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1. Introduction et problématique

Les recherches sur l’apprentissage réalisées durant les dernières décennies dans le courant de la psychologie cognitive et sociocognitive permettent d’affirmer aujourd’hui que l’acquisition du savoir est un processus de construction fortement influencé par les interactions sociales et que, dans ce processus, l’enseignant est un facteur déterminant pour la réussite des étudiants (Gauthier et Dembélé, 2004). Dans cette perspective, toutes les approches pédagogiques ne s’équivalent pas et, de toute évidence, celles qui placent l’étudiant au coeur de son apprentissage sont à privilégier. Ainsi, parmi les approches les plus prometteuses pour développer les habiletés de base comme la lecture et l’écriture se trouve celle de l’enseignement explicite qui vise l’acquisition des divers processus et stratégies qui les composent (Frederick et Stevenson, 2004 ; Gersten et Baker, 2001), notamment par la mise en place du modelage. Lors du modelage, l’enseignant exécute une tâche devant les élèves tout en rendant transparent son raisonnement autour des stratégies qu’il mobilise. En effet, selon plusieurs chercheurs (Lafortune, Jacob et Hébert, 2000 ; Tardif, 1992), le modelage est une intervention pédagogique de choix pour favoriser l’acquisition de connaissances procédurales.

Et pourtant, malgré son efficacité potentielle pour le développement cognitif et métacognitif de l’apprenant, le modelage semble être rarement mis en pratique tant dans le milieu scolaire qu’au niveau universitaire (Herrmann, 1990 ; Krakow, 2005 ; Leclercq et Denis, 2001 ; Rahal et Melvin, 1998). Parmi les raisons évoquées par les enseignants, on trouve : le manque de temps, la complexité inhérente à sa mise en oeuvre et une préoccupation majeure de couvrir la matière plutôt que de s’attarder aux processus qui en sous-tendent l’appropriation (St-Pierre et Lafortune, 1995).

Un tel constat nous a conduites à vouloir comprendre la façon dont des enseignants qui pratiquent le modelage vivent l’expérience ; en particulier, nous cherchons à savoir comment ils se représentent les difficultés qu’ils rencontrent lors de sa mise en place. Nous croyons, en effet, qu’une meilleure compréhension de la nature des obstacles auxquels ils se heurtent devrait nous conduire à dégager certaines conditions propices à l’emploi du modelage et, de là, à identifier des pistes pédagogiques pour la formation initiale et continue des enseignants. Or, une manière d’accéder aux représentations des enseignants en regard du modelage est de leur permettre de s’exprimer au sujet de leur pratique, et d’analyser leur discours afin d’avoir accès à certains éléments restés invisibles (Rivière, 2011). Nous nous sommes donc intéressées aux dires des enseignants sur la pratique du modelage et non pas à leur action déployée en situation. Dans cette perspective, la question explorée ici se situe dans le courant de recherche portant sur l’agir professoral des enseignants (Bigot et Cadet, 2011), une notion qui englobe non seulement les actions proprement dites, mais aussi les raisons qui les motivent (Cicurel, 2011).

Nous rendons d’abord compte du contexte théorique dans lequel se situe cette étude et décrivons ensuite les grandes lignes de la méthodologie suivie. Les résultats sont par la suite exposés et discutés.

2. Contexte théorique

Après avoir clarifié la notion de modelage cognitif qui est au centre de notre étude, et présenté quelques résultats de recherche en lien avec cette notion, nous nous attardons à la notion de représentation pour tenter d’en définir les principales caractéristiques.

2.1 La notion de modelage cognitif

Sur le plan épistémologique, la notion de modelage cognitif s’inscrit dans une approche socioculturelle et développementale des apprentissages langagiers. Nous faisons référence ici aux travaux de Vygotsky (1978) et de Bruner (1998) qui ont montré que le développement du langage oral passe par l’appropriation graduelle de processus cognitifs d’ordre supérieur qui s’acquièrent dans le cadre d’interactions avec l’environnement social. Certains chercheurs ont tenté d’appliquer cette théorie à d’autres domaines langagiers comme celui de l’écriture. Ainsi que l’ont montré des travaux réalisés dans le courant de la psychologie cognitive, le développement de la capacité à rédiger un texte cohérent (Carter-Thomas, 2000) passerait en grande partie par une démarche d’intériorisation d’un ensemble de processus et de stratégies (Cavanagh, 2006 ; Englert, 1992 ; Graham, 2006 ; Harris, Graham, Brindle et Sandmel, 2009) qui sont à la base de l’écriture experte (Hayes, 1998, 2004). Par stratégie, nous entendons [...] une technique ou une procédure intellectuelle choisie par une personne comme étant la plus propice à la résolution d’un problème (Legendre, 2005, p. 1261).

