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Du milieu du 20e siècle à aujourd’hui, les élites économiques du Québec ont autant évolué que les jugements de valeur que la société porte sur elles. Leur étude se heurte donc à une double difficulté : une ambiguïté définitionnelle et une ambivalence normative.

Les élites économiques se caractérisent à la fois par leur pouvoir économique et par l’exclusivité sociale de leurs pratiques (Clement, 2006). Cependant, en raison de la difficulté entourant la caractérisation claire et définitive des élites en tant qu’objet historique, les contours du groupe formant l’élite économique varient sensiblement (Leferme-Falguières et Van Renterghem, 2001). Certaines études optent pour une définition restreinte des élites en y incluant seulement les élites dirigeantes de la grande industrie; d’autres l’étendent aux élites dirigeantes locales ou régionales, aux élites libérales ou traditionnelles (les médecins, dentistes, avocats, juges et notaires) ou aux élites gestionnaires ou technocratiques (qui sont à la tête des différentes divisions des entreprises et des administrations). Cette ambigüité d’ordre définitionnel est aussi liée à l’approche épistémologique qu’on adopte : l’approche historique adoptée par la théorie classique des élites initiée par Vilfredo Pareto tend à cibler la minorité d’individus les plus fortunés et puissants, alors que les approches issues du champ de la stratification et de la mobilité sociales visent une fraction plus large de personnes aux responsabilités et aux revenus élevés. Au Québec, c’est la définition restreinte qui a longtemps eu cours pour analyser la domination d’une élite anglophone dirigeante sur les Canadiens français (Porter, 1957, 1965; Dofny et Rioux, 1962). À la suite de l’émergence d’une bourgeoise régionale francophone au Québec (Niosi, 1978, 1983), une définition plus large semble s’imposer. Cet élargissement conduit-il à un effacement de la sociologie des élites? Doit-il convier à repenser les contours d’une élite économique plus éclatée?

Par ailleurs, l’étude de l’élite économique est d’autant plus délicate que la notion d’élite est ambivalente, plongée dans une double normativité, à la fois positive et négative (Heinich, 2004). D’une part, les élites sont admirées pour leurs capacités d’invention et de transformation, valorisées pour l’importance des fonctions qu’elles remplissent, l’excellence dont elles font preuve, et enviées pour leur réussite. De l’autre, elles sont critiquées pour les monopoles qu’elles exercent, les privilèges dont elles bénéficient ou qu’elles s’octroient et leur appropriation prédatrice des ressources. Cette double normativité fait en sorte que les élites économiques sont perçues ou étudiées tantôt dans le but d’analyser les changements sociaux, politiques ou technologiques qu’elles impulsent, ou ceux qui affectent leur composition sexuelle ou ethnique, et tantôt pour critiquer le fossé qui les sépare des classes moyennes ou du peuple ainsi que la domination qu’elles exercent sur les autres classes. Au Québec, les membres des nouvelles élites québécoises ont été un temps perçus comme les agents de la transformation de la société québécoise (Rocher, 1962) et dépeints comme des hommes d’affaires de grande envergure (Falardeau, 1966). Ils sont maintenant le plus souvent décriés pour leurs rémunérations considérées exorbitantes, scandaleuses et déconnectées des résultats économiques et des normes salariales (Laurin-Lamothe et L’Italien, 2015), leurs pratiques d’évasion et d’optimisation fiscale (Alepin, 2004; Deneault, 2016) ou pour leur insertion dans un réseau de laboratoires d’idées (think tanks) qui configurent la construction de politiques publiques néolibérales (Graefe, 2004). Ce retournement est-il le signe d’un désenchantement salutaire? Invite-t-il à un réexamen de l’éthique des membres de l’élite économique?

Ce dossier de Recherches Sociographiques a pour ambition de dessiner le portrait de l’élite économique et d’explorer quelques-unes de ses caractéristiques sociales et culturelles. Dans cette introduction, nous tenterons d’abord de revenir sur l’histoire des contours de l’élite économique québécoise ainsi que sur l’évolution des jugements normatifs qui sont portés sur elle, pour présenter ensuite l’originalité des contributions de ce numéro.

Le Québec au miroir de la sociologie de ses élites économiques

Les sociologues font évoluer leur regard sur les élites en même temps que la structure du pouvoir économique subit sa propre évolution, si bien que « les élites offrent le miroir déformant d’une société et de ses aspirations » (Leferme-Falguières et Van Renterghem, 2001, p. 22). Comment s’est traduite cette double évolution des élites économiques du Québec et du regard que la société porte sur elles?

Les élites du Québec vues par les anglophones : 1940-1960

Jusqu’au milieu des années 1960, les analyses sociologiques des élites au Québec ont été marquées par l’intérêt relativement faible que leur portaient les sociologues francophones dans un contexte de domination du capital anglophone ou étranger sur les francophones. Ce sont en effet principalement des anglophones qui étudient les élites au Québec sous l’angle des relations ethniques, et en particulier de la sous-représentation des francophones dans les strates supérieures de la société québécoise. Comme le résume Guy Rocher :

Si l’on passe maintenant […] aux recherches plus proprement sociologiques qui ont été menées depuis une vingtaine d’années sur le travail au Canada français, on doit immédiatement faire une double constatation. La première, c’est qu’elles ont été très largement dominées par un thème majeur, celui de la distribution différentielle des groupes ethniques dans la structure des emplois. En second lieu, ce sont surtout les sociologues anglophones, particulièrement ceux de l’Université McGill, qui ont développé ce thème.

Rocher, 1962, p. 177

C’est le sociologue américain Everett Hughes qui a le premier mis en lumière la hiérarchie ethnique au Québec. Dans sa monographie des grandes industries de la ville de Drummondville, renommée Cantonville, il montre d’abord l’appropriation des moyens de production par les anglophones : sur les onze entreprises qu’il répertorie, deux seulement ont des gérants canadiens-français et ce sont les plus petites. Par ailleurs, il comptabilise une proportion de moins en moins grande de francophones à mesure qu’on monte dans la hiérarchie organisationnelle : ainsi dans la plus grosse (le moulin A, une manufacture de soieries), alors que 94 % des ouvriers étaient français, les 25 cadres supérieurs étaient tous anglais, sauf un, le médecin de la compagnie (Hughes, 1943).

