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La contribution « nordonymique » de Louis-Edmond Hamelin 

L’ouvrage La nordicité du Québec : Entretiens avec Louis-Edmond Hamelin a été conçu à partir d’un projet de film documentaire tourné avec Louis-Edmond Hamelin à l’île d’Orléans, dans la région de Québec pendant l’hiver[1]. L’ouvrage est découpé en deux sections : la première, rédigée par Daniel Chartier, professeur au département d’études littéraires et directeur de la Chaire de recherche sur l’imaginaire du Nord à l’Université du Québec à Montréal, dresse un portrait général des contributions de Louis-Edmond Hamelin. La deuxième section du livre est composée de transcriptions d’entretiens réalisés par Jean Désy, médecin et écrivain québécois, avec Louis-Edmond Hamelin dans le cadre du documentaire. L’ouvrage est accompagné de magnifiques photos de lieux du Nord visités par Monsieur Hamelin.

La section introductive rédigée par Chartier et les transcriptions d’entretiens, structurées par thématique pour en faciliter la lecture, dressent un panorama assez large de la démarche tant personnelle que scientifique suivie tout au long de sa carrière par Louis-Edmond Hamelin, qui a fêté en mars 2017 ses 94 ans! Mises ensemble, les deux sections du livre permettent de mieux connaître l’ensemble de l’oeuvre d’Hamelin, ses intérêts de recherche, ses motivations personnelles et les idéaux qu’il poursuit. Les entretiens retranscrits donnent également la chance aux lecteurs de se laisser guider par la poésie exprimée par Louis-Edmond Hamelin, poésie qu’il met en valeur également dans ses écrits scientifiques. D’ailleurs, comment décrire toute la beauté des phénomènes environnementaux qui nous entourent, toute la beauté du Nord, toute la beauté du Québec, sans faire preuve d’un peu de poésie?

La description détaillée des phénomènes environnementaux et sociaux demande bien souvent d’utiliser un vocabulaire précis, et lorsqu’aucun mot ne correspond au phénomène que l’on souhaite décrire, il faut faire preuve de créativité et d’un sens poétique. Cette créativité et cette poésie sont transversales dans l’oeuvre de Louis-Edmond Hamelin. Comme il l’explique dans le cadre de ces entretiens :

Le Québec apporte, par le biais de la science et des phénomènes d’ici, des additions, des compléments à la langue française de France. […] Quand on sait nommer les choses, on développe une amitié à leur endroit. Le fait de les nommer, de les comprendre un peu, crée de l’affection, car tout ce qui entoure n’est plus indifférent. Quand j’ai les mots pour en parler, j’ai une relation un peu plus grande avec le milieu.

citation de Louis-Edmond Hamelin [LEH], p. 100-101)[2]

Les territoires du Québec et les phénomènes géographiques qu’on observe au sein de ces territoires peuvent contribuer à raffiner les langues, dont la langue française. Cette aspiration et cette démarche intellectuelle et sociale ont marqué assez tôt la vie et la carrière de Louis-Edmond Hamelin. En fait, les premières manifestations de ce désir de décrire correctement, avec les bons mots, les phénomènes géographiques remontent à son enfance, alors que son père, agriculteur, l’encourageait à chercher des mots dans le dictionnaire. Surpris de l’absence de certains mots d’usage précis de la langue québécoise dans le Petit Larousse (1935), Louis-Edmond Hamelin a pu constater assez tôt certaines insuffisances de la langue française pour nommer les réalités géographiques québécoises (LEH, p. 95-96).

Depuis, l’oeuvre de Louis-Edmond Hamelin comprend une véritable contribution « nordonymique » qu’il décrit comme étant le résultat d’études thématiques et régionales approfondies des mots, des termes et de toponymes, normalisés ou non, concernant les pays froids de l’hémisphère boréal (Hamelin, 2002). Reconnu pour sa définition de concepts comme « nordique », « nordicité », « nordicité saisonnière », « glaciel » ou encore « hivernité », Louis-Edmond Hamelin a sans contredit contribué à enrichir la langue française tout en décrivant les spécificités du Nord et du Québec.

Le « Québec total »

Le « Québec total » dont parle Hamelin dans ses entretiens traduit la prise en considération des richesses et des spécificités des territoires du Québec à différents niveaux, géographique, glaciologique, climatique, toponymique, identitaire, culturel, artistique, etc. Le « Québec total » renvoie ainsi à « une conception du Québec comme ensemble, ce qui touche à l’espace, les mentalités, les nations, le développement et va au-delà des zones distinctes du Nord et du Sud » (LEH, p. 55). Les contributions scientifiques ainsi que les engagements de Louis-Edmond Hamelin auprès des peuples autochtones témoignent de la forte volonté de cet intellectuel, géographe, linguiste et économiste, de faire connaître et de faire vivre ce « Québec total ».