Or, ce mouvement d’intériorisation des stratégies est déclenché par l’enseignant qui rend visible son dialogue intérieur (Lafortune et St-Pierre, 1994, 1996) en ayant recours au modelage cognitif. Ainsi, lors du modelage, tout en sollicitant la participation des élèves, le maître verbalise les stratégies socio-affectives, cognitives et métacognitives (Conseil des ministres de l’Éducation du Canada, 2008) qu’il utilise pendant qu’il planifie, rédige et révise un texte devant les élèves. Plus spécifiquement, il explicite les questions qu’il se pose, ses hésitations, les difficultés qu’il rencontre ainsi que le rationnel qui fonde les nombreuses décisions (Cicurel, 2011) qu’il est amené à prendre au coeur même du processus d’écriture. Dans ce sens, en lien avec le concept de zone proximale de développement issu des travaux de Vygotsky (1978), le modelage cognitif est une forme d’étayage (Bruner, 1998 ; Chabanne et Bucheton, 2002) par l’enseignant, qui rend l’apprenant capable de résoudre une tâche complexe en prenant en charge les éléments qui dépassent ses capacités actuelles. Dans un tel contexte, la parole de l’enseignant est une médiation fondamentale pour l’apprentissage des stratégies chez les scripteurs novices (Bucheton, Bronner, Broussal, Jorro et Larguier, 2011).

2.2 Les recherches sur le modelage cognitif

Le modelage cognitif trouve son origine à partir des années 1970 grâce aux travaux effectués dans le domaine de la psychologie clinique. Durant ces années, divers chercheurs ont mené des études expérimentales de type comparatif qui ont montré l’efficacité du modelage cognitif sur la capacité des enfants à résoudre des problèmes d’ordre général (Denney, 1975) et sur celle des adultes à résoudre des problèmes liés à des anagrammes (Sarason, 1973), à des figures enchâssées (Welkowitz et Calkins, 1984) et à des procédures spécifiques de résolution de problème (Gorrell, 1990).

Durant les années 1980, le modelage a continué d’être examiné dans le contexte d’études expérimentales portant sur la lecture (Bereiter et Bird, 1985), les mathématiques (Schunk, 1981) et les sciences (Allison, 1982). En effet, plusieurs chercheurs ont comparé le modelage cognitif à d’autres méthodes d’enseignement structuré telles que des modèles affectifs et des démonstrations. Les résultats ont montré les effets positifs du modelage sur le rendement des enfants, par exemple, sur leur emploi de stratégies en compréhension de lecture, leur sentiment d’auto-efficacité en mathématiques, et sur leur capacité à se poser des questions d’ordre opérationnel en sciences.

Le début des années 1990 marque le prolongement des études expérimentales de type comparatif en situation de laboratoire plutôt qu’en situation réelle de salle de classe. En effet, Johnson, Gutkin et Plake (1991) ont mené une étude auprès de 114 enfants âgés de 7 et 11 ans. L’étude visait à comparer le modelage cognitif à la démonstration dans le contexte d’une série de tâches restreintes de type résolution de problème. Les résultats ont indiqué que pour les deux groupes d’âge, le modelage incluant des explications liées aux processus cognitifs était plus efficace que la démonstration dispensée à elle seule. Par contre, cette intervention pédagogique était encore plus efficace chez les élèves plus âgés. Cependant, dans cette étude, les chercheurs commencent à percevoir des implications de leurs recherches pour l’apprentissage des élèves dans des domaines spécifiques. Par exemple, ils suggèrent que chez les jeunes, le modelage cognitif pourrait être particulièrement efficace dans l’apprentissage des mathématiques et de la lecture, deux domaines qui font appel à une variété de stratégies.

