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La mesure du taux de pauvreté a fait des progrès considérables depuis vingt ans et il existe plusieurs façons de l’appréhender en prenant en compte les multiples dimensions du phénomène – pauvreté monétaire, pauvreté relative, non satisfaction des besoins fondamentaux – que décrivent les travaux recensés au Québec par le Centre d’étude sur la pauvreté et l’exclusion (CEPE 2011, 2015). De même, de nombreuses études qualitatives ont éclairé le vécu des personnes pauvres ainsi que les déterminants et les conséquences des situations de pauvreté[1]. Parmi les analyses classiques, l’ouvrage pionnier de Richard Hoggart (1957) a bien décrit les contours de la « culture du pauvre » en Angleterre et l’expression est entrée dans le langage courant, mais parfois avec un sens fort éloigné des constats faits par le sociologue britannique. S’appuyant sur l’idée forte de Georg Simmel (1907) selon laquelle le pauvre est celui que la société reconnaît comme tel en lui portant assistance, Serge Paugam a quant à lui étudié les interactions entre les personnes reconnues pauvres et les organisations chargées de leur venir en aide. Il montre comment les expériences de pauvreté et d’assistance se conjuguent dans la construction d’une identité dévaluée dans le parcours de la « disqualification sociale » (Paugam, 1994). De même, l’ouvrage La misère du monde, dirigé par Pierre Bourdieu (1993), a révélé les multiples facettes de la pauvreté vécue en France.

Cependant, la manière dont l’ensemble de la population conçoit et se représente la pauvreté est moins bien connue. En France, le Credoc, l’INSEE et l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale ont effectué des travaux pionniers dans cette perspective. Trois chercheurs du Credoc ont publié une synthèse des travaux sur les représentations sociales de la pauvreté en Europe (Olm, Le Quéau et Simon, 2000). Ils ont montré que les Britanniques étaient les moins inquiets sur l’évolution du taux de pauvreté alors que les Français et les Allemands partageaient une vision assez noire du phénomène dans leurs pays respectif. Mais surtout, ils ont montré que « si le plus grand nombre, quel que soit le pays, s’accorde ainsi à reconnaître que la pauvreté est une fatalité, une minorité continue de suspecter que ceux qui vivent une situation difficile en sont, de quelque manière, un peu responsables » (Olm, Le Quéau et Simon, 2000, p. 104).

Plus près de nous, David Gaudreault a réalisé en 2013 une enquête sur cette question dans la région de Québec. Il montre que la pauvreté absolue – soit la non satisfaction des besoins de base comme se loger, se nourrir et se vêtir – forme le « noyau » (Guimelli, 1994) des représentations sociales de la pauvreté (Gaudreault, 2013). Invités à s’exprimer sur ce que leur évoque la pauvreté, les enquêtés se réfèrent spontanément aux formes de dénuement les plus totales dont l’itinérant est la figure prédominante. À ces représentations centrales se greffent, en périphérie, des éléments proches de ce que les spécialistes définissent comme la pauvreté relative. Celle-ci représente le seuil en deçà duquel les personnes sont exclues des sphères socialement valorisées puisque leurs revenus, leurs ressources ou leur statut les empêchent d’y prendre part ou de s’y conformer. Loin de se limiter aux préjugés les plus stéréotypés, les représentations de la pauvreté sont complexes et nuancées, faisant cohabiter les itinérants et les assistés sociaux avec les familles monoparentales, les travailleurs précaires et les personnes âgées. Ces dernières formes de pauvreté attirent davantage la compassion des personnes interrogées qui se montrent généralement favorables à l’assistance de l’État dans ces contextes. Comme c’était déjà le cas au 19e siècle (Fecteau, 2004), le débat sur la légitimité de l’aide octroyée aux personnes démunies s’organise autour de la dichotomie distinguant les « bons » des « mauvais pauvres ». Au Québec, hormis un sondage de la Commission des droits de la personneet de la jeunesse (2015), ces questions demeurent inexplorées du point de vue quantitatif. Les attitudes envers la pauvreté, de même que les idées reçues et les préjugés qui s’expriment souvent dans les médias, sur la place publique et dans les conversations privées sont moins bien ou peu documentés. Jusqu’à quel point ces idées reçues sont-elles répandues au sein de la société québécoise? Quelles sont les caractéristiques des personnes qui les partagent? Comment expliquer la formation de ces idées reçues? C’est à répondre à de telles questions qu’est consacrée la présente contribution.

Il en va de même pour les inégalités sociales, phénomène corrélé de près aux taux de pauvreté (Grusky et Kanbur, 2006). De fait, si les inégalités socioéconomiques sont bien documentées par nombre d’indices à l’échelle de la société globale, les idées et représentations que s’en font les individus sont beaucoup moins bien connues.

La pauvreté et les inégalités socioéconomiques seront étudiées sous trois angles : les représentations sociales dont elles font l’objet au sein de la population québécoise, leurs attitudes vis-à-vis de ces deux phénomènes et la connaissance qu’ils en ont, à partir des données recueillies dans une enquête représentative de la population québécoise. Notre approche sera d’abord sociographique, mais nous chercherons aussi à comprendre comment se forment les attitudes et les représentations sociales, en examinant notamment la perception sociale que les acteurs sociaux ont de leurs conditions de vie et leurs orientations idéologiques. Ces dernières sont en effet rarement prises en compte dans les analyses empiriques des problèmes sociaux.

Une question centrale traverse l’analyse sociologique de ces questions. Les représentations sociales de la pauvreté et des inégalités des acteurs sociaux s’inscrivent-elles dans le prolongement de leur propre situation personnelle ou, au contraire, se fondent-elles sur des principes plus généraux de justice sociale qui seraient partagés par une majorité de la population? Répondre à cette question est de première importance dans les débats entourant l’avenir de l’État-providence et en particulier le futur des politiques publiques portant sur la lutte à la pauvreté et à la hausse des inégalités.

L’enquête sur les représentations sociales des inégalités et de la pauvreté au Québec

L’enquête Représentations Sociales des Inégalités et de la Pauvreté (RSIP) a été réalisée au Québec entre le 16 et le 30 avril 2013 auprès d’un échantillon représentatif de la population québécoise (N = 2727). Un prétest de 25 entrevues a été effectué auparavant afin de s’assurer de la clarté des questions. L’enquête a été faite en ligne sur le site web de la firme Léger Marketing de Montréal. Les répondants ont été sélectionnés aléatoirement à partir du panel Internet LégerWeb qui comprend environ 300 000 personnes. De nombreux contrôles de qualité assurent la représentativité et la fiabilité des enquêtes issues de ce panel[2].

