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Il y a maintenant plus d’une quarantaine d’années, une équipe pluridisciplinaire d’universitaires canadiens entreprit d’étudier et de décrire la lointaine Louisiane francophone « dans toute sa complexité et toutes ses contradictions », au moyen « [d’]une véritable rencontre avec le pays, par des chercheurs qui ont vécu parmi les gens et qui ont voulu éviter les préjugés, les rêves et les illusions dont la Louisiane a été victime » (Louder et Waddell, 1980, p. 5). Telle fut la vision qui allait animer le Projet Louisiane (PL), inauguré à partir de 1975 par l’anthropologue Gerald Gold, de l’Université York, en collaboration avec des collègues de l’Université Laval et de l’Université McGill issus de diverses disciplines des sciences humaines et sociales. Leur objectif était d’explorer les transformations culturelles, linguistiques et économiques en cours à l’heure du renouveau ethnique parfois appelé la « Renaissance cadienne ». Se déroulant sur trois années, le PL allait s’associer un certain nombre de partenaires louisianais.

En 1994, à l’occasion des États généraux de la recherche sur la francophonie à l’extérieur du Québec, David Barry de l’Université de Louisiane à Lafayette évoquait la curiosité « des étrangers de passage » dont les travaux étaient empreints d’un exotisme qui « ne correspond nullement à la réalité louisianaise actuelle » (Barry, 1995, p. 137-138). Il admettait une exception : le PL, que Barry situait parmi les rares « travaux sérieux, qui alimentent ce que nous faisons chez nous ». Conçu dans un esprit solidaire vis-à-vis des efforts de revitalisation linguistique, le PL aura également marqué de manière positive la production locale des savoirs sur le fait franco-louisianais.

Bien que son plan de recherche ne réponde pas aux critères définitoires de la recherche collaborative ou partenariale, le PL n’en constitue pas moins une fascinante étude de cas des rapports entre chercheurs universitaires et acteurs du milieu. Alors que quelques-uns en sont venus à remettre en question la capacité du modèle partenarial à produire consubstantiellement du changement et de la connaissance scientifique (Dumais et Fontan, 2014), nous considérons qu’un retour sur la démarche, les réalisations et l’impact du PL s’impose. Cela semble d’autant plus pertinent que, à en croire Henry et Le Menestrel, [traduction] « le terrain franco-louisianais est remarquable par l'entrecroisement répandu et, semblerait-il, inévitable des statuts d’insider et d'étranger, de scientifique et de militant ou de promoteur culturel, etc. » (Henry et Le Menestrel, 2009, p. xxiii). De plus, l’optique francophone impliquerait un jeu d’échelle : si c’est la nationalité ou l’appartenance régionale qui prime, les chercheurs canadiens ou français seraient de « l’extérieur », alors que le critère linguistique déplacerait la frontière (ibid., p. xxiii). En effet, les membres du PL ont été amenés à se positionner à l’intérieur du champ qu’ils abordaient en tant qu’objet d'étude.

Étude métascientifique, le présent article relève d’un double objectif. D’une part, il s’agira de cerner les postures – multiples, certes – des chercheurs du PL vis-à-vis des milieux louisianais. D’autre part, nous nous interrogerons sur l’implication de plusieurs assistants de recherche, québécois et louisianais, afin de dégager les effets de cette expérience en tant que vécu conscientisant incitant « le sujet à vouloir mieux comprendre les facteurs qui contribuent à sa réalité ethnolangagière […] et à s’engager et à militer » en faveur de son groupe (Allard, Landry et Deveau, 2005, p. 99). En complément aux témoignages provenant de textes publiés, des entrevues ont été effectuées auprès de trois anciens membres de l'équipe de recherche : Dean Louder, l'un des chercheurs principaux; Cécyle Trépanier, assistante québécoise; et Glen Pitre, assistant louisianais[1].

Notre démarche servira, en cours de route, à faire un retour critique sur le Projet Louisiane et à mettre en valeur ses contributions.

Contexte : coup d’oeil sur le « renouveau cadien »

Sans dresser un portrait complet du contexte louisianais, il convient de poser quelques repères autour du réveil identitaire qui a fleuri à partir des années 1960, et dont l’arrivée fracassante du chanteur Zachary Richard au Québec n’a été que l’une des manifestations[2].

En 1970, environ 572 000 Louisianais, soit 16 % de la population totale, déclaraient avoir le français comme langue maternelle; c’est un chiffre passablement impressionnant vu la suppression du français en tant que langue d’instruction dans les écoles publiques depuis 1921[3]. Loin d'être homogène, cette francophonie se caractérise par sa grande diversité – raciale, ethnique et linguistique –, résultante des divers types de peuplement dont l’importation d’esclaves africains au service de l'économie plantationnaire ne fut pas le moindre. L’élément le plus connu est sans doute la culture cadienne, que l’on associe aux descendants d’Acadiens déportés par les autorités britanniques au milieu du 18e siècle et installés en Louisiane entre 1764 et 1785. Cette composante fait partie d’un ensemble créole ou franco-louisianais bien plus complexe, formé d’environ 18 groupes d’origines distinctes (Brasseaux, 2005, p. 2).

Or, la période dont il est question, c’est-à-dire les décennies centrales du vingtième siècle, est marquée par d’intenses transformations sociétales. Au premier chef, signalons la transition d’un mode de vie basé largement sur l’agriculture vivrière vers la pêche commerciale, la mécanisation de l’agriculture et l’extraction des ressources naturelles, notamment du pétrole (Bernard, 2003, p. 37-39, p. 123-124; Henry et Bankston, 2002, p. 87-133; Larouche, 1979 et 1981). De concert avec les médias de masse et la dévalorisation du français, ces phénomènes représentent autant de facteurs favorisant l’adoption de l’anglais (Bernard, 2003;Blyth, 1997; Stanford, 2016). Cependant, le recul du français ne s’imposera guère de manière uniforme : par exemple, les francophones blancs domineront des secteurs clés de l'économie de la région du bayou Lafourche, ce qui encouragera un équilibre diglossique resté longtemps stable[4].

C’est en réaction à ces processus, que Bernard qualifie d’américanisation (Bernard, 2003), que surviendront des poussées de fierté ethnique. Ce qui fera figure de « mouvement » de revendication ethnique dès le milieu des années 1960 aura certes connu des antécédents. Dès les années 1920 et 1930, l’identité acadienne fera l’objet d’une intense promotion : à la faveur de la figure mythique d'Évangéline, pathétique héroïne du poète Longfellow, le politicien et entrepreneur Dudley J. Leblanc nouera des liens avec l’Acadie des Maritimes (Brundage, 2000; Le Menestrel, 1999). Ensuite, l'éloignement des hommes franco-louisianais pendant la Seconde Guerre mondiale déclenchera chez certains d’entre eux un désir de retrouver leur culture régionale. Par après, la volonté de renforcer le français comme langue seconde dans les écoles aboutira à la création du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL), agence d’État fondée en 1968 à l’initiative de James Domengeaux, avocat et ancien délégué au Congrès.

