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Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, la plupart des pays occidentaux ont vu augmenter les taux d’infécondité définitive[1] chez les femmes[2]. Ce phénomène s’inscrit dans une tendance générale selon laquelle les indices de fécondité s’affaissent ou stagnent en dessous du seuil de reproduction (Beaujouan et al., 2017). Cette hausse de la proportion des non-mères se produit dans un contexte de mutations sociales et culturelles profondes, particulièrement en ce qui a trait à l’autonomie légale, économique et sexuelle des femmes. Toutefois, la compréhension du phénomène de la non-maternité demeure encore complexe. D’une part, on sait que l’absence d’enfant résulte de l’interaction de multiples facteurs associés aux opportunités et obstacles rencontrés par les femmes, entre autres sur le plan familial, scolaire, conjugal et professionnel (Mencarini et Tanturri, 2006; Miettinen, 2010; Kreyenfeld et Konietzka, 2017; Bodson, 2010; Robert-Bobée, 2006). Toutefois, les valeurs personnelles, ainsi que les actions et les choix (actifs ou passifs) sont des éléments qui viennent embrouiller encore davantage la compréhension de ce phénomène sur le plan empirique (Donati, 2000a; Scott, 2017; Letherby et Williams, 1999; Settle et Brumley, 2014).

L’objectif principal de cet article est de démontrer l’apport d’une stratégie méthodologique mixte pour explorer la multidimensionnalité des parcours de vie des femmes sans enfant. Dans un premier temps, les microdonnées du cycle 25 de l’Enquête sociale générale (Beaupré, 2013) sont exploitées pour créer une classification de parcours types au moyen de l’analyse des séquences. L’analyse thématique d’entretiens semi-directifs auprès de dix-neuf femmes vient ensuite enrichir la compréhension de l’imbrication des sphères scolaire, conjugale et professionnelle dans la vie des non-mères.

La non-maternité des baby-boomers québécoises : quelques éléments de contexte

La plupart des pays occidentaux affichent depuis les années 1950 une hausse notable de la proportion des femmes qui ne deviennent jamais mères (Rowland, 2007; Sardon, 2004)[3]. Il semble par ailleurs que ce soit dans la province du Québec au Canada que l’on observe la hausse la plus intense et la plus rapide. Par exemple, 11 % des femmes québécoises nées en 1946 n’ont pas eu d’enfants, alors que celles nées en 1950 affichent un taux d’infécondité définitive de 24 % (Institut de la statisque du Québec, 2016). En comparaison, Ravanera et Beaujot (2009) observent des taux moyens oscillant entre 14,4 % et 16,6 % pour toutes les femmes canadiennes, incluant le Québec, nées pendant la même période. En Europe, les moyennes se situent généralement entre 10 % et 15 %, à l’exception de l’ancienne Allemagne de l’Ouest où les proportions s’approchent de celles du Québec, mais demeurent toutefois inférieures (Beaujouan et al., 2017).

On peut penser que cette hausse des taux d’infécondité définitive chez les baby-boomers québécoises est attribuable en grande partie aux transformations majeures qu’a connues le Québec au moment où elles entraient dans l’âge adulte. Le retrait du clergé des services publics, un moment clé de la Révolution tranquille, a permis aux couples et aux individus de s’affranchir d’un étau moral et religieux devenu asynchrone avec le désir d’une sexualité plus libre et des modes de cohabitation conjugale autres que le mariage (Laplante, 2006). La mise en marché et la légalisation de moyens contraceptifs permettent enfin un contrôle efficace des naissances. Le projet d’enfant s’insère de plus en plus dans une logique d’épanouissement personnel (Van De Kaa, 1987). Cette période est également marquée par la hausse de la divortialité au Québec : alors que 9 % des mariages se terminent par un divorce en 1969, soit tout juste après l’instauration de la loi fédérale sur le divorce, la proportion monte à 45 % en 1987 (Baillargeon et Detellier, 2004).

Les femmes québécoises ont également vécu cette mutation sociale et culturelle accélérée par le biais de la démocratisation des études supérieures. Elles ont pu bénéficier de meilleures conditions pour entreprendre des études collégiales ou universitaires. Elles participent de manière croissante au marché du travail : alors que les femmes forment 23 % du total de la main d’oeuvre québécoise en 1951, cette proportion grimpe à 41 % en 1976 et à 62 % en 2001 (Barry, 1977; Baillargeon, 2012). Ces changements sociaux profonds ont indéniablement contribué à l’accroissement de l’autonomie des femmes en général. D’autre part, cette multiplication des possibilités pour les jeunes baby-boomers québécoises a certainement contribué, comme ailleurs en Occident, à inscrire l’option de la maternité comme un projet de vie à concilier avec d’autres.

Comment aborder en recherche la complexité de l’absence d’enfant dans la vie des femmes?

La recherche sociale portant sur la non-maternité a eu tendance à présenter un portrait plutôt homogénéisant de la femme sans enfant. On a tenté d’une part de comprendre les obstacles à la maternité ainsi que les changements dans la formation des familles sur le plan macrosocial. Les méthodes quantitatives ont servi à isoler des facteurs statistiquement significatifs associés à la non-maternité. Ces facteurs sont le plus souvent convergents dans les études : comparées aux mères, les femmes sans enfant sont plus instruites, ont un parcours professionnel plus long, sont moins pratiquantes sur le plan religieux, forment une première union plus tardivement et vivent moins longtemps en couple que les mères (voir par exemple, Bodson, 2010; Keizer, Dykstra et Jansen, 2008; Mencarini et Tanturri, 2006).

Un second courant de recherche, émanant principalement des études féministes, s’est plutôt concentré sur la compréhension de l’expérience de la non-maternité. Les études portant sur l’absence d’enfant « volontaire » ou « par choix personnel » dominent cette littérature qui s’inscrit dans un courant idéologique visant le plein pouvoir des femmes sur leur corps en matière de procréation. Cet axe de la recherche sur la non-maternité, majoritairement issu de méthodes qualitatives, s’est toutefois vu critiquer récemment en raison de l’homogénéité des échantillons étudiés (Settle et Brumley, 2014). Il est remarqué, avec raison, que ce sont les femmes blanches, mariées, diplômées de l’université, issues de la classe moyenne, n’ayant pas d’affiliation religieuse et exprimant des valeurs non traditionnelles quant aux rôles sociaux de genre qui dominent largement chez les répondantes (Settle et Brumley, 2014). De plus, ces échantillons sont constitués de femmes qui disent avoir fait le « choix » de la non-maternité, alors que la conceptualisation et l’opérationnalisation de cette notion sont fortement remises en question à l’heure actuelle[4].

