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Guy Rocher était, à mes yeux, le modèle du sociologue. Il l’est resté, pour moi qui ne suis qu’à moitié du métier.

Fernand Dumont (1997, p. 77) se rappelant ses années d’études à l’Université Laval.

Pierre Duchesne est journaliste de formation, et cela transpire dans le premier tome de sa biographie de Guy Rocher. S’intéressant d’abord aux tribulations d’un homme confronté à l’histoire, de son enfance jusqu’à la Commission Parent, il recherche l’événement, comme lorsqu’il retraçait le parcours de Jacques Parizeau. Rempli de renseignements précieux, son livre permet d’en connaître davantage sur une des figures intellectuelles les plus marquantes du Québec de la deuxième moitié du 20e siècle. Elle aide du même coup à mieux faire connaître et reconnaître la place de la discipline sociologique dans la construction d’une société québécoise plus libre, plus égalitaire et plus juste.

Je crois cependant que maints sociologues seront en partie déçus par le portrait tracé dans ce premier tome. Deux travers journalistiques affectent en effet l’approche adoptée par Duchesne. D’abord, pour compenser le manque de suspens et de rebondissements vraiment captivants dans la vie de son sujet, il arrive que l’ancien journaliste cède à l’enflure rhétorique. Par exemple, pour cerner la place occupée par l’Église catholique au Québec au seuil des années 1960, il affirme : « L’Église catholique règne sans partage sur la société québécoise depuis la conquête anglaise » (p. 445). Pour décrire l’élection du gouvernement de Jean Lesage, en juin 1960, les termes choisis sont tout aussi hyperboliques : « Il a fallu attendre quinze ans avant que le grand vent du changement fasse place à un temps de réforme, désenclavant l’avenir, ouvrant les voies de tous les possibles » (p. 354). Ces tentatives de mettre un peu de couleurs et de relief dans un récit autrement plat et sans grandes péripéties sont réalisées au prix de la vérité historique.

Ensuite, habitué aux méthodes de travail du métier de journaliste, Duchesne s’appuie trop pesamment sur des sources tirées des entrevues et des rencontres avec des informateurs et informatrices clés (dont je suis), ainsi que sur les archives personnelles de Rocher. J’y vois deux pièges. En premier lieu, la biographie de Duchesne ouvre parfois des apartés et fournit des détails insignifiants, sans suivre d’autre logique, semble-t-il, que le plaisir de raconter pour raconter[1]. Le fait que le premier tome de Duchesne fasse plus de 450 pages est déjà un signe, selon moi, que l’auteur a été incapable de faire un tri rigoureux dans les renseignements qu’il a glanés au fil de ses découvertes. En deuxième lieu, croyant que tout est dit par ses interlocuteurs et interlocutrices, Duchesne passe à côté de sources et de faits importants. On ne retrouve dans son livre que très peu d’analyses des textes écrits par Rocher, à part de brèves références à son mémoire de maîtrise sur Spencer ou sur son doctorat sur les relations entre l’Église et l’État en Nouvelle-France[2]. On s’étonne également qu’aucune mention ne soit faite du concile Vatican II, pourtant ouvert en octobre 1962, justement au moment où se déroulent les travaux de la Commission Parent.

Dans cette note critique, je voudrais donc ajouter quelques morceaux au portrait tracé par Duchesne afin de répondre à une question que le journaliste a largement éludée et qui me paraît pourtant centrale : comment Guy Rocher en est-il arrivé à penser comme il pense? Mon ambition vise uniquement à compléter par des informations supplémentaires ce qui se trouve déjà dans l’ouvrage de Duchesne, en revenant sur ce que je considère être la contribution fondamentale de Rocher, c’est-à-dire la maîtrise d’une posture savante, que l’on définira ici comme la manière singulière pour un individu de négocier son positionnement comme chercheur au sein, principalement, du champ politique et du champ scientifique (Sapiro, 2009). Car, il faut rappeler que si Rocher fut un sociologue québécois éminent, essentiel, exemplaire, ce n’est pas d’abord par l’élévation de sa contribution théorique ou la profondeur de ses travaux empiriques, mais par une certaine tournure d’esprit qui lui permit de se poser en catalyseur des changements de la société québécoise[3].

