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L’accueil unanimement favorable accordé par la presse francophone à l’essai autobiographique d’Akos Verboczy n’est certainement pas sans lien avec la qualité littéraire, le style vivant et l’intérêt ethnographique du récit de soi que propose cet immigrant arrivé à l’âge de onze ans au Québec. Tissé de vignettes où s’entremêlent les souvenirs, les opinions et les observations, ce livre élabore un portrait optimiste – voire idéalisé – de la société que Verboczy a fait sienne de plein coeur. Fort de sa double condition d’insider et d’outsider dans chaque espace social qu’il fréquente, cet « Hongro-Québécois, judéo-chrétien, d’expression française, Est-Européen d’Amérique du Nord » (p. 13) traverse les frontières identitaires avec une aisance enviable. Comme pour la nouvelle génération d’« humoristes ethniques » qui s’impose sur les scènes québécoises depuis quelques années, son « Nous » hybride et malléable à dessein libère sa parole : il peut se moquer férocement de la rectitude politique (qui voudrait l’empêcher de désigner les gens, comme il le souhaite, selon leur origine ou couleur de la peau), décrier les « restrictions superficielles, couteuses et ridicules » de la religion juive (p. 87) ou contester l’idée selon laquelle l’immigration serait nécessairement bénéfique pour le Québec (ce qui l’amène à suggérer une diminution du nombre d’immigrants admis). La narration est parsemée d’un humour irrévérencieux qui oscille entre la fine ironie et le sarcasme. Mais la dérision se tourne vers des cibles choisies. Par exemple, alors que le nationalisme québécois est complètement épargné, les plus durs coups sont réservés aux tenants de la « beauté de la diversité » et de la « multiculturalisation sermonneuse ».

Sur certains plans, il serait possible de comparer le livre de Verboczy à l’autofiction de Magyd Cherfi (Ma part de Gaulois, Actes Sud, 2016), qui, en racontant sa jeunesse en tant que fils d’immigrants d’origine kabyle, explore la tension vécue entre le fait d’être « trop français » et « pas assez français ». Mais le regard critique que Cherfi porte sur la France problématique à laquelle il cherche néanmoins à s’intégrer n’a pas d’équivalent dans le récit de Verboczy : le Québec dont celui-ci parle a besoin d’être conforté plutôt qu’ébranlé ou mis au défi, si bien que Verboczy se dit porté par le « devoir de le défendre » et s’inquiète de « l’avenir des Québécois à force d’entendre les anglophones et immigrants parler d’eux » (p. 156). Dans la « troisième étape » de son itinéraire (la dernière section du livre), l’auteur assume pleinement ses convictions souverainistes. Le ton introspectif qui caractérise les deux premières parties laisse presque toute la place au polémiste. Ici l’Autre devient souvent caricatural : ces immigrants dont « les votes pour le PLQ … sont quasi automatiques » (p. 192), ces « non-francophones » dont la « quasi-unanimité (…) avait été déterminante pour assurer la mince victoire des fédéralistes » en 1995 (p. 159), ces « adeptes de Yahvé, de Mahomet, de Vishnu et de Pierre Elliott Trudeau » (p. 210). Malgré la plasticité identitaire de l’auteur, il devient ainsi difficile d’imaginer que ce livre s’adresse à un lectorat extérieur au « Nous » majoritaire autrefois évoqué par Jean-François Lisée (Nous, Boréal, 2007) : dans son blog, ce dernier félicite Verboczy d’avoir pris « le Québécois-de-souche-en-nous par la main ».

Selon Verboczy, on dit (trop) souvent qu’il est le « parfait immigrant », « l’enfant idéal de la loi 101 ». « Ça [le] gêne », avoue-t-il dans les dernières pages du livre, mais il ne le nie pas. Au contraire, il s’inquiète du fait que « [son] exemple serve de seuil en deçà duquel on considère tout immigrant comme un échec de notre système d’immigration » (p. 221). En effet, il serait impossible de trouver un meilleur représentant de ce que l’on conçoit généralement, au Québec, comme une « bonne intégration » : un non francophone qui en vient à maitriser parfaitement le français (tout en maniant avec grande expertise les expressions informelles et les tournures particulières du parler québécois); un jeune qui fait le choix conscient et délibéré de quitter sa communauté d’origine et son quartier pour plonger entièrement dans le monde franco-québécois; un immigrant qui, à l’instar de la majorité des Québécois, rejette le multiculturalisme (à la canadienne), se voue à la défense de la laïcité (à la québécoise) et trouve essentiel de rassembler toute la population autour d’une « culture commune ». Bref, Verboczy est l’immigrant idéal pour un idéal de société auquel beaucoup de Québécois francophones aspirent. Cet ouvrage, très plaisant à lire, est aussi très utile, car il aidera à mieux connaitre la complexité de l’expérience migratoire, cela par le biais d’une histoire de vie qui s’avère exceptionnelle, à certains égards, et fondamentalement typique, à d’autres. Pour le sociologue, il offre un troisième niveau d’intérêt : ce récit est un véritable miroir de la société québécoise, non pas tout à fait de ce qu’elle est réellement, mais de ce qu’elle aime trouver dans son reflet.