Afin de mieux saisir toute la complexité du phénomène de la non-maternité, certaines équipes de chercheuses (voir par exemple, Dykstra et Wagner, 2007; Graham, 2015; Mynarska, Matysiaket al.,2015; Parr, 2005) ont adopté la Perspective des parcours de vie dans leurs travaux. Celle-ci consiste en un paradigme scientifique multidisciplinaire qui « étudie le déroulement de la vie humaine dans son extension temporelle et son cadrage sociohistorique » (Cavalli, 2007, p. 56). Elle prend donc en considération les effets du temps (biographique, historique), du développement humain ainsi que des évènements passés de la vie des individus sur leurs trajectoires futures (Bulcroft et Teachman, 2004). Le parcours individuel renvoie quant à lui à l’ensemble entrelacé des différentes trajectoires (scolaire, familiale, conjugale, professionnelle, etc.) dans la vie des individus (Elder, 1994).

La présente étude s’insère dans ce paradigme dans la mesure où elle tente de comprendre la non-maternité des baby-boomers québécoises en fonction de leurs réactions face aux circonstances de leur vie et aux normes sociales. Buhr et Huinink (2014) considèrent que le concept d’interdépendance, central dans la Perspective des parcours de vie, est également fondamental pour l’étude des dynamiques associées à la fécondité. Pour comprendre l’absence d’enfant dans la vie des femmes, il est important d’appréhender leurs différentes trajectoires selon trois types d’interdépendance. Premièrement, le parcours de la non-mère s’inscrit dans le temps. Il s’agit donc de saisir l’influence des expériences, des décisions et des activités individuelles du passé sur les intentions de fécondité des personnes. Ensuite, l’absence d’enfant est liée aux différentes conditions de vie des femmes (par exemple, facteurs économiques, normes sociales, socialisation dans l’enfance, etc.). Enfin, la nature multidimensionnelle des parcours de vie invite à considérer les différentes intersections des domaines de la vie des femmes (par exemple, scolarité, conjugalité, travail, loisirs, etc.) pour mieux saisir les facteurs relationnels à l’oeuvre dans l’expérience de la non-maternité.

Pourquoi une typologie des parcours?

L’une des visées principales de la sociologie est de comprendre la diversité des comportements et des interactions humaines pour les rendre intelligibles. En ce sens, la typologie représente un outil sociologique d’importance. Celle-ci permet en effet de réduire la complexité du matériau empirique en l’ordonnant dans un certain nombre de classes ou de catégories dans une visée heuristique. Précisons d’emblée que la typologie telle qu’elle est envisagée dans cet article ne concerne pas le type idéal wébérien. Ce dernier renvoie plutôt à une construction abstraite formée à partir d’hypothèses par le ou la sociologue, formant ainsi une sorte « d’étalon » à confronter avec les données empiriques. Nous avons plutôt opté pour une démarche inductive et descriptive de classification, une « typologie descriptive » (Demazière, 2013), dont l’objectif premier est de réduire l’hétérogénéité du matériau et voir ainsi émerger certaines structures d’organisation des parcours de vie des femmes baby-boomers sans enfant. Cette typologie descriptive constitue donc une étape intermédiaire du processus de notre recherche. Il s’agit à cette étape d’explorer et de classifier les données, plutôt que de les expliquer.

Le premier volet du projet de recherche consiste donc à classifier les parcours de vie des femmes entre l’âge de 15 et 50 ans selon l’imbrication des sphères scolaire, professionnelle et conjugale. La technique quantitative utilisée est celle de l’analyse des séquences, qui permet avant tout d’explorer et de décrire les différents parcours de vie des femmes, par l’entremise de données longitudinales, pour en découvrir les différences ou les régularités (Robette, 2011). Contrairement à d’autres techniques stochastiques (les analyses du risque et de la durée, par exemple), l’analyse des séquences est non paramétrique et se fonde plutôt sur un processus algorithmique pour appréhender les trajectoires individuelles dans leur ensemble, sans chercher à expliquer l’effet particulier d’une caractéristique sur une autre.

Cette méthode a récemment été employée par l’équipe de Mynarska et al. (2015) dans l’étude des parcours de vie de femmes sans enfant entre l’âge de 15 et 37 ans. Les chercheuses avaient dégagé entre cinq et six parcours types chez les cohortes italiennes et polonaises révélant certaines caractéristiques pouvant permettre de mieux comprendre l’interaction entre les différentes sphères de vie dans la vie de ces femmes. Notre étude propose de pousser plus loin cette démarche. Dans un premier temps, nous analysons la période se situant entre l’âge de 15 et 50 ans, ce qui constitue, contrairement à l’étude de Mynarska et al., une opérationnalisation plus robuste de l’absence d’enfant dans la vie des femmes qui peuvent théoriquement procréer jusqu’à cet âge. Dans un deuxième temps, cette typologie servira à l’exploration qualitative des parcours au moyen d’entretiens individuels chez des représentantes de chacune des classes considérées. Ce second volet du protocole permet encore une fois de regrouper les thèmes saillants du discours des femmes pour comprendre à la fois les raisons et les conséquences de la non-maternité dans les parcours des baby-boomers québécoises sans enfant.

La méthodologie mixte que nous proposons dans cette étude permet tout d’abord d’allier les potentialités propres à chacune des méthodes choisies. Par exemple, l’avantage principal présenté par l’analyse des séquences consiste à décrire à grande échelle et démontrer l’interaction des trajectoires scolaire, conjugale et professionnelle dans les parcours des non-mères. Les entretiens individuels permettent quant à eux d’accéder aux dimensions agentielles (choix, valeurs, comportements, etc.) et relationnelles (vie amoureuse, familiale, professionnelle, amicale, etc.) des trajectoires. L’analyse narrative du corpus qualitatif approfondit la perspective des femmes sur leur propre parcours individuel. Le jumelage d’un volet quantitatif et d’un volet qualitatif dans ce projet permet la compréhension simultanée de deux niveaux de conduite, c’est-à-dire permet de comprendre comment, d’une part, la société organise la construction des parcours de vie des non-mères, et comment, d’autre part, celles-ci négocient individuellement les contingences de leurs trajectoires. Enfin, l’utilisation des deux méthodes offre non seulement la possibilité de valider certaines informations dans un processus de triangulation, mais aussi de déceler des données contradictoires qui peuvent susciter des questionnements théoriques riches (Hesse-Biber, 2012).

Il est important de préciser que l’utilisation conjointe de méthodes qualitatives et quantitatives peut mener à certaines tensions, voire à certaines contradictions, philosophiques ou épistémologiques dans la construction d’un devis de recherche mixte (Denzin, 2010). Celles-ci sont minimes dans la présente étude puisque le choix des deux méthodes (l’analyse qualitative des récits et l’analyse séquentielle des données d’enquête) résulte d’un raisonnement scientifique inductif qui facilite l’amalgame d’outils méthodologiques de nature exploratoire et de nature descriptive. Notons toutefois que le devis influe dans une certaine mesure sur le potentiel inductiviste de la phase qualitative. La typologie créée au moyen de l’analyse séquentielle vient influencer le recrutement des participantes et, partant, l’analyse qualitative qui lui est liée. La méthode quantitative a donc un impact sur la phase qualitative, et non l’inverse. Toutefois, ce n’est qu’avec les données qualitatives issues des entrevues qu’on accède à une compréhension en profondeur des dynamiques individuelles et interrelationnelles ayant participé à la construction de ces différents parcours chez les non-mères. L’utilisation du qualitatif, dans ce devis, s’éloigne ainsi d’un seul rôle auxiliaire de validation et d’illustration des données quantitatives, écueil auquel se heurte souvent la mobilisation des méthodes mixtes (Denzin, 2012; Howe, 2004).