Pour mieux le faire comprendre, la présente note critique est divisée en quatre sections. Dans la première section (« Un jeune homme droit, de droit et de droite »), j’explore les années de formation de Rocher et le milieu dans lequel il a grandi; dans la deuxième (« La JEC : agir en chrétien »), je tente de cerner ce qui l’a propulsé vers un engagement social en mettant en relief le rôle joué par la Jeunesse étudiante catholique (JEC) dans la construction de son identité de militant et de chercheur; je me tourne, dans la troisième section (« Les sociologues comme personnes de paroles et d’action »), vers la conception particulière de la sociologie proposée par l’Université Laval au moment où il y devient étudiant; je finis cette note par une très brève présentation des axiomes de la pensée de Rocher à l’aube des années 1960.

Un jeune homme droit, de droit et de droite

Né à Berthierville en 1924, le jeune Guy Rocher se distingue par sa droiture, par le milieu du droit dans lequel il baigne et par des idées de droite. C’est cette combinaison de traits personnels, d’habitus familial et d’idéologies propres au Canada français de l’entre-deux-guerres qui forme le fond de ce qu’il est, jusqu’à l’adolescence.

Rocher montre depuis toujours des aptitudes exceptionnelles pour les études. Duchesne insiste sur le fait que son sujet est entré très jeune au cours classique. Il a onze ans quand il est accepté en Éléments latins au Collège de l’Assomption. C’est précoce, certes, mais ce n’est pas unique à l’époque. Ce qui est plus remarquable, ce sont les résultats qu’il obtient en classe. Au collège, où il passe huit ans, il ne cesse de se distinguer dans les diverses matières qu’on lui enseigne et reçoit de nombreux prix. En 1939, il est notamment le récipiendaire du prix d’Explication d’auteurs, ce qui mérite d’être souligné, dans la mesure où l’on peut y voir une des qualités futures de sa pensée sociologique. « L’explication des auteurs, soutien un manuel utilisé dans les collèges, a pour but d’habituer les élèves à se renseigner sur le fond et la forme d’un morceau bien choisi, à en découvrir les beautés et les défauts et à exposer avec goût et clarté le fruit de leurs observations » (« Explication d’auteurs », dans [s. a.], 1917-1919, p. 241). Cette habileté, comme on le sait, a toujours été l’une des grandes forces de Rocher et ce talent lui sera fort utile lors de l’écriture de son Introduction à la sociologie générale.

La facilité de Rocher pour les études le suit à l’université. À la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, où il s’inscrit après un passage à l’Université de Montréal, il reçoit la médaille du Lieutenant-Gouverneur accordée à l’élève ayant conservé la meilleure moyenne durant tout son baccalauréat. Ces impressionnantes aptitudes intellectuelles lui permettent de jongler, au début de sa carrière, avec les sujets les plus disparates et de montrer une étonnante aisance à vulgariser les problèmes les plus complexes. De 1955 à 1960, on le surprend à donner des conférences ou à faire des interventions sur la famille, la paroisse urbaine, l’économie, la religion, la psychologie des groupes, le travail, le syndicalisme, la sécurité sociale, les problèmes ethniques, les médias, la citoyenneté ! Il aurait pu dire, en paraphrasant Térence, dont il a peut-être traduit les vers au collège : « Je suis sociologue, et rien de ce qui est social ne m’est étranger. » On devine déjà le Rocher qui se fera connaître comme un « spécialiste en généralisations », pour emprunter une expression que Daniel Bell s’appliquait à lui-même.