On peut dire que cette idée du « Québec total » a été mobilisée assez tôt dans la démarche de Louis-Edmond Hamelin et dans son engagement à étudier et faire reconnaître l’importance du Nord dans l’identité du Québec. C’est d’ailleurs cette motivation qui a entraîné la création en 1961 du Centre d’études nordiques, basé à l’Université Laval à Québec. Ce centre dédié au développement et au rayonnement des études nordiques a été un catalyseur important dans la recherche nordique au Québec et a fait de l’Université Laval un pôle de recherche incontournable pour l’étude de la nordicité, de l’idée du Nord compris dans sa globalité et de manière interdisciplinaire (LEH, p. 38-39)[3].

L’approche interdisciplinaire du Nord, cette « nordologie » que propose Louis-Edmond Hamelin, est inséparable de cette idée qu’il se fait du « Québec total ». À l’instar du « Québec total », le Nord ne peut être compris de manière sectorielle. La « nordologie » vise un niveau scientifique global, une perspective générale (LEH, p. 41). La « nordologie », selon Hamelin (1996), est également intimement liée à l’autochtonie. Les Autochtones ont développé des savoirs et des relations avec les lieux du Nord qui méritent d’être mis à contribution pour une plus grande connaissance du Nord et des identités nordiques. La valorisation et l’implication des langues et toponymes autochtones devraient ainsi, pour Louis-Edmond Hamelin, jouer un rôle de premier plan dans une compréhension intégrée des phénomènes géographiques et des relations territoriales, au Nord comme au Sud.

Les projets de développement du Nord québécois

Louis-Edmond Hamelin a toujours fait preuve de scepticisme et d’inquiétude à l’égard de l’ambition des gouvernements québécois successifs de « développer le Nord ». D’abord, le développement du Nord du Québec, comme il le dit, est toujours pensé en fonction des besoins du Sud, de la population vivant principalement dans la vallée du fleuve Saint-Laurent. Mais même si le fleuve Saint-Laurent constitue un lieu définitoire des identités québécoises (LEH, p. 71-72), le « Québec total » ne peut se définir uniquement en référence à ce lieu. Cela reviendrait à négliger la majeure partie des territoires compris dans le Québec (Hamelin, dans Giguère, 2012).

Ensuite, les ambitions poursuivies dans les différents projets de développement du Nord mis en oeuvre par les gouvernements québécois depuis la colonisation de l’Abitibi et du Saguenay, le développement hydro-électrique de la Baie-James et le fameux Plan Nord au Nunavik et sur la Côte-Nord, ne tenaient pas compte des intérêts, des visions et des savoirs autochtones. En fait, ces propositions de développement du Nord se faisaient, selon Hamelin, en ignorant pratiquement l’existence même des Autochtones qui occupaient pourtant ces lieux depuis de nombreuses générations et avaient entretenu des relations profondes avec leurs territoires ancestraux (Hamelin, 1999). Pour lui, le refus des gouvernements québécois et de la population québécoise majoritaire de reconnaître ces relations autochtones avec le territoire et les savoirs qu’elles engendrent représente aussi un refus de l’idée du Nord, c’est-à-dire d’une vision et d’une compréhension du Nord et du Québec dans leur intégrité (Hamelin, dans Giguère, 2012).

Hamelin déplore notamment la fameuse déclaration « Maîtres chez nous! » prononcée par Jean Lesage, déclaration qui a marqué l’histoire du Québec et a impulsé le mouvement nationaliste québécois dans les années 1960-1970. Pour reprendre les termes de Monsieur Hamelin : « [en tant que Québécois] on ne pouvait pas faire pire » (LEH, p. 78). En fait, ce qu’il reproche à ce genre de déclaration, comme aux politiques provinciales de développement nordique, est le déni des droits des Autochtones qui n’ont pourtant jamais cédé leur souveraineté au sein du territoire du Québec, autant au Nord qu’au Sud.