Méthodologie

Notre étude, qui s’inscrit dans une Perspective des parcours de vie, repose sur un protocole de recherche mixte séquentiel en deux phases (Elder, 1994; Sapin, Spini et Widmer, 2007; Gherghel et Saint-Jacques, 2013) : 

  1. Quantitative (avec l’analyse des séquences);

  2. Qualitative (avec l’analyse d’entretiens semi-directifs) (Creswell et PlanoClark, 2011; Plano Clarket Ivankova, 2016).

L’intégration des résultats issus des volets quantitatif et qualitatif se fait en deux temps. Le recrutement des participantes (volet qualitatif) a été conçu en fonction de la création de la typologie des parcours de vie construite à partir de données d’enquête (volet quantitatif). Une attention particulière a été accordée à la représentativité qualitative de chacune des classes. En second lieu, les résultats issus des entretiens ont été analysés en grande partie (mais pas uniquement) en fonction de l’appartenance des répondantes à l’un des quatre parcours types.

Volet quantitatif

L’analyse des séquences

L’analyse des séquences a été initialement développée en biologie pour permettre le classement, l’organisation et l’analyse des données reliées aux séquences d’ADN (Durbinet al., 1998). Cette technique a été introduite dans l’étude des parcours de vie, en sciences sociales, dans les années 1980 (Abbott, 1983 et 1995; Aisenbrey et Fasang, 2010). Une séquence se définit comme une liste d’éléments ordonnés. Dans cette étude, des séquences ont été créées pour chaque individu de l’échantillon quantitatif élaboré à partir des données d’enquête. Les séquences sont découpées en années de vie entre l’âge de 15 et 50 ans, soit la période de vie féconde des femmes. Chacune des années est définie par un état relié aux études, à la conjugalité et au travail (voir la figure 1 et le tableau 1 plus bas). Les séquences sont donc formées de 36 états consécutifs et sont comparées entre elles pour en déterminer le degré de ressemblance. L’analyse des séquences permet donc à la fois de rechercher l’existence de patterns typiques et de comprendre les facteurs ainsi que les conséquences associés à ces patterns typiques (Macindoe et Abbott, 2004). Les librairies TraMineR (Gabadinho et al., 2011) et WeightedCluster (Studer, 2012) ont été utilisées par le biais du logiciel GNU R (R Studio) pour les calculs expliqués dans cette section.

Échantillon

L’échantillon quantitatif (n = 115) qui a servi à construire la typologie des parcours de vie est tiré du cycle 25 de l’Enquête sociale générale (ESG-25) de Statistique Canada (Beaupré, 2013). Le cycle 25 de cette enquête, publiée en 2011, porte plus particulièrement sur les transformations des familles canadiennes et comporte au total 22 435 fichiers d’individus âgés de 15 et plus et vivant au Canada. Seules les femmes résidant au Québec (lors de l’enquête) et nées entre 1947 et 1956 (inclusivement) ont été sélectionnées. Deux variables de l’enquête permettaient de trier les femmes qui n’avaient jamais donné naissance et/ou qui n’avaient jamais adopté un enfant au cours de leur vie, ce qui ramène l’échantillon final à 115 non-mères.

Création des séquences d’états

La première étape de la création d’une typologie au moyen de TraMineR consiste à définir un état pour chacune des années de vie des individus entre l’âge de 15 et 50 ans. Les variables associées à l’histoire scolaire (âge à la fin des études), l’histoire conjugale (début et fin des unions) et à l’histoire professionnelle (début et fin des périodes de travail) ont servi à coder chacune de ces années. Celles-ci étaient recodées pour savoir si à l’âge X, l’individu avait terminé ses études (1 [oui] ou 0 [non]), était en union (1 ou 0) et était au travail (1 ou 0). Les combinaisons donnent un total de huit états possibles (Figure 1), à l’instar de l’étude de Mynarska et al. (2016). La littérature recommande le plus souvent la détermination d’un nombre restreint d’états possibles afin d’améliorer la robustesse des résultats et faciliter leur interprétation (Robette, 2011).

Figure 1

Définition des huit différentes combinaisons d’états

Définition des huit différentes combinaisons d’états

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Le fichier final servant à la construction de la typologie contient donc 115 individus tous associés à 36 variables (pour chacune des années entre 15 et 50 ans) contenant un état (tableau 1). Le caractère exploratoire de la technique telle qu’elle est utilisée dans la présente étude ne commande pas obligatoirement un découpage des états en périodes plus courtes qu’une année (par exemple, 6 mois). Cela ne change pas le résultat final, à condition toutefois de s’assurer que des périodes d’union ou de travail inférieures à une année ne soient pas rendues invisibles dans le processus de codage. Enfin, le fichier général est également complété par une variable de poids-personne traitable par la librairie WeightedCluster (Studer, 2012).

Tableau 1

Exemples de séquences

Exemples de séquences

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Calcul des dissimilarités

L’étape suivante consiste à mesurer le degré de (dis)similarité des séquences, pour procéder ensuite à des groupements (clustering). Plusieurs méthodes existent pour calculer les (dis)similarités entre les séquences. À l’heure actuelle, aucune de ces méthodes n’est significativement plus performante et le choix se fait surtout en fonction des éléments étudiés dans la recherche (Studer et Ritschard, 2016). Dans le cas présent, la méthode d’appariement optimal (optimal matching) a été utilisée en combinaison avec la méthode de calcul des coûts de substitution basée sur les probabilités associées aux transitions entre les différents états (Gabadinho, Ritschard, et Studer, 2011).

Classification, partition et choix du nombre de classes dans la typologie

Lorsque les degrés de (dis)similarité entre les séquences ont été calculés et qu’une matrice des distances est établie, il s’agit ensuite de comparer les séquences entre elles et de les assembler selon leur ressemblance (classification), puis finalement de choisir le nombre de classes composant la typologie (partition). Les méthodes de classification sont nombreuses et il est généralement conseillé d’en essayer plusieurs pour comparer la robustesse de chacune. Pour cette étude, nous avons choisi d’utiliser en combinaison les algorithmes PAM (Partitioning Around Medoids) et Ward (Studer, 2012).