Ainsi se dessinent deux tendances parallèles : d’un côté, un renouveau populaire dont l’expression la plus forte est la musique et dont le foyer se situe à Lafayette et dans les « prairies »; de l’autre, une stratégie de revitalisation linguistique axée sur les échanges internationaux et l’enseignement du français européen. Révélant des tensions de classe (Dormon, 1983), les rapports entre ces deux courants sont caractérisés par la méfiance et une absence de concertation, du moins dans un premier temps. Face à l’attrait de la culture vernaculaire, le CODOFIL accepte d’appuyer le premier « Hommage à la musique acadienne », en 1974, et en viendra plus tard à valoriser les variétés locales du français (Ancelet, 1988; Bernard, 2003, p. 124-131).

Un autre enjeu à noter est la territorialisation de la culture cadienne par la création d’une « région culturelle » officielle, dénommée l’Acadiana, décrétée en 1971[5]. Cette zone regroupant 18 à 23 paroisses administratives (selon des définitions variées) dessine grosso modo le « triangle français » du sud de la Louisiane. Bien qu’approximative, cette délimitation établit un cadre géographique à partir duquel interroger les frontières culturelles.

Enfin, il est impossible de dissocier ces développements de la question raciale. Société post-esclavagiste, la Louisiane n'échappe en rien à la racialisation comme principe structurant de l'organisation sociale. Après plusieurs décennies du régime ségrégationniste (dit « Jim Crow »), les victoires en faveur des droits civiques viennent modifier la donne. Ces progrès stimulent à leur tour la montée d’autres mouvements ethniques aux États-Unis dans les années 1960 et 1970. Dans la mesure où l’affirmation de l’identité francophone passe par celle de l’héritage acadien et de la culture cadienne (Cajun), au détriment d’autres composantes culturelles, « [u]n tel choix traduit […] le désir de l'élite de la Louisiane française d’assurer à la région une identité “blanche” » (Trépanier, 1991, p. 164, cité et traduit par Atran-Fresco, 2016, p. 30). En fait foi le drapeau de l’Acadiana, dessiné en 1965 par Thomas J. Arceneaux : il est composé de symboles renvoyant à la France, à l’Espagne et à l’Acadie, à l’exclusion de l’Afrique et des nations autochtones locales. Cette volonté homogénéisante a été contestée par des Afro-Américains et des militants de l’identité créole (Dubois et Melançon, 2000).

C’est donc dans un contexte socioculturel fort différent de celui du Canada francophone que le Projet Louisiane se donne « comme premier objectif l'étude de la renaissance française dans le sud-ouest de la Louisiane » (Gold, 1978, p. i).

Le projet louisiane, ou les enjeux de la recherche solidaire

Problématiques, réalisations et impact

Les lignes directrices du PL sont énoncées par Éric Waddell au début de la première étude issue de l'initiative (Gold, 1978). Le premier objectif, déjà signalé, est l'étude de la « renaissance française » (p. i). Un second point propose « l'étude détaillée de régions rurales (sud-ouest de la Louisiane) et de zones urbaines (Texas oriental et Nouvelle-Orléans) ». Cette partie apporte une précision méthodologique concernant « des entrevues avec les membres de l'élite locale et les éducateurs impliqués dans la renaissance française ». Dans ce cadre les chercheurs du PL affirment leur intention de faire appel à des collaborateurs sur place, « tout particulièrement à des francophones louisianais » (p. ii). Enfin, l’enjeu des « accords internationaux qui lient présentement la Louisiane au Québec, à la Belgique et à la France » (p. i) représente une problématique privilégiée. Les chercheurs font valoir que la « renaissance louisianaise » déploie, de manière unique « parmi tous les mouvements régionalistes à base ethnique [...] une dimension internationale importante et officiellement appuyée » (p. ii). Au vu de la résurgence nationaliste à travers le monde et au Québec en particulier, l’initiative se justifie donc dans une optique comparative.

C’est à la suite d’une étude pilote en 1975-1976 que Gerald Gold, avec Louis-Jacques Dorais, anthropolinguiste de Laval, et Éric Waddell, alors à McGill, déposent une demande de subvention auprès de la Fondation Ford, pour un projet intitulé : Ethnicity and Adaptation: A Macro-level Study of the “Cajun Revival” in Southern Louisiana. Dean Louder, géographe de Laval, ne tarde pas à rejoindre l'équipe. Le financement obtenu leur permet de mener une étude sur trois années dans plusieurs régions de l'aire culturelle franco-louisianaise, à la fois dans des zones rurales ou semi-rurales (paroisses Lafourche et Terrebonne, au sud-est; Mamou, au sud-ouest; paroisse des Avoyelles, au centre de l'État; et deux villages sur le bayou Têche), et en milieu urbain (Westwego, en banlieue de la Nouvelle-Orléans, Lafayette, et Port Neches, à l’extrême sud-est du Texas). Ces sites sont choisis en fonction de leur représentativité économique et démographique.

L’approche méthodologique requiert une harmonisation des pratiques disciplinaires; par exemple, Louder, formé en géographie quantitative, doit s’adapter aux démarches anthropologiques de l’observation participante à la faveur de séjours prolongés (Louder et Trépanier, 2009, p. 146; Louder, entrevue). La principale méthode de collecte de données consiste en un entretien d’environ 90 minutes, basé sur un questionnaire approfondi. Celui-ci comporte des questions sur le logement, la situation familiale, le travail, les relations personnelles, la religion et l’identité. Plus de 650 entrevues sont enregistrées, la majorité en français ou en créole[6]. Une assistante de recherche québécoise se souviendra : « On débarque avec armes et bagages : un magnéto, un questionnaire de cinq pages, une VW rouillée, un budget plus que modeste et des théories plein la tête » (Maxime, 1995, p. 71). L'équipe effectue des entrevues supplémentaires avec des acteurs sociaux et des enseignants et conduit l’observation empirique des sites de recherche tout en procédant au dépouillement d'archives et à l'étude de documents collectés sur place.

En plus des études sur « le mouvement », divers sujets sont traités. La géographie linguistique et culturelle occupe une place de choix (Gold, 1978; Breton et Louder, 1979; Louder et LeBlanc, 1979). D’autres études cernent les fonctions quotidiennes de la langue française, à commencer par l’analyse par Gold (1978) de la rhétorique politique dans le village du Mamou (cf. Dorais, 1980; Maguire, 1979; Haas, 1980). L’examen des effets de la modernisation économique tire parti des nouvelles théories sur l’ethnicité avancée par Fredrik Barth (1998 [1969]). C’est justement la question des « frontières » entre groupes culturels – Cadiens, anglophones et autochtones – qu’explore le projet de maîtrise d’Alain Larouche sur l’impact de l’industrialisation dans Ethnicité, pêche et pétrole : Les Cadjins du Bayou Lafourche en Louisiane francophone (Université York, 1981). Robert Maguire, qui fera carrière à la Fondation interaméricaine, à Washington, met la mécanisation agricole et l’exode rural au centre de son étude de communauté auprès de la population créole noire de la paroisse Saint-Martin, région sucrière, présentée dans Hustling to Survive: Social and Economic Change in a South Louisiana Creole Community (1989 [1987]).