Nous avons donc le portrait d’un homme droit, rigoureux, appliqué, studieux. Cet homme est aussi « droit » en un autre sens : il vient d’une famille de juristes (notaires, avocats, juges). Duchesne note que le père de Rocher (qui meurt alors qu’il n’a que huit ans) est ingénieur civil. Mais il n’insiste pas assez sur le fait qu’un grand nombre des autres membres de sa famille sont en droit. « Je dois dire, confie Rocher, que j’appartiens à une famille établie dans le Droit, comme d’autres sont établies sur une ferme ou dans un commerce » (Rocher, 1974, p. 243). Son arrière-grand-père, notaire et registrateur de l’Assomption, et son grand-père paternel sont avocats. Le frère de son grand-père, Robert, est officier du département du procureur général, à Québec. Qu’on ne soit donc pas surpris de voir Guy Rocher bifurquer vers la sociologie du droit plus tard dans sa carrière[4]. « Je baignai dès ma jeunesse dans un milieu familial où l’on avait un respect presque sacré des institutions juridiques » (Rocher, 1974, p. 243). Il faut souligner que le droit représente alors une véritable méthode, très proche de la sociologie par son intention, les gens de robe ayant tenu jusque-là le rôle de conseillers et d’experts dans le règlement des questions sociales. Le doyen de la Faculté de Droit de l’Université Laval, le juge Ferdinand Roy, le déclare à la radio en 1939 : le droit constituant la principale branche de l’étude des faits humains, sa Faculté devait recevoir l’exclusive de l’enseignement des sciences sociales (Warren, 2003, p. 243-298).

L’exercice du droit dessine bien plus qu’une profession. Il trace les limites d’un milieu petit-bourgeois qui fait de Guy Rocher un « fils de bonne famille », ce qui est capital dans le monde tricoté serré de la communauté canadienne-française de l’époque. Dans l’arbre généalogique de Rocher, tous les garçons, jusqu’à la troisième génération, semble-t-il, font des études classiques, ce qui renforce leur position petite-bourgeoise au sein de leur communauté. En outre, les mariages que les enfants contractent permettent de nouer des liens étroits entre les « premiers de paroisse ». Robert Rocher, par exemple, épouse en premières noces Marie-Paule, fille de Paul de Cazes, secrétaire du Conseil de l’Instruction publique de la province de Québec (le même Conseil que Guy Rocher contribuera à abolir !). Après avoir terminé des études au séminaire de Joliette et au St. Michael College, à Toronto, le grand-père maternel de Guy Rocher, Arthur Magnan, ne fait pas carrière en droit, c’est vrai, choisissant plutôt le métier de percepteur du Revenu national des douanes et accises à Montréal, mais il a le bon goût d’épouser Ada de Lorimier, fille du juge Charles Chamilly de Lorimier. Il décède en 1941 dans sa belle maison d’Outremont. Il est inutile de multiplier les exemples. Rocher appartient à la « meilleure société », celle des grands et petits notables qui forment l’élite du Canada français. Les annonces dans les journaux des mariages et funérailles des membres de sa famille illustrent la place enviable que son patronyme occupe dans l’espace collectif.

Enfin, en plus d’être droit et en droit, le jeune Guy Rocher est un homme de droite. Au collège, se rappelle-t-il, « [n]ous étions franquistes, pétainistes, catholico-nationalistes assez près de l’Action française » (Rocher, 1989, p. 14). Duchesne ne s’attarde pas à la pensée conservatrice de Rocher, se contentant de noter que, comme d’autres, dont Pierre-Elliott Trudeau, Rocher est éventuellement revenu de ses idées réactionnaires de jeunesse. Il ne prend pas même la peine de dire quelques mots de l’Action française. C’est dommage. Ce qu’on sait, c’est qu’à onze ans, « [l]a vie du Christ inspire » Rocher (Duchesne, 2019, p. 32) et qu’il se sent bien dans le milieu en serre chaude du collège où il est, pendant quelques années, pensionnaire. Rien ne semble annoncer le « révolutionnaire tranquille » qui sera, dans la décennie 1960, en butte aux sarcasmes des collaborateurs de L’Action nationale.