Nous avons opté pour une partition à quatre classes (tableau 2), même si elle démontrait une mesure de qualité des regroupements (Average Silhouete Width ou ASW) légèrement moindre que la partition à cinq classes (Studer, 2012). Cette dernière avait le désavantage de complexifier l’interprétation sans véritablement apporter de données susceptibles d’éclairer davantage le problème de recherche. Il est utile de rappeler ici le caractère exploratoire et non paramétrique de la technique : son objectif n’est donc pas la mesure exacte d’un phénomène, mais bien l’identification de certaines régularités dans les données. Le choix d’une partition demande donc un arbitrage du chercheur ou de la chercheuse qui se base sur des fondements théoriques et la portée heuristique des résultats (Robette, 2011).

La typologie finale contient donc quatre classes de parcours de vie qui se différencient les unes des autres, et qui présentent chacune une bonne homogénéité et cohérence interne.

Précisons que l’échantillon quantitatif est restreint (n = 115). Cela ne pose pas problème à proprement parler pour l’utilisation de l’analyse des séquences, sauf pour le calcul d’estimations généralisables lorsque le nombre d’enregistrements pour un sous-échantillon est trop faible. Cela est le cas pour la quatrième classe de parcours (« vulnérabilité sociale et économique ? »). L’analyse des séquences permet de délimiter ce groupe de parcours; l’interprétation de celui-ci devient toutefois problématique en raison d’une trop forte variabilité de l’échantillonnage. On peut donc dire que le protocole de recherche n’arrive pas à caractériser les parcours de vie d’environ 10 % de l’échantillon. Cela constitue une des limites de cette étude, particulièrement en ce qui a trait à l’utilisation de la méthode de l’analyse séquentielle avec un échantillon restreint.

Tableau 2

Typologie des parcours (quatre groupes)

Typologie des parcours (quatre groupes)

* L’échantillon quantitatif est tiré de l’ESG - 25 et est composé des femmes québécoises nées entre 1947 et 1956 qui n’ont pas donné naissance ou adopté un enfant au cours de leur vie.

** Estimations associées à une forte variabilité d’échantillonnage.

*** Ce sous-groupe compte un nombre insuffisant d’enregistrements dans l’échantillon quantitatif pour le calcul d’estimations fiables.

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Les chronogrammes affichés dans la figure suivante permettent une visualisation facilitée des différents parcours types.

Figure 2

Chronogrammes des quatre groupes (parcours types)

Chronogrammes des quatre groupes (parcours types)

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La librairie TraMineR permet également d’illustrer les quatre parcours types selon l’état qui prédomine à chacune des années de vie (figure 3). Cette étape vient faciliter la compréhension de l’organisation des différents parcours. On constate par exemple que les études s’imposent entre l’âge de 15 et 40 ans dans les trajectoires des femmes appartenant à la classe des « longues études ».

Figure 3

États modaux des quatre parcours types

États modaux des quatre parcours types

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Volet qualitatif

Les quatre groupes de parcours types identifiés par l’analyse des séquences ont servi de guides pour le recrutement des participantes. Avec une première vague de publicité du projet (réseaux sociaux, associations professionnelles, associations de loisirs, centres pour femmes), 16 femmes ont été recrutées. Celles-ci présentaient les parcours types des groupes 1, 2 et 3 de la typologie (tableau 2). Nous avons donc entrepris une deuxième et troisième vagues de recrutement en ciblant exclusivement les critères du premier groupe. Trois autres répondantes ont ainsi été recrutées mais avec une seule personne correspondant entièrement au parcours type du groupe 4. L’échantillon final comporte dix-neuf femmes qui ont vécu au Québec minimalement à partir de l’âge de vingt ans, qui sont nées entre 1947 et 1956 inclusivement, et qui n’ont pas donné naissance ou adopté un enfant au cours de leur vie[5].

Chacune des répondantes a rempli un court questionnaire (calendrier de vie) permettant de cibler les âges aux différentes transitions scolaires, conjugales et professionnelles. Les questions étaient essentiellement les mêmes que celles utilisées dans l’ESG-25, ce qui permettait la comparaison et l’intégration des trajectoires des femmes rencontrées à la typologie formée au moyen de données d’enquête. Les femmes ont également participé à un entretien semi-directif d’une durée variant entre une et deux heures. Dans ces entretiens portant sur l’histoire de vie (McAdams, 2005), les femmes étaient invitées à raconter leur parcours familial, scolaire, conjugal, professionnel, leur perspective sur le vieillissement et sur la non-maternité ainsi que tout autre thème d’importance pour elles. Les questions ouvertes étaient tirées d’un guide d’entretien et formulées dans un style conversationnel.

Le logiciel NVivo a été utilisé pour l’analyse thématique du contenu des entretiens. Le repérage des thèmes s’est fait en deux temps distincts. Nous avons fait une première analyse du matériau sans tenir compte de la classification des parcours des répondantes dans la typologie. Cette stratégie a été adoptée avec l’objectif de respecter le caractère inductif de la recherche et de ne pas potentiellement occulter certains thèmes transversaux. Une deuxième analyse (intra- et intergroupe) a été faite en tenant compte de la classification des parcours des répondantes dans la typologie. Pour chacune des classes de parcours, les thèmes dominants et secondaires ont été analysés dans une perspective d’explication des différentes articulations des parcours. Les récits des participantes donnent accès dans cette étude aux événements décisifs, aux motivations et aux valeurs individuelles dans la construction des parcours, données qui ne sont évidemment pas accessibles par la voie quantitative. La caractérisation des sous-groupes présentés à la section 5 résulte donc surtout de cette exploration qualitative des différentes logiques d’articulation des trajectoires scolaire, conjugale et professionnelle identifiées par l’analyse séquentielle des données d’enquête.

Résultats intégrés

L’analyse s’est concentrée sur l’interaction et l’imbrication des sphères scolaire, conjugale et professionnelle de la vie des femmes entre l’âge de 20 et 50 ans, à la fois sur le plan macro (données d’enquête) et micro (entretiens individuels). Le choix de la méthodologie mixte que nous avons décrite précédemment s’est avéré fructueux. D’une part, l’analyse qualitative des entretiens révèle une assez grande homogénéité intragroupe des thèmes, ce qui suggère que les femmes ayant construit leur parcours d’une certaine manière ont tendance à partager une certaine vision de leur vie, à avoir plusieurs valeurs en commun. D’autre part, certains thèmes transversaux ont également surgi de l’analyse des entretiens et suggèrent l’influence du contexte sociohistorique dans la vie de toutes les non-mères.

Les libertaires

Ce parcours type concerne le groupe le plus nombreux, soit 39 % des femmes sans enfant de la génération étudiée. L’analyse des séquences associe la majeure partie des parcours de ces femmes au célibat (c’est-à-dire à l’absence d’union)[6] et au travail (tableau 2). Or, l’analyse qualitative des entretiens auprès des 8 femmes de notre échantillon qui font partie de cette catégorie révèle plutôt une vie amoureuse assez remplie pour la majorité d’entre elles[7]. Toutefois, ces relations amoureuses sont le plus souvent entretenues dans une grande liberté tant pour les femmes que pour leur conjoint(e). La vie conjugale n’est donc pas absente; elle est toutefois souvent non conventionnelle, non cohabitante et instable. Le plaisir, la liberté, l’indépendance, le non-conformisme social, le besoin de solitude reviennent en leitmotiv pour la majorité des femmes de ce groupe.