À partir des années 1990 jusqu’à présent, les travaux sur le modelage sont influencés par l’importance accordée au rôle de la métacognition dans l’apprentissage scolaire. On remarque en effet que les chercheurs mettent l’accent sur la nécessité, pour les enseignants, de recourir au modelage dans la salle de classe, tant au primaire qu’au secondaire, afin de favoriser le développement de stratégies cognitives et métacognitives, surtout chez les élèves ayant des difficultés d’apprentissage (Donovan et Smolkin, 2006 ; Harris et collab., 2009). Parallèlement, certains d’entre eux soulignent, dans leurs écrits conceptuels, l’importance de former les futurs maîtres à cette intervention pédagogique en encourageant les professeurs d’université soit à la mettre eux-mêmes en oeuvre quand ils enseignent leur discipline (Loughran et Berry, 2003), soit à enseigner de façon à rendre les étudiants conscients de leurs propres processus et stratégies lors de l’exécution d’une tâche complexe (Herrmann, 1990). Trois recherches menées dans un contexte de formation des maîtres, dont deux à méthodologie mixte, appuient ce point de vue. Une première étude (Bass et Chambless, 1994), réalisée dans un cours de didactique de l’anglais, a confirmé l’effet positif du modelage par le professeur universitaire sur les attitudes de 21 étudiantes envers la production écrite. Une deuxième étude, réalisée auprès de 139 stagiaires, a montré que le modelage pouvait améliorer, chez les futurs enseignants, leur compréhension des concepts mathématiques et leur capacité à utiliser des stratégies liées à l’enseignement des mathématiques. Dans le cadre d’une troisième étude de type expérimental portant sur l’enseignement de la lecture, Gorrell et Capron (1990) ont comparé le modelage cognitif à l’enseignement traditionnel (direct instruction mode). Les résultats ont révélé que le modelage cognitif augmentait le sentiment d’auto-efficacité et améliorait la performance des futurs enseignants relativement à l’enseignement de la lecture à de jeunes élèves.

Durant cette même période et en lien avec l’expérimentation de programme à visée métacognitive, on commence à pouvoir identifier des défis et des conditions liés à l’enseignement de la métacognition. Entre autres, certains défis d’ordre affectif auxquels les enseignants font face sont mis en évidence par St-Pierre et Lafortune (1995), qui soulignent que les professeurs de niveau collégial éprouvent de l’insécurité face à la mise à l’essai du modelage et suggèrent que cela peut être dû à l’absence de modèles et à la crainte de faire des erreurs devant les étudiants, et par conséquent, de perdre le contrôle de la classe. Cependant, dans des revues professionnelles à caractère non empirique sont rapportées quelques conditions propices pour que l’enseignant favorise le développement de la métacognition chez ses élèves. Entre autres, on note l’importance d’intervenir quand les élèves rencontrent une difficulté réelle et d’identifier la stratégie nécessaire pour résoudre cette difficulté en posant les bonnes questions pour engager les élèves dans le raisonnement métacognitif (Krakow, 2005) tout en tenant compte conjointement des dimensions métacognitives et affectives de la tâche (St-Pierre et Lafortune, 1995). Parallèlement, Krakow (2005) souligne que l’enseignant doit aussi prendre en compte ses propres dimensions métacognitives et affectives, ce qui le place dans une situation complexe, voire déstabilisante.

Somme toute, quoique prometteuses, les recherches effectuées jusqu’à maintenant concernent surtout les effets du modelage sur la performance des élèves et des adultes dans le contexte de tâches de type résolution de problème. Par contre, à notre connaissance, il n’existe pas de recherches empiriques qui informent sur l’expérience des enseignants qui utilisent cette stratégie d’enseignement. Comme le soulignent Maggioni et Parkinson (2008, p. 448), l’étude des épistémologies individuelles des enseignants est relativement jeune et la quantité de recherches disponibles pour cette population est considérablement moins abondante que la recherche focalisant sur les apprenants. Or, une manière d’avoir accès à cette dimension cachée de leur agir professoral est d’interroger les représentations des enseignants.