La diffusion des résultats prend plusieurs formes. Dans la foulée d’une séance spéciale intitulée « La Louisiane française: Analyses of Cajun Country and Culture » dans le cadre du congrès de l’Association américaine des géographes, tenu à la Nouvelle-Orléans en 1978, les chercheurs associés à l'équipe produisent une série de « Documents de travail ». Au nombre d’une dizaine, plusieurs de ces études deviennent ensuite des articles et des chapitres de livres. En 1979 paraît un numéro double des Cahiers de géographie du Québec, consacré au thème : « Le Québec et l’Amérique française ». L’année suivante, un numéro de Vie française aborde plusieurs aspects de la « véritable Louisiane qui se cache derrière » les images et idées reçues (Louder et Waddell, 1980, p. 2). Les analyses sont appuyées par des cartes préparées au Laboratoire de cartographie de l’Université Laval.

En outre, les thèses de trois étudiants constitueront une série de monographies. Avec celle de Larouche, entreprise sous la direction de Gold, et de Maguire, ce sont sans doute les recherches doctorales de Cécyle Trépanier qui représentent le prolongement le plus important du PL. Ayant intégré l'équipe d'assistants après avoir terminé un diplôme en géographie, elle retourne en Louisiane en 1981 afin de parcourir une centaine de communautés en y menant des enquêtes sur les divers critères de définition de la Louisiane française (religion, patronymes, cuisine, origines généalogiques). Son étude, French Louisiana on the Threshold of the 21st Century (1989), donnera lieu à des articles sur la « Cajunization » de la Louisiane francophone, c’est-à-dire la substitution de l’identité cadienne aux diverses identités créoles et la commercialisation tous azimuts de cette identité, au tournant des années 1980.

Sur le plan scientifique, le PL aura laissé un héritage incontestable. D’une part, il fait naître une véritable « école lavalloise » de géographie. Son apport le plus durable est une redécouverte de l’Amérique française, conceptualisée sous forme d’archipel. Celui-ci figure « un espace francophone qui s'étend à l'ensemble du continent, espace dont on cherche à montrer qu’il s’articule à la faveur d’un ensemble de pratiques typiques aux francophones d’Amérique » (Gilbert, 1998, p. 110). C’est cette vision qui est avancée dans l’ouvrage collectif Du continent perdu à l’archipel retrouvé : Le Québec et l’Amérique française (Louder et Waddell, 2007 [1983]), livre qui connaît un grand succès[7]. À partir des années 2000, des ouvrages regroupant à la fois témoignages et travaux scientifiques favorisent une conception diversifiée de ces espaces: ce sont Vision et visages de la Franco-Amérique par Louder, Morisset et Waddell (2001) et Franco-Amérique par Louder et Waddell (2008). La notion de Franco-Amérique embrasse la multiplicité des francophonies du continent, allant des communautés minoritaires à la post-ethnicité individualisée en passant par l’immigration récente (Thériault, 2008).

D’autre part, les publications dérivées du PL comptent parmi les références incontournables en sciences sociales sur la Louisiane francophone. Henry (2016) fait état d’une dichotomie opposant deux approches en études franco-louisianaises :

[…] l’une descriptive visant à documenter des pratiques sociales et culturelles menacées afin de conforter une identité problématique et d’affirmer une spécificité qui s’estompe, l’autre analytique et critique s’attachant à questionner les discours hégémoniques en prenant en compte les rapports de force passés et présents.

p. 107

Le PL s’inscrit dans cette seconde orientation qu’il aurait d’ailleurs contribué à établir (ibid., p. 106). En témoigne l’absence de sujets comme le folklore, la musique ou les fêtes populaires comme le Mardi gras. Alors que les publications sur la Franco-Amérique ont glissé vers l'éloge identitaire, la voie critique a été poursuivie par d'autres louisianistes, par exemple Henry et Bankston (2002), Le Menestrel (1999; 2015) et David (2005).

Critiques du mouvement et rapport au milieu

La posture critique ne neutralise en rien l’esprit solidaire qui anime le PL. À en croire Louder et Trépanier [traduction], « le Projet Louisiane aura renforcé la crédibilité du Mouvement français en Louisiane en démontrant à quel point la langue continuait de maintenir sa présence et à quel degré les variétés locales et le français québécois faisaient preuve d’intelligibilité mutuelle[8] » (2009 p. 145). Ces constats auraient confirmé le bien-fondé des efforts de sauvegarde de la langue.

En revanche, les chercheurs du PL énonceront un certain nombre de conclusions critiques à l’endroit du mouvement chapeauté par le CODOFIL. Dès lors, et même dès leur entrée sur le terrain, les chercheurs sont amenés à se positionner à l’intérieur du champ franco-louisianais – convergence des champs culturels, intellectuels et même politiques. Fil rouge traversant l’ensemble des travaux, leurs observations sont exprimées dans un premier temps dans des articles de Waddell (1979) et Gold (1980; 1982). Pour l’essentiel, elles se résument aux points suivants :

a) Une insistance exagérée de la part du CODOFIL sur les origines acadiennes et sur l’histoire du Grand Dérangement, de telle sorte que « les critères ethniques avancés par les porte-parole du Mouvement ont un impact négatif sur la population en général parce qu’ils ne servent pas à légitimiser [sic] les véritables bases d’une identité ethnique louisianaise » (Waddell, 1979, p. 207). À contre-courant de la « vague cadienne », quelques travaux se penchent explicitement sur la diversité ethnoraciale et linguistique (voir notamment Dorais [1980], sur les francophones blancs des Avoyelles, et, plus tard, Trépanier [1993]).

(b) La promotion du français international, dont la venue d’enseignants étrangers fut le levier principal. Allant de pair avec la perception du français cadien comme langue non écrite, la survalorisation de la norme standard a été combattue par des intellectuels louisianais alliés au mouvement populaire, notamment le folkloriste Barry Jean Ancelet (Ancelet, 1988; Atran-Fresco, 2016). D’après Waddell, le problème viendrait de ce que « ce français n’a aucune importance dans le nouvel ordre économique et politique de la Louisiane et ne sert pas de véhicule pour transmettre les informations sur la condition cadjine » (1979, p. 207). Pour sa part, Gold souligne que « [l]es liens transnationaux devinrent, dans l’opinion de certains critiques, un objectif en soi[9] » (1980, p. 64).

(c) L’échec du CODOFIL « dans sa tentative de jeter des bases populaires » (Waddell, 1979, p. 210). Malgré une réconciliation tiède à partir de 1975, « les leaders du renouveau populaire et régional n’entretiennent que des relations tendues avec Domengeaux et CODOFIL » (Gold, 1980, p. 64). Est aussi signalée la très faible présence du « mouvement » à l’extérieur de la région de Lafayette. Le diagnostic de Haas, auteur d’un document de travail sur le village de Vacherie, sur le Mississippi, est semblable aux observations faites par Larouche (1981) à propos du bayou Lafourche : « À cause de l’absence ici de CODOFIL, on ne reçoit pas de nouvelles sur les activités du mouvement » (Haas, 1980, p. 33).