Sept femmes proviennent d’un milieu familial où l’éducation était très fortement valorisée. Elles ont pour la plupart obtenu un diplôme universitaire. Par ailleurs, les trois quarts des répondantes disent avoir toujours eu de la difficulté à planifier leur vie, que ce soit sur le plan personnel ou professionnel. Elles ont vécu le début de l’âge adulte, soit entre 20 et 30 ans, en flottement, sans trop savoir comment s’intégrer de manière satisfaisante pour elles sur le marché du travail. Elles racontent avoir surtout axé leur vie en fonction du plaisir, de l’amitié et de l’amour sans trop d’attache. De ce groupe, on compte d’ailleurs plusieurs femmes qui se définissent comme des « marginales ». Celles-ci font souvent référence à leur besoin vital de solitude. Le temps nécessaire pour se consacrer à des activités solitaires constitue pour ces femmes une nécessité incontournable. Pour respecter ce besoin, elles ont pour la plupart choisi de ne travailler qu’à temps partiel, même si cela pouvait leur demander de vivre avec des moyens financiers extrêmement modestes. Quelques femmes du groupe ont traversé des épisodes de toxicomanie et/ou connu des problèmes de santé mentale.

Le travail représente une sphère d’épanouissement pour deux femmes du groupe seulement. Celles-ci ont d’ailleurs occupé très tôt un travail à temps plein et se sont beaucoup investies professionnellement. Cela n’est pas le cas des autres femmes, pour qui le travail représente plutôt une nécessité pour répondre aux besoins de subsistance. Certaines associent même le travail à une contrainte.

Le besoin de liberté teinte profondément les trajectoires conjugales de la plupart des femmes du groupe. Quatre femmes disent avoir été « allergiques » au principe même du mariage qu’elles associent au conformisme social et à des concessions trop importantes par rapport à leur indépendance personnelle. Pour Lucie[8] par exemple, « la liberté est même plus importante que l’amour ». La moitié des femmes de ce groupe ont eu de très longues unions cachées avec des hommes mariés tout au long de leur trentaine. Sauf pour une femme, ces relations n’ont jamais été entretenues dans l’espoir de former un couple conventionnel. Au contraire, les répondantes parlent plutôt positivement de ces relations et constatent finalement plusieurs avantages, dont celui de vivre des histoires d’amour sans souffrir des désagréments de la vie de couple au quotidien. Leurs unions sont presque exclusivement non cohabitantes.

Presque toutes les femmes du groupe n’ont jamais ressenti de désir d’enfant entre l’âge de vingt et cinquante ans. La maternité n’a jamais fait partie de leurs plans de vie (si toutefois elles en avaient un). La moitié des femmes ont subi des avortements à répétition. Pour Line, très engagée dans le mouvement féministe, ses quatre avortements symbolisent les moments de sa vie où elle a activement fait le choix de ne pas devenir mère. Une seule femme (Sylvie) dit avoir entretenu le désir de fonder une famille dans la trentaine, mais ses contextes amoureux n’ont jamais permis la stabilité nécessaire, selon elle, pour réaliser ce souhait. Venant d’une famille monoparentale, il était hors de question pour cette répondante d’élever un enfant hors d’un couple parental. Sylvie ne regrette pas la maternité aujourd’hui et considère s’être épanouie pendant 35 ans auprès des adolescents dont elle contribuait à l’éducation à titre d’intervenante sociale.

En couple, mais sans enfant

L’intégration des résultats quantitatifs et qualitatifs permet de dégager un deuxième parcours type : celui des femmes dont la vie de couple et le travail caractérisent la majeure partie de leur vie entre 20 et 50 ans (tableau 2). Elles représentent environ 28,2 % des femmes sans enfant de cette génération selon les données pondérées de l’ESG-25. Il s’agit également d’un groupe de femmes qui ont terminé leurs études tôt dans leur parcours. L’analyse qualitative intragroupe (n = 3) révèle la grande importance de la conjugalité dans la vie de ces femmes. Le couple représente le canalisateur principal de leur parcours de vie et c’est le domaine où elles s’investissent le plus. Quoiqu’elles aient toutes occupé un emploi à temps plein jusqu’à leur retraite, le travail ne semble pas avoir une importance particulière dans le sentiment d’autoréalisation de ces femmes. Certaines expriment même explicitement leur absence d’ambition à ce propos, le travail ne représentant qu’une nécessité de la vie pour garder une indépendance financière personnelle.

Les trois femmes de l’échantillon présentent un parcours conjugal très similaire. Elles se sont toutes mariées assez jeunes avec leur premier conjoint (19, 23 et 26 ans). Elles ont divorcé également assez tôt pour s’engager à nouveau dans une relation conjugale de très longue durée. Le mariage constitue une institution importante pour deux femmes du groupe qui se sont remariées, non par convention religieuse mais surtout par conviction philosophique et amoureuse. Ces femmes semblent d’ailleurs avoir valorisé très tôt dans leur vie l’engagement dans la vie de couple. Le célibat n’est tout simplement pas envisagé : « Je me suis mariée parce que je voyais la vie comme ça. Je ne me suis jamais vue autrement qu’en couple » (Hélène). Le mariage représente, entre autres, pour toutes les femmes du groupe, une façon de s’affranchir des parents et d’obtenir ainsi une plus grande indépendance : « Je me suis mariée à 23 ans, quand même jeune. Ça n’a pas duré, parce que moi, je pensais qu’en me mariant, c’était pour être le party. Mais c’est devenu encore plus sérieux ! (rire) » (Hélène).

Toutes trois se sont beaucoup investies dans leur relation avec leur conjoint à travers le travail, les loisirs ou des projets en commun. Hélène et son deuxième mari ont travaillé ensemble pendant toute leur vie commune jusqu’à leur retraite. Lise et son second mari partageaient un loisir qu’ils pratiquaient quotidiennement et de manière très engagée. Les souvenirs de Lise concernant son deuxième mari évoquent une relation fusionnelle, idéalisée : « En fait, […] c’était une entente parfaite. Y’avait jamais eu de désagréments ou quoi que ce soit » (Lise). Celle-ci a d’ailleurs très difficilement vécu le décès de son mari, atteint d’un cancer, il y a une dizaine d’années. Ce deuil n’est selon elle toujours pas fini.