La représentativité de l’échantillon est bonne d’après l’examen de plusieurs caractéristiques. Contrairement à une crainte maintes fois exprimée, la représentativité des personnes âgées de plus de 65 ans est satisfaisante car celles-ci ont maintenant accès à l’Internet en proportion élevée. La représentativité des milieux défavorisés et des ménages formés d’immigrants posait un défi, de même que celle des ménages vivant dans des régions éloignées, comme dans toute enquête de ce type. Aussi avons-nous suréchantillonné les ménages à faible revenu afin d’obtenir un nombre satisfaisant de répondants situés au bas de l’échelle des revenus familiaux. Nous avons fait de même pour les régions moins peuplées du Québec et pour les répondants parlant une langue maternelle tierce (autre que le français ou l’anglais). L’échantillon a par la suite été pondéré.

La distribution entre les types de ménages recoupe d’assez près celle qui caractérise la population québécoise. Les enquêtés sont répartis moitié-moitié entre les femmes et les hommes. La répartition des enquêtés selon la scolarité et la structure d’âge reflète très bien ce qui est observé au sein de l’ensemble de la population. Cependant, les personnes travaillant à temps plein sont sous-représentées alors que les enquêtés à la retraite sont surreprésentés. Une attention spéciale sera apportée au contrôle de cette variable dans les analyses afin de voir si cette sous-représentation des personnes en emploi n’affecte pas les résultats des analyses. La position sociale (mesurée par la profession ou l’occupation), l’activité sur le marché du travail, le niveau de scolarité (capital culturel), le revenu, la langue, le statut d’immigrant, le type de ménages et la connaissance d’une personne pauvre sont d’autres variables prises en compte.

Notre modèle d’analyse inclura trois mesures différentes de variables susceptibles d’influencer les représentations sociales des phénomènes étudiés : le sentiment de privation, l’orientation idéologique des enquêtés et certains éléments cognitifs concernant la pauvreté et les inégalités.

Le sentiment de privation

Puisque nous étudions les représentations sociales, nous proposons de retenir une mesure subjective des conditions de vie des ménages – le sentiment de privation – en plus des mesures objectives habituelles comme le revenu des ménages. La privation ressentie permet de contourner le biais causé par la définition d’un seuil de ressources, toujours quelque peu arbitraire. Cet indicateur élargit la manière dont on appréhende la pauvreté puisqu’il ne concerne pas les moyens financiers (revenus totaux) dont disposent les individus, mais bien leur sentiment de privation effectif. De nombreux chercheurs, dont Amartya Sen (1999), ont fait valoir que les indicateurs classiques de faible revenu font l’hypothèse qu’il existe une correspondance entre ressources et niveau réel de bien-être[3]. Il faut prendre garde à cette corrélation trop souvent tenue pour acquise dans les études sur le sujet. En effet, l’on peut facilement concevoir qu’un individu désigné comme pauvre selon un indicateur monétaire « objectif » ne ressente pas un sentiment de privation si ses attentes sont ajustées à ses ressources. À l’inverse, un individu jouissant d’un revenu relativement élevé peut fort bien vivre un sentiment de privation s’il entretient des aspirations et des attentes supérieures à celles que lui permettent ses ressources. Il est donc préférable d’utiliser ces deux types d’indicateurs ensemble pour peaufiner les analyses, soit des indicateurs objectifs comme le revenu ou la consommation des ménages mais aussi des indicateurs de réalités subjectives. Notre enquête contenait deux questions caractérisant le sentiment de privation : « Est-ce que votre revenu actuel vous permet de satisfaire vos besoins de tous les jours ? » (entièrement, en partie, très peu); « Avez-vous de la difficulté à arriver dans votre budget courant? » (souvent, quelques fois, rarement et jamais). Ces indicateurs sont classiques dans les enquêtes sur les niveaux de vie depuis notamment celle de Marc-Adélard Tremblay et Gérald Fortin (1964).

Au total, 39,7 % des répondants affirment que leur revenu leur permet de combler « entièrement » leurs besoins de tous les jours, 43,1 % affirment être en mesure de le faire « en bonne partie », et 17,1 % des répondants font valoir que leur revenu leur permet « très peu » de combler leurs besoins quotidiens. Cette dernière proportion est un peu plus élevée que les taux de pauvreté mesurés selon des méthodes basées sur des indicateurs objectifs. Dans des proportions très similaires, l’on constate que 19,8 % des enquêtés affirment avoir souvent de la difficulté à arriver dans leur budget courant. La majorité des répondants se montre plus mitigée puisqu’ils sont respectivement 38,1 % et 26,4 % à éprouver quelquefois ou rarement de la difficulté à boucler leur budget. Finalement, 15 % des répondants déclarent n’avoir jamais de difficulté à ce sujet.

Nous avons regroupé les réponses aux deux questions afin de former une seule mesure synthétique du sentiment de privation. Les deux variables sont très bien corrélées (gamma = 0,781). L’alpha de Cronbach de l’échelle est de 0,744, ce qui est largement satisfaisant. En additionnant ces deux variables, nous obtenons une échelle variant entre 0 et 5.

Les orientations idéologiques des enquêtés

Nous proposons d’inclure dans notre analyse une mesure susceptible de caractériser les orientations idéologiques des enquêtés. L’idéologie est un système cognitif véhiculant une prise de position fondée sur des valeurs et orientée vers l’action dans un collectif, comme l’a montré Fernand Dumont (1974). De son côté, Raymond Boudon (1986) définit l’idéologie comme un système de pensées tout à fait rationnelles mais fondées sur divers effets cognitifs, tels que l’effet de position lié à la situation de chacun dans la société, l’effet de communication qui porte à accepter une idée (on s’en remet au jugement d’autrui) et à tenir pour acquise la validité d’informations parfois douteuses, ou encore l’effet induit par des biais cognitifs qui conduisent à des erreurs de jugement. Pour lui, l’idéologie résulte d’une pensée raisonnable mais ni infaillible ni nécessairement fondée scientifiquement.

L’enquête française Perception des inégalités et sentiments de justice (PISJ) effectuée en France en 2009 et dirigée par Michel Forsé et Olivier Galland a montré que l’orientation idéologique des enquêtés était l’un des plus importants prédicteurs des opinions et des attitudes sur la pauvreté (Forsé et Galland 2011; Forséet al., 2013). Les chercheurs ont observé que les opinions en matière de justice, de pauvreté et d’inégalités des enquêtés français ne dépendaient pas d’abord de leurs conditions de vie. Autrement dit, « le jugement des Français sur les inégalités relève davantage d’une sensibilité et d’un système général de valeurs que d’un esprit revendicatif lié à la situation personnelle et aux conditions de vie qui serait en quelque sorte extrapolé à la société tout entière » (Forsé et Galland, 2011, p. 249). Toutefois, les auteurs ont prévenu « qu’il faut bien se garder de préjuger du sens de la causalité entre ces variables : cela peut être aussi bien le fait de juger les inégalités graves qui conduit à adopter ces positions politiques ou ces valeurs que l’inverse » (ibid.).

