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Charles-Philippe Courtois prétend qu’il aurait existé une « apparente opposition » entre Louis-Joseph Papineau et une fronde nationaliste au sein du mouvement patriote. Dans son texte de 2012, il cite un court passage du célèbre discours de Papineau prononcé à Saint-Laurent en mai 1837 afin de démontrer que celui-ci était favorable à l’annexion du Bas-Canada aux États-Unis, mais il ne reproduit pas le bout de phrase où le chef patriote écarte explicitement cette option (Courtois, 2012, p. 115-116). Dans les faits, ni Papineau ni aucune des instances du parti ne font la promotion de l’annexion au printemps de 1837. Par ailleurs, les principaux organes du mouvement, La Minerve et Le Vindicator, se défendent vigoureusement devant les accusations d’annexionnisme proférées par L’Ami du peuple et Le Canadien (Harvey, 2005). Sur ce sujet, la documentation citée ne permet pas d’établir l’annexionnisme de Papineau et les conjectures de Courtois sur l’apparent clivage entre le chef patriote et ses députés ne sont guère plus convaincantes.

L’argumentation de Courtois repose principalement sur des preuves indirectes (Courtois, 2012; Harvey, 2017). Dans sa réplique, il mentionne le caractère identitaire du discours du Parti canadien avant 1815 et l’apparente polarisation ethnique lors des soulèvements de 1837-1838 afin de prouver qu’une dimension identitaire évidente serait présente dans le discours du Parti patriote entre 1826 et 1837. Pourtant, si le courant identitaire dans le discours patriote était à ce point important, voire dominant, l’on s’attendrait à ce que Courtois nous présente un corpus des grands textes nationalistes (ou nationalitaires) qui témoignerait de sa vigueur. Il croit déceler dans l’Adresse des fils de la liberté de Montréal (1837)un discours appelant à l’émancipation politique et invoquant le principe du droit à l’autodétermination de la nation canadienne (Courtois, 2012, p. 114-115). Seulement, l’expression « nation canadienne » n’apparait jamais dans ce texte, et le « peuple » que l’on souhaite libérer n’est jamais signifié culturellement. En fait, l’absence de références directes à la « nation canadienne » dans les textes patriotes de l’époque explique le flou conceptuel sur la nature des représentations identitaires de la collectivité dans l’article original de Courtois et dans sa réplique. Ainsi, pour Courtois, une représentation de la « nation canadienne » existerait malgré que celle-ci ne soit pas identifiée explicitement dans le discours de l’époque, et il y aurait eu de « l’intérêt pour [son] émancipation », sans que cet intérêt ait été clairement exprimé.

Bien avant d’entreprendre l’étude des représentations républicaines de la collectivité politique chez les Patriotes, je m’étais penché sur les représentations de la nation dans le vocabulaire politique canadien-français entre 1805 et 1835 dans quelques articles rédigés en collaboration avec Marc V. Olsen. Notre analyse lexicographique démontrait effectivement que le mot « nation » apparaissait rarement dans les textes politiques et que son utilisation se limitait à désigner les nations anglaise et française. Les représentations de la collectivité « canadienne » se construisaient à l’intérieur d’un vocabulaire « patriotique », le mot « pays » étant celui qui revenait le plus souvent dans le corpus. Quant aux Canadiens, ils étaient identifiés par leur attachement à la terre et à leur religion, ainsi que par leur loyauté et leur fidélité au monarque. Ainsi, les représentations identitaires de la collectivité canadienne-française se prêtaient surtout à l’élaboration d’un discours politique axé sur la loyauté à la couronne britannique plutôt qu’à un recours au concept d’autodétermination dans une dynamique de libération nationale. Quant au « pays » et au « peuple », ils se définissent davantage en termes civiques et politiques, et ces notions s’intègrent plus facilement au discours républicain du mouvement patriote (Harvey et Olsen, 1987, 1988).

Ma note critique se terminait en souhaitant que l’on puisse mieux cerner la place du discours identitaire dans les années 1830, mais cela ne se fera pas par un retour à des conceptions organiques de la nation, ou en imposant des modèles européens, et souvent anachroniques, de la nation sans égard au contexte politique bien particulier du Bas-Canada (Bellavance, 2004). Le théoricien Anthony D. Smith propose justement d’aller au-delà de l’essentialisme stratégique des nationalistes contemporains afin de mieux saisir la complexité des représentations ethniques ou culturelles élaborées sur la longue durée (Smith, 1998). Au début du XIXe siècle, l’inscription dans la sphère publique des traits associés aux Canadiens puise dans un actif identitaire conditionné par les rapports de la communauté historique canadienne-française à la langue, à la religion, au territoire, aux mythes et aux symboles, aux rites et aux cérémonies qui constituent les éléments bruts d’une représentation culturelle en harmonie avec la société traditionnelle et le pouvoir monarchique. À partir des années 1820, la culture politique républicaine des Patriotes transforme le Canadien en un « homme nouveau » (Ozouf, 1989), prenant la forme d’un citoyen bas-canadien vertueux. Alors que les éditeurs loyaux rappellent aux Canadiens leurs devoirs religieux et la fidélité de leurs pères à la couronne britannique, la représentation républicaine du Canadien comme citoyen actif appelle à sa métamorphose par le biais de l’éducation et de la conscientisation politique (Harvey, 2005). Il y a effectivement une tension entre les formulations ethniques et civiques de la collectivité dans le discours patriote, et celle-ci s’accentue lorsque les ultra-torys montréalais cherchent délibérément à ethniciser les conflits politiques dans la colonie (Deschamps, 2015; Harvey, 2018). Devant cette provocation, les journaux patriotes repoussent le recours aux « distinctions nationales » et soulignent le caractère anticolonial de leur mouvement. La représentation identitaire de la nation demeure donc en retrait dans les textes des principaux organes patriotes et dans les déclarations officielles du parti et de ses instances politiques. L’hypothèse de Courtois selon laquelle certains Patriotes chercheraient à représenter l’homme nouveau républicain en l’identifiant davantage à la collectivité canadienne-française a du mérite (Courtois, 2012), mais la synthèse des deux courants demeure rare avant la prise d’armes. Par contre, le recours au discours identitaire plus traditionnel est fréquent dans les textes loyaux qui paraissent dans Le Canadien et L'Ami du peuple, et il annonce le retour en force de la représentation du Canadien loyal, docile et soumis qui sera au coeur du nationalisme culturel des années 1840 et 1850.