Le récit de Lise révèle un autre regret majeur auquel elle a été confrontée : celui de ne pas avoir eu d’enfant avec son second mari. Aujourd’hui âgée de 62 ans, elle regrette que la vie n’ait pas pu lui offrir la chance d’avoir un enfant. Plusieurs circonstances ont représenté un obstacle à son projet de maternité. Souffrant gravement d’endométriose, elle a dû subir une hystérectomie à l’âge de trente ans. Elle s’est également butée à un refus d’adopter et de s’investir à nouveau dans la parentalité de la part de son deuxième mari, qui était déjà père divorcé de deux enfants.

Les deux autres femmes du groupe n’ont tout simplement jamais ressenti le désir d’être mères, et ce, tout au long de leur vie. Le fait de vivre dans une union hétérosexuelle très stable (très « conventionnelle » selon les normes) n’aura pas vraiment changé leur attitude face à la maternité. Josée a subi une ligature des trompes à l’âge de trente ans et ses deux conjoints n’ont jamais souhaité non plus avoir d’enfant. De son côté, Hélène a partagé la vie de deux hommes qui souhaitaient ardemment devenir père. Malgré l’absence de désir réciproque chez elle, elle raconte avoir « cédé » vers le début de la quarantaine aux demandes insistantes de son deuxième mari parce que « cela semblait important pour lui […] et qu’il ferait certainement un très bon père ». Elle et son conjoint ont donc arrêté d’employer des moyens contraceptifs pendant une année, mais sans résultat. Cela s’est avéré un soulagement pour Hélène, mais une grande déception pour son mari, créant une certaine crise dans leur couple, mais sans mener à leur rupture.

Le « marathon » de vie

Selon les données de l’ESG-25, ce groupe de femmes représente 22,5 % des femmes québécoises sans enfant de cette génération. Elles ont toutes un élément commun : elles ont fait de très longues études, celles-ci se terminant souvent après l’âge de 35, voire 40 ans. Les études se combinaient toujours avec le travail et des périodes de vie en couple ou de célibat. Sept femmes de notre échantillon qualitatif correspondent à ce parcours type. L’analyse fait évidemment ressortir une valorisation très importante des études dans la vie de ces femmes. Celles-ci ont également investi plusieurs sphères de leur vie de manière très intense (voire passionnée). Elles ont le plus souvent été très engagées à la fois dans leurs études supérieures, leur travail, leur vie conjugale et même parentale pour quelques femmes du groupe. Plusieurs ont repoussé un projet d’enfant à plus tard dans leur vie, étant trop occupée même pour y penser. D’autres n’ont jamais ressenti de désir d’avoir un enfant, disant trouver beaucoup de plénitude dans le travail et leur vie amoureuse.

Quatre femmes de l’échantillon proviennent de milieux familiaux où les études étaient fortement encouragées dans la perspective d’un emploi stimulant et bien rémunéré. Deux autres femmes du groupe ont indiqué avoir surtout été fortement encouragées dans leurs études supérieures par leur conjoint, celui-ci représentant un soutien affectif clé pour elles dans ce projet. Dans ce groupe, une femme a obtenu un diplôme de doctorat, quatre un diplôme de maîtrise et une un diplôme de Baccalauréat. Elles ont toutes cumulé le travail, la vie de couple, un rôle parental dans une famille recomposée pour certaines. Cela s’est répercuté dans une vie quotidienne extrêmement chargée et intense entre l’âge de 20 et 40 ans, un « marathon » (Suzanne), qui a fait souvent repousser le projet d’enfant, lorsqu’il était présent, à plus tard.

La vie amoureuse et conjugale revêt une très grande importance pour la vaste majorité des femmes rencontrées. Seule une femme du groupe considère sa passion du travail encore plus importante que sa vie amoureuse. Toutes les femmes se sont mariées. Deux femmes ont surtout été en union avec des femmes et quatre femmes exclusivement avec des hommes. Les analyses font ressortir deux sous-groupes sur le plan conjugal. Le premier concerne deux femmes qui ont eu une vie amoureuse très intense et variée. Elles ont d’ailleurs eu toutes les deux plusieurs unions non conventionnelles. Guylaine, par exemple, raconte s’être épanouie et réalisée à l’intérieur de ses nombreuses relations amoureuses avec d’autres femmes. Ces unions ont toujours été non cohabitantes. Guylaine raconte qu’elle n’a jamais ressenti de désir d’enfant, depuis l’enfance et jusqu’à ce jour, et qu’il n’a jamais été question d’un projet parental avec l’une de ses conjointes. Martine, elle, a toujours vécu en couple. Après avoir terminé son doctorat, elle vivait avec son conjoint qui était père de deux jeunes enfants dont il avait la garde partagée. Elle raconte avoir ressenti un certain désir d’être mère à ce moment. Comme son conjoint était vasectomisé, elle a entrepris avec lui des démarches d’adoption internationale qui ont été abandonnées lorsque Martine est tombée amoureuse d’un autre homme (son conjoint actuel). Elle raconte en souriant que celui-ci a verbalisé extrêmement tôt dans leur relation son non-désir d’avoir des enfants. Martine dit s’être très bien accommodée de ce souhait puisque son désir d’enfant était très faible à ce moment de sa vie et n’est pas réapparu par la suite.

Le deuxième sous-groupe concerne deux femmes qui s’identifient aujourd’hui comme des mères et des grands-mères. Il s’agit donc de deux non-mères qui ont élevé des enfants « par alliance »[9] et pour lesquelles ce rôle parental revêt une grande signification dans leur vie. Danielle s’est mariée avec le père séparé de deux enfants. Elle raconte avoir « toujours souhaité des enfants », soit depuis l’adolescence. Son mari avait toutefois subi une vasectomie avant de la rencontrer. Elle avait donc fait le deuil d’un enfant avec lui. Le couple était propriétaire d’une grande entreprise et le travail occupait la grande majorité de leur temps. De plus, Danielle a cumulé les études (en soirée) et le travail jusqu’à l’âge de 42 ans, ce qui lui laissait peu de temps pour d’autres projets. À 50 ans, elle obtient avec son mari la garde de la petite-fille de celui-ci par les services de protection de la jeunesse. De manière inattendue, elle s’investit très intensément dans son rôle parental et réduit à cette époque considérablement ses activités professionnelles.

Johanne a un parcours similaire. Son conjoint actuel est le père divorcé de deux jeunes filles dont il a obtenu la garde. Elle raconte avoir dû mettre ses études en berne pendant une bonne période pour avoir davantage de temps à consacrer à son rôle parental. Johanne aurait souhaité à cette époque avoir un enfant, mais raconte que son conjoint s’est toujours fortement opposé à ce projet par peur de revivre une séparation familiale douloureuse. Comme Danielle, Johanne dit regretter le fait de ne pas être mère aujourd’hui. Ce rôle parental a certainement représenté une charge supplémentaire dans la vie de ces femmes à ce moment de leur parcours. Elles ont toutes les deux eu l’obligation d’alléger leur quotidien chargé par le travail et les études. Pour les deux femmes toutefois, ce rôle parental pris très à coeur représente une des grandes satisfactions de leur vie : « D’avoir participé à l’éducation d’enfants qui n’étaient pas les miens… Je dirais que c’est ma plus grande réussite » (Johanne). « Au début c’était de l’adaptation. C’est sûr qu’il faut s’adapter... Mais ça a été un pur bonheur. Ça a été un pur bonheur et puis on est très proches » (Danielle).