Nous ne disposons pas dans l’enquête québécoise de données strictement comparables aux données françaises. Cependant, il est possible de construire une mesure permettant d’évaluer les prises de position idéologiques des enquêtés et de voir jusqu’à quel point ces derniers valorisent des prises de position plutôt conservatrices ou plutôt progressistes. Trois variables tirées de l’enquête sont susceptibles de mesurer l’orientation idéologique des répondants :

  • « Au Québec, les gens ordinaires ne reçoivent pas leur juste part de la richesse nationale en ce moment »;

  • « Il faudrait réduire au Québec les différences entre les revenus importants et les revenus faibles »;

  • « Au Québec et au Canada, l’État intervient en matière économique. Selon vous, comment devrait-il intervenir dans ce domaine? »

Nous avons utilisé ces trois variables afin de construire une échelle de type Likert situant les répondants sur un continuum qui varie, pourrait-on dire, entre une prise de position conservatrice et une prise de position progressiste en ce qui a trait à la redistribution des revenus et au rôle de l’État en la matière. Pour ce faire, chacune des variables a été codée en attribuant le score 3 au plus haut degré d’accord avec l’énoncé et le score 0 au plus haut niveau de désaccord. L’échelle construite par l’addition de ces trois variables varie entre 0 et 9, où le score 0 correspond au plus haut niveau de conservatisme et le score 9 au plus haut niveau de progressisme. La relation statistique entre les trois variables est satisfaisante et chacun des indicateurs est bien corrélé, ce qui donne à l'échelle une bonne cohérence et une validité interne satisfaisante. De même, la consistance interne mesurée par le coefficient alpha de Cronbach (alpha = 0,63) est un peu inférieure au seuil conventionnel de 0,7, mais ce score élevé nous apparaît satisfaisant aux fins de nos analyses.

L’univers de contenu de la mesure des orientations idéologiques porte plus spécifiquement sur le rôle que l’État doit jouer dans la société et dans l’économie et sur la redistribution des revenus et sur la réduction des inégalités que sur des questions morales et sociales touchant la vie quotidienne comme l’euthanasie, le contrôle des armes à feu, la sévérité des peines envers les criminels, la légalisation de la marijuana, etc.

Connaissance d’une personne en situation de pauvreté

Nous faisons l’hypothèse que la connaissance d’une personne considérée pauvre influencera la représentation sociale de la pauvreté et les attitudes adoptées devant celle-ci. La question suivante a été incluse dans le questionnaire : « Connaissez-vous personnellement une ou des personnes que vous estimez être pauvres? ». Poser cette question présente un double intérêt. Elle livre d’abord une information factuelle pertinente pour elle-même, mais cette question nous permettra aussi de voir si la connaissance de première main d’une personne en situation de pauvreté affecte la représentation que l’on se fait du phénomène de la pauvreté.

Au total, 58,5 % des enquêtés estiment avoir une connaissance immédiate de la situation d’une personne pauvre. Les gens les plus favorisés sur le plan du revenu sont moins nombreux à déclarer connaître personnellement une personne pauvre, contrairement aux personnes ayant des revenus plus modestes dont deux tiers disent connaître une personne en situation de pauvreté.

Les retraités (48,6 %) et les étudiants à temps plein (50,9 %) déclarent connaître une personne en situation de pauvreté dans une moins grande proportion que le reste de la population. À l’inverse, les individus ayant un statut « atypique » (emploi à temps partiel par exemple) affirment connaître dans leur entourage une personne pauvre dans une proportion de près de 67 %. C’est presque autant que les répondants bénéficiant de l’assurance-emploi ou qui sont en recherche d’emploi (68,6 %). Les individus au foyer ou les bénéficiaires de l’aide de dernier recours affirment connaître une personne pauvre dans une large majorité de 74,3 %.

Représentations sociales de la pauvreté

La représentation sociale caractérise « la théorie de l’acteur » qui oriente l’action quotidienne. « Les individus sont en effet ignorants sur un million de choses », selon les mots d’Alexis de Tocqueville, et ils se fondent très souvent sur la foi d’autrui – famille, entourage, école, médias, figures d’autorité, réseaux sociaux, etc. – pour se faire une idée sur le monde, pour construire des représentations susceptibles d’orienter leur propre action. La représentation sociale est un système cognitif particulier, un savoir de « l’homme ordinaire » basé sur des règles logiques identifiées par Serge Moscovici telles que l’objectivation, l’ancrage, etc. Ce dernier le qualifie aussi de « savoir naïf ». « [Une représentation sociale] est un système de valeurs, de notions et de pratiques ayant une double vocation. Tout d’abord, d’instaurer un ordre qui donne aux individus la possibilité de s’orienter dans l’environnement social, matériel et de le dominer. Ensuite d’assurer la communication entre les membres d’une communauté (Moscovici, 1961, p. 10-11). D. Jodelet va dans le même sens : « Les représentations sociales sont des systèmes d’interprétation, régissant notre relation au monde et aux autres, qui orientent et organisent les conduites et les communications sociales » (Jodelet, 1994, p. 36), et elle précise qu’il s’agit « d’une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (idem, p. 53). Ce système cognitif ne doit pas être confondu avec le savoir scientifique – qui est construit selon les règles strictes de la méthode scientifique et soumis à examen par les pairs – ni avec l’idéologie, définie plus haut.

Nous caractériserons la représentation sociale de la pauvreté chez les enquêtés à l’aide de deux indicateurs, soit une question portant sur l’évolution perçue du taux de pauvreté et une autre sur la couverture des besoins de base dans notre société.

L’évolution du taux de pauvreté

Le premier indicateur est le suivant : « À votre avis, le taux de pauvreté est-il en augmentation, stable ou en diminution depuis cinq ans au Québec? ». La majorité des enquêtés – deux personnes sur trois – exprime l’avis que le taux de pauvreté est en augmentation (Tableau 1). Nous ne chercherons pas à déterminer si la réponse des répondants correspond ou non à la réalité, mais nous nous attarderons plutôt à l’analyse des différences entre les réponses données par les enquêtés, donc à l’examen de leurs représentations sociales du phénomène.

La représentation des enquêtés les moins scolarisés et des personnes à faible revenu se caractérise par une plus grande inquiétude à l’égard de l’évolution récente de la pauvreté. L’évaluation du taux de pauvreté au Québec est en effet étroitement associée au sentiment de privation. Plus ce sentiment est fort, plus les enquêtés soutiennent que le taux de pauvreté augmente et cette relation atteste que la perception de l’ampleur de la pauvreté est en lien avec les conditions socioéconomiques tant objectives que ressenties. Cela étant, la représentation sociale de la pauvreté est-elle calquée sur le niveau des revenus ? Pas vraiment, comme on le voit avec l’examen des liens qu’elle entretient avec les orientations idéologiques.

Tableau 1

Représentation de l’évolution du taux de pauvreté selon diverses variables sociodémographiques

Représentation de l’évolution du taux de pauvreté selon diverses variables sociodémographiques
Source : Enquête Représentations Sociales des Inégalités et de la Pauvreté. Compilation des auteurs.

