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Pour les familiers de Marie Guyart de l’Incarnation, qui sont aussi ses « amateurs », c’est une joie d’accueillir la publication du « manuscrit de Trois-Rivières », conservé aux archives du couvent des Ursulines de cette ville, oublié ou ignoré jusqu’à ce que dom Jamet le redécouvre en 1926.

Le texte qu’il est coutume d’appeler La Relation de 1654 est en fait la troisième autobiographie rédigée par l’ursuline. Ce texte répond à une demande insistante de son fils, dom Claude Martin, relayée par son directeur spirituel; Marie y a consigné les « grâces et faveurs que sa divine Majesté [lui] a faites dans le don d’oraison qu’il lui a plu [lui] donner » (p. 9). Ce récit inauguré par le songe qu’elle fait à l’âge de 7 ans, décrit la vie intense d’une jeune veuve, chef d’entreprise aux prises avec les embarras des affaires (p. 47). Au coeur même de ses tracas, elle ne cesse d’être « aux affaires » de son époux divin (p. 80) selon la logique paradoxale d’une vie mystique incandescente et totalement atypique. Entrée au couvent à 32 ans, elle goûte la vie du cloître, contemplative et réglée, tout en faisant étrangement « bien des stations dans tout le monde » (p. 137), poussée par une mystérieuse et imprévisible vocation apostolique. Le récit la retrouve, huit ans plus tard, traversant l’océan, audacieuse pionnière affrontant, pour l’amour de son Dieu et des petites sauvagesses, les heurs et malheurs d’une aventure de fondatrice en terre canadienne. Pour autant, elle ne cesse d’y déployer ses grâces mystiques.

Marie a 55 ans lorsqu’elle termine la rédaction de l’ouvrage; elle l’envoie le 9 août 1654, accompagné d’une longue lettre. Les quelque 100 feuillets in-4 organisés en cahiers qui composaient le manuscrit original, sont aujourd’hui perdus. Le texte qui vient d’être édité est d’autant plus précieux; il reproduit en effet la seule copie connue, effectuée par deux mains féminines après la mort de Mère Marie, vraisemblablement en France entre 1672 et 1677. Certes, cette publication, exempte de toute annotation contextuelle et de tout commentaire littéraire, historique ou théologique, présente l’avantage incontestable de mettre le lecteur en présence du texte sans médiation autre que l’intention du lecteur. Néanmoins, l’absence délibérée de toute information, même celles que Marie donnait à Claude dans les lettres écrites au commencement (1653) et à la fin (1654) de la rédaction, sortes de clés de lecture précieuses pour le seul lecteur à qui était destiné le manuscrit, a pour effet prévisible d’accentuer les difficultés inhérentes à la lecture d’un tel document. À présenter ainsi ce manuscrit, on court même le risque d’un malentendu au sujet du titre choisi pour l’édition. En effet, la lettre de 1653 qui annonce l’envoi prochain de l’autobiographie comporte un Index dont Marie affirme qu’il est un « sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connaître, car je parle des choses simplement et comme elles sont » (lettre CLIII). Selon cet Index, les 63 chapitres prévus (68 dans la version achevée) dont elle résumait le contenu sont regroupés en 13 « états d’oraison », concept clé qui pointe la logique structurante de l’autobiographie. Pour elle, cet Index et les 13 « états d’oraison » font partie de la rédaction. Or, ils ne sont même pas évoqués dans la postface de la présente édition. La Relation de 1654 s’inscrit à l’intérieur d’un dialogue avec Claude, initié par Marie dès 1640 et qui ne se terminera qu’à sa mort, en 1672. Les ignorer peut conduire aussi à recevoir la Relation de 1654 comme un monument littéraire isolé, ce qu’elle n’est pas. Présentée dans l’écrin que forment les deux lettres évoquées, la Relation en est certainement le plus beau joyau.

Pour retrouver toute la force d'interpellation de cette oeuvre géniale, le texte aurait donc gagné à être assorti d’un minimum de notes liminaires ou introductives. À moins que le public visé par cette publication soit strictement celui des spécialistes ou des lecteurs qui disposent déjà de l’édition critique de dom Jamet rééditée par les Ursulines de Québec en 1985. Mais sans doute les raisons de la publication sont autres, peut-être plus modestes et aussi plus pointues : les cinq courtes pages de la postface laissent entrevoir l’intention éditoriale et leur perspective de lecture, renforcée par une chronologie étonnamment réductrice de la vie mystique de Marie et une bibliographie clairement orientée. Il s’agit, pour Alessandra Ferraro, de souligner, à juste titre, une « première » : la première oeuvre littéraire écrite par une femme en terre de Nouvelle-France. Mais l’oeuvre inaugurale, au sens strict, ne serait-elle pas plutôt l’ensemble de la correspondance intime avec son fils commencée en 1640, dont La Relation de 1654 serait, d’une certaine manière, un moment exceptionnel ?

Les quelques remarques et questions soulevées dans cette recension montrent bien tout l’intérêt de la mise au jour d’un texte qui renouvelle notre enthousiasme et le désir de mieux comprendre la destinée d’une oeuvre littéraire à même le mystère d’une existence unique : celle d’une « femme forte » selon le mot de Claude Dablon. Déjà, en 1724, F.-X. de Charlevoix, qui avait lu le manuscrit de Trois-Rivières, avait pu écrire de cette moderne du « grand siècle des âmes » : « On voit par ses écrits qu’elle était une des plus spirituelles femmes de son siècle. Tout y est solide, elle pense juste, elle approfondit tout, donne à ce qu’elle dit un ton ingénieux, et son style a cette simplicité noble où peu d’écrivains parviennent. »

Il était temps que soit rendu public ce complément unique à l’édition critique de l’oeuvre de Marie Guyart de l’Incarnation, entreprise depuis trois générations par les moines de Solesmes, héritiers de dom Claude Martin, son fils.