Des parcours marqués par la vulnérabilité ?

Le dernier parcours type identifié par le volet quantitatif correspond aux femmes qui ont terminé leurs études très tôt dans leur vie, et qui ont été le plus souvent sans travail et célibataires entre l’âge de 20 et 50 ans (tableau 2). Cette catégorie de parcours comporte toutefois un nombre insuffisant d’enregistrements dans l’échantillon quantitatif (n = 13, voir tableau) pour que des estimations fiables puissent être comptabilisées[10]. De plus, elle est la seule pour laquelle des données qualitatives n’ont pas été compilées de manière suffisante. Le recrutement s’est révélé très complexe. Nous avons effectué en tout trois vagues de recrutement auprès d’une multitude d’organismes pour ne recruter finalement qu’une seule représentante de ce parcours. Cette difficulté était à prévoir étant donné la faible prévalence de ce type de parcours. Il nous est donc possible de n’utiliser que les résultats de l’analyse des séquences, étant donné l’absence de saturation des données qualitatives pour cette catégorie de parcours. Cela constitue d’ailleurs l’une des limites de cette étude.

L’exploration des fichiers-individus de l’échantillon quantitatif qui correspondent à ce parcours type permet toutefois de relever certaines informations intéressantes. Sur le plan de la conjugalité, la majorité des femmes n’ont vécu qu’une seule (voire aucune) union, et celle-ci a été assez brève (quelques années). Le tiers de ce groupe n’a jamais travaillé pendant plus de six mois entre l’âge de 20 et 50 ans. Huit femmes ont terminé leurs études avant l’âge de 18 ans et cinq d’entre elles n’ont pas obtenu leur diplôme d’études secondaires. Au moment de l’enquête, huit femmes ont déclaré un revenu personnel annuel de 30 000 $ provenant pour la plupart de prestations d’assistance sociale.

On peut poser l’hypothèse que ce parcours type représente des femmes plutôt défavorisées sur le plan socioéconomique. Comme celles-ci sont absentes de la littérature portant sur la non-maternité, il serait sans doute pertinent pour une étude future de se focaliser sur l’expérience particulière de ce groupe de femmes sans enfant. Il serait nécessaire toutefois d’utiliser des stratégies de recrutement qui sont adaptées spécifiquement à une population vulnérable, par exemple en mobilisant l’assistance d’intervenants et d’intervenantes sociales ayant déjà établi un lien de confiance avec les femmes (Bond Sutton et al., 2003).

Les thèmes transversaux

L’importance et la valorisation des études dans la famille d’origine des répondantes est l’un des thèmes majeurs émergeant dans tous les groupes de parcours. Les deux tiers des femmes racontent avoir été fortement encouragées par leurs parents (mère et père) à faire des études supérieures. Les autres répondantes ne mentionnent pas un intérêt particulier pour l’éducation chez leurs parents. Seules deux femmes issues d’un milieu familial traditionnel et autoritaire racontent avoir été découragées de poursuivre leurs études par leurs parents qui les poussaient plutôt à fonder une famille et devenir mère au foyer.

Pour la majorité, l’éducation supérieure est synonyme d’un emploi satisfaisant et bien rémunéré dans le futur : « Je pense qu’ils voulaient qu’on aille le plus loin possible » (Josée); « Ma mère avait toujours annoncé à mon père que si ses enfants avaient envie et avaient l’air doués pour l’école, ils allaient étudier longtemps. […] [À] la fin du primaire (elle) l’a convaincu qu’il fallait me payer des études, que j’étais douée. Ils m’ont inscrite au collège classique » (Guylaine); « Pour mon père, l’éducation était très importante alors j’ai été mise pensionnaire à l’âge de 13 ans » (Lucie). Plusieurs des femmes ont d’ailleurs étudié dans les couvents ou les collèges classiques. La plupart gardent un excellent souvenir de cette éducation acquise auprès des religieuses : 

On a aussi beaucoup appris d’elles […] Elles n’étaient pas mariées ni mères d’enfant, mais elles avaient une certaine autonomie comme femmes. Et elles avaient étudié, et elles nous disaient qu’il fallait étudier, que ça allait nous permettre (d’occuper un bon emploi) C’est paradoxal, hein? C’est ces femmes-là, qui n’avaient pas une certaine forme de liberté, qui nous ont donné une certaine forme de liberté et qui nous ont dit : « Vous pouvez faire ci, vous pouvez faire ça ». C’est intéressant.

Lucie

Presque toutes les répondantes proviennent également d’un milieu familial où l’on prônait l’égalité des sexes dans la fratrie. Il n’y avait selon elles aucune distinction entre les enfants : on attendait la même chose des filles ou des garçons : « Mon père [pour] lui la fille et le garçon c’était vraiment au même niveau. C’est-à-dire que l’éducation c’était aussi important pour moi que pour mon frère, c’est sûr » (Lucie). Certaines femmes racontent comment leurs propres parents agissaient aussi en tant que modèle à ce titre : « Pour les couples de l’âge de mes parents, c’est rare que les hommes faisaient quelque chose dans la maison. Bien chez nous, mon père faisait des choses dans la maison » (Josée). L’indépendance financière est par ailleurs une valeur récurrente dans le discours des femmes pendant tout leur parcours. Il semble que cela ait été fortement valorisé également par les parents des répondantes dans leur jeunesse : « Mais il fallait être indépendantes, ça, c’était bien important. Indépendantes financièrement, ça, mon père ne jurait que par ça » (Chantal).

L’indépendance financière est en fait un thème qui traverse toutes les périodes des parcours de vie des femmes du corpus. De manière unilatérale, la dépendance envers quelqu’un pour sa subsistance, en particulier envers un homme, semble impensable pour elles : « Moi, je ne voulais pas manquer d’argent et je ne pensais pas qu’il fallait que je compte sur quelqu’un d’autre pour ça. Ça fait que je voulais être autonome. Je pense que ça doit être une valeur que j’ai apprise, mais j’avais ça » (Hélène); « Une chose que je me rappelle [c’était] d’avoir un travail qui me permettrait de gagner ma vie toute seule, si j’étais toute seule. Je ne pensais pas que je devais, un jour, dépendre d’un homme pour me faire vivre à la maison. Non, ça c’était... Je suis très indépendante. Donc, gagner mon argent, m’arranger, m’installer, payer mes choses » (Johanne).