2.3 La notion de représentation

Il existe différentes définitions de la notion de représentation selon le courant de pensée ou le type d’approche (par exemple, cognitiviste, psychosocial ou pédagogique) dans lequel on se situe (Beauregard, 2006 ; Raynal et Rieunier, 1997). On constate néanmoins que ces définitions convergent vers l’idée selon laquelle les représentations découlent d’une activité mentale d’interprétation ou de reconstitution de la réalité dans le but de donner du sens à un objet ou à une situation. En plus de leur nature subjective, les représentations ont un caractère individuel et collectif. Ainsi, les représentations des enseignants sont déterminées à la fois par leurs expériences vécues en tant qu’apprenants et par celles acquises en tant que membres d’une profession enseignante qui se définit au travers de nombreux cadres de référence et normes sociales.

Selon Blin (1997), les sources de représentations professionnelles chez les enseignants proviennent de trois catégories d’objets : le contexte, l’idéal professionnel et la pédagogie. Étant donné que notre intérêt ici porte sur le sens qu’attribuent des enseignants à une pratique spécifique inhérente à la profession, à savoir le modelage cognitif, nous nous situons dans la dimension pédagogique des représentations professionnelles. Plus spécifiquement, nous inscrivant dans le courant du Teacher Cognition (Rio, 2011 ; Maggioni et Parkinson, 2008), qui vise à décrire la dimension cachée des gestes du métier d’enseignant, nous cherchons à savoir comment les enseignants qui ont recours au modelage dans le cadre d’un cours de dissertation perçoivent les défis auxquels ils font face, les conditions propices à un emploi efficace du modelage et les émotions qu’ils ressentent à tel ou tel moment durant sa mise en oeuvre. Nous croyons que la mise en lumière des représentations qui sous-tendent l’agir professoral (Cicurel, 2007) de ces enseignants dans le contexte spécifique de la mise en place du modelage va nous permettre d’obtenir des informations sur les modalités de constitution de leur répertoire didactique (Bigot et Cadet, 2011, p. 22), c’est-à-dire de l’ensemble des savoirs et des savoir-faire pédagogiques sur lesquels ils s’appuient pour prendre des décisions et faire progresser les apprenants dans leur apprentissage.

3. Méthodologie

Notre préoccupation étant liée à une meilleure compréhension du comment et du pourquoi du modelage, nous avons donc adopté l’étude de cas comme méthode de recherche qualitative/interprétative. D’une part, notre recherche est qualitative à cause de la nature de ses données ; d’autre part, elle est interprétative en raison de l’épistémologie qui la sous-tend. Lincoln et Guba (1985) ont schématisé cette démarche de recherche qualitative/interprétative en la découpant en trois phases : l’échantillonnage des données, la collecte de données et l’analyse inductive des données. Fondée sur la théorie enracinée de Glaser et Strauss (1967), cette démarche demeure en vigueur même aujourd’hui. Effectivement, la recherche qualitative favorise une cueillette de données descriptive ainsi que l’émergence d’explications de situations d’intérêt [ici liées au modelage] à partir même de ces descriptions (Savoie-Zajc et Karsenti, 2000). C’est à travers le recueil et l’analyse des discours de nos deux enseignants (Bigot et Cadet, 2011) que nous essayons de mieux comprendre les représentations qu’ils se font du modelage. C’est ce désir de connaître plus à fond la réalité que chaque répondant se construit et la signification qu’il attribue à son expérience en lien avec le modelage qui fait que notre recherche s’inscrit dans l’épistémologie interprétative. En effet, ce genre de recherche

[...] se situe au coeur même de la vie quotidienne et cherche à mieux la comprendre pour ensuite agir sur elle [...]. Une démarche de recherche qualitative/interprétative se moule à la réalité des répondants ; elle tient compte des apprentissages du chercheur à propos du sens qui prend forme pendant la recherche.

Savoie-Zajc, 2011, p. 125

Par ailleurs, dans l’étude de cas qualitative, c’est au cours de la cueillette et l’analyse des données que le chercheur formule des hypothèses et s’efforce de rester ouvert au jaillissement de nouvelles hypothèses (Karsenti et Demers, 2011).