Dans les années 1950, cette hiérarchisation ethnique est au centre des travaux que mène le sociologue John Porter (Porter, 1957, 1965). Parmi les 760 Canadiens considérés comme appartenant à l’élite économique, seuls 6,7 % sont des Canadiens français, bien que ce groupe représente environ le tiers de la population. Par ailleurs, il montre que seule une poignée des Canadiens français membres de l’élite économique (tels les Simard de Sorel) appartiennent à la grande entreprise : ils sont avocats dans les entreprises, ont d’importantes affiliations politiques ou sont administrateurs de petites banques canadiennes-françaises. Au-delà de cette hiérarchisation ethnique, il dégage les pratiques électives des élites économiques, notamment l’appartenance à des clubs (le Mount Royal et le Saint-James à Montréal) et la fréquentation de l’école privée : presque tous les Canadiens français de son échantillon ont fréquenté des collèges classiques qui seuls donnaient accès aux études universitaires (Porter, 1957).

Quelques années plus tard, Norman Taylor mène une étude comparative sur les hommes d’affaires de langue française et de langue anglaise du Québec, en vue d’explorer les différences qui séparent ces deux types d’industriels et d’expliquer la sous-représentation des hommes d’affaires francophones dans la grande entreprise. Il montre l’existence d’un système de valeurs domestiques conduisant ces derniers à donner la priorité à la sécurité de la famille, à entretenir des relations personnelles avec leurs employés et à garder en leurs propres mains la direction de leur entreprise, tant sur le plan familial que financier. Ces valeurs domestiques les amènent à envisager avec crainte et réticence l’expansion de leur entreprise en raison des risques encourus, à refuser ou retarder le congédiement d’employés à problèmes, à garder les mêmes fournisseurs et à ne pas se préoccuper de l’évolution des marchés. À l’inverse, la croissance et l’adaptation aux fluctuations des marchés sont des processus normaux et inévitables chez les hommes d’affaires anglais (Taylor, 1961). Comme Hughes, cela le conduit à ranger les élites économiques francophones du Québec dans la catégorie des hommes d’affaires traditionnels de Sombart (Sombart, 1915). Cette perspective culturaliste sera critiquée par nombre de sociologues francophones dans la période qui va suivre.

Si les premiers travaux sociologiques dans le champ de la stratification tendent à mettre l’accent sur la sous-représentation des francophones dans la grande industrie, des travaux ultérieurs d’historiens des mouvements sociaux montrent qu’un certain nombre d’acteurs issus de la bourgeoisie francophone ont amorcé les transformations structurelles de la bourgeoisie au Québec bien avant la Révolution tranquille et l’essor du mouvement indépendantiste. Selon Bellavance, Levasseur et Rousseau (1999), Hydro-Québec et le Mouvement Desjardins, nés tous deux dans la mouvance des luttes contre les monopoles anglophones menées par la petite bourgeoisie francophone au cours de l’entre-deux-guerres, ont été des lieux d’expression privilégiés du nationalisme économique québécois qui ont contribué à l’affirmation d’un nouveau groupe dirigeant au sein de la société québécoise. Dans le cas de l’industrie de l’électricité, l’opposition aux monopoles est menée par des éléments de la petite bourgeoisie commerçante qui s’élèvent contre les pratiques corporatives (par exemple celles de la Quebec Power à Québec) : s’ils sont favorables à une règlementation, ils vont ensuite se prononcer pour la création d’une entreprise publique, ce qui se traduira en 1944 par la création d’Hydro-Québec. Dans le secteur financier, la petite bourgeoisie vise à reconquérir le capital et assurer la disponibilité de l’épargne pour les besoins de crédit de la paroisse et des entreprises familiales, et ce au détriment des grandes banques qui sont au service de la grande entreprise capitaliste.

L’émergence de l’élite économique francophone au Québec : 1960-1970

Les années qui suivent contrastent doublement avec la période précédente. D’une part, le Québec va adopter un modèle de développement fortement centré sur le rôle actif de l’État sur le plan économique, ce que plusieurs ont qualifié de « modèle québécois de développement » (Bourque, 2000). En se dotant de nouvelles institutions, la Révolution tranquille puis le mouvement souverainiste montant vont contribuer à faire émerger une élite francophone moderne. D’autre part, les sociologues québécois francophones s’emparent du sujet d’étude des élites et de la bourgeoisie économique, en produisant dans un premier temps des réflexions d’ordre théorique (Dofny et Rioux, 1962) ou prospective (Rocher, 1962; Falardeau, 1966), et dans un deuxième temps des enquêtes empiriques documentant la sous-représentation des francophones au sein de l’élite dirigeante québécoise, mais aussi son ascension progressive (Raynauld, 1971; Sales, 1979; Raynauld et Vaillancourt, 1984).