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Tableau 2

Représentation de l’évolution du taux de pauvreté selon le sentiment de privation, l’orientation idéologique et la connaissance d’une personne en situation de pauvreté

Représentation de l’évolution du taux de pauvreté selon le sentiment de privation, l’orientation idéologique et la connaissance d’une personne en situation de pauvreté
Source : Enquête Représentations Sociales des Inégalités et de la Pauvreté. Compilation des auteurs

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L’échelle d’orientation idéologique est d’abord assez fortement corrélée avec la représentation de l’évolution du taux de pauvreté (Tableau 2). Les personnes les plus progressistes estiment que le taux de pauvreté est à la hausse, contrairement aux personnes plus conservatrices qui l’évaluent à un niveau nettement inférieur. En effet, si une large majorité (84,3 %) des répondants se situant dans le quartile correspondant au plus haut niveau de progressisme affirme que le taux de pauvreté est en augmentation, un peu plus du tiers (36,2 %) de ceux qui sont conservateurs entretiennent la même opinion. Les écarts sont considérables. Par ailleurs, le coefficient gamma (G = - 0,531) mesurant la relation statistique entre l’orientation idéologique et la représentation de la pauvreté est nettement plus élevé que les coefficients observés dans les autres croisements statistiques. L’analyse quantitative qui suit confirme le rôle clé de l’orientation idéologique. La connaissance d’une personne en situation de pauvreté est par ailleurs effectivement en relation avec les représentations sociales de la pauvreté. Ainsi, les enquêtés qui connaissent une personne pauvre estiment en plus forte proportion (69,5 %) que le taux de pauvreté a augmenté au Québec contre 53,3 % chez les enquêtés qui déclarent ne pas en connaître.

Afin d’approfondir les résultats dégagés par les analyses bivariées présentées ci-haut, nous avons proposé trois modèles de régression linéaire multiple prenant la représentation de l’évolution de la pauvreté comme variable dépendante. Ces modèles doivent être considérés comme des descriptions ou encore comme des portraits sociographiques et non pas comme une analyse causale au sens strict.

Les variables sociodémographiques classiques (sexe, âge, scolarité, revenu, activité, lieu de naissance, type de ménage) et celle portant sur la connaissance d’une personne pauvre ont été incluses dans le premier modèle (Tableau 3). Les résultats confirment ceux qui ont déjà été dégagés plus haut. Ainsi, le revenu est le meilleur prédicteur de la représentation de l’évolution du taux de pauvreté : moins le revenu de leur ménage est élevé, plus les répondants considèrent que la pauvreté gagne du terrain. Les données du modèle confirment aussi que les femmes estiment davantage que les hommes que le taux de pauvreté est en hausse. Les étudiants et les personnes inactives (retraitées en majorité) partagent moins cette opinion, de même que les travailleurs à temps plein. Les couples avec enfants ne perçoivent pas une montée de la pauvreté. La connaissance d’une personne pauvre ressort comme l’un des prédicteurs les plus puissants de la représentation de la pauvreté, suivant de près le fait d’être au bas de l’échelle des revenus. Connaître une personne pauvre est associé de manière significative à la perception que le taux de pauvreté augmente.

Nous avons inclus dans le deuxième modèle la mesure du sentiment de privation. Cette variable apparait comme le principal prédicteur de la représentation sociale portant sur l’évolution du taux de pauvreté, toutes choses égales par ailleurs. L’effet des autres variables persiste, mais plus les enquêtés ressentent un sentiment de privation, plus ils se représentent négativement l’évolution du taux de pauvreté. Cela confirme l’importance que prend la perception par les enquêtés de leurs propres conditions de vie.

Nous avons enfin introduit l’indice d’orientation idéologique dans le troisième modèle, une variable qui s’était avérée déterminante dans l’enquête française citée plus haut. Les préférences des répondants en matière d’intervention étatique qui fondent cet indice apparaissent effectivement déterminantes dans l’élaboration des représentations sociales en matière de pauvreté. Le coefficient Bêta associé à cette variable (0,314) est le plus important du modèle, suivi du sentiment de privation (0,103). Ce résultat est important. Il signifie que les enquêtés, lorsque vient le temps d’évaluer l’évolution du taux de pauvreté, se réfèrent de manière marquée à un système de valeur général – en gros, être pour ou contre l’intervention de l’État en matière de redistribution du revenu – et pas seulement à leur situation personnelle, qui demeure toutefois pertinente comme l’indique le coefficient associé au sentiment de privation.

Tableau 3

Trois modèles d’analyse de régression linéaire multiple sur la perception de l’augmentation du taux de pauvreté

Trois modèles d’analyse de régression linéaire multiple sur la perception de l’augmentation du taux de pauvreté
Source : Enquête Représentations Sociales des Inégalités et de la Pauvreté. Compilation des auteurs.

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Ce troisième modèle doit être interprété avec précaution car il ne permet pas de départager l’effet respectif des conditions de vie, du sexe des enquêtés, des choix idéologiques ou du sentiment de privation sur la représentation de l’évolution de la pauvreté. L’orientation idéologique est en effet elle-même dépendante de la position socioéconomique et du sexe des répondants. Ce modèle montre cependant que l’orientation idéologique des enquêtés joue un rôle important dans l’élaboration des représentations sociales de la pauvreté, exerçant une influence directe sur ces dernières – dont l’ampleur resterait à déterminer par une analyse plus avancée – en plus de l’effet propre de certaines caractéristiques personnelles comme le revenu.

Cette observation va dans le sens de la conclusion à laquelle sont arrivés trois chercheurs du Credoc (France) dans leur rapport-synthèse sur la perception de la pauvreté en Europe. « La perception de la pauvreté apparaît très liée aux craintes que chacun peut nourrir quant à possibilité de la connaître […] mais aussi aux attentes qu’il peut formuler à l’endroit, en particulier, des collectivités publiques » (Olm, Le Quéau et Simon, 2000, p. 105).

La satisfaction des besoins de base

Le second indicateur caractérisant la représentation sociale d’ensemble de la pauvreté porte sur la satisfaction des besoins de base. Plus spécifiquement, il était demandé aux enquêtés d’exprimer leur degré d’accord avec l’affirmation suivante : « Au Québec, la satisfaction des besoins de base (logement, nourriture, habillement, santé et éducation) est assurée à chacun ». Le libellé de la question inclut la santé et l’éducation parmi les besoins de base, et il faudra garder cela en tête en analysant les résultats. L’opinion des Québécois est plutôt nuancée. En effet, seulement 10,5 % des répondants sont « tout à fait d’accord » avec l’affirmation selon laquelle la satisfaction des besoins de base serait assurée à chacun, alors que 11,8 % sont « tout à fait en désaccord ». Les deux positions intermédiaires recueillent ensemble la nette majorité des opinions exprimées, avec 40,7 % de répondants qui affirment être « plutôt d’accord » et 37,0 % qui se disent « plutôt en désaccord ».