Comme Blaser, Feit et Mcrae (2004) le décrivent si bien dans leur ouvrage In the Way of Development: Indigenous Peoples, Life Projects and Globalization, les Autochtones ont aussi leurs propres « projets de vie » basés sur les histoires locales, les relations ancestrales au territoire et sur des visions du monde et du futur qui ne sont pas nécessairement en phase avec les visions et projets proposés par l’État québécois ou par le secteur industriel. Dans une optique de décolonisation et d’établissement de rapports de pouvoir égalitaires, il est aberrant que les projets des membres de la société majoritaire au Québec puissent encore aujourd’hui faire fi des « projets de vie » et des projets politiques autochtones.

Renouveler les relations avec les Autochtones

De par ses engagements à l’égard des peuples autochtones qu’il côtoie depuis ses premiers séjours dans le Nord, soit depuis la fin des années 1940, on pourrait dire que Louis-Edmond Hamelin pratique ce que Paul Charest (2005, p. 121) décrit comme une « anthropologie impliquée », c’est-à-dire un engagement à la fois personnel, scientifique et social vis-à-vis des Autochtones. Cette anthropologie impliquée suggère que le chercheur n’est pas neutre et que, comme le rappelle Charest (1982, p. 11; 2005, p. 121), la neutralité sert surtout les intérêts des groupes dominants. Hamelin fait plutôt preuve d’une sensibilité particulière liée aux questions de développement du Nord en privilégiant une implication et une concertation soutenues avec les peuples autochtones qui occupent ces territoires.

Louis-Edmond Hamelin favorise ce qu’il appelle l’associationnisme, qu’il présente comme la mise en pratique de la philosophie de la coexistence (LEH, p. 65, p. 82-83). L’associationnisme proposé par Hamelin vise à un rapprochement plus profond entre les peuples et envers les territoires qu’ils occupent. Cet associationnisme devra mettre en évidence l’ensemble des récits fondateurs qui ont marqué ce territoire que l’on nomme aujourd’hui le Québec, qui est d’ailleurs un nom issu de langues autochtones.

Pourquoi d’ailleurs ne pas prendre le temps de revenir rapidement sur la signification du terme « Québec »? Il y a plusieurs versions de l’origine du nom désignant la ville et la province canadienne (Commission de toponymie, 1994, p. 558-561). Par exemple, des membres de nations innues et atikamekw nehirowisiwok, nations autochtones dont la langue est toujours bien vivante, disent que dans leur langue, le terme « Québec » signifie « débarquez », « descendez », signification qui est pratiquement ignorée de la plupart des Québécois. Il s’agirait, selon l’interprétation d’interlocuteurs innus et atikamekw nehirowisiwok, du mot prononcé par leurs ancêtres lors du passage de Champlain dans la région de l’actuelle ville de Québec (nommée Opictepewiak[4] en nehiromowin [langue des Atikamekw Nehirowisiwok]). Selon cette version, « Québec » représente une invitation lancée par des Autochtones à des Français venus découvrir ce beau coin de pays.

L’idée du « Québec total » avancée par Hamelin repose sur une forme d’associationnisme avec les peuples autochtones, une coexistence et une approche concertées dans l’élaboration et la mise en oeuvre des projets de développement et des projets de société au Québec. Cette coexistence et cette approche concertées doivent tenir compte de ce que Blaser, Feit et Mcrae (2004) nomment les « projets de vie autochtones », des valeurs, des visions, des savoirs et des relations territoriales portés par les premiers occupants. C’est un peu ce que propose Louis-Edmond Hamelin avec le concept d’associationnisme et aussi avec l’idée de « plénitude politique » (LEH, p. 80-82). À l’instar du concept de « Québec total », l’idée de « plénitude politique » suggère le rapprochement entre les peuples, mais aussi le rapprochement entre les personnes et leur milieu de vie qu’est le Québec : « La plénitude politique passe ici par l’espace territorial, par la définition des États et, enfin, par un sentiment fort de sa population envers l’ensemble du territoire du Québec » (LEH, p. 81-82).

Enfin, souhaitons que le travail acharné de Louis-Edmond Hamelin pour faire connaître et aimer le Nord et le Québec, et prôner cette forme d’« associationnisme » basée sur une philosophie de la coexistence avec les peuples autochtones, puisse inspirer cette « plénitude politique » qu’il porte et propose. Comme il le dit si bien : « Mon modèle est exigeant! » (LEH, p. 81). Mais ce désir d’un « Québec total » et d’une « plénitude politique », même s’il n’est jamais totalement satisfait, demeure une visée louable qui peut et devrait peut-être orienter nos rapports, comme Québécois, aux univers autochtones et aux territoires du Québec.