Sur le plan des institutions, on peut distinguer une double transformation dans les années 1960, la première qui touche la modernisation et la seconde une politique de développement du capital québécois. La Révolution tranquille contribue à laïciser le Québec, à développer un système public d’éducation performant, un système de santé et de programmes sociaux avancé, un système de transport (notamment le métro de Montréal en 1966), un régime de pension québécois ainsi que l’institution chargée de sa gestion, la Caisse de dépôt et placement du Québec. En 1962, le débat sur les coûts élevés de l’électricité et le manque de coordination des investissements initié par René Lévesque conduit à la seconde nationalisation de l’hydroélectricité en 1963, ce qui se traduit par la prise de contrôle par Hydro-Québec de la compagnie d’électricité privée Shawinigan. L’État québécois se dote dans le même temps d’institutions nouvelles chargées explicitement de développer la grande entreprise au Québec : la Société générale de financement (SGF), société d'État québécoise fondée en 1962, oriente ses activités vers la prise de contrôle de sociétés étrangères par des capitaux québécois; la Société québécoise d’exploration minière (SOQUEM), en 1965, et la Société québécoise d’initiatives pétrolières (SOQUIP), en 1969, sont créées pour l’incubation d’entreprises québécoises modernes dans le secteur de l’énergie. Selon François L’Italien :

L’État québécois a favorisé l’essor d’une classe d’affaires « indigène » qui a bénéficié des politiques interventionnistes pour se constituer en quasi-bourgeoisie nationale. L’objectif était que cette quasi-bourgeoisie puisse associer ses propres intérêts à la promotion d’un « modèle québécois » qui allait en retour lui fournir les moyens de réaliser un « grand bond en avant ». La Caisse de dépôt et placement, Hydro-Québec, la Société générale de financement, la SOQUEM, la SOQUIP : autant d’institutions dont le mandat d’origine était de donner à cette classe d’affaires en devenir les moyens de réaliser le sens collectif de leurs intérêts particuliers.

L’Italien, 2014

Dans les années 1970, la montée d’un fort mouvement souverainiste puis l’élection de René Lévesque en 1976 menant le Parti Québécois au pouvoir vont contribuer à consolider l’élite économique francophone au Québec. En 1977, l’adoption de la Charte de la langue française (la loi 101) contribue à la promotion de l’usage du français dans le monde des affaires au Québec. De nombreuses grandes entreprises anglophones déplacent leurs sièges sociaux (Sun Life) ou leurs activités (Banque de Montréal). En même temps, des francophones proches du mouvement nationaliste prennent la tête de grandes sociétés privées, tel Michel Bélanger, ancien conseiller de René Lévesque, qui devient directeur de la Banque provinciale du Canada en 1976 puis crée et dirige la Banque nationale du Canada (issue de la fusion de la Banque provinciale du Canada et de la Banque canadienne nationale). Ainsi, selon les historiens John Dickinson et Brian Young :

Le changement de statut de Montréal ainsi que la politique gouvernementale de promotion du français sur les lieux de travail permirent l’émergence d’une bourgeoisie d’affaires francophone dynamique. Paul Desmarais et Pierre Péladeau en sont des exemples. Toujours fortement représentés dans les petites entreprises, les francophones ont atteint un rang éminent dans de grandes compagnies, telles que la banque (Banque Nationale), l’ingénierie (SNC-Lavalin), le transport (Bombardier) et l’industrie de transformation alimentaire (Culinar).

Dickinson et Young, 2003, p. 341

Sur le plan sociologique, c’est dans les années 1960 qu’apparaissent les premiers écrits publiés par des sociologues francophones sur l’émergence des élites au Québec. C’est d’abord à partir d’une discussion des résultats des travaux des sociologues anglophones que les sociologues francophones élaborent théoriquement. Lorsque Dofny et Rioux publient leur article intitulé « Les classes sociales au Canada français » dans la Revue française de sociologie, ils reprennent ainsi les données de John Porter et celles de Blishen pour analyser la composition ethnique de l’élite économique, reconnaissant que « des analyses semblables n’ont pas été faites au niveau du Québec pris isolément » (Dofny et Rioux, 1962, p. 296). De même, c’est principalement d’une thèse produite à McGill en 1953 (Rennie, 1953) qu’ils tirent les statistiques leur permettant d’affirmer qu’on trouve à Montréal relativement peu de directeurs et d’ingénieurs francophones et davantage de membres des professions libérales (architectes, dentistes, avocats et médecins). S’ils avancent que « la population canadienne française dans sa partie bourgeoise, conserve beaucoup de traits d’une société dont l’industrialisation est tardive », ils critiquent l’interprétation culturaliste que propose Norman Taylor en affirmant que sa thèse « doit être replacée dans un contexte plus large, des structures du pouvoir politique et économique au Canada » (Dofny et Rioux, 1962, p. 298).

Par la suite, les sociologues francophones vont produire des travaux de nature théorique ou prospective abordant les élites positivement comme des « agents du procès politique tant par leurs intérêts et leurs positions établis que par la dynamique de leur conscience et de leur organisation » (Laurin-Frenette, 1984, p. 12). Dès 1962, le sociologue Guy Rocher avance que l’étude des élites constitue dans le contexte de transformation rapide de la société québécoise « un point stratégique de saisie des aspirations, des prises de conscience, des définitions collectives, en même temps qu’un palier d’analyse des structures en évolution » par lequel « seront définis les nouvelles images et les nouveaux symboles de classe de la société future » (Rocher, 1962, p. 184). C’est en 1966 que sont publiés, sous la direction de Fernand Dumont et Jean-Paul Montminy (1966), les actes du troisième colloque de la revue Recherches sociographiques. Les contributions proposées dans ces actes apparaissent comme des réflexions sur les changements au sein des élites québécoises avec l’apparition d’élites nouvelles « qui s’affrontent avec des élites traditionnelles lorsqu’elles ne les ont pas encore complètement remplacées » (Fortin, 1966, p. 87). Elles se transforment dans certains cas en déclarations de foi en faveur des nouvelles élites francophones rationnelles et évoluées : ainsi Jean-Charles Falardeau fait l’éloge, d’une part, des nouvelles élites technocratiques et économiques qui constituent « une élite intellectuelle, rationnelle, technicienne, efficace », et d’autre part, des nouvelles élites économiques, « des hommes d’affaires, des financiers de grande envergure, qui ont créé de vastes consortiums ou des cartels dans le style du capitalisme le plus évolué (…) ont commencé à franciser la rue Saint-Jacques (…) sont, à leur façon qui est puissante, de nouvelles éminences grises derrière le pouvoir » (Falardeau, 1966, p. 141).