Afin de simplifier la présentation des données, nous retenons cette fois encore trois modèles de régression. Dans le premier modèle, la variable sexe est nettement discriminante. Sans surprise, les femmes sont plus nombreuses (55,2 %) que les hommes (42,1 %) à se déclarer en désaccord avec l’affirmation proposée (nous avons regroupé les réponses plutôt en désaccord et tout à fait en désaccord). L’analyse bivariée montre que les chômeurs, les bénéficiaires de l’aide sociale et les personnes au foyer voient l’évolution de la pauvreté de manière défavorable, de même que les personnes sans emploi et les enquêtés à faible revenu. L’effet de ces variables sociodémographiques est cependant pris en compte par la mesure du sentiment de privation dans les modèles. Plus les répondants éprouvent un sentiment de privation, moins ils estiment que les besoins de base sont satisfaits.

Tableau 4

Trois modèles d'analyse de régression linéaire multiple sur la représentation de la satisfaction des besoins de base

Trois modèles d'analyse de régression linéaire multiple sur la représentation de la satisfaction des besoins de base
Source : Enquête Représentations Sociales des Inégalités et de la Pauvreté. Compilation des auteurs.

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Cette fois encore, l’orientation idéologique est la variable la plus fortement associée à l’opinion sur la satisfaction des besoins de base des ménages, les enquêtés les plus conservateurs ayant répondu positivement et les enquêtés progressistes estimant que les besoins ne sont pas suffisamment comblés. Cette forte relation donne à penser – confirmant en cela ce qui a été avancé plus haut – que c’est le système de valeur des enquêtés, et non seulement l’extrapolation de leur situation personnelle à la société tout entière, qui structure la représentation sociale portant sur la couverture des besoins fondamentaux des individus. L’étude des relations laisse voir que les paramètres de la situation personnelle (âge, revenu, scolarité, etc.) sont moins fortement associés à l’opinion exprimée sur la couverture des besoins, comme c’était aussi le cas dans l’examen de l’indicateur précédent.

Les représentations sociales de la pauvreté se structurent en fonction d’une certaine extrapolation à l’ensemble de la société de leur situation personnelle chez les répondants à l’enquête, les personnes les moins favorisées estimant que les besoins de base ne sont pas adéquatement couverts dans l’ensemble de la société. Mais ces représentations nous paraissent aussi déterminées par un système de valeurs plus vaste qui amène les individus à porter un jugement sur la satisfaction de ces besoins en fonction de leurs idées sur la nécessité (ou non) de la redistribution des ressources par l’État. Ainsi, les orientations sociales-démocrates peuvent être partagées par des gens de tous les milieux socioéconomiques, et des positions conservatrices adoptées par des personnes moins favorisées. L’image que l’on se fait n’est ni seulement ni prioritairement le reflet de ses propres conditions de vie.

L’analyse portant sur les idées reçues et les attitudes cernera avec plus de précision jusqu’à quel point cette interprétation est juste.

Idées reçues, préjugés et attitudes face à la pauvreté

L’attitude est une prise de position qui amène les individus à agir d’une certaine façon. Les définitions classiques de l’attitude insistent sur la « prédisposition au comportement » (Allport, 1935) et sur le fait qu’elle repose sur des jugements et des croyances (Rokeach, 1976). Les attitudes sont mesurées de manière classique par des énoncés standardisés qui servent à la construction d’une échelle. Ces énoncés prennent la forme de différentes opinions exprimées sur des objets et les réponses graduées – entièrement en accord, assez en accord, partiellement en désaccord ou entièrement en désaccord, par exemple – sont additionnées pour construire une échelle (de Likert, par exemple).

Les énoncés retenus dans le questionnaire sont tirés d’entrevues faites sur le terrain et s’inspirent d’opinions entendues sur la place publique sous forme de clichés. Ainsi, nous avions demandé aux personnes rencontrées dans la pré-enquête quels étaient, à leur connaissance, les remarques, les avis et les commentaires les plus courants que les gens formulaient sur les pauvres en général dans leur milieu. Nous nous sommes inspirés de ces énoncés dans la construction des questions dans notre enquête. Afin d’éviter de biaiser les données, nous avons choisi des énoncés portant des jugements tantôt positifs (Q5B, Q5E, Q5F), et tantôt négatifs (Q5A, Q5C, Q5D, Q5G) sur la pauvreté. La liste des énoncés apparaît au tableau 5 ainsi que la distribution de fréquence des réponses.

Tableau 5

Énoncé et distribution de fréquence des variables servant à construire les échelles d’attitudes face à la pauvreté

Énoncé et distribution de fréquence des variables servant à construire les échelles d’attitudes face à la pauvreté
Source : Enquête Représentations Sociales des Inégalités et de la Pauvreté. Compilation des auteurs.

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Afin d’analyser plus finement les représentations sociales des répondants au sujet de la pauvreté, nous avons construit deux échelles à partir de ces sept indicateurs. Ce choix se justifie par le fait qu’une seule échelle, les regroupant, n’aurait pas respecté les critères conventionnels de validité et de cohérence. L’analyse factorielle indique d’ailleurs qu’une telle échelle aurait été bidimensionnelle, c’est-à-dire qu’elle aurait regroupé deux attitudes distinctes répondant à des logiques différentes. Il y a autrement dit deux univers de contenu derrière les opinions exprimées.

Graphique 1

Distribution de fréquence de l’échelle d’attitude A face à la pauvreté selon le sexe (énoncés à connotation négative)

Distribution de fréquence de l’échelle d’attitude A face à la pauvreté selon le sexe (énoncés à connotation négative)
Source : Enquête Représentations sociales des inégalités et de la pauvreté. Compilation des auteurs.

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L’échelle A caractérise l’attitude élaborée avec les indicateurs à connotation négative sur la pauvreté. Les quatre variables la constituant ont été codées en accordant le poids 3 au plus haut niveau d’accord et le poids 0 au plus haut niveau de désaccord. L’échelle varie donc entre 0 et 12. Plus un individu obtient un score élevé sur l’échelle, plus l’image qu’il a de la pauvreté est péjorativement connotée et renvoie à des préjugés fréquemment véhiculés. Nous avons utilisé la méthode de Likert afin de nous assurer de la cohérence interne de l’échelle et de sa validité. Cette dernière suggère de croiser chacune des variables avec l’échelle regroupée en quartiles afin de s’assurer que tous ses éléments y sont positivement et fortement corrélés. L’échelle respecte ces critères de validité. La consistance interne de l’échelle est bonne, comme le montrent les coefficients gamma entre chacun des indicateurs, l’association entre l’échelle et chacun d’entre eux ainsi que le coefficient alpha de Cronbach (0,68). Le seuil conventionnel d’acceptabilité de cette statistique est de 0,7, ce qui est très près du résultat que nous obtenons. Le graphique 1 donne la distribution de fréquence de l’échelle A qui prend l’allure d’une courbe normale.

La seconde échelle a été construite avec trois indicateurs ou énoncés exprimant une opinion positive sur la pauvreté. Cette fois-ci, l’accord complet avec l’énoncé a reçu le poids 0 et le désaccord complet, le score 3. En procédant ainsi, l’échelle B varie donc dans le même sens que l’échelle A, soit un continuum où un score élevé révèle une attitude défavorable vis-à-vis de la pauvreté ou des personnes pauvres. La consistance interne est satisfaisante comme l’indiquent les mesures d’association entre les indicateurs et l’association de ces derniers avec l’échelle. Par contre, le coefficient alpha de Cronbach (alpha = 0,46) est plus faible. Le graphique 2 donne la distribution de fréquence de la seconde échelle, qui comme la précédente mesure a une forme normale.