Ces conclusions confirment ou alimentent certains arguments formulés par les acteurs et intellectuels franco-louisianais, surtout les défenseurs de la spécificité ethnoculturelle cadienne. Par exemple, Dormon, qui assimile le décalage dénoncé par l’élite à un conflit de classe, déplore l’impossibilité d’un [traduction] « mouvement francophone unifié » tant que persisteront ces tensions (Dormon, 1983, p. 246).

Les analyses résumées ci-dessus reflètent jusqu’à un certain point les rapports ambivalents que l’équipe entretient avec les milieux louisianais. Lili Maxime, assistante de recherche à l’époque, se souviendra de « la réception moins qu’amicale du curé de la place et de certains leaders » (Maxime, p. 70). Fidèle à une longue tradition en sciences sociales, l’approche du PL privilégie en effet les réalités populaires et les voix marginalisées.

C’est l’une des raisons pour lesquelles l’équipe canadienne s’assure la collaboration de personnes sur place, dont certaines contribuent à la production scientifique. L’article susmentionné de Haas, sociologue de LSU, vient cautionner les analyses des chercheurs étrangers. D’autres écrits vont plus loin. Le cinquième Document de travail n’est pas un texte scientifique, mais une pièce de théâtre d’un avocat louisianais, David Émile Marcantel, sous le pseudonyme M. Untel de Gravelles : Mille Misères − laissant les bons temps rouler en Louisiane. L’oeuvre met en valeur le parler cadien tout en exposant des critiques quant à l’action des bien-pensants[10]. L’annexe du Document 7, (The Role of France, Québec, and Belgium in the Revival of French in Louisiana Schools de Gold) est un mémoire signé par un ancien enseignant français, Pierre Thibaud : « 1972-1974 : Deux années de coopération à Mamou (Louisiane) ». Composé avec lucidité, ce témoignage expose les défis qui attendaient les étrangers parachutés dans les écoles louisianaises.

Si l’examen scientifique se penche sur des acteurs, des discours et des politiques, c’est sur James Domengeaux lui-même que retombent plusieurs remarques critiques. Les travaux ne font pas mystère de la perception que les chercheurs pouvaient avoir de lui : ainsi, nous lisons chez Gold, au sujet du [traduction] « président du CODOFIL, tenace et autoritaire » (Gold, 1982, p. 223), qu’il « s’est vite débarrassé de son conseil consultatif statutaire » (1980, p. 63) afin de mener la barque tout seul. Pour ce qui est des démarches liées au projet, Louder rappelle la méfiance et l’hostilité que Domengeaux avait parfois manifestées à l’endroit des chercheurs, attitude qui se condense dans une anecdote que Louder rapportait en octobre 2015, à l’occasion du Grand réveil acadien à Lafayette, et dont il nous a fait part en entrevue. S’étant rendu compte, après avoir commencé ses enquêtes de terrain à Westwego, du poids démographique des francophones dans cette localité, le géographe envoie au journal local un billet plaidant pour la création d’un chapitre local du CODOFIL. Quelque temps plus tard, le Conseil organise, comme de fait, une soirée à Westwego; Louder s’y rend. Lorsqu’on voulut présenter le chercheur à Domengeaux (qu’il ne connaissait pas), ce dernier aurait rétorqué : « Yeah, I already know the son of a bitch! » Louder explique que le président du CODOFIL, ayant pris connaissance de l’article, avait interprété ses propos comme autant de critiques déloyales. Il soutient en outre (en réponse à une question de notre part) que Domengeaux n’assista jamais aux présentations et conférences que l’équipe du PL avaient données à l’intention du public louisianais.

De plus, il y aurait eu un réel désaccord de principe quant aux priorités de la recherche. Toujours selon Louder, Domengeaux estimait que les fonds de la Fondation Ford auraient mieux servi à l’appui de projets pratiques. Quelques chercheurs louisianais auraient également eu des réticences : ainsi le géographe Malcolm Comeaux, ami et collègue de Louder, avait exprimé des réserves sur la prépondérance accordée à l’aspect linguistique et sur l’indifférence réservée à la culture matérielle (entrevue). Trépanier fera allusion à ces désaccords sur un ton acerbe : « Qu’est-ce que ça fait si les intellectuels louisianais essaient de nous dire que la langue ce n’est pas si important que ça dans la culture. Never mind » (Trépanier, 2001, p. 234).

Après avoir dressé un portrait du contexte socioculturel, nous avons voulu dans un premier temps exposer les visées et les réalisations du PL. Ensuite, nous avons démontré que de telles démarches ne pouvaient respecter une stricte neutralité ou un idéal d’objectivité pure : ainsi, les chercheurs canadiens en sont venus à se situer par rapport aux milieux louisianais, positionnement déterminé par leur posture critique. Nous avons cité quelques faits révélant une volonté de dialogue et même d’engagement envers le fait francophone en Louisiane : par exemple, Louder a mentionné des présentations données pour le public général et sa lettre au rédacteur afin d’encourager l’expansion du CODOFIL. Ces aspects du PL génèrent un espace de réflexion sur la subjectivité du chercheur qui ne trouve pas toute sa place dans les travaux publiés. Or, plusieurs assistants – québécois et louisianais – ont livré au fil des ans des textes de réflexion ou création à ce sujet. Avec les entretiens que nous avons effectués, ces écrits forment l’un des supports de notre examen de la conscientisation ethnolangagière chez ces personnes. C’est sur ce phénomène que portera la deuxième partie de cet article.

Une expérience de conscientisation ethnolangagière

Le vécu conscientisant, moteur de l’engagement

La notion d’engagement se trouve au coeur de l’approche développementale de l’identité personnelle. Selon le modèle relationnel, qui s’oppose à des conceptions supposant des caractéristiques statiques, l’identité se construit au gré d’un « processus itératif de transactions » entre le moi et le contexte (Kunnen et Bosma, 2006, sec. 1). S’inspirant des travaux d’Erikson (1968), Marcia (1980) a proposé quatre statuts d’identité, c’est-à-dire des stratégies de gestion du questionnement identitaire. Le statut le plus achevé, celui de l’identité réalisée, se caractériserait par une prise d’engagements concrets au sortir d’une période d’exploration[11]. Dans la mesure où ils relèvent à la fois de l’autodéfinition et de la reconnaissance par autrui, « les engagements peuvent former le noyau central d’une définition relationnelle de l’identité » (Kunnen et Bosma, 2006).

Une réflexion complémentaire a été élaborée par les théoriciens de la vitalité ethnolinguistique des minorités francophones. Ce sont bien entendu des enjeux collectifs qui constituent leur principale préoccupation, plus précisément les facteurs susceptibles de favoriser « le développement d’un groupe linguistique en tant qu’entité distincte et active dans une situation intergroupe » (Landryet al., 2005, p. 63; Giles, Bourhis et Taylor, 1977). Il n’en demeure pas moins qu’au niveau microsociologique un rôle important revient à « l’engagement des individus », afin de contrer le déterminisme social inhérent à la situation minoritaire (Deveau, Allard et Landry, 2008, p. 74). Les engagements ethnolangagiers peuvent se traduire par « des comportements de valorisation de la langue et de la culture, d’affirmation de soi [ou] de reconnaissance et même de revendication des droits de leur groupe ethnolinguistique » (Allard, Landry et Deveau, 2005, p. 98).