La JEC : agir en chrétien

Le père de Guy Rocher est-il « rouge » ou « bleu» ? Duchesne ne le dit pas. La question est pourtant importante dans un Québec qui fait de la politique un sport national. Son arrière-grand-père paternel, Barthélémy Rocher, est maire de l’Assomption de 1873 à 1877 et se présente comme candidat conservateur-national aux élections fédérales en 1887 et 1888, perdant de justesse. Il est possible que, par la suite, la famille de Rocher ait suivi une évolution qui correspond à celle de toute la province de Québec, qui tend vers le parti libéral au fur et à mesure que l’on s’approche du 20e siècle. On sait que Robert Rocher, après avoir été choisi président de sa promotion lors de ses études en droit, à l’Université Laval, devient président du club National, un regroupement de militants libéraux. En 1902, dans le but de s’occuper des questions d’instruction publique, il se joint à des personnalités connues pour leur progressisme (dont le sulfureux Godfroy Langlois) pour fonder une Ligue d’enseignement, ligue qui sera dénoncée comme un repère de francs-maçons (Bernard, 1904). Le père de Rocher, étudiant de polytechnique, un haut lieu de la pensée libérale à Montréal, se reconnaît-il dans les idées laïcistes de son oncle ? Et doit-on seulement voir une coïncidence dans le fait que Guy Rocher s’adresse au fils d’Aimé Langlois, député fédéral libéral, quand il se cherche une cléricature au sortir du collège, en 1944 ?

Toujours est-il que, stimulé par un environnement familial fortement politisé, Guy Rocher éprouve un désir aigu d’action. Il a besoin, comme on dit familièrement, que « ça bouge ». Au collège, il assiste aux séances de la St. Mary’s English Academy (mise sur pied dans le but de développer l’éloquence et la rhétorique en langue anglaise), participe au Cercle des jeunes naturalistes (du frère Marie-Victorin), fait du scoutisme, dirige le journal étudiant. Surtout, il fait de la JEC, pendant dix ans (1938-1948), soit de l’âge de 14 ans à l’âge de 24 ans, le principal canal de son désir d’action. En 1947, il est élu président de la JEC de Montréal, puis président national de la JEC canadienne jusqu’en 1948. Quand il se marie avec Suzanne Cloutier[5], c’est à Maurice Lafond, prêtre de la congrégation de Sainte-Croix et aumônier général de la JEC, qu’il demande de bénir leur union. Suzanne Cloutier elle-même est une ancienne dirigeante de la JEC de Montréal de 1942 à 1944 et une future diplômée en service social de l’Université de Montréal.

La participation de Rocher à la JEC est, de son propre aveu, déterminante. De cette expérience, retenons au moins cinq éléments. En premier lieu, Rocher côtoie à l’école de la JEC maints jeunes hommes et jeunes femmes promis à un bel avenir, dont Gérard Pelletier, Pierre Juneau, Fernand Cadieux et tant d’autres. Cette « confrérie » d’hommes et de femmes élargit le réseau de Rocher et lui assure des appuis précieux tout au long de sa carrière. En deuxième lieu, la JEC invite les laïcs à participer à la régénération du monde sur un pied de relative égalité avec les religieux. Alec Pelletier, la femme de Gérald Pelletier, se souvient que les jécistes se réunissaient en se disant : « Il y a quelque chose que nous sommes seuls à pouvoir faire; pas un religieux, pas une religieuse ne peut le faire à notre place » (Lafortune, 1984, p. 50). Rocher n’hésite pas à parler d’une véritable « mystique de l’engagement » pour désigner la génération de 1940-1950 marquée par l’avènement des mouvements d’action catholique spécialisée.