Graphique 2

Distribution de fréquence de l'échelle d'attitude B face à la pauvreté selon le sexe (énoncés à connotation positive)

Distribution de fréquence de l'échelle d'attitude B face à la pauvreté selon le sexe (énoncés à connotation positive)
Source : Enquête Représentations sociales des inégalités et de la pauvreté. Compilation des auteurs.

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L’échelle A présente une courbe légèrement asymétrique à droite, et l’échelle B une courbe légèrement asymétrique à gauche. Cela signifie que les énoncés à connotation négative emportent davantage l’adhésion des enquêtés. Ceux-ci ont tendance à adhérer à des opinions négatives sur les pauvres. Par ailleurs, les répondants se disent davantage en accord avec les énoncés positivement formulés, comme le montre la distribution de l’échelle B décalée vers la gauche. Ces observations confirment l’analyse factorielle évoquée plus haut selon laquelle les deux échelles renvoient à des univers de contenu distincts qui ne peuvent être assimilés ou confondus.

Tableau 6

Trois modèles d'analyse de régression linéaire multiple sur l'échelle d'attitude A face à la pauvreté (énoncés à connotation négative)

Trois modèles d'analyse de régression linéaire multiple sur l'échelle d'attitude A face à la pauvreté (énoncés à connotation négative)
Source : Enquête Représentations Sociales des Inégalités et de la Pauvreté. Compilation des auteurs.

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Tableau 7

Trois modèles d'analyse de régression linéaire multiple sur l'échelle d'attitude B face à la pauvreté (énoncés à connotation positive)

Trois modèles d'analyse de régression linéaire multiple sur l'échelle d'attitude B face à la pauvreté (énoncés à connotation positive)
Source : Enquête Représentations Sociales des Inégalités et de la Pauvreté. Compilation des auteurs.

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Les tableaux 6 et 7 présentent l’analyse de régression multiple avec les variables explicatives retenues. Dans l’ensemble, les hommes ont une attitude plus négative vis-à-vis de la pauvreté que les femmes. Ce résultat met en relief la plus grande sensibilité des femmes à certains enjeux sociétaux tels que la pauvreté et les inégalités. Les enquêtés plus âgés (65 ans et plus) ainsi que ceux moins scolarisés adoptent une attitude moins favorable à l’endroit des personnes en situation de pauvreté. Le partage des idées reçues est plus prononcé en milieu ouvrier que dans les autres professions. L’examen de la relation entre le revenu et les deux échelles d’attitudes va dans le même sens. Plus le revenu augmente, moins les enquêtés expriment des opinions favorables sur la pauvreté, et moins il est élevé, plus ils se montrent favorables.

La relation est moins nette entre le revenu et les énoncés à connotation négative. De même, les individus bénéficiant de l’aide sociale ou du chômage ainsi que ceux demeurant au foyer se montrent plus favorables envers les personnes en situation de pauvreté, mais cet accord s’exprime avec plus de netteté dans le cas des énoncés à caractère positif. Les enquêtés nés à l’extérieur du pays sont aussi plus nombreux à déclarer des opinions défavorables sur la pauvreté. Du point de vue de l’échelle B, par exemple, c’est 20,2 % des personnes nées à l’extérieur du Canada qui ont obtenu des scores entre 6 et 9, soit les opinions les plus sévères sur la pauvreté. Comparativement, 11 % des personnes nées au Québec et 13,6 % de celles nées dans une autre province canadienne se situent à cette même extrémité de l’échelle. Des écarts semblables existent aussi sur l’échelle A.

L’analyse du lien entre les attitudes et le sentiment de privation confirme ce qui vient d’être observé. Les enquêtés qui éprouvent un sentiment de privation tendent à avoir une attitude plus favorable face à la pauvreté que les personnes qui ne l’éprouvent pas. Les enquêtés se montrant plus progressistes manifestent un ensemble d’opinions nettement plus favorables à la pauvreté. Cette relation est observée dans le cas des deux échelles mais elle se manifeste avec plus d’intensité lorsque les opinions sur la pauvreté sont énoncées de manière positive (Bêta  = - 0,344). La connaissance d’une personne pauvre apparaît comme un facteur moins important pour prédire les attitudes face à cette dernière, comme on le voit dans le cas de l’échelle B qui présente des énoncés à connotations positives (Bêta = - 0,051).

L’analyse donne à penser que certaines caractéristiques personnelles des répondants – et notamment leur sentiment de privation – expliquent la formation des attitudes envers la pauvreté. Mais l’effet de ces caractéristiques se manifeste principalement dans des situations particulières, nettement départagées. Par exemple, les personnes âgées adhèrent davantage à des idées reçues négatives sur la pauvreté. Cependant, il faut aussi considérer les valeurs privilégiées par les individus et la sensibilité vis-à-vis de la redistribution des revenus – telle que mesurée par l’échelle d’orientation idéologique – afin de comprendre de manière plus nette les attitudes envers les pauvres et la pauvreté. Le système de valeurs apparaît comme structurant les attitudes en conjonction avec un certain nombre de situations particulières. Cette analyse confirme ce qui a été observé plus haut dans l’analyse de la perception de l’évolution des taux de pauvreté et de la satisfaction des besoins de base.

Tableau 8

Régression linéaire multiple sur l'évaluation du montant d'aide sociale reçue par trois types de ménages

Régression linéaire multiple sur l'évaluation du montant d'aide sociale reçue par trois types de ménages
Source : Enquête Représentations Sociales des Inégalités et de la Pauvreté. Compilation des auteurs.

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Connaissances des enquêtés sur la pauvreté

Nous analyserons les connaissances sur la pauvreté en prenant comme indicateur l’estimation des montants versés à différentes catégories de prestataires du Programme d’aide sociale, soit le programme destiné aux personnes sans contraintes sévères à l’emploi, à ne pas confonde avec le Programme de solidarité sociale. Il était demandé aux répondants d’estimer au meilleur de leur connaissance le montant mensuel reçu par trois ménages fictifs, soit une mère monoparentale avec un enfant de cinq ans (Q6A), un homme célibataire de trente-cinq ans (Q6B) et un couple avec deux enfants de huit et dix ans (Q6C). Nous avons éliminé les réponses aberrantes obtenues à ces questions. Les données exagérément élevées ou faibles, notamment fournies par des répondants ayant mal compris les questions ou ayant incorrectement rempli le questionnaire, auraient faussé l’ensemble des analyses. Pour éviter cela, nous avons respecté le critère conventionnel qui suggère d’exclure les données se trouvant aux deux extrêmes, soit les 5 % inférieurs et les 5 % supérieurs.