Comment en vient-on à assumer de tels engagements ? Le modèle du comportement langagier autodéterminé et conscientisé (Landry, Allard, Deveau et Bourgeois, 2005) repose sur trois modes de socialisation langagière : à côté du vécu socialisant ou enculturant, garant de la transmission de normes communautaires, et du vécu autonomisant menant à l’autorégulation et à l’autodétermination, le vécu conscientisant renvoie aux expériences susceptibles de déclencher la « conscience critique » que Freire (1970) tient pour fondamentale afin d’amener toute personne à pouvoir agir sur sa condition; il s’agit donc d’une conscientisation libératrice. Dans cette optique, la « conscience critique ethnolangagière » (Ferrer et Allard, 2002) amène à « constater que la réalité ethnolangagière est une création humaine susceptible d’être comprise et transformée » (Allard, Landry et Deveau, 2005, p. 97). Face aux facteurs structuraux d’injustice, le vécu ethnolangagier conscientisant conduirait à la formulation d’engagements à travers « des comportements de revendication langagière » (Landry et al., 2005, p. 75).

C’est sous cet angle que nous allons examiner les expériences des jeunes assistants de recherche du PL, Québécois et Louisianais.

Démarche

Ce faisant, nous considérons que leur participation et le vécu que celle-ci suscite font partie intégrante de l’initiative : ainsi, selon notre perspective, cette dimension collaborative n’est pas qu’un simple moyen – c’est aussi une fin assumée par le PL. Au total, six jeunes francophones de Louisiane, étudiants ou en âge de l’être, ont rejoint l’équipe : Deborah Clifton, Richard Guidry, Roseanne Guidry, Mike LeBlanc, Glen Pitre et Ulysses Ricard, en plus de l’Américain (noir) Robert Maguire. Huit jeunes Québécois furent engagés; les réflexions de deux d’entre eux nous offrent l’occasion de jeter un coup d’oeil sur l’expérience interculturelle et transfrancophone qu’ils vécurent à la fin des années 1970, afin d’y poser un regard croisé avec celles des assistants louisianais. Les personnes retenues pour notre examen ont été sélectionnées en raison de leur choix de s’exprimer publiquement sur ce moment de leur vécu.

Notre interrogation s’oriente autour de trois questions. (1) En quoi l’implication au sein du PL a-t-elle suscité une expérience de vécu conscientisant ? (2) Par quels engagements cette conscientisation s’est-elle traduite ? (3) Comment est-ce que le sujet intègre cette conscientisation à la construction narrative de sa trajectoire vécue ?

La démarche adoptée ici consistera à étudier des témoignages autobiographiques, analysés en tant que « récits de vie » (life stories). Tant en psychologie qu’en anthropologie, cette approche a servi à expliquer la prise d’engagements en faveur d’une cause comme stratégie de résolution d’une crise d’identité personnelle (Erikson, 1958; Mintz, 1974; Ginsburg, 1998 [1989]). Sans présumer qu’il y ait eu « crise » profonde chez les participants, il s’agira toutefois de cerner [traduction] « la relation générative entre l’engagement […] et les discontinuités d’une trajectoire vécue […] lorsque les modèles culturels pour leur interprétation sont en contention » (Ginsburg, 1998 [1989], p. 139).

Notre intention n’est pas de déterminer si tous les assistants ont été conscientisés; dans le cadre de cette étude il s’agit plutôt d’interroger les effets de conscientisation chez celles et ceux qui ont attribué, par une prise de parole publique, une importance personnelle à leur implication dans le PL. Donc, le corpus demeurera restreint afin de privilégier l’intérêt qualitatif propre aux études de cas d’individus. Il n’en résulte pas moins une symétrie fortuite. Dans un premier temps, nous nous appuyons sur des témoignages publiés par d’anciens assistants du PL. Du côté québécois, des essais ont été signés par Lili Maxime (1995) et par Cécyle Trépanier, seule (2001) et en collaboration avec Louder (2009); chez les Louisianais, nous disposons de textes de l’ethnologue Deborah Clifton (2009), Créole noire, et du cinéaste renommé Glen Pitre (2001), ainsi que d’un bref témoignage de Richard Guidry, linguiste et éducateur, recueilli par Louder et Trépanier (2009). Dans un deuxième temps, nous avons effectué en juin 2016 des entretiens d’environ une heure avec Trépanier et Pitre; ces entrevues avaient pour double objectif (a) de revenir sur des points précis évoqués dans les essais déjà parus et (b) de mieux situer l’expérience du PL par rapport à l’ensemble du vécu.

Le vécu conscientisant chez les assistantes québécoises

Les huit assistants québécois – à savoir : Daniel Bernier, Élyse Coton, Louise Fournier, Alain Larouche, Paul Leventhal, Jean-Claude St-Hilaire, Cécyle Trépanier et Lili Vaillancourt – ont accompagné les chercheurs principaux du PL dès l’été 1976. Leur tâche première consistait à administrer le questionnaire dans les différentes communautés étudiées. C’est surtout grâce aux témoignages ultérieurs de Trépanier et Vaillancourt qu’il est possible d’entrevoir l’effet de conscientisation produit par leur passage au sein de l’équipe de recherche.

Chanteuse et écrivaine originaire du Lac-Saint-Jean, Lili Vaillancourt effectue environ 150 entrevues à Mamou, à l’été 1976, puis sur le bayou Lafourche. Sur le plan personnel, elle est à cette époque l’épouse d’Alain Larouche, alors étudiant à la maîtrise. L’inspiration qu’elle aura puisée dans ces séjours se traduira autrement que par la recherche scientifique : sous son nom d’écrivaine Lili Maxime, elle est l’auteure d’une tétralogie romanesque, Ma chère Louisiane, aux intrigues sentimentales empreintes des réalités humaines qu’elle avait connues une trentaine d’années plus tôt[12]. Son essai de 1995, paru dans la revue de création Moebius : écritures / littérature, aborde l’assimilation linguistique et la réaction des informateurs, double thématique invoquée par son titre : « Les survivants de 1755 ou Cofaire ce research su nous aut’les Cajuns du bayou Lafourche? »

Intégrée au PL suite à l’obtention d’une maîtrise en géographie urbaine, Trépanier est arrivée en Louisiane à l’automne 1977, sur l’invitation de Louder. Son terrain principal se situe à Westwego, en banlieue de la Nouvelle-Orléans. À la différence de ses professeurs, Trépanier a peu de contacts avec les chefs de file du mouvement franco-louisianais. C’est en 1981 et en 1982 qu’elle revient mener des enquêtes dans le cadre de sa recherche doctorale (Pennsylvania State University). À partir de 1987, elle enseigne la géographie à l’Université Laval, où Louder et elle donnent régulièrement un cours conjoint sur l’Amérique francophone. Trépanier publiera deux essais sur ses expériences louisianaises. Le premier, « Au fil de la Louisiane », paraît en 2001 dans Vision et visages de la Franco-Amérique, tandis que le second, « Fieldwork in French Louisiana: A Québec Experience » (2009) est signé avec Louder.