En troisième lieu, autre changement majeur, à la JEC, Rocher participe à un renversement de la vision religieuse inculquée au collège, encore teintée d’ultramontanisme. L’éthique héritée de Vatican I propose, généralement, un enseignement fondé sur la contemplation et la résignation : il faut obéir et souffrir pour mériter une place au ciel. L’éthique promue par la JEC est davantage axée vers la transformation du monde, en continuité avec la philosophie de l’action qui se dessine depuis le début du siècle, mais avec des accents plus socialisants. Sous l’influence de la JEC, les sensibilités nationalistes de Rocher sont « mises en veilleuse », au profit de ses sensibilités sociales. « J’en étais un peu gêné, mais je ne voyais pas comment je pouvais exprimer ces convictions [nationalistes] dans le milieu de la JEC. Et je ne l’ai pas fait. Je me suis plutôt engagé dans une autre forme de militantisme » (cité p. 186). En quatrième lieu, des auteurs autrefois regardés avec suspicion, sinon frappés d’interdits, sont désormais commentés et appréciés. Jacques Maritain, Étienne Gilson, Emmanuel Mounier sont quelques-uns de ces penseurs qui inspirent la jeunesse catholique québécoise. En 1963, appelé à nommer les principaux maîtres ayant orienté sa carrière, Rocher ne répond-il pas, outre Albert Camus et Auguste Comte, Henri Bergson, Nicolas Berdiaeff et Georges Bernanos (Warren, 2003, p. 361) ? Ces chantres du renouveau chrétien occupent dans l’après-guerre le haut du pavé, à la suite du discrédit jeté sur le corporatisme, le pétainisme et le patriotisme maurrassien.

Enfin, en dernier lieu, la méthode de la JEC est basée sur le célèbre « Voir, juger, agir » (Jeunesse étudiante catholique, 1960) – qui a donné, avec raison, son titre au premier tome de la biographie de Duchesne. Il s’agit, selon cette méthode, d’observer la réalité de la manière la plus neutre possible, de juger de la situation en fonction des principes moraux et du bien commun et d’agir ensuite en toute connaissance de cause. « Il faut avant tout approfondir, faire une étude scientifique des problèmes avant de les solutionner. […] Le stade de la bonne volonté est dépassé. Rendre intelligente sa charité. Nous devons viser une grande lucidité pour ne pas nous contenter de solutions à demi » (Les comités généraux, Rapport du Conseil de Noël, 1949, CA-650, p. 105, cité par Désilets, 1962, p. 184). Par exemple, à titre de président de la JEC, Rocher coordonne un relevé des relations d’amitié qui prévalent chez les étudiants québécois. Une fois l’enquête réalisée, Rocher et son équipe de recherche se demandent quelle forme d’amitié est la plus susceptible de contribuer à l’épanouissement des membres. Ils terminent en suggérant des moyens de s’entraider et de fraterniser davantage ([s. a.], 1947, p. 2).

La méthode de recherche développée par la JEC est singulièrement proche de ce que propose la sociologie lavalloise au même moment, et il n’y a qu’un pas à franchir au jéciste pour se qualifier comme sociologue (« Le cas de l’action catholique spécialisée », dans Warren, 2003, p. 54-55). « Je peux dire qu’avec le “voir-juger-agir”, confirme Rocher, j’ai développé mon premier regard sociologique » (Rocher, 2010, p. 183). Néanmoins, il importe de souligner que ce regard reste redevable d’une visée chrétienne. « Il importe assez peu de voir, de juger et d’agir, rappelle un manuel de la JEC; il faut voir, juger et agir en chrétien » ([s. a.], 1944, p. 489). La dimension spirituelle et « organique » de l’existence humaine n’est pas oubliée dans les enquêtes en apparence les plus arides, même si l’invocation d’un « humanisme chrétien », notion qui fait alors consensus parmi les élites catholiques progressistes (ainsi que dans les milieux libéraux, existentialistes et marxistes), tempère ce que cette perspective aurait pu avoir de trop prosélyte et propagandiste.