Les enquêtés ont estimé le montant de la prestation mensuelle d’un bénéficiaire de l’aide de dernier recours célibataire de trente-cinq ans à 589 $ en moyenne (écart-type = 152 $). Ils chiffrent le montant reçu par une mère monoparentale avec un enfant à 819 $ (écart-type = 230 $). Enfin, ils évaluent le montant mensuel moyen perçu par un couple avec deux enfants à 1 108 $ (écart-type = 359 $).

Les femmes estiment moins généreusement que les hommes les montants perçus par les prestataires de l’aide de dernier recours (Tableau 8). Il en va de même des individus connaissant des conditions socioéconomiques moins favorables ou plus précaires. De fait, les répondants jouissant des statuts les moins stables et les moins socialement valorisés tels les personnes sans emploi, les prestataires de l’aide sociale, les chômeurs et ceux occupant une ou plusieurs activités à temps partiel évaluent généralement à un niveau moindre les montants alloués par l’aide sociale. Le même comportement s’observe chez les étudiants à temps plein. À l’inverse, les travailleurs à temps plein sont systématiquement plus nombreux à évaluer généreusement les prestations en question, et ce pour les trois ménages fictifs présentés. Par exemple, ces travailleurs évaluent le montant accordé à une famille de quatre à 1 147 $ en moyenne, soit environ 100 $ de plus que les chômeurs, les bénéficiaires de l’aide sociale, les personnes au foyer et celles en recherche d’emploi.

Cette tendance se confirme par l’examen du revenu des ménages. Il existe une relation linéaire positive entre le revenu et les estimations recueillies : plus leurs revenus s’élèvent, plus les répondants fournissent des évaluations supérieures. La profession déclarée par les répondants conduit à de semblables observations. Malgré quelques résultats contradictoires, les individus situés en haut de l’échelle de prestige – et de revenu – sont un peu plus nombreux à estimer à la hausse les montants d’aide sociale.

Même si certaines de ces relations sont ténues, une tendance d’ensemble se dessine clairement. De fait, nous observons une relation entre les revenus et les conditions de vie des répondants et la représentation qu’ils se font des ressources financières minimales nécessaires allouées par l’État. Plus spécifiquement, la stabilité et la qualité des conditions de vie influencent positivement la représentation que l’on se fait des montants versés aux prestataires du Programme d’aide sociale.

Les répondants inactifs sur le marché du travail évaluent moins généreusement les montants que les individus actifs. Plus encore, en introduisant l’échelle de privation subjective, le fait de se sentir privé marque à la baisse l’évaluation qui est faite de ces montants. Tout se passe comme si le fait d’éprouver de la difficulté à joindre les deux bouts amenait les répondants à penser que l’État verse moins aux plus démunis, par comparaison à ceux qui n’ont pas l’impression de se priver.

À l’inverse, ces mêmes analyses montrent que le fait de déclarer connaître personnellement une personne en situation de pauvreté influence à la hausse les estimations recueillies. L’orientation idéologique et les attitudes exprimées envers la pauvreté et les plus démunis sont sans effet.

La représentation sociale des inégalités

Les inégalités de revenus sont moins marquées au Canada qu’aux États-Unis, et moins prononcées au Québec que dans les autres provinces canadiennes (Langlois et Lizotte, 2015; Fréchet, 2017). Par contre, les revenus de marché – tirés du travail salarié, du travail autonome et des placements – sont sous forte pression et sont caractérisés par une hausse des inégalités depuis au moins 10 ans, au Québec comme ailleurs. La fiscalité et les paiements de transfert contribuent à réduire les inégalités dans les États ayant adopté des politiques sociales-démocrates. Cependant, les États-providence ont de plus en plus de difficultés à contrer la hausse des inégalités touchant les revenus de marché.

Le diagnostic sur la hausse des inégalités socioéconomiques occupe une place centrale dans les médias, comme en témoignent l’image répandue du « 1 % de la population » qui accapare la part du lion de la croissance économique ou le débat sur le déclin de la classe moyenne. Mais qu’en pensent les Québécois? Comment perçoivent-ils les inégalités en matière de revenus au sein de leur propre société? Par ailleurs, comment se comparent la représentation sociale de la pauvreté, analysée plus haut, et la représentation sociale des inégalités ?

Nous avons mesuré la représentation sociale des inégalités de revenus à l’aide de deux indicateurs. Le premier est formulé ainsi : « Au Québec, les différences de revenus sont plus élevées que dans les autres pays développés ». Au total,  9 % des répondants ont exprimé leur complet accord avec cet énoncé et 36 % étaient plutôt en accord. L’évaluation négative de la situation relative des revenus par comparaison avec d’autres sociétés est plus prononcée chez les femmes et au sein des ménages à faibles revenus et à revenus moyens (en bas de la médiane), chez les personnes au chômage et celles qui dépendent de l’aide sociale, mais également les employés de bureau. Ce dernier résultat ne surprend guère, puisque les femmes sont surreprésentées au sein de ce secteur d’activité. Par contre, les détenteurs de très hauts revenus (plus de 100 000 $ de revenu familial), les diplômés universitaires, les cadres et les professionnels expriment plus souvent leur désaccord avec l’énoncé. Il en va différemment chez les personnes rencontrant le plus de difficultés sur le marché du travail (individus peu scolarisés, au chômage ou bénéficiaires de l’aide sociale). Les personnes les moins favorisées sur le plan culturel et sur le plan socioéconomique portent les jugements les plus critiques sur les inégalités, de même que les individus en situation de privation ressentie.

Ces relations statistiques recoupent celles qui ont été dégagées plus haut dans l’analyse des représentations sociales de la pauvreté. Fait à noter : 32 % des personnes nées à l’extérieur du Canada expriment leur accord avec l’énoncé, soit moins que la population prise dans son ensemble. Nous pouvons faire l’hypothèse que, moins inquiètes sur la situation des inégalités de revenus au sein de leur société d’accueil, elles comparent la situation qui prévaut au Québec avec celle, le plus souvent moins favorable, caractérisant leur pays d’origine, notamment dans le cas des ressortissants en provenance de pays moins favorisés.

L’analyse d’un second indicateur précise l’image ou la représentation que les enquêtés se font des inégalités. L’énoncé se lit comme suit : « Au Québec, les gens ordinaires ne reçoivent pas leur juste part de la richesse nationale en ce moment ». Les réponses à cette question sont surprenantes, car l’opinion exprimée est nettement plus alarmiste que dans le cas de la question précédente. En effet, pas moins de 72,2 % sont d’accord avec l’énoncé (tout à fait d’accord et plutôt d’accord). Les enquêtés expriment plus d’inquiétudes sur l’état des inégalités au sein même de leur propre société que lorsqu’ils la comparent à d’autres.

L’analyse met en évidence un important clivage social dans la représentation sociale des inégalités. Cette fois encore, les femmes se montrent plus critiques que les hommes. Les enquêtés ayant les statuts sociaux les plus élevés – membres des professions libérales et des professions intermédiaires, répondants à scolarité élevée et à revenus élevés – sont moins critiques en matière d’inégalités que les répondants moins favorisés (personnel de bureau, personnel des services, ouvriers, personnes sans emploi, enquêtés aux revenus plus faibles et enquêtés à scolarité moins élevée) qui expriment de plus grandes inquiétudes sur la répartition de la richesse nationale.