Comme le résume le sociologue Arnaud Sales, « pour comprendre la structure québécoise du pouvoir économique, il manquait au début des années 1970, des études empiriques systématiques » (Sales, 1985, p. 342). Les années 1970 sont ainsi marquées par la multiplication des enquêtes empiriques sur l’élite économique. Ainsi trois enquêtes sont publiées dans les années 1970 et 1980 qui font état de la structure de la propriété du capital au Québec en 1961 (Raynauld, 1971), en 1974 (Sales, 1979) et en 1978 (Raynauld et Vaillancourt, 1984). Ces études permettent de montrer que les francophones sont devenus en deux décennies majoritaires sur le plan de la propriété des entreprises, si l’on prend en compte le critère de la part relative de l’emploi qui est passée de 47 à 55 %. L’étude d’Arnaud Sales permet également de documenter l’accès des francophones aux plus hautes positions directoriales. D’autres enquêtes empiriques sur la structure financière des entreprises confirment aussi la montée d’une nouvelle bourgeoisie canadienne française (Niosi, 1978, 1983).

Parallèlement à ces enquêtes générales sur les élites économiques dirigeantes, de nombreuses enquêtes sont menées sur certains secteurs tels que la finance (Moreau, 1981), l’amiante (Parent, 1984), l’agriculture (Ehrensaft et Marien, 1978), les sociétés d’État (Fournier, 1978). D’autres enquêtes proposent des études de cas pour documenter et comprendre la disparition d’industriels francophones dans le cas de la bourgeoisie du meuble de Victoriaville (Caldwell, 1983), la sortie d’une économie précapitaliste dominée par les rapports sociaux de parenté et d’alliance dans le cas de Forano (Hamel, Houle et Sabourin, 1984), ou encore la survivance d’une éthique catholique dans les modes de gestion qui gardent, dans le cas de l’entreprise Cascades, leur caractère familial, personnalisé et paternaliste (Aktouf, Bédard et Chanlat, 1992).

In fine, ces deux évolutions – émergence d’un modèle québécois de développement et d’une bourgeoise francophone – peuvent être associées doublement. D’une part, les hommes d’affaires québécois ont joué un rôle actif dans l’évolution des politiques gouvernementales au Québec : en se fondant sur des entrevues menées avec les principaux dirigeants de l’establishment financier québécois, Pierre Fournier montre que « les hommes d’affaires non seulement jouissent d’une grande facilité d’accès à ces milieux, mais encore parviennent à traiter avec qui leur plaît au sein du gouvernement » (Fournier, 1979, p. 116). À travers des études de cas dans trois secteurs stratégiques (éducation et langue, relations ouvrières et politique sociale et développement économique), il met également en évidence « les succès remportés par les milieux d’affaires dans leur opposition à des lois ou à des politiques d’action précises et la satisfaction généralisée de ces mêmes milieux » (ibid., p. 185).

D’autre part, du point de vue de l’évolution de la composition ethnique de l’élite économique, à mesure que le soutien de l’État s’est accru, les francophones sont devenus majoritaires au plan de la propriété des entreprises. La thèse d’Arnaud Sales est que « [j]usqu’au milieu des années soixante […], les Canadiens français n’ont eu d’entrée qu’“individuelle” (au sens d’entrepreneur individuel) dans les activités économiques, alors que l’entrée “structurelle”, c’est-à-dire avec le concours des institutions financières et de l’État, devenait dominante pour établir de grandes entreprises et assurer leur pérennité » (Sales, 1985, p. 344). L’émergence d’un modèle québécois de développement contribue a contrario à ouvrir aux Canadiens français les portes structurelles d’accès aux activités économiques (Bélanger, 1994).

L’élargissement de l’approche des élites économiques : les années 1980-2010

Selon Audrey Laurin-Lamothe, « la sociologie des élites a connu son heure de gloire dans les décennies 1960 et 1970, avant d’être oubliée durant les trois dernières décennies » (Laurin-Lamothe, 2017, p. 110). Elle parle ainsi d’une « éclipse de la sociologie des élites » pour désigner une période où les travaux sur les élites vont abandonner une approche restreinte aux élites dirigeantes des grandes entreprises pour adopter une définition plus large. Reprenant les idées de Savage et Williams (2008, p. 4-5), elle identifie deux facteurs, « deux moments décisifs au sein de la discipline sociologique qui ont concouru à l’abandon de l’étude des élites » et qui renvoient à des dynamiques épistémologiques s’articulant aussi à des facteurs démographiques et idéologiques.

Le premier facteur est lié au développement d’approches macrosociologiques sous l’angle de la stratification et de la mobilité sociales. La référence aux élites dirigeantes des grandes entreprises s’atténue ainsi au Québec à partir des années 1980 et jusqu’aux années 2000 dans un double contexte démographique et idéologique. Démographiquement, les sociologues de la mobilité sociale constatent une forte croissance du nombre de diplômés et une hausse générale des niveaux de qualification dans l’emploi. La mise en oeuvre en 1986 d’une enquête sur la mobilité sociale dans le cadre des séries des enquêtes sociales générales a permis de documenter les mobilités sociales et scolaires intergénérationnelles. En utilisant la nomenclature de Pineo, Porter et McRoberts (1977), elle a permis de documenter l’effet d’ascenseur social qu’a eu la croissance des cadres et des professionnels au Canada (Wanner et Hayes, 1996) et au Québec (Laroche, 1997a). Sur le plan des mobilités scolaires, l’ascenseur social a été associé à la hausse générale des niveaux de scolarité (Laroche, 1997b). Idéologiquement, c’est une perspective méritocratique qui domine alors, selon laquelle l’éducation constitue le principal facteur de mobilité sociale ascendante (Moulin et Bernard, 2009).