Les sociologues comme personnes de paroles et d’action

À la JEC, on sent que Rocher souhaite conjuguer son amour des livres et son désir de mouvement. Le philosophe français Henri Bergson, une de ses inspirations, n’affirme-t-il pas qu’« il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action » ? Rocher cherche à s’engager, certes, mais à s’engager avant tout par la parole. Il veut de l’action, mais une action qui ressemble à celle d’un conseiller, d’un prédicateur, d’un prêtre. Au moment de choisir sa carrière, il hésite d’ailleurs entre la carrière de journaliste, celle d’avocat et celle de religieux. Arguera-t-il avec les éditorialistes, plaidera-t-il devant les juges, prêchera-t-il avec les Dominicains? Finalement, aucune de ces options ne le convainc : il n’arrive pas à s’établir professionnellement quand il offre ses services à des quotidiens; il s’ennuie sur les bancs de l’école de Droit de l’Université de Montréal et ne savoure pas la pratique légale dans le bureau où il fait un stage; et le code très strict des frères prêcheurs, où il fait son noviciat en août 1943, lui démontre que cette vie n’est pas ce qu’il espérait.

Le milieu universitaire ne lui inspire pas grand-chose, sans doute parce que le modèle qu’il a sous les yeux est la plutôt conservatrice Université de Montréal, où enseigne notamment le père Lionel Groulx. « Dans l’équipe de la JEC, nous n’avions pas un grand respect pour le milieu universitaire. Nous considérions l’université comme un milieu bourgeois, très traditionnel, très conservateur, replié sur lui-même. » (Notes dactylographiées à la page 9 – texte autobiographique de Guy Rocher [32 pages], cité, p. 228.) Mais l’enseignement du père Lévesque, un dominicain dont l’influence commence à rayonner en dehors de Québec, ainsi que sa propre expérience au sein de la JEC le font progressivement changer d’avis. « C’est à travers des interrogations de plus en plus nombreuses et un malaise croissant dans l’action que je perçus mon intérêt pour une science sociologique. Cela fait que je viens à la sociologie non pas pour elle-même mais pour ce qu’elle pouvait apporter à l’homme d’action que j’avais été et que je croyais devoir être (ma vocation) » (Rocher, 1974, p. 243).

C’est ainsi que Rocher s’inscrit à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. La recherche universitaire se révèle pour lui le couplage parfait entre la parole et l’action. Le « magistère de la parole » lui permet de mener des combats, mais des combats d’idées. « Au contact de l’Université Laval, je découvrais que j’étais en réalité un homme d’enseignement et de recherche, que c’était dans le milieu universitaire que je pouvais le mieux me réaliser et que c’est là que je me sentais le plus à l’aise et le plus moi-même » (Rocher, 1974, p. 244). La fusion entre une parole engagée et un engagement livresque permet à Rocher de trouver enfin sa place.

Au départ, Rocher s’avoue déçu de l’enseignement qu’il reçoit. Il juge les cours trop détachés, trop désincarnés, trop arides. C’est seulement peu à peu qu’il comprend que les leçons un peu sèches d’un Jean-Charles Falardeau sont le détour nécessaire pour atteindre les buts qu’il s’est fixés. On le voit s’élever à des questions de plus en plus abstraites. Il faut prendre note que cet apprentissage se fait néanmoins en continuité avec ses préoccupations passées. Ainsi, ce qui l’attire d’abord chez le sociologue américain, Talcott Parsons, c’est le titre de son premier livre, découvert dans la bibliothèque universitaire : The Structure of Social Action. D’emblée, il y a le mot « action » qui le frappe. Il y voit un manuel pour l’action, dans le prolongement du « voir-juger-agir » de la JEC. Ensuite, il est comblé de constater que Parsons cherche à réhabiliter le rôle des valeurs dans l’action humaine, refusant de croire que les individus sont mus exclusivement par leur intérêt personnel. Parsons ne semble donc pas refuser la place des principes moraux dans la compréhension du fonctionnement de la société, au contraire du marxisme qui s’abîme, au dire des penseurs catholiques, dans un sombre matérialisme. Enfin, Parsons s’appuie sur des auteurs européens (Spencer, Weber, Pareto, Durkheim), dont il entend résumer les grandes orientations afin d’en arriver à une synthèse générale du savoir, ce que cherche aussi à accomplir la sociologie catholique en réaction à (principalement) la sociologie durkheimienne. « Son oeuvre entière [celle de Parsons], s’enthousiasme Rocher, est axée sur un seul et même objectif : élaborer un cadre conceptuel et théorique destiné à conférer à la sociologie le statut d’une science authentique, tout en la reliant d’une manière logique aux autres sciences de l’homme » (Rocher, 1972, p. 7). C’est précisément ce que Rocher ambitionnera de faire avec son Introduction à la sociologie générale.