Or, dans le discours politique québécois, la « louisianisation » fait figure de paradigme de la disparition guettant les francophones d’Amérique du Nord. En ce sens, la Louisiane sert de repoussoir et d’avertissement. Si le terme lui-même ne date que du milieu du 20e siècle, l’exemple louisianais se retrouvait déjà sous la plume du patriote Étienne Parent (« Le sort de la Louisiane nous fait trembler ») et de Lord Durham, qui y voyait un modèle d’intégration pacifique. Le plus souvent, on agite l’épouvantail de la Louisiane afin de conjurer l’éventualité de la folklorisation et de la disparition, sans qu’il soit question de s’attarder sur ses réalités (cf. Tremblay, 1999). « Si le voeu est légitime, la comparaison ne l’est pas », affirme Trépanier (1993, p. 361). Toujours est-il que la violence symbolique à l’endroit des francophones louisianais occasionnera, chez Vaillancourt comme chez Trépanier, une expérience de vécu conscientisant quant à leur identité québécoise.

L’entrée sur le terrain confronte les deux assistantes à des constats inattendus qu’il faut assimiler et à des réactions qu’il faut intégrer à leur conception de soi. Dans l’optique du développement identitaire, ce processus s’apparente à une « crise » que Vaillancourt attribue à « toute l’ardeur de sa jeunesse et un désir d’aiguiser sa capacité de compréhension d’une culture » (Maxime, 1995, p. 68) et que Trépanier associe à une palette d’émotions qu’elle a ressenties, jeune Québécoise quittant son pays pour la première fois : « surprise, admiration, colère et frustration pour n’en nommer que quelques-unes » (Trépanier, 2001, p. 230).

L’adaptation au terrain s’est déroulée sous le signe du choc culturel. De prime abord il y a les facteurs environnementaux. Pétri d’humour, l’essai de Maxime est organisé autour du souvenir d’une invasion de cafards dans la modeste demeure qu’elle partageait à Mamou avec Larouche et Leventhal. La chaleur les fait suffoquer alors que le fast-food est là pour rappeler qu’ils se trouvent bel et bien « en Amérique, l’Amérique des Amaricains » (Maxime, 1995, p. 71). Si on lui demande s’il y a eu des surprises, Trépanier répond sans hésiter : « Oui, beaucoup » (entrevue). Certains aspects du pays ne pouvaient manquer d’étonner : le climat (en débarquant à l’aéroport, cette impression d’« ouvrir la porte d’un fourneau à 230° C! » [Trépanier, 2001, p. 227]); la cuisine, qu’elle a beaucoup appréciée, et la musique, qui a suscité des réactions mitigées; au niveau culturel, les relations raciales, et au premier plan la séparation entre Noirs et Blancs, jusque dans les églises.

Toutes les deux demeurent marquées par l’impossibilité de réduire la société louisianaise, et a fortiori leurs informateurs, à de simples objets d’étude. Prête à dispenser le questionnaire, Maxime s’est elle-même retrouvée face aux interrogations quelque peu incrédules des Cadiens de Mamou. À Westwego, chacun des francophones attendait son tour pour répondre à la liste de questions colportée par « l’étrangère à vélo » qu’était Trépanier. Elle se rappelle, non sans humour, que, la jugeant trop maigre, les Louisianais cherchaient constamment à la nourrir (entrevue). En revanche, elle n’a pas l’impression que les participants aient saisi, pour la plupart, les finalités de l’étude : « Ils étaient surpris, d’une certaine façon. Je ne suis pas sûre s’ils savaient où l’on voulait en venir. Ils trouvaient ça curieux qu’on s’intéresse tellement à eux » (entrevue).

Du côté de Maxime, qui insiste davantage sur les relations intimes qu’elle a tissées, certaines personnes, ayant compris la portée du projet, auraient lancé des pistes aux chercheurs, à l’instar d’une grand-mère de Lafourche, francophone monolingue avec qui ses propres petits-enfants sont incapables de communiquer : « C’est plus ça qui va me tuer que les Amaricains. Ça c’est la vraie affaire que vous autres peut écrire dessus... » (Maxime, 1995, p. 81). Qu’en est-il de sa propre perspective en tant que Québécoise ? Maxime lance ce cri du coeur : « Je sais que j’ai vu mourir lentement ce qui fait l’âme d’une culture. L’indicible. Ce qui ne se voit qu’avec le coeur. Ce qui se sent et qu’aucune question scientifique dans aucun questionnaire ne peut dévoiler » (1995, p. 81).

Ce qui heurte la sensibilité de Trépanier, c’est l’invisibilité des francophones et la non reconnaissance de l’identité linguistique d’une grande partie de la population. La jeune chercheure gardera le souvenir d’une rencontre avec le maire de Westwego qui aurait nié l’existence de francophones dans sa municipalité (2001, entrevue). Quoique nombreux, les francophones n’avaient qu’une présence très discrète, voire cachée. La résignation avec laquelle les Cadiens et autres Louisianais francophones acceptent l’effacement de leur langue révèle un énorme écart quant aux aspirations collectives : tout simplement, il n’y a pas de projet de société franco-louisianais. Trépanier affirmera après coup : « Le plus difficile de tout a donc été de réaliser que les Cadjins étaient des Américains qui se respectent... » (2001, p. 234). Elle finira néanmoins par admirer leur ténacité, les considérant comme des « miraculés » (entrevue). Même son de cloche chez Maxime : « J’admire et j’aime ces survivants » (1995, p. 81).

Bien évidemment, l’existence de « miraculés » ou de « survivants » laisse entendre que la réalité franco-louisianaise ne renvoie plus à un fait collectif, celui-ci ayant succombé métaphoriquement à une épidémie ou une catastrophe. Cela leur paraît d’autant plus choquant qu’en très grande majorité les Cadiens auraient accepté leur assimilation (cf. Bernard, 2003) et la violence symbolique qui l’assure. Ainsi, le contexte nationaliste de l’époque confère aux perceptions de Trépanier une coloration politique qui ne tardera pas à se transformer en conviction politique. À côté de sa prise de conscience « que les Québécois étaient des minoritaires “de luxe” sur le continent » (2001, p. 231), la géographe comprendra « pour la première fois la très grande précarité de la Francophonie en Amérique du Nord » (2001, p. 235). Aussi cette prise de conscience insufflera-t-elle une véritable urgence à sa conviction, jusque-là velléitaire, en faveur de « la souveraineté comme essentielle pour assurer la pérennité d’un Québec francophone » (2001, p. 240).

