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Le titre est énigmatique. Un clin d’oeil à la notion de raison pratique, chère à Pierre Bourdieu ? Le sous-titre est plus explicite et nous informe sur l’objet de l’ouvrage – les pratiques d’écriture – et aussi sur les ambitions de son auteur, qui entend se situer à la croisée d’une sociologie de l’éducation, d’une sociologie de la connaissance et d’une sociologie du pouvoir.

Raison graphique, langage et pouvoir : ces trois mots résument les recherches qu’a menées Bernard Lahire depuis sa thèse de doctorat (1990) sur l’échec scolaire à l’école primaire. La Raison scolaire donne un très bon aperçu des grandes orientations et aussi des principaux résultats de ses recherches : il s’agit d’un recueil de textes que l’auteur a publiés entre 1993 et 2008, mais qu’il a, pour l’ouvrage, révisés.

Lahire réhabilite d’entrée de jeu Durkheim qui, dans ses cours sur l’évolution pédagogique en France, a accordé beaucoup d’importance à l’histoire et cherché à articuler les trois dimensions du social : l’éducatif, le cognitif et le politique. Cependant, la grande référence, chez Lahire, reste Bourdieu, dont il poursuit le travail lorsqu’il s’agit de remettre en question la linguistique saussurienne et les approches structuralistes de la langue. Il cherche néanmoins à s’en distinguer en opérant, selon son expression, […] une brèche dans l’unité de la théorie de la pratique ou du sens pratique : il se donne comme objet d’étude les activités les plus ordinaires (liste des choses à faire, agenda liste de commissions, etc.) et analyse les effets sociaux et cognitifs produit par l’école, une institution des plus saussuriennes et intellectualistes. Par ailleurs, il s’inspire des travaux d’un psychologue russe matérialiste, Vygostski, dont l’ouvrage classique, Pensée et langage, a été traduit en français en 1985 et redécouvert par les psychologues américains Cole et Scribner.

L’ouvrage se divise en deux parties : Forme scolaire, culture écrite et dispositions réflexives et Au coeur des pratiques et des inégalités scolaires. Chaque chapitre fournit des données précises sur le lien écriture-école. À un premier chapitre, à caractère historique, viennent s’ajouter des chapitres qui présentent les diverses enquêtes menées par Lahire : observation pendant trois ans de la vie scolaire dans un établissement, longs entretiens avec les parents sur les modes de transmission familiale de la culture de l’écrit, y compris dans la vie quotidienne (pratiques de la lecture, usage du dictionnaire, liste de commissions, etc.), dépouillement des données statistiques de l’enquête sur les conditions de vie des étudiants réalisée en 1997. Ces études lui permettent de valider l’hypothèse selon laquelle le rapport (réflexif ou pratique) au langage est au centre de l’échec scolaire et d’analyser finement les différences selon l’origine sociale des élèves dans la maîtrise du langage. Cependant, les pratiques effectives ne se déduisent pas complètement de la possession des capitaux, comme on le voit dans des familles avec des parents autodidactes ou militants.

Bref, du beau travail ! Lahire n’échappe cependant pas, dans sa volonté d’établir un lien entre école et politique, à la tentation de formuler quelques généralités, du style La domination sur les autres passe par la maîtrise du langage : Être le législateur de son expression, c’est en fait se gouverner pour gouverner les autres. Enfin, Lahire est de ceux qui croient que la connaissance du monde social est, pour les dominés ou les classes populaires, une condition d’émancipation et que l’explicitation des pratiques scolaires les plus banales va donner une chance aux enseignants de […] faire entrer les élèves les plus étrangers à l’univers scolaire dans la logique socio-langagière de cet univers. Une condition certes nécessaire, mais est-elle suffisante ?