Johnson et Christensen (2012, p. 395) définissent les études de cas comme étant simplement de la recherche qui fournit une description détaillée et une analyse d’un ou de plusieurs cas. À cela, Creswell (2013) ajoute, dans sa définition de l’étude de cas, des notions d’authenticité, de temps et de lieu limitant chaque situation donnée, tout en soulignant le recours à des sources d’information multiples, dont des entrevues. À l’instar de Karsenti et Demers (2011, p. 234), nous voyons l’étude de cas comme [...] une méthode de recherche, essentiellement descriptive, qui permet d’étudier un phénomène en contexte naturel, de façon inductive (exploratoire) ou déductive (confirmative) selon les objectifs de la recherche. En lien avec notre objectif de recherche, c’est de façon inductive que nous étudions les pratiques déclarées plutôt que les pratiques effectives des répondants relativement au modelage. En d’autres mots, notre recherche se limite aux dires sur l’action enseignante et ne s’étend pas à l’action déployée en situation. La pertinence de l’étude de cas ici est qu’elle vise à établir des théories, mais à partir de l’analyse de deux situations uniques. À la manière de Van der Maren (1999), nous essayons de comprendre comment les choses ont été perçues à partir de l’examen de ce qui s’est passé ou de ce qui a été dit par le biais d’enregistrements sonores.

3.1 Sujets

Dans cette étude, nous avons fait appel à deux enseignants chargés d’un cours de dissertation française offert à des étudiants anglophones de troisième année inscrits au programme de formation des maîtres au Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta.

Ces deux enseignants, auxquels nous avons attribué les pseudonymes de Jessica et d’Olivier pour préserver leur anonymat, ont été sélectionnés pour deux raisons principales. D’abord, parce qu’ils mettaient le modelage en pratique dans le cadre de leur cours de dissertation, un contexte très pertinent, puisqu’il s’agit d’une tâche complexe qui fait appel à plusieurs stratégies. Ensuite, en raison du fait que chacun d’eux avait un degré de familiarité différent avec le modelage, Jessica le mettant en oeuvre de façon régulière depuis plusieurs années, tandis qu’Olivier en était plutôt à une étape de mise à l’essai. Nous croyons que cette différence dans le niveau d’expertise pourrait permettre de mieux caractériser l’expérience des enseignants. La participation de ces répondants s’est effectuée sur une base volontaire.

3.2 Instrumentation

Notre objectif de recherche étant de mieux comprendre les représentations que se font les répondants au sujet du modelage, nous avons orienté notre collecte de données sur les dires des répondants qui avaient déjà mis en place cette pratique en situation enseignante. La cueillette des données s’est donc faite par le biais d’entrevues semi-dirigées conduites par nous deux en tant que chercheures quelques jours après la mise en oeuvre du modelage par les répondants. Elle ne consistait pas en des observations directes des répondants pendant l’acte professoral. La durée de l’entrevue avec chacun des deux répondants, que nous avons enregistrée et transcrite intégralement, était d’environ une heure. Comme le maintiennent Lavoie, Marquis et Laurin (1996), ces types d’enregistrement [sonores et visuels] facilitent l’analyse ultérieure d’un phénomène et offrent l’avantage d’être utilisés aussi souvent que nécessaire. Pour mener les entrevues, nous avons construit un questionnaire (voir l’annexe 1) composé de trois catégories de questions ouvertes, invitant les répondants à se remémorer leurs expériences autour de la mise en oeuvre du modelage après le fait. Une première catégorie de questions visait à amener l’enseignant à s’exprimer par rapport à sa conception du modelage (définition, but, utilité) et à décrire son expérience passée avant le modelage, à savoir comment il s’était senti, comment il s’était préparé et comment il avait anticipé la réaction des étudiants. Une deuxième catégorie de questions avait pour objectif de comprendre l’expérience passée de l’enseignant pendant le modelage en lui demandant d’expliquer comment il avait communiqué la valeur du modelage à ses étudiants, quels défis il avait rencontrés, comment il les avait surmontés, comment il s’était senti et comment il avait modifié le modelage en fonction de la réaction des étudiants. Une troisième catégorie de questions visait à recueillir des informations sur l’expérience passée de l’enseignant après le modelage, en lui demandant notamment de détailler ses prises de conscience et d’expliquer ce qu’il ferait différemment lors d’un modelage ultérieur. Pour assurer une constance, les mêmes questions ou thèmes ont été discutés d’une entrevue à l’autre et la majorité du temps, en suivant l’ordre préétabli.