Les axiomes d’une pensée

Au dire de Rocher lui-même, sa rencontre avec Parsons est déterminante : « Pour moi, la découverte de l’oeuvre de Parsons a été fondamentale. Si je suis devenu un universitaire, c’est à cause de mon passage à Harvard. Ça été pour moi une deuxième naissance » (Rocher, cité par Baillargeon, 1995, p. C-9). Passons sur le fait que Rocher ne cesse de renaître : au collège, à la JEC, à l’Université Laval, à Harvard. Insistons seulement sur un positivisme qui le pousse à trouver en Auguste Comte un maître à penser, à choisir Spencer comme sujet de mémoire de maîtrise et à se tourner vers Parsons pour son doctorat. Rocher croit, dans les mots de Comte, au passage de l’âge métaphysique à l’âge scientifique. Et il y croit dans les mêmes termes que Comte : la connaissance objective et rationnelle allait servir les gens d’action dans leur volonté de bâtir une « cité libre ». Il renoue ainsi avec cette « science pour l’action » qui avait été le leitmotiv de la sociologie catholique depuis le début du siècle, bien qu’en lui donnant un cadre idéologique qui la rend méconnaissable.

Fidèle au « voir-juger-agir », Rocher choisit de partir des changements vécus par la société québécoise. La question de départ qu’il soulève, c’est : « Vers quoi nous dirigeons-nous […] ? » (cité, p. 388). Or, dans les années 1950, la pensée de Rocher repose sur deux convictions : le Québec doit reconnaître qu’il est devenu une société industrielle et urbaine, et il doit faire davantage pour intégrer l’idéal démocratique à tous les niveaux de son organisation. D’un côté, la société québécoise « se modernise et […] s’urbanise », ce qui veut dire que « les besoins économiques vont exiger une main-d’oeuvre mieux formée et dont la culture est en train de changer » (cité, p. 388). De l’autre côté, Rocher croit nécessaire de développer « une conscience sensible à la justice sociale », qui puisse contribuer à « l’épanouissement de l’individu et de son efficacité sociale » (cité dans [s. a.], 1960, p. 1). Cette évolution nécessite un passage de la charité à la justice, et une attention plus grande aux dimensions psychologiques et économiques des enjeux humains. Bref, le « Québec en mutation » demande des outils nouveaux.

Pour comprendre cette manière de poser les problèmes, prenons pour exemple une conférence sur « La démocratisation de la sécurité sociale » ([s. a.], 1959, p. 5), conférence prononcée à Chicoutimi en 1959. Dans sa présentation, Rocher commence par affirmer que la société industrielle produit de la pauvreté et qu’il importe, au nom de la justice sociale, de s’occuper de ce problème autrement que par les palliatifs de la charité et de la philanthropie. Il enchaîne ensuite en avançant que les institutions vouées à la protection sociale doivent s’appuyer sur la participation de l’ensemble de la population afin de cibler les besoins réels des gens. « Le danger le plus grand dans le domaine du bien-être », déclare-t-il, est « celui d’une planification faite par en haut, sans rapport de représentants autorisés de l’ensemble de la population » (cité dans [s. a.], 1959, p. 5). À cet égard, Rocher ne croit pas que l’Église puisse se vanter d’un bilan reluisant. « Le rôle joue par l’Église au Québec dans le domaine du bien-être n’a pas favorisé une participation très active de la part de la population » (cité dans [s. a.], 1959, p. 5).