Plutôt que d’effacer toute référence aux élites économiques, force est de constater que ces approches macrosociologiques ont contribué à éloigner le regard du groupe restreint de l’élite dirigeante de la grande entreprise et à le faire porter plus largement sur les travailleurs aux niveaux de qualification et de responsabilité élevés, gestionnaires et professionnels. Ainsi le sociologue Arnaud Sales étudie non plus seulement la bourgeoisie industrielle, mais « les décideurs et les gestionnaires » (Sales et Bélanger, 1985) ainsi que « la mobilité intersectorielle des élites technocratiques » (Sales, 1992). Les cadres sont également étudiés (Vaillancourt, 1980). À partir de l’analyse qualitative de trois catégories professionnelles faisant partie des nouvelles élites économiques, Bellavance, Levasseur et Rousseau (2004) critiquent l’analyse statistique bourdieusienne des différenciations secondaires des pratiques culturelles des élites en fonction de la structure du capital détenu (Bourdieu, 1979), pour montrer les usages discriminants des répertoires culturels au sein de « nouvelles élites omnivores ».

La croissance des gestionnaires conduit dans le même temps à la problématisation d’une nouvelle question : celle de la moins grande représentation des femmes au sein des postes à responsabilités les plus élevées. Deux ans avant la publication de l’ouvrage de Morrison, Whyte et VanVelsor (1987) qui propose la métaphore du « plafond de verre », Sales et Bélanger (1985) sont parmi les premiers au Québec à comptabiliser l’effet d’écrémage des femmes à mesure que l’on monte dans la hiérarchie des organisations : ils montrent que les femmes ne comptent que pour à peine plus de 7 % des postes d’encadrement et de direction alors qu’elles représentent environ 40 % de la population active, qu’elles se trouvent en quasi-totalité dans la catégorie des cadres et qu’elles sont pratiquement absentes dans celle des dirigeants. Les études qui vont suivre vont largement contribuer à confirmer cette inégale représentation (Lauzon et Duclaud 1997), à documenter les trajectoires de femmes gestionnaires (Andrew, Coderre et Daviau, 1989; Coderre, Denis et Andrew, 1999) et à expliquer le phénomène du plafond de verre (Marchand, Saint-Charles et Corbeil, 2007). En comparaison, le thème des divisions ethniques est relativement moins abordé, en dépit de l’émergence des politiques d’équité et de la catégorisation des minorités visibles et de quelques travaux sur la sous-représentation des « minorités visibles » au sein des cadres et professionnels (Elbaz et Murbach, 1993). Ces évolutions vont se traduire, dans les pratiques de gestion des élites économiques, par l’émergence de règles de bonne gouvernance valorisant une diversité sociodémographique à travers la promotion de femmes et de personnes non issues de la communauté blanche anglophone du Canada (Carroll, 2010).

Le deuxième facteur identifié par Savage et Williams (2008) et repris par Laurin-Lamothe (2017) est l’effacement de la référence aux élites économiques dirigeantes comme actrices du changement social et politique et l’engouement pour une conceptualisation foucaldienne du pouvoir selon laquelle celui-ci n’est pas détenu, dicté et exercé d’en haut par une autorité hiérarchique mais prend la forme de pouvoirs-savoirs qui se diffusent en investissant les corps. Ces analyses foucaldiennes substituent à l’analyse du pouvoir exercé par les élites une étude des mécanismes complexes de production des pouvoirs-savoirs qui articulent stratégie, tactique, dispositifs et technologies (Olivier, 1988).

Plutôt que de conduire à l’effacement complet de la référence aux élites, ces nouvelles approches du pouvoir amènent à repenser l’analyse des élites sous l’angle de la gouvernementalité et de la monopolisation des savoirs. Ainsi Robert Reich (1991) analyse la montée des analystes symboliques (symbolic analysts), élite internationale de la classe de service qui regroupe des avocats d’entreprise, des publicitaires et des consultants en gestion dont le point commun est de travailler sur la sémiotique de l’argent, des images ou des mots et qui sont également caractérisés par leurs symboles de réussite – les Porsche, les Rolex et les combinaisons Armani. Dans le sillage des Critical Management Studies (Golsorkhi, Huault et Leca, 2009) et de Michel Foucault (2009), le management est défini « comme le gouvernement interne des organisations » (Bozzo-Rey, 2015, p. 2). Dans le cas des élites libérales, il s’agit d’étudier les dynamiques de professionnalisation et de monopolisation des savoirs et des soins par les médecins au détriment des autres professionnels de la santé (Goulet, 2004).

Parallèlement à ces changements épistémologiques et démographiques, on peut aussi penser que, dans le cas du Québec, des facteurs proprement politiques sont intervenus pour contribuer à l’effacement relatif de la référence aux élites. Ainsi, selon François L’Italien (2014), c’est l’échec du référendum de 1995 qui « a constitué un tournant important dans l’histoire des rapports entre la société québécoise et son élite économique », tournant qui s’est manifesté dans les deux décennies suivantes par un changement d’orientation de deux institutions publiques stratégiques pour la société québécoise, Hydro-Québec et la Caisse de dépôt et de placement. D’abord, l’arrivée d’André Caillé à Hydro-Québec en 1996 a transformé l’entreprise en « fer de lance d’une politique d’intégration au marché continentalisé des énergies fossiles ». Ensuite, en devenant principal actionnaire d’Enbridge au début de 2012, la Caisse de dépôt et de placement devient « l’une des principales institutions financières supportant l’extraction massive des sables bitumineux dans l’Ouest canadien ». Selon L’Italien, ces réorientations sonnent la fin de la croyance aux élites économiques porteuses d’un modèle économique québécois.

La multiplication des critiques de l’élite économique depuis 2010

Après cette période de relatif effacement des travaux et des discours sur les élites, le discours public et les travaux académiques sur les élites économiques vont refaire surface à la faveur de la crise économique financière de 2008, dans le contexte d’une dénonciation généralisée de leurs privilèges, de leurs abus et de leurs crimes. Sur le plan académique, on peut distinguer les travaux qui s’attachent à l’analyse du capital économique des élites économiques (leurs rémunérations, leurs patrimoines et leurs pratiques d’évasion fiscale) de ceux qui s’intéressent davantage à leur capital social ou symbolique (les réseaux de cooptation, d’influence et les fondations privées).

