des Canadiens français puisque sa perpétuation artificielle dans le contexte de liberté des Amériques reposait nécessairement sur leur position subalterne et minoritaire dans le gouvernement des colonies de l’Amérique du Nord britannique. Or, les Patriotes et les jeunes Rouges de L’Avenir entretenaient l’espoir de l’émancipation politique du Bas-Canada et souhaitaient la création d’un État autonome dans lequel les Canadiens français formeraient une majorité (Lamonde, 2015, chapitre 6). Ici, encore, le caractère essentiellement anticolonial du discours prime sur la question de l’émancipation de la seule nation « canadienne-française », car pour les républicains de l’époque il s’agissait de se soustraire à une domination politique qui agissait sur tous les citoyens du Bas-Canada. Sur ce point, il nous parait anachronique d’avancer que la solution de la « soumission honorable » et la voie du gouvernement responsable représentaient les seules alternatives réalistes pour le Bas-Canada des années 1840 et 1850, comme le suggère entre autres Éric Bédard (2009). À l’instar de son célèbre père, Gustave Papineau préférait le pari républicain, même dans un contexte étatsunien, l’émancipation étant d’abord politique et devenant nationale seulement par la logique démocratique des institutions républicaines. Dans un de ses rares textes sur la question de la « nationalité canadienne-française », Gustave Papineau exprime justement sa confiance en la capacité de ses concitoyens à assumer leur autonomie politique dans un régime républicain, véritablement fédéral, et démocratique :

De plus, nous le répétons, maitres de l’élection de notre gouvernement, nous aurions une législature et un exécutif véritablement canadien-français; nos lois et notre langue seraient réellement lois et langue officielles; nous ne serions plus forcés comme aujourd’hui de soumettre celles-là au coup de plume de la reine d’Angleterre, ou de sacrifier celle-ci à la nécessité d’être compris de nos fonctionnaires publics. De plus, nos intérêts généraux seraient représentés dans la Chambre des représentants et dans le Sénat des États-Unis par un nombre de membres suffisant pour les faire connaître et par conséquent les faire respecter. Nous aurions la liberté de commercer avec le monde entier, et nos voisins des autres États; nous aurions liberté de culte, liberté de droits politiques les plus larges et les plus complets; nous aurions un contrôle direct sur la politique et les dépenses de notre gouvernement; […] si, après toutes ces considérations réunies et plusieurs autres avec elles, vous nous demandiez comment nous concilions l’idée de l’annexion avec celle de la nationalité, alors en vérité nous admirerons votre candeur et votre innocence![10]

Le recueil des textes de Gustave Papineau préparés par Georges Aubry et commentés par Yvan Lamonde nous permet de découvrir un esprit libre, dont le discours a été façonné par une culture démocratique et républicaine bien de son époque et à l’image de celle de son illustre père et de son frère aîné Amédée. Bien que cet ouvrage soit moins facile d’accès pour les non-spécialistes, les textes de Gustave Papineau et l’introduction éclairante d’Yvan Lamonde permettent de prendre toute la mesure d’une période de l’histoire du Québec marquée par l’ascendant d’un discours et d’un mouvement républicain qui auront contribué plus qu’on pourrait le croire à sa culture politique.

Sans souscrire à l’ensemble de l’argumentaire avancé par Jocelyn Létourneau (Létourneau, 2013), l’on peut toutefois partager ses réserves sur les conséquences d’un rétrécissement du sujet québécois dans certaines productions historiques récentes qui insistent presque exclusivement sur le rôle des mâles canadiens-français dans l’histoire du Québec et qui avancent une trame historique axée principalement sur la survivance culturelle de la communauté canadienne-française. Dans le cas de l’histoire des Patriotes, la promotion d’une telle perspective n’est pas soutenue par la recherche ou par un cadre théorique permettant de contextualiser l’évolution des discours que l’on voudrait qualifier de « nationalistes ». Pourtant, malgré un corpus important de travaux insistant sur le caractère républicain et anticolonial du mouvement, il est trompeur de prétendre que l’histoire des Patriotes, ou du moins son enseignement, s’est « dénationalisé ». Une étude récente démontre que les nouvelles perspectives remettant en question les interprétations nationalistes surannées peinent à s’intégrer dans les manuels à l’usage des étudiants et des professeurs du secondaire. En effet, il semble que la plupart des manuels d’histoire et de préparation à la citoyenneté se basent sur des sources périmées et des interprétations datant des années 1970, voire des années 1950. Le caractère républicain, continental et atlantique du mouvement patriote de même que la participation des anglophones seraient à peu près invisibles dans l’interprétation du mouvement relayée dans les écoles secondaires du Québec, principalement en raison du peu d’effort mis dans le renouvellement des manuels et ce, malgré l’apport des spécialistes qui ont contribué à leur rédaction (Larocque, 2015).

À tort ou à raison, et malgré le travail des historiens, le caractère « national » de 1837-1838 et des luttes politiques des Patriotes demeure ancré dans la mémoire collective. Plutôt que de plaider pour le renforcement d’une perspective qui déforme la véritable signification d’une période charnière de notre histoire, il est à souhaiter qu’historiens et pédagogues arrivent minimalement à mieux intégrer la mémoire du moment républicain québécois des années 1830 à 1860, qu’ils réussissent à souligner le rôle des anglophones dans le mouvement anticolonial plutôt que de tenter de le dissimuler, qu’ils rappellent les fondements sociaux des soulèvements, et en ce qui a trait au mouvement patriote, qu’ils résistent à la tentation d’instrumentaliser son histoire aux fins de la promotion d’un nationalisme contemporain, quel qu’il soit. Le mouvement anticolonial bas-canadien n’était pas une croisade nationaliste « canadienne-française » menée contre « les Anglais ». Les enjeux politiques, sociaux et économiques des années 1830 étaient complexes et les considérations identitaires l’étaient tout autant. L’exemple des autres sociétés neuves de l’Amérique montre notamment, et on ne peut plus clairement, le caractère anachronique des interprétations qui imposent des idéologies nationalistes sur des mouvements anticoloniaux soucieux d’intégrer divers éléments de la population coloniale à leur lutte contre des administrations impériales en voie de centralisation. L’éclosion d’un nationalisme « canadien-français » qui ne prône nullement l’autodétermination ou la « libération » nationale dans la période ultérieure colle également aux modèles proposés par les théoriciens. Le nationalisme culturel prend racine chez les peuples conquis et minoritaires dont l’accès à l’indépendance semble improbable, et il permet aux élites politiques de conserver leur statut social, tout en écartant le recours à l’indépendance politique, comme l’ont fait, pour le meilleur ou pour le pire, la première génération de fédéralistes canadien-français étudiés par Éric Bédard. Comprendre à leur juste valeur la part du discours identitaire et la portée du moment républicain au Bas-Canada permettra une appréciation nouvelle de ce repli sur la définition culturelle de la nation, et ce, tout en soulignant la signification sur la longue durée d’un courant républicain et anticolonial constituant une voie parallèle axée sur une émancipation citoyenne porteuse d’un projet national plus large.