Chez toutes deux, le passage au sein du PL aura suscité une conscientisation critique qui débouche sur des engagements sérieux, suivant le modèle du comportement langagier autodéterminé et conscientisé (Allard, Landry, Deveau et Bourgeois, 2005). Tandis que Maxime consacrera une partie de sa carrière artistique à une oeuvre romanesque se voulant un hommage aux « survivants » de la Louisiane, l’expérience de Trépanier orientera non seulement ses futurs sujets de recherche et choix de carrière, mais aussi jusqu’à ses convictions politiques. Qui plus est, ce vécu conscientisant fait partie intégrante de la présentation de soi des deux anciennes assistantes – de leur « histoire[13] ».

La perspective des assistants louisianais

Dépassant leur rôle initial d’assistants chargés de mener des entrevues, plusieurs Louisianais deviennent de véritables interlocuteurs et collaborateurs. À titre d’exemple anecdotique, Louder s’est rappelé que, jeune assistant, Glen Pitre avait formulé à quelques reprises des critiques à l’égard de l’instrument d’enquête. Par ailleurs, certains d’entre eux noueront des liens d’amitié avec les Canadiens – surtout avec Louder, qui approfondira ses contacts au fil de projets ultérieurs.

Or, en nous interrogeant sur le vécu conscientisant, il ne faut pas présumer que ces Louisianais étaient comme une table rase. Donnons le contre-exemple de Deborah Clifton, spécialiste de médecine populaire, professeure des langues créole et cadienne, ainsi que poète écrivant dans ces langues. Forte d’une formation en linguistique acquise auprès de Catherine Callaghan (Ohio State University), Clifton avait entrepris des enquêtes de terrain dès la fin des années 1960. Elle explique dans Working the Field [traduction] : « Bien que j’aie contribué à des enquêtes à grande échelle et à portée théorique, comme le Projet Louisiane [...], mes propres recherches se sont essentiellement orientées autour de questions de santé communautaire, de culture et de conservation linguistique » (Clifton, 2009, p. 48). Tout en enrichissant son répertoire méthodologique, ce volet de sa carrière n’aura pas exercé d’influence déterminante sur son parcours ou sur ses engagements identitaires, déjà formés.

Il en va autrement pour Richard Guidry (1949-2008), éducateur, et Glen Pitre, cinéaste et photographe. Originaire de Kaplan, paroisse Vermillon, au sud-ouest de Lafayette, ce premier fera carrière au sein du département de l’Éducation, tout en collaborant à de nombreuses initiatives en faveur du fait francophone. En 1990, lors d’une conférence rétrospective de Louder sur le PL, Guidry faisait part des retombées positives qu’il a eues pour lui :

[traduction] C’est le Projet Louisiane qui m’a permis de commencer à étudier les différents dialectes de la Louisiane. […] On n’a encore pas parlé de l’influence que vous autres, vos chercheurs ont eue sur les Louisianais avec qui ils sont entrés en contact. Une telle rencontre ne fait que valoriser le Cadien et sa langue et sa culture.

Louder et Trépanier, 2009, p. 144

Il souligne que, sans ce contact, il n’aurait jamais eu l’idée d’étudier au Canada (à McGill). Les retours sur le milieu s’avéreront significatifs puisque c’est à Guidry que le CODOFIL fera appel, après le revirement de Domengeaux, afin de « louisianiser » les programmes d’enseignement et pour monter des ateliers destinés aux professeurs étrangers ».

Afin de mieux appréhender cette « valorisation du Cadien », nous nous pencherons sur le cas de Glen Pitre, qui, contrairement à Clifton et à Guidry, n’a pas poursuivi la recherche scientifique. Né en 1955 dans le village de Cut Off (La Coupe), sur le bayou Lafourche, Pitre, scénariste et réalisateur, est souvent appelé, d’après le titre que lui attribuera la revue American Film, le « père du cinéma cadien ». Son long métrage Belizaire the Cajun (1986), drame d’époque se déroulant au 19e siècle, représente son plus grand succès commercial. Plusieurs années auparavant, il avait débuté par des films en français à budget modique, tournés dans sa région natale. Pitre est aujourd’hui directeur, avec son épouse Michelle Benoît, de Côte Blanche Productions, maison aux activités variées : films documentaires, livres, photographie, expositions de musée, théâtre et spectacles de contes. C’est dans les bureaux de Côte Blanche, sis dans le Faubourg Marigny de la Nouvelle-Orléans, que nous l’avons rencontré.

Engagé après sa première année d’études à Harvard, Pitre a occupé deux fonctions au sein du PL. Au départ, Gold recourt à ses services en tant que photographe, ayant vu un reportage du jeune Louisianais dans le New York Times Magazine. C’est à ce titre qu’il accompagne les chercheurs à divers sites, qu’il fait de brefs séjours au village de Parks (près de Saint-Martinville), où Robert Maguire mène ses enquêtes de terrain pour son doctorat, et qu’il monte une exposition photographique, Les multiples visages de la Louisiane française (1982-1983). Avec Roseanne Guidry, ancienne camarade de classe, Pitre soumet le questionnaire à des gens de sa région. Plus tard, en 1996, Louder l’invite à participer au colloque de Bar Harbor qui donnera lieu à la publication de Vision et visages de la Franco-Amérique, où il signe le témoignage : « Bayou Lafourche, là où l’eau mord la terre ». En 2015, Louder et Pitre se réuniront pour donner une présentation : « Projet Louisiane (1976-1979) : genèse, réalisations et retombées », dans le cadre du Grand réveil acadien, tenu à Lafayette.

À ses yeux, le PL a un caractère moins exceptionnel que ne le donnent à entendre Maxime et Trépanier. Selon Pitre, les activités du PL se fondaient très bien dans le décor de la mouvance culturelle de la fin des années 1970. Alors que les efforts en faveur du français se multipliaient, « le PL était une grosse affaire, mais ce n’était pas la seule affaire », insiste-t-il en recourant à une métaphore culinaire : « La bombe [la marmite] était après bouillir et c’était un morceau de ça » (entrevue).

Des souvenirs qu’il en garde, il se dégage deux moteurs de conscientisation ethnolangagière. Bien qu’ayant grandi en français et qu’ayant employé cette langue lorsqu’il travaillait dans la pêche, Pitre affirme de manière catégorique que le fait de se voir offrir un emploi en raison de sa compétence linguistique aura opéré un véritable déclic : « C’était important pour moi. [...] J’étais payé pour la capacité de parler français » (entrevue). Dorénavant, il reconnaît au caractère francophone de la Louisiane une valeur ajoutée, ce qui l’amènera à réaliser ses premiers films dans sa langue maternelle, en recrutant des habitants de la région. Il s’agit de la série documentaire En bas du bayou (1976) et des moyens métrages La fièvre jaune (1978) et Huit piastres et demie! (1981). Si le PL n’est pas l’unique influence en ce sens, il n’en demeure pas moins que « [c]’était un morceau du tout qui m’a donné l’idée de faire mes premiers films qui étaient tous en cadien – que ça c’était une possibilité » (entrevue).