Dans le sillage des travaux de l’économiste français Thomas Piketty (2013), les travaux des économistes Emmanuel Saez et Michael Veall ont documenté la hausse de la part des revenus captée par les plus riches au Canada : la part des revenus captés par les 1 % les plus riches est passée de 8 % en 1985 à 14 % avant la crise de 2008, puis à 12 % après la crise, tandis que celle captée par les 0.1 % les plus riches a doublé (Saez et Veall, 2005; Veall, 2012). En ce qui a trait aux professions, les dirigeants des grandes entreprises sont de plus en plus nombreux à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des revenus vers les 0,1 % ou les 0,01 % les mieux rémunérés. En dehors des cadres supérieurs, qui ont 19 % de chances de faire partie des 1 % les plus riches, ce sont les élites économiques libérales traditionnelles qui ont les chances les plus élevées d’accéder au centile supérieur : 67 % des juges et 19 % des avocats et notaires, 39 % des médecins spécialistes, 27 % des omnipraticiens et médecins de famille et 22 % des dentistes (Moulin, 2016). Au Québec, les institutions ont certes permis de modérer la hausse des revenus captés par les 1 % les plus riches en comparaison des États-Unis ou même des autres provinces canadiennes (Zorn, 2017). Il demeure que les revenus des plus riches ont augmenté, particulièrement chez les anglophones (Veall, 2012; Zorn, 2017).

À ces travaux sur les niveaux de rémunération des élites s’ajoutent des travaux portant sur les formes que prend cette rémunération. En cette matière, les économistes Emmanuel Saez et Michael Veall montrent que l’augmentation des hauts revenus est principalement imputable à l’augmentation des revenus d’emploi et en particulier des salaires et des traitements : ainsi les rentiers et les indépendants qui dominaient l’élite économique ont été remplacés par des salariés aux rémunérations très élevées. Par ailleurs, selon Laurin-Lamothe et L’Italien, les formes « financières » de rémunération (stock options et unités d’actions fictives) matérialisent une logique financière plutôt qu’industrielle d’insertion des dirigeants dans les circuits économiques, les hauts dirigeants cherchant maintenant à tirer le maximum d’avantages de l’exigence de rentabilité et de liquidité des actifs (Laurin-Lamothe et L’Italien, 2015).

Un autre ensemble de travaux cible les pratiques d’évasion et d’optimisation fiscale des plus riches. Le philosophe Alain Deneault dénonce les pertes fiscales énormes enregistrées par l’État à cause du recours aux paradis fiscaux par les membres de l’élite économique, qui investissent en particulier à la Barbade (Deneault, 2010). Il montre également l’implication d’avocats canadiens dans la création et le maintien de « législations de complaisance » dans les Caraïbes et en Amérique centrale, tout en soulignant que le Canada lui-même peut être vu comme une législation de complaisance pour le secteur minier (Deneault, 2014, 2016). Bien que des réformes aient été réalisées au Canada et au Québec en matière de lutte contre l’évasion fiscale et l’évitement fiscal, le taux d’imposition effectif des sociétés canadiennes est bien inférieur au taux d’imposition légal au Canada (Landry, 2014). Martin et Stratica (2017) montrent que le taux d’imposition effectif des entreprises canadiennes n’a cessé de décroître depuis une trentaine d’années et que les paradis fiscaux abritent environ le quart des investissements canadiens. Enfin l’incorporation des membres des ordres professionnels, au moyen de la création de sociétés par actions, a permis aux professionnels québécois, depuis 2004 pour les avocats et comptables et depuis 2007 pour les médecins, de payer moins d’impôts en ayant recours à différentes tactiques d’optimisation telles que le fractionnement de revenu et les déductions de gains en capital (Ménard, 2012).

Fondée sur des méthodes d’analyse des réseaux, une nouvelle littérature critique sur les élites au Québec a également vu le jour afin de documenter le rôle des réseaux sociaux des membres des élites économiques pour le maintien de leurs privilèges ou l’acquisition des ressources. Certes, la littérature sociologique sur les réseaux avait déjà conduit de nombreux auteurs à faire le portrait des réseaux d’administrateurs de sociétés dès les années 1970 (Levine, 1972; Carroll, 1982). Dans ce nouveau contexte, les réseaux des conseils d’administration sont analysés comme des leviers pour acquérir des ressources (Dicko, 2011). Se penchant sur les relations des élites économiques québécoises dans le contexte de l’entreprise financiarisée, Laurin-Lamothe (2017) montre que les membres de l’élite financière ont gagné en centralité durant la période post-crise par rapport aux membres des autres élites économiques et que les membres de l’élite ont tendance à siéger à des conseils d’administration plus fréquemment en tant qu’administrateurs indépendants après la crise et, par conséquent, à être des agents de diffusion des nouvelles règles de gouvernance. Par ailleurs, les interventions des élites économiques comme agents du procès politique sont critiquées, que ce soit à travers les groupes d’intérêt qu’elles financent (Graefe, 2004) ou les fondations privées qu’elles développent et qui innovent dans le domaine de la philanthropie (Lesemann, 2011).

Sur le plan de la perception publique des élites économiques, les pratiques des 1 % les plus riches sont dénoncées régulièrement dans la presse. C’est d’abord à l’occasion de la révélation d’affaires de corruption ou de pratiques frauduleuses que les journalistes se font l’écho de telles critiques : ainsi en 2013, la commission d’enquête Charbonneau permet de comprendre le système de corruption dans l’industrie de la construction, mais également « d’ouvrir la réflexion sur les fondements du pillage des biens publics et sur les conditions de son dépassement[1] ». Plus récemment, suite à l’affaire SNC Lavallin, Daniel Nadeau écrit que « nous avons été trahis par celles et ceux que nous avons fait (sic) nos héros », qu’ils ont sombré dans « l’appât effréné du gain », se sont octroyé « de généreux bonis avec l’aide financière que nous leur avons accordée grâce à notre État », et pire encore, qu’ils « se sont adonnés à de la collusion et à la corruption de nos institutions pour s’enrichir[2] ».

