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Les écrits autobiographiques de gens peu lettrés sont d’autant plus précieux qu’ils sont rares, ouvrant une vitrine sur la langue et les mentalités populaires sous-documentées. Ce livre présente les mémoires de Charles Morin, fils et petit-fils de cultivateurs, né à Deschambault en 1849 et mort à Argyle, Minnesota en 1922. Peu scolarisé mais autodidacte, Morin écrira deux récits de sa jeunesse, pour son plaisir, sans doute, mais aussi pour l’édification de sa famille. Ces textes hybrides, qui présentent un mélange de traits de la langue populaire et de formes plus soutenues, font « entendre la langue de l’époque dans toutes ses nuances » (p. 54).

Retrouvés chez deux petits-enfants Morin, anglophones unilingues, les manuscrits échappent à l’oubli quand les héritiers contactent Virgil Benoit, spécialiste de la francophonie du Midwest américain. Le livre voit le jour en collaboration avec deux chercheurs chevronnés, l’historien Yves Frenette et la linguiste France Martineau. Leur excellente introduction générale est suivie du texte des deux manuscrits, présentés un chapitre à la fois, en orthographe d’origine au verso et normalisée au recto. Chaque chapitre est annoté et précédé d’une brève introduction.

« Ces mémoires nous donnent un accès privilégié à la construction et à l’évolution de l’identité d’un Canadien français » moyen (p. 1), un parmi les centaines de milliers qui ont sillonné le continent au 19e siècle. Charles Morin grandit sur une ferme familiale « assez prospère » (p. 10), mais où s’entassent 18 personnes appartenant à quatre générations. Sa fréquentation de l’école jusqu’à l’âge de 12 ans lui donne un « avantage que mes compagnons n’ont pas » (p. 105), à cette époque où les deux tiers des Québécois ruraux ne savent pas lire. À 16 ans, il fait un bref apprentissage comme charpentier-menuisier, et à 17 ans, il bâtit des granges et des maisons avec son père et un oncle avant de partir « pour aller gagner ma vie à Montréal » (p. 63).

Plusieurs grands thèmes ou marqueurs identitaires se dégagent de la narration de Morin : la centralité des migrations de travail, la recherche de la mobilité sociale et le catholicisme. Yves Frenette (1998, p. 90) a déjà montré que la mobilité géographique est un élément important de l’identité canadienne-française. Morin bouge continuellement pendant deux décennies, et ce sont ses années de voyage qui occupent presque toute la place dans ses mémoires.

L’itinéraire de Morin est compliqué. À Montréal en 1866 et 1867, il travaille à Deschambault et dans les environs de 1867 à 1871. En 1868, pendant un périple à Saint-Ursule, il refuse l’occasion de s’établir par le mariage, se trouvant « trop jeune » à 18 ans et demi (p. 109). En 1871, il est de retour à Montréal avant de partir pour Pembroke dans l’Outaouais : « Voilà que je me lance à l’étranger pour gagner ma vie » (p. 159). Après un stage à Rapides-des-Joachims, il se rend à Chicago, mais suivant une dispute avec son boss, il repart « dans le sud » (p. 179) à Saint-Louis. Voulant aller à la Nouvelle-Orléans « pour le Mardi gras », il se ravise et passe par Saint Paul et Milwaukee avant de regagner Evanston et Chicago. En 1872, il est dans l’Outaouais, en 1873, à Deschambault et Montréal et en 1874, à Kingston, Montréal et Lachine. Il faillit se marier avec une fille de Montréal en 1875, mais les parents de la fille s’y opposent. Il passe à Saint-Hyacinthe en 1876, rentre à Montréal en 1877 et se décide « de partir pour la Californie » (p. 219). S’embarquant pour San Francisco, « pour la première fois je vois les prairies du West que j’avais tant racontées [sic] par les vieux voyageurs » (p. 257). Après quelques mois en Californie, il veut s’embarquer « pour les Iles Tahiti pour [par] Honolulu » (p. 275), mais le billet étant cher, il finit par aller « à la Colombie anglaise » (p. 277), où il travaille de 1877 à 1881. En 1882, il rentre à Deschambault, et en 1884, il gagne Argyle, Minnesota, où trois de ses frères sont établis sur un homestead. Il s’y fixe par le mariage en 1887, à 37 ans.

Chez Morin, la mobilité géographique se lie étroitement à la mobilité professionnelle et sociale. Quelle que soit sa distance du Québec, il intègre un réseau d’ouvriers canadiens-français, et il décrit avec soin les heures, les conditions et le salaire de son travail. À la différence de ses compatriotes qui affluent vers les usines textiles de la Nouvelle-Angleterre, il boude le travail industriel car « je préfère de partir une boutique à mon compte » (p. 199). Devenu entrepreneur en bâtiment après quelques années, il finit comme architecte. Ses mémoires, sorte de Bildungsroman véritable, se terminent sur son succès financier en Colombie-Britannique et à Argyle, ville champignon de la rivière Rouge. Artisan en quête d’indépendance, Charles Morin a accompli son rêve américain.

Une troisième base de son identité, le catholicisme, occupe une place de choix dans les mémoires. La narration débute par sa naissance pour enchaîner avec les sacrements : « L’an 1860, j’ai fait ma première communion et 1861 confirmé dans la même paroisse » (p. 63). À la fin de son premier séjour à Montréal, il s’engage même dans les Zouaves Pontificaux, mais le comité catholique n’ayant pas assez d’argent pour l’envoyer en Europe, il s’engage comme travailleur chez un bâtisseur d’églises. C’est comme entrepreneur au service de l’église qu’il connaîtra le succès en Colombie-Britannique. À la mission de Numukamis, il côtoie l’abbé Auguste Brabant, missionnaire belge dont il admire le courage et l’érudition. Grâce à cette expérience, il donne une description ethnographique très détaillée des Nuu-chah-nulth, qui n’a rien à voir avec ses premières impressions négatives des Indiens. Pendant son séjour sur la côte ouest, il défend le clergé et la religion contre des Français et des Canadiens impies. Il clôt ses mémoires par un court texte à caractère mystique.

Les mémoires de Charles Morin offrent ainsi un témoignage d’une richesse extraordinaire sur l’époque des grandes migrations de la francophonie nord-américaine. Nous avons une dette de reconnaissance envers les directeurs de les avoir rendus accessibles.