En deuxième lieu, c’est grâce à son rôle de photographe de l’équipe de recherche qu’il a l’occasion de visiter d’autres régions de la Louisiane francophone. Au cours de ces excursions, il prend connaissance du mouvement culturel autour de l’identité cadienne, mouvement auquel il s’identifiera pleinement. Avant qu’il accompagne les chercheurs canadiens, « l’autre bord de l’Atchafalaya, c’était une terre inconnue »; c’est pourtant là que se trouvent le village de Mamou et la ville de Lafayette, foyers du renouveau ethnique. L’esprit de revendication qu’il y découvre est complètement étranger au sentiment de « fierté du lieu », sans intention politique, qui règne au bayou Lafourche : dans le sud-ouest, « c’était sérieux d’être cadien – comme black power, c’était Cajun power ». Ce sentiment était porté par les fervents de la culture cadienne, qu’il qualifie, non sans un humour teinté de nostalgie, de « college-educated uber-Cajuns que tu trouvais à Lafayette ». Fréquenter ces milieux, c’était intégrer un réseau composé de militants indigènes et étrangers, notamment les enseignants coopérants (« toutes ces maîtresses d’école qui venaient de Belgique et de France »). Pitre souligne néanmoins que, pour lui, la qualité des relations interpersonnelles revêtait davantage d’importance que la cause autour de laquelle ces réseaux se constituaient.

Que pensait-il de la lecture québécoise de la situation louisianaise? Pitre estime que, globalement, les Québécois n’en ont pas saisi les complexités, avant de rajouter : « Mais je ne crois pas que les Louisianais eux-mêmes comprenaient ». Il avait lui-même une conscience aiguë du regard que portaient ces « minoritaires de luxe », pour reprendre le mot de Trépanier :

« Pour des Québécois, la Louisiane était deux affaires complètement contraires à la fois. Sur un bord, c’était le passé du Québec : rural – monde de la campagne qui prenait leur vie de la terre, de la mer. [...]. C’était un rural past. Sur l’autre bord, pour les Québécois, c’était un avenir possible où le français était après diminuer et disparaître : ça qui peut prendre place chez eux s’ils faisaient pas assez attention[14] ».

Tout en reconnaissant à cette perspective une légitimité relative, il ne la partage pas, et cela en dépit de son engagement culturel et linguistique :

Ce n’est pas souvent que l’on se hasarde à s’éloigner de sa propre culture, de façon à voir ce que, vous autres, vous envisagez quand vous nous regardez. C’est bien difficile à faire. Mais cela arrive de temps en temps. Et il faut avouer, en contraste avec les autres petits endroits francophones aux États-Unis qui luttent pour se définir, wow! On va bien, nous les Cadiens.

Pitre, 2001, p. 258

Même si un changement d’optique parvient à renforcer la conscientisation critique, cela ne signifie pas pour autant que les conclusions tirées et la nature de l’engagement suscité seront les mêmes. Les réflexions de Pitre suggèrent que l’autodétermination passe également par une appropriation adaptée aux possibilités du milieu. En bref, pour revenir au propos de Trépanier par rapport au désir d’éviter le sort des Franco-Louisianais : « Si le voeu est légitime, la comparaison ne l’est pas » (Trépanier, 1993, p. 361).

Dans la seconde partie de cet article, nous avons confronté les uns aux autres des témoignages d’anciens assistants de recherche du PL, québécois et louisianais, afin de cerner les mécanismes de la conscientisation ethnolangagière survenue de par leur implication dans ce projet. Plus précisément, nous avons examiné les effets suscités par le contact entre des francophones du Québec et de Louisiane, ainsi que l’intégration de ces effets dans l’identité personnelle. Nous avons également souligné les engagements formulés par suite de cette conscientisation. Chez le cinéaste Glen Pitre, il a été observé que la rencontre, grâce au PL, avec des Franco-Louisianais déjà conscientisés aura été tout aussi déterminante, sinon plus, que le contact avec les Canadiens de l’équipe.

Enfin, nous considérons que ces aspects du PL ne sont pas externes ou purement secondaires par rapport à ses visées scientifiques. Sans que le PL ait obéi stricto sensu aux critères de la recherche collaborative ou partenariale, c’est bel et bien au terme « partenariat » que Louder fait appel lorsqu’il décrit la relation que les chercheurs canadiens souhaitaient établir avec des Louisianais (Louder, entrevue). Alors que les sciences sociales, l’anthropologie et la sociologie tout particulièrement, ont connu un tournant subjectiviste à partir de la fin des années 1960 (cf. Rosaldo, 1993 [1989]), les témoignages ayant découlé du PL ont permis d’approfondir une réflexion provoquée par les nécessaires positionnements de l’équipe canadienne sur le terrain louisianais.

L’enjeu de la solidarité sous-tend l’ensemble de ces questions. Concept clé en sciences sociales, la notion de solidarité concerne normalement la cohésion d’une collectivité. Or, selon le modèle de la vitalité ethnolinguistique, en situation de domination culturelle « [l]a langue minoritaire devien[t] une langue de “solidarité” » au sein de l’endogroupe » (Landryet al., 2005, p. 75). En renouant avec les réflexions de Le Menestrel sur le statut ambigu du chercheur francophone étranger, on peut se demander dans quelle mesure le partage d’une même langue constitue réellement, pour les assistants des deux pays, une base identitaire commune. La réponse est moins évidente qu’elle ne le paraît de prime abord. Dans un certain sens, c’est le simple contact avec une francophonie éloignée qui aura le plus marqué l’un et l’autre parti. Pour les Louisianais, découvrir l’existence d’un autre peuple nord-américain parlant la même langue, c’était sortir d’un isolement linguistique : « Pour eux, c’était une révélation », affirme Trépanier (entrevue); Maxime abonde dans le même sens (1995, p. 72). Pourtant, cette « révélation », pour peu qu’elle soit porteuse de conscience critique, ne débouche guère sur le même type d’engagement.

Compte tenu de l’ensemble de ces constats sur la recherche solidaire menée par le PL dans les années 1970, nous souhaitons émettre deux recommandations en ce qui concerne de futures recherches sur les minorités francophones nord-américaines. Celles-ci se veulent aussi des démarches complémentaires par rapport aux travaux sur la vitalité ethnolinguistique. Premièrement, il nous semble urgent de tenir compte des dynamiques transnationales liées à la conscientisation ethnolangagière, comme le fait déjà Atran-Fresco (2016) en se penchant sur l’expérience de jeunes Louisianais ayant étudié le français à l’Université Sainte-Anne en Nouvelle-Écosse. Deuxièmement, nous estimons qu’il sera fondamental d’intégrer une approche réellement ethnographique dans les études sur ces questions. Il importera non seulement de déterminer ce qui occasionne un vécu conscientisant, mais par quels processus cela se produit – en plus du quoi, il faut cerner le comment.

C’est de cette manière qu’il sera possible de saisir la profondeur de ces vécus, comme le laisse entendre Trépanier lorsqu’elle se tourne vers le mode poétique pour exprimer son attachement envers la Louisiane :

J’y ai laissé une partie de moi-même.

Étrange terre que ce pays parent.

Écho lointain et émouvant.

Qui vit toujours en moi.

Trépanier, 2001, p. 224