Avant de procéder à l’analyse des résultats, nous avons transmis par voie électronique, à chacun des répondants, la transcription intégrale de leur entrevue et leur avons demandé de valider la justesse des informations et de nous faire part de toute autre information à incorporer dans les résultats bruts ou à prendre en considération dans l’analyse.

3.3 Déroulement

Durant la session d’hiver 2009, nous avons repéré deux enseignants chargés de cours et les avons invités à participer à notre étude. Nous leur avons demandé d’identifier un cours de rédaction qu’ils étaient en train d’offrir et durant lequel ils mettaient en place le modelage cognitif. Par la suite, nous leur avons transmis, par voie électronique, les questions clés que nous avions l’intention de leur poser, quelques jours avant l’entrevue. Toutefois, pour préserver la spontanéité et l’authenticité des échanges, nous leur avons suggéré de ne pas trop se préparer ni d’arriver à l’entrevue avec des réponses écrites. Durant les entrevues individuelles, nous leur avons posé des questions ouvertes en nous basant principalement sur le questionnaire construit au préalable, sans toutefois les restreindre dans leurs propos. Une fois les commentaires enregistrés et retranscrits, nous leur avons demandé de les valider.

3.4 Considérations éthiques

Quelques semaines avant l’étude, nous avons obtenu la permission du comité d’éthique de l’Université de l’Alberta de conduire cette recherche. Par la suite, nous avons recruté nos répondants et les avons informés par écrit des buts de la recherche, des étapes de son déroulement et de la durée des entrevues. Nous les avons également invités à signer un avis de consentement leur assurant confidentialité et anonymat au moment de la diffusion des résultats.

3.5 Méthode d’analyse des données

À la lumière des critères méthodologiques énoncés par Guba et Lincoln (1982) et Lincoln et Guba (1985), nous avons fait une analyse inductive des données pour en dégager des conditions qui, du point de vue des répondants, contribueraient à un modelage efficace. Plus précisément, pour saisir le sens des données recueillies (Lessard-Hébert, 1997), nous les avons regroupées de façon méthodique en catégories et en sous-catégories selon les thématiques émergentes (Savoie-Zajc, 2011 ; Savoie-Zajc et Karsenti, 2000), et ce, d’abord à l’endroit de chaque entrevue prise individuellement, pour faire ressortir les catégories ou les thèmes propres à chaque participant, et ensuite, entre les entrevues, afin d’identifier les thématiques plus englobantes à partir des catégories communes. Pour des fins de validité, nous avons demandé aux répondants de confirmer notre interprétation des données ainsi que l’analyse qui en a résulté en ce qui concerne le contexte, les facteurs entourant les conditions et les conditions elles-mêmes. Karsenti et Demers (2011, p. 243) confirment que [...] le fait de retourner au sujet étudié avec les résultats recueillis pour s’assurer qu’ils correspondent bien à sa perception du phénomène étudié […] est une excellente façon de trianguler les résultats d’une recherche.

4. Résultats

L’analyse des résultats, qui passe par une analyse des discours des enseignants, a permis de dégager les représentations que se font ces derniers de certaines conditions à remplir pour un modelage réussi. Les deux premières sont des conditions pouvant être considérées comme préliminaires, puisqu’elles s’appliquent avant même que l’enseignant décide de se lancer dans le modelage. Elles concernent, d’une part, la disposition physique et mentale de l’enseignant et, d’autre part, sa capacité à identifier l’objet de son modelage. Quant à la troisième condition, elle intervient durant le modelage et est liée à la capacité de l’enseignant à bien gérer la complexité de la tâche.

4.1 Première condition : l’enseignant doit être prédisposé à faire le modelage

À part la disposition physique évoquée brièvement par Jessica (Je ne peux pas prévoir leurs réponses et ça, c’est difficile, alors il faut avoir bien dormi.), le modelage exige que l’enseignant soit bien disposé mentalement. L’analyse des propos révèle que cette disposition mentale porte sur des dimensions à la fois cognitives et affectives de l’enseignant.