Ces prémisses posées, Rocher avance, en donnant en modèles les pays européens, que l’État est désormais mieux outillé que toute autre organisme pour répondre aux exigences de répartition de la richesse et de participation citoyenne soulevées par le développement de la société moderne. Il rassure ceux et celles, parmi son auditoire, qui pourraient croire qu’il s’agit là d’un programme socialiste, matérialiste et laïciste : « L’intervention de l’État en matière de bien-être a un caractère profondément chrétien. Cette intervention représente la concrétisation de la notion de justice sociale si elle est motivée par la préoccupation d’une équitable redistribution du revenu et d’une politique efficace du bien-être. Je crois que les catholiques n’ont pas toujours compris les principes et les valeurs chrétiennes qui s’expriment ou peuvent s’exprimer dans une politique de sécurité sociale gouvernementale » (cité dans [s. a.], 1959, p. 5). En d’autres termes, Rocher appelle à une intervention gouvernementale accrue au nom même de la doctrine de l’Église.

C’est cette façon originale d’aborder les problèmes que Rocher propose aux commissaires de la Commission Parent, deux ans plus tard. D’une part, soutient-il, l’école doit servir à former la main-d’oeuvre de demain, une main-d’oeuvre instruite et qualifiée. Le marché du travail l’exige. D’autre part, l’école est une des institutions au fondement de la société démocratique. Elle doit préparer les élèves à devenir des citoyens actifs. C’est ainsi que le Rapport Parent vise à concilier la révolution industrielle et la révolution démocratique. Entre technique et humaniste, enseignement pratique et enseignement général, élitisme et accessibilité, formation professionnelle et conscience critique, Rocher tente de tracer une voie qui concilie à la fois les exigences des élites technocratiques et celles des contre-pouvoirs de la société civile.

Cheminer en compagnie de Rocher

Rocher est un sociologue d’exception. Il l’est par son intelligence critique, par sa capacité à rendre limpides les questions les plus obscures. Il l’est par sa personnalité affable et attachante. Rocher est aussi un sociologue d’exception en raison de sa posture intellectuelle et savante, qui mélange le « voir-juger-agir » des jécistes en une méthode scientifique d’analyse et d’action. Il tient autant à « l’héritage de rationalité et l’effort d’objectivité » de la sociologie dite classique qu’à l’intervention sociale dans la cité. Reflétant cette approche, le Rapport Parent se veut une tentative prométhéenne de mettre la « meilleure science » au service des « meilleures idées ».

Certes, sur deux points, au moins, on peut dire que la pensée du Rocher des années 1950 a considérablement vieilli. D’une part, si le plaidoyer pour l’adaptation des institutions aux exigences d’une société industrielle, urbaine et démocratique pouvait passer pour audacieux, il y a 60 ans, il n’en est plus de même à l’heure d’une remise en question radicale du productivisme et du parlementarisme. D’autre part, la vision positiviste proposée dans l’Introduction à la sociologie générale paraît aujourd’hui terriblement naïve. Mais Rocher a lui-même évolué et n’est plus l’homme de trente ans hanté par l’utopie d’une unité scientifique et sociale. Revenir à ses enthousiasmes de jeunesse nous permet de mesurer toute la distance qui nous sépare des années 1950, mais aussi l’étonnante inspiration que conserve l’invitation de tenir ensemble l’exigence de rationalité de la sociologie classique et les intentions critiques de tout projet de société basé sur la justice et la liberté.