Ces observations sont confirmées par l’examen de la relation statistique entre cet indicateur et le sentiment de privation. Les personnes qui vivent un fort sentiment de privation jugent négativement la distribution de la richesse nationale. Un certain nombre d’individus ont donc des raisons de penser que la distribution des revenus pose problème au Québec, et ils portent ce jugement du point de vue de leur situation personnelle. Ainsi, ceux qui avancent que leur niveau de vie s’est détérioré depuis 10 ans se préoccupent de l’état des inégalités de revenus au Québec.

Toutefois, la représentation sociale des inégalités n’est pas uniquement le reflet des intérêts personnels. En effet, la forte proportion d’enquêtés (72,2 %) qui sont en accord avec l’énoncé que « les gens ordinaires ne reçoivent pas leur juste part de la richesse nationale » donne à penser qu’un autre critère entre en jeu dans la représentation sociale sur les inégalités, soit le fait que les gens fondent aussi leur jugement sur des considérations générales partagées et pas seulement sur les paramètres de leur situation personnelle.

L’examen des réponses à une autre question de l’enquête va dans le sens de cette interprétation. La question posée était formulée ainsi : « Dans les cinq années qui viennent, pensez-vous que les inégalités de revenus au Québec vont fortement augmenter, vont augmenter un peu, vont rester stables, vont un peu diminuer ou vont fortement diminuer ? ». L’évolution prévisible à la hausse des inégalités est largement répandue au sein des répondants. Le premier choix de réponse emporte l’adhésion de 27 % d’entre eux, et le deuxième 42,5 %. Au total, 7 personnes sur 10 estiment que la situation des inégalités va empirer dans l’avenir. La perception inquiète de l’évolution future des inégalités est cependant plus accentuée dans certains sous-groupes qui ont aussi des raisons personnelles de penser ainsi. C’est le cas des bénéficiaires de l’aide de dernier recours ou des personnes ayant la plus faible scolarité. De leur côté, les répondants appartenant à des ménages à très hauts revenus se montrent moins préoccupés par l’évolution des inégalités dans les prochaines années, de même que les anglophones et les personnes nées à l’extérieur du Canada.

Globalement, les enquêtés adoptent une attitude plus critique sur les inégalités de revenus que sur la pauvreté et ils se montrent dans l’ensemble nettement plus inquiets de la situation des inégalités, par comparaison avec ce qui a été observé plus haut sur la pauvreté. Les clivages qui apparaissent entre les diverses catégories socioéconomiques retenues dans l’analyse sont plus importants que ceux qui avaient été observés dans l’étude des indicateurs portant sur la représentation sociale de la pauvreté. Globalement, les répondants ayant un statut socioéconomique moins favorable – faibles revenus, faible scolarité, emplois précaires, statut social moins élevé, etc. – sont davantage préoccupés par l’état des inégalités que par l’état de la pauvreté au sein de leur société.

Comment expliquer cette différence importante? Il est permis de penser que ces répondants perçoivent la montée des inégalités socioéconomiques comme étant davantage menaçante pour eux-mêmes que la hausse du taux de pauvreté. L’analyse de la relation entre les deux indicateurs retenus concernant la perception des inégalités, d’un côté, et le sentiment de privation, de l’autre, va dans ce sens. L’inquiétude exprimée sur l’évolution prévisible des inégalités est influencée par la situation personnelle vécue par les répondants, mais elle se fonde aussi sur des principes plus généraux puisqu’elle est largement partagée par diverses catégories de population qui s’en inquiètent. Bien que la position sociale personnelle continue d’influer sur la représentation sociale, l’inquiétude vis-à-vis de l’avenir des inégalités est ressentie de manière plus large, ce qui donne à penser qu’il y a une homogénéité sociale dans l’appréciation de la situation à venir des inégalités de revenus.

Les représentations sociales et les attitudes devant la pauvreté et les inégalités sont liées à la situation personnelle des enquêtés. Ainsi, ceux qui disposent de revenus plus faibles et ceux qui doivent se priver expriment davantage d’inquiétude devant les deux réalités. De même, les femmes font preuve d’une plus grande sensibilité que les hommes devant ces deux problèmes sociaux et elles se montrent plus critiques même lorsque d’autres facteurs personnels (scolarité, âge, revenus, etc.) sont pris en compte.

Cependant, les personnes enquêtées se montrent plus inquiètes devant les inégalités socioéconomiques que devant la pauvreté. Ce résultat confirme une observation que D. Gaudreault avait faite dans son enquête qualitative menée dans la région de Québec : les membres des classes moyennes considèrent que la pauvreté appartient à un autre univers que le leur. Ils ne se sentent pas eux-mêmes concernés ou menacés par ce phénomène qu’ils assimilent à la grande marginalité ou à l’infortune individuelle. La pauvreté touche les « autres » et on s’y sent étranger, sinon protégé contre elle (Gaudreault, 2013). À l’inverse, il est permis de penser que les Québécois qui estiment massivement appartenir à cette « nébuleuse complexe » que sont les classes moyennes se sentent plus vulnérables quant à la montée des inégalités sociales. S’ils ne se sentent généralement pas concernés par les revendications entourant la défense des droits des plus défavorisés, il en est autrement du discours sur la disparité croissante des revenus et l’effritement du pouvoir d’achat des familles. Partant, ils se disent davantage préoccupés face à ces réalités qui sont susceptibles d’affecter leur propre niveau de vie ou, plus généralement, celui de personnes avec qui ils estiment entretenir une proximité sociale.

Mais nous avons vu que les représentations sociales et les attitudes ne sont pas le strict calque des situations personnelles. Ainsi, les valeurs privilégiées et les orientations idéologiques telles que mesurées par les prises de position en faveur d’une intervention étatique visant à contrer les inégalités et la pauvreté sont-elles davantage déterminantes que plusieurs caractéristiques individuelles. Ce résultat donne à penser que les répondants se réfèrent aussi à des principes généraux en matière de politiques sociales. Cette conclusion va dans le sens des observations sur la perception de la pauvreté en Europe rapportés par Olm, Le Quéau et Simon (2000), de même qu’elle concorde avec les conclusions tirées de l’enquête française sur la perception des inégalités et les sentiments de justice (Forsé et Galland, 2011). En somme, les attentes que les individus formulent à l’endroit de l’État en matière de redistribution des richesses influencent l’évaluation qu’ils font de l’état actuel de la situation, car trois personnes sur quatre estiment que les gens ordinaires ne reçoivent pas leur juste part de la richesse nationale. Ce que les gens considèrent souhaitable infléchit leur évaluation des conditions effectives. En d’autres mots, les croyances et les représentations sociales sur la pauvreté et les inégalités relèvent aussi des idées que les citoyens se font de la « bonne vie » en société.