En ce qui concerne la dimension cognitive, on note qu’il est important que l’enseignant ait une bonne conception du modelage et qu’il croie en la valeur de cette intervention pédagogique pour développer chez ses étudiants la capacité à rédiger des textes de qualité. Une bonne conception suppose que l’enseignant est en mesure de définir le modelage, de connaître son but et de se faire une représentation mentale de la démarche impliquée dans sa mise en oeuvre. Voyons ce que recouvre chacun de ces aspects. Dans le cas de la définition, pour Jessica, le modelage consiste à donnerl’exemple de ce que l’on est en train de demander aux étudiants, doncon fait soi-même tout en expliquant, en explicitant les processus qui nous permettent de le faire. Selon Olivier, le modelage est une démonstration, avec explications, de quelque chose d’un peu compliqué. On note que, pour les deux participants, le modelage implique au minimum une démonstration accompagnée d’explications. En plus, dans le cas d’Olivier, on voit qu’il reconnaît l’importance d’employer le modelage quand un élément de la tâche d’écriture pose un défi particulier. Il est donc conscient des conditions d’application du modelage. Pour ce qui est de Jessica, sa définition prend en compte la nécessité de rendre transparent le discours intérieur qui guide la prise de décision liée au processus à suivre, ce qui reflète chez elle une compréhension plus poussée du concept de modelage.

En ce qui concerne la connaissance du but du modelage, Jessica semble avoir une idée précise de ce qu’elle vise quand elle utilise le modelage. Elle explique que, pour elle, le modelage comporte deux buts principaux. Le premier but, d’ordre affectif, consiste à faire en sorte que l’étudiant ait confiance dans ses capacités en prenant en main des éléments qui lui semblent hors de sa portée.

La première fonction qu’on voit, c’est de rassurer les étudiants sur leur capacité à faire. Il y a des moments [dans les étapes de la rédaction] où les étudiants ont peur de franchir le pas, alors il faut le franchir avec eux…, accompagner.

On voit ici percer la représentation que se fait l’enseignant de son rôle de tuteur en offrant à l’étudiant de l’étayage (Bruner, 1998).

Le deuxième but, de nature cognitive, est de munir l’étudiant d’une démarche et donc de lui donner les outils pour qu’il soit en mesure de s’acquitter de la tâche d’écriture avec efficacité. Ainsi, affirme-t-elle, la deuxième fonction, c’est de leur donner une démarche tout simplement. Elle poursuit en précisant que le but du modelage est de dévoiler les étapes de la démarche, mais tout en rendant compte des contraintes imposées par le contexte spécifique de la tâche.

Mais la démarche, à la limite, on peut l’indiquer de manière très théorique, mais c’est-à-dire qu’on pourrait faire une fiche : premièrement, faites ceci ; deuxièmement, faites cela ; etc. Ce qui est intéressant, c’est de leur montrer une espèce de mélange entre la théorie et pis le cas concret qu’ils ont là, et c’est ce mélange-là qu’on est en train de mettre en oeuvre devant eux, ce qui fait qu’ils comprennent que la démarche théorique, elle ne vient pas d’en haut, c’est une nécessité de l’action et qu’eux, dans la même nécessité, ils devraient arriver à reproduire les mêmes mouvements intellectuels.

Cependant, pour être motivé à recourir au modelage, l’enseignant doit également croire en sa valeur. Ainsi, Olivier estime que le modelage est important, car bien souvent de simples explications ne suffisent pas pour permettre à l’étudiant de construire une représentation mentale détaillée de tout ce que comporte la tâche.

Je leur dis qu’on veut produire un texte et je donne des explications, mais je peux voir qu’avec seulement des explications, c’est peut-être pas toujours évident [pour eux] ce qu’il faut faire, en détail.

Quant à Jessica, elle croit aussi en la valeur ajoutée du modelage à certains moments de l’enseignement : Oui, c’est important, il y a des moments spécifiques dans les étapes de lecture ou de rédaction où, oui, il faut passer par là.