C’est d’ailleurs particulièrement à l’occasion de la publicisation de rémunérations ou de bonis que des critiques se font jour à l’égard des membres de l’élite économique, en particulier dans un contexte politique d’austérité budgétaire. En 2015, Bombardier provoque la colère de la population québécoise en annonçant « des hausses de rémunération de ses hauts dirigeants de l’ordre de 50 % alors que la société avait été sauvée de la faillite grâce à des injections de fonds publics en 2015[3] ». Les hausses des rémunérations des médecins spécialistes vont également être la cible d’un faisceau de critiques, les médecins ayant négocié en 2007 et 2011 une augmentation de 67 % de leur rémunération. On trouve aussi récemment au Québec de nombreux cas de polémiques autour des indemnités de départ touchées par des cadres supérieurs qui n’avaient dans certains cas même pas été congédiés. Dans le secteur de la santé, le Dr Gaétan Barrette a touché une indemnité de départ de 1,2 million de dollars à la suite de sa démission, ayant obtenu que la Fédération des médecins spécialistes du Québec lui verse trois mois de salaire par année de service. À la suite de sa démission de la tête d’Hydro-Québec, Thierry Vandal a touché un demi-million.

D’autres critiques déplorent que l’État québécois avantage par certaines de ses politiques les plus nantis aux dépens de la classe moyenne. Ainsi, en 2016, le rapport du Conseil de l’éducation « remet en question un système, les subventions publiques aux écoles privées, dont bénéficie l’élite québécoise[4] », système qui semble supposer que « seule une élite doit être formée pour les emplois ultraqualifiés, ce qui justifie le financement éhonté des écoles privées et la privatisation de l’intérieur de l’école publique[5] ». En 2018, la nouvelle modulation des tarifs de l’électricité, établissant des coûts plus élevés dans les heures de pointe, est présentée comme « un frein pour les personnes qui sont dans l’incapacité de choisir, un piège pour les moins nantis, une prime de plus pour les élites économiques[6] ».

Enfin plus récemment, une série de critiques fait le lien entre la prédation des ressources économiques et la crise écologique. Ainsi en 2018, lors du sommet du G7 qui a eu lieu à La Malbaie, les manifestants ont ciblé les « élites économiques » qui « décident pour le reste de la planète, tout ça en promettant une croissance économique profitant à tous, alors que ça profite à moins de 1 % de la population, les plus riches du monde », qui ne comprennent pas le lien « entre le développement économique et le recul de la biodiversité[7] ».

En somme, tout se passe comme si les élites économiques étaient devenues en une dizaine d’années une cible symbolique récurrente de la grogne sociale et politique. Alors que les élites économiques francophones au Québec étaient célébrées comme des acteurs du changement social, elles sont systématiquement critiquées aujourd’hui au même titre que les autres composantes de l’élite économique.

Présentation du dossier

La question des élites économiques a fait l’objet de très peu d’articles dans les pages de Recherches sociographiques depuis les années 1960. Ce peu d’intérêt pour la question reflète, dans une large mesure, cette éclipse de la sociologie des élites dont parle Laurin-Lamothe (2017) au profit d’études portant sur la stratification et la mobilité sociales. L’examen des thèmes abordés dans les pages de la revue au cours des vingt dernières années montre que le regain d’intérêt pour la question des élites transparait peu, aucun article sur ce thème n’ayant été publié au cours de cette période. Aussi nous apparaissait-il pertinent de faire le point sur ce que nous apprennent les études récentes sur les élites économiques et la mobilité sociale ascendante au Québec et d’en explorer quelques-unes des dimensions sociales et culturelles.

L’appel à propositions identifiait trois volets de cette exploration. Le premier se rapportait à la définition et à la description des élites économiques du point de vue de leur composition sociale et professionnelle et de leur insertion dans des réseaux sociaux. Quelles sont ces élites et leurs principales caractéristiques? Quels liens ses membres entretiennent-ils entre eux? Les articles regroupés dans ce numéro témoignent de l’hétérogénéité des élites, mais aussi de la montée en puissance de l’élite financière.

À ce propos, la contribution de Laurin-Lamothe est particulièrement éclairante. Elle expose les caractéristiques structurantes du phénomène de la financiarisation des entreprises et montre comment ce régime d’accumulation contribue à la transformation des élites économiques. Distinguant l’élite financière des autres groupes constituant l’élite économique, elle révèle notamment que les membres de l’élite financière sont de façon générale plus jeunes que ceux de l’élite économique dans son ensemble, qu’elle est constituée d’une proportion plus grande de femmes et que ces individus présentent une plus grande professionnalisation, en tant qu’avocat, comptable, administrateur certifié, actuaire ou membre de MBA Québec. S’appuyant sur l’étude des réseaux sociaux d’entreprises et d’organisations québécoises, elle montre également que les membres de l’élite financière ont été plus à même de maximiser leurs intérêts, de profiter de la crise de 2008 et de consolider leurs liens et leur pouvoir dans le réseau. Ce recentrage au niveau individuel aurait d’ailleurs été suivi d’un recentrage au niveau organisationnel, les institutions financières ayant vu leur score de centralité augmenter à la suite de la crise. Cet article illustre à la fois l’hétérogénéité des élites économiques et une caractéristique importante des élites économiques nouvelles, à savoir leur capacité à tirer profit des situations de crise.