L’un des aspects les plus étonnants de notre recherche concerne l’absence généralisée de tensions liées à la norme maternelle dans l’expérience de nos répondantes. Cela vient totalement à l’encontre de ce qui a été rapporté de manière transversale dans la littérature portant sur l’expérience de la non-maternité (voir par  exemple, Kelly, 2009; Morison, et al., 2016; Park, 2002; Remennick, 2000). La quasi-totalité des répondantes du corpus n’ont jamais ressenti de rejet ou toute autre forme de stigmatisation reliée à leur absence d’enfant et ce, tout au long de leur parcours. « Personne ne m’a achalée avec ça » (Nathalie); « Non. Moi là, ça, c’est une affaire… Je n’ai jamais senti ça de pression à ce sujet-là. Jamais » (Hélène); « Je  n’ai jamais entendu même mes parents dire : " Me semble que ça serait le temps d’y penser [d’avoir des enfants] ". Non. Ni ma soeur, ni moi. Non. Personne. Je n’ai jamais entendu ça » (Martine). Il est d’ailleurs fort intéressant de remarquer que cette absence de pression sociale dans l’expérience des non-mères de cette génération est ressentie de manière généralisée à travers le temps, d’une part, mais dans toutes leurs sphères de vie : le travail, la conjugalité, l’amitié, les loisirs, la famille, etc.

Discussion

Rappelons d’emblée que l’objectif de cette étude était de démontrer la pertinence de l’utilisation des méthodes mixtes dans l’étude des parcours de vie des femmes sans enfant. L’analyse séquentielle, l’utilisation de calendriers de vie ainsi que des entretiens auprès de femmes ont permis d’explorer de manière beaucoup plus poussée l’imbrication des multiples dimensions composant leurs trajectoires de vie. Il est utile de souligner ici que le choix d’employer ou non une méthodologie mixte repose fondamentalement sur les questions de recherche. Ce sont elles, en fin de compte, qui guident le choix d’une stratégie qui s’avèrera féconde pour le dévoilement de nouvelles connaissances.

L’avantage principal de la méthodologie mixte que nous avons utilisée consiste assurément dans la synergie déployée dans l’alliance des forces respectives de l’analyse séquentielle et de l’analyse qualitative. Par exemple, les études quantitatives dans la littérature sont nombreuses à associer le célibat (ou l’absence d’union) à la non-maternité. Les femmes rapportant de plus longues périodes de célibat entre l’âge de 20 et 50 ans sont beaucoup plus susceptibles de ne pas avoir d’enfant (Keizer, 2010; Jalovaara et Fasang, 2017; Fiori, Rinesi, et Graham, 2017). Cela laisse penser que l’absence d’un conjoint dans la vie des femmes est l’un des obstacles principaux à la maternité. Or, dans notre étude, l’analyse du corpus d’entretiens chez les femmes célibataires (parcours type 1, tableau 2) démontre une vie amoureuse le plus souvent riche pendant la vie féconde. Ce que révèle l’analyse qualitative, par ailleurs, c’est que le contexte de ces relations conjugales (atypiques, cachées, ou non cohabitantes) n’était pas du tout conciliable avec un projet, ou même un désir d’enfant.

Aussi, l’exploitation des données d’enquête par l’analyse séquentielle a permis la création d’une typologie de quatre différents parcours. Celle-ci ayant servi au recrutement des participantes, elle a également contribué à l’amélioration de la représentativité qualitative du corpus étudié. De plus, la typologie vient dévoiler la présence d’un groupe de femmes rarement étudié dans la littérature qualitative. Les femmes très peu éduquées, célibataires et plus vulnérables sur le plan socio-économique (parcours type 4, tableau 2) sont à peu près absentes dans la construction du savoir sur la non-maternité. Notre stratégie mixte a permis non seulement de mettre au jour leur présence (elles constituent environ le dixième des femmes sans enfant de cette génération), mais également de rendre explicites des contraintes peu explorées à ce jour. Dans tous ces exemples, la mobilisation des méthodes mixtes contribue incontestablement à rendre visible des enjeux et dynamiques qui seraient demeurés dissimulés autrement.

Le couplage théorique et méthodologique entre la Perspective des parcours de vie et les méthodes mixtes s’avère particulièrement fructueux dans l’exploration de l’interdépendance des sphères de vie des femmes. On constate par exemple à quel point l’absence de désir d’enfant du conjoint semble être un facteur décisif dans la non-maternité de certaines femmes. La stérilisation chez les partenaires masculins représente un obstacle incontournable chez quelques femmes ayant désiré un enfant et qui font malgré tout le choix de demeurer en union avec leur conjoint. Les femmes ayant cumulé à la fois les études, le travail, la vie de couple et parfois un rôle parental dans un contexte de famille reconstituée démontrent à quel point la vie quotidienne chargée peut renvoyer le désir d’enfant latent à l’arrière-plan. L’analyse transversale fait ressortir toute l’importance de l’autonomie comme valeur dans la vie des femmes elles-mêmes, mais aussi chez les personnes qui ont été influentes dans leur vie (parents, enseignantes, conjoints). L’appartenance à une culture, à un moment donné de l’histoire, s’inscrit donc également dans l’explication de la non-maternité.

La présente étude vient démontrer une fois de plus que la construction du savoir sur la non-maternité ne peut prendre assise sur une dichotomisation fondée sur le simple choix de devenir mère ou non. Les femmes semblent rarement faire « le » choix de ne pas devenir mère. La réalité est beaucoup plus complexe, nous l’avons démontré. Leurs trajectoires sont surtout caractérisées par de multiples choix (conscients ou non) menant à des agissements (actifs ou passifs) dans des contextes de vie fort variés, qui peuvent contribuer au fait qu’elles n’ont pas eu d’enfant. Les stéréotypes qui associent les non-mères au célibat endurci et aux valeurs carriéristes (Kelly, 2009; Dever et Saugeres, 2004) sont désuets. Finalement, miser sur des choix épistémologiques qui valorisent la diversité et la complexité des figures observées vient révéler, à notre avis, une plus grande richesse sur le plan analytique.

Bien sûr, la mobilisation des méthodes mixtes dans une étude nécessite une expertise à la fois pour les techniques quantitatives et qualitatives, ce qui peut s’avérer plus complexe et long que pour un protocole à méthode unique. Cela exige également une conscience accrue des valeurs ontologiques, épistémologiques et théoriques qui sont à la base du projet, au sens où les données qualitatives ne doivent pas servir uniquement d’illustration aux données quantitatives (en insérant par exemple quelques extraits d’entretiens dans l’unique but d’étayer des statistiques), ou vice versa. Pour ce projet, nous avons par exemple fait un effort particulier pour ne pas analyser le corpus qualitatif seulement en fonction de la typologie issue des données d’enquête. Il faut maintenir un « dialogue » entre les données issues des différents types de méthodes. Miser sur la synergie émanant de l’utilisation réfléchie, judicieuse et stratégique de deux ou plusieurs méthodes peut véritablement, nous l’avons vu, contribuer à mettre au jour une réalité occultée.