Le deuxième volet de l’appel à contributions s’intéressait à l’étude des facteurs d’appartenance à ces élites et conduisait à s’interroger, au-delà de l’appartenance professionnelle, sur le rôle respectif des parcours scolaires, de l’origine sociale, de l’héritage, du mariage et du divorce. Si les contributions incluses dans ce numéro n’abordent pas tous ces thèmes, elles mettent en lumière quelques-unes des stratégies des élites économiques pour asseoir, maintenir ou reproduire leur position de domination.

Examinant le cas de la restructuration de l’entreprise Papiers White Birch, la contribution de Hanin et L’Italien montre comment les créanciers et propriétaires de l’entreprise ont pu extraire le maximum de liquidités des activités industrielles menées alors que les règles courantes de gestion de l’entreprise étaient suspendues. Ils posent ensuite leur regard sur les acteurs qui encadrent les restructurations d’entreprises sous la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC). Cette loi, qui vise à assurer la relance de l’organisation, confère aux contrôleurs financiers d’importants pouvoirs, dont celui de conseiller le juge supervisant le processus de restructuration. Hanin et L’Italien montrent que ces acteurs consolident davantage qu’ils ne remettent en cause la logique financière déployée par les créanciers et les propriétaires. Selon eux, la restructuration de l’entreprise Papiers White Birch a reconduit et cristallisé les asymétries existantes entre les acteurs financiers et les autres parties prenantes de l’entreprise, tels les salariés, les retraités et les fournisseurs.

Dressant une cartographie des élites et s’intéressant aux stratégies de fréquentation de l’école privée, la contribution de Moulin et Gingras compare la diplomation universitaire des enfants issus de différentes fractions des élites. L’analyse révèle que ces différentes fractions se différencient selon le type de capital détenu par les parents (capital culturel vs. capital économique) et selon le type d’établissements secondaires fréquentés (public vs privé). Elle montre également que le capital culturel prime le capital économique dans l’explication de la réussite scolaire et que l’impact positif du secteur privé est entièrement médiatisé par la proportion de parents diplômés universitaires dans le dernier établissement secondaire fréquenté. Les auteurs concluent que l’école privée est une aubaine pour les élites économiques, celles-ci profitant de la socialisation de leurs enfants avec ceux issus des élites culturelles. Pour ces dernières en revanche, l’école privée serait plutôt un mirage, leurs enfants ayant des chances bien supérieures d’obtenir un diplôme à l’université peu importe le type d’école fréquentée.

Enfin, la note de recherche de Fleury, Côté et Mercure s’intéresse au phénomène de l’incorporation chez les médecins du Québec, une pratique permettant aux membres des ordres professionnels d’exercer leurs activités professionnelles au sein d’une société en nom collectif ou d’une société par actions. Cette pratique permet notamment de différer le paiement des impôts et de fractionner le revenu avec des membres de la famille. Examinant plus spécifiquement le taux de prévalence et les modalités de l’incorporation chez les médecins et explorant les conséquences de cette pratique sur leur revenu déclaré et celui de leur conjoint, l’analyse confirme l’attrait de l’incorporation chez les médecins du Québec et ses effets sur leurs revenus déclarés. Elle confirme l’idée selon laquelle l’incorporation des médecins répond à une stratégie d’optimisation fiscale, tout en montrant que celle-ci n’est toutefois pas intéressante pour tous les médecins.

Dans une synthèse des écrits sur la mobilité sociale, Moulin et Bernard (2009) dégageaient, il y a une dizaine d’années, la domination d’une perspective méritocratique selon laquelle l’école constitue le principal agent de mobilité sociale ascendante, et relevaient l’absence de contributions portant sur le rôle des organisations sportives, artistiques, politiques ou criminelles. Le deuxième volet de l’appel à contribution invitait donc également à s’intéresser, au sein des élites économiques, à quelques figures archétypiques contemporaines de la mobilité sociale ascendante telles que les étoiles médiatiques, les grands criminels et les sportifs célèbres. Cependant, dans les contributions de ce dossier, il est moins question de mobilité sociale que des stratégies des élites économiques pour asseoir, maintenir ou reproduire leur position sociale. L’absence de contribution sur les mobilités ascendantes vers les élites économiques ou, a contrario, sur les élites en voie de mobilité descendante semble indiquer que les facteurs de mobilité des élites demeurent trop peu étudiés.

Le troisième volet de l’appel à contributions se rapportait pour sa part à l’étude des attitudes des élites économiques, de leurs croyances, de leurs valeurs et des représentations d’elles-mêmes et du monde qui les entoure. Si aucune des contributions présentées dans ce numéro ne permet d’éclairer cette question, celles-ci invitent toutefois à poursuivre la réflexion sur les valeurs qui caractérisent ces élites et leurs rapports aux autres catégories sociales. Comment se perçoivent, par exemple, ces acteurs de la restructuration et quel sens donnent-ils à leurs pratiques? Est-ce que ces élites financières dont nous parle Laurin-Lamothe se distinguent des autres élites économiques sur le plan de leurs attitudes et valeurs? Partagent-elles des valeurs et des visions du monde communes malgré la relative hétérogénéité de leurs profils? Comment les médecins intègrent-ils l’incorporation de leur pratique dans leur vision de la médecine et leur identité professionnelle? Et quels effets la socialisation des enfants des élites économiques avec ceux des élites culturelles dans les écoles privées a-t-elle sur leurs représentations du monde? Conduit-elle au partage de valeurs communes et efface-t-elle l’héritage familial?

Initialement, nous projetions de produire un numéro complet sur la question des élites économiques au Québec. L’appel à articles n’a toutefois permis de rassembler que quatre contributions et il s’avérait plus pertinent de les présenter sous forme de dossier. Nous ne cacherons pas notre étonnement face à la rareté des travaux sur la question au Québec. Compte tenu du regain d’intérêt pour cette thématique depuis la crise de 2008, nous nous serions attendus à davantage de propositions. Souhaitons que ce dossier conduise de nouveaux chercheurs à explorer ce champ de recherche et leur inspire de nouvelles réflexions.