Si la disposition mentale de l’enseignant comporte une dimension cognitive, elle comprend également une dimension affective qui n’est pas sans importance. En effet, l’analyse des commentaires révèle que la décision de l’enseignant de faire du modelage dépend de trois facteurs interreliés : un sentiment de confiance en soi et en le groupe, une capacité à se montrer vulnérable et une aptitude à tolérer l’approximation. Il est clair que le sentiment de confiance en soi joue un rôle important : Donc, c’est ça la difficulté du modelage, … il faut être sûre de soi. Cette confiance résulte à la fois de la perception positive des étudiants vis-à-vis des compétences de l’enseignant et de la capacité de ce dernier à créer un climat propice à la prise de risque et à l’essai et l’erreur, tant pour les étudiants que pour lui-même. En commentant la perception des étudiants, Jessica s’exprime ainsi :

Il faut qu’ils nous fassent confiance. C’est-à-dire que si j’ai pas établi avant, avec les étudiants, le fait que je sais ce que je fais, s’ils me voient tâtonner, ils vont être sûrs jusqu’à la fin de l’année que je ne sais pas ce que je fais. C’est ça la difficulté du modelage, c’est qu’il faut leur avoir prouvé qu’on était compétent avant de se lancer.

Olivier renchérit en se référant à un modelage moins réussi : Ça m’a laissé mal à l’aise et je ne veux pas trop répéter cette expérience parce que j’ai l’impression que si je fais tout le temps ça, ils vont perdre confiance et ça ne sera pas une réussite.

Les deux participants s’accordent sur le fait que le climat joue un rôle déterminant dans l’établissement de la confiance des étudiants envers l’enseignant. Ils considèrent que la création d’un climat positif dépend de leur capacité à gérer les interventions des étudiants avec doigté et à valoriser leurs contributions. Ainsi Jessica affirme :

Il faut faire très attention à ne pas vexer un étudiant quand on a une réponse qui est fautive, il faut pas leur montrer qu’on est déçu par la réponse parce qu’il faut que la fois suivante, il puisse retenter avec le même sourire et la même envie d’essayer parce que sinon c’est frustrant.

S’il importe que les étudiants se sentent en confiance avec l’enseignant, il faut que l’enseignant soit lui aussi en confiance avec le groupe. En effet, lors du modelage, les étudiants ont l’occasion de voir et d’entendre leur enseignant engagé dans un processus de réflexion. Dans une telle situation, ce dernier doit prendre des risques et accepter éventuellement de faire des erreurs et donc de montrer un côté vulnérable de sa personne, comme le confie Jessica : Il faut accepter de se tromper, il faut aussi être en confiance avec le groupe pour se dire : peut-être que je vais faire ça, peut-être que je vais me tromper. Cette acceptation de se montrer vulnérable devant ses étudiants doit être réciproque dans le sens où les étudiants, eux aussi, doivent accepter de prendre des risques, comme l’atteste Jessica.

Les étudiants sont plus âgés, il faut aussi qu’ils acceptent de se mettre en danger. J’ai commencé mes cours de dissertation comme ça, en leur disant : Vous voyez ce que je viens de faire là. Si moi j’ose, alors vous devez aussi le faire. Ça fait partie du contrat.

À part le sentiment de confiance en soi et en ses étudiants et la capacité de se montrer vulnérable, la décision de faire du modelage dépend aussi de la capacité de l’enseignant à tolérer l’approximation ou l’imperfection des résultats obtenus à la suite du modelage. Cette tolérance vient du fait qu’il sait que les idées avancées n’ont que le statut de solutions intermédiaires visant à faire voir aux étudiants des possibilités qu’ils n’avaient pas envisagées auparavant et qui vont leur permettre d’aller plus loin dans leur apprentissage. Comme l’explique Jessica :

Il faut accepter que ce qu’on va faire avec le modelage, c’est pas forcément parfait. Je n’hésite plus à dire aux étudiants : Bon, c’est ce à quoi on a abouti. C’est une solution possible, c’est peut-être pas la plus élégante, mais c’est une solution admissible qui rendra service.

Dans certains cas, il faut même aller jusqu’à pouvoir tolérer l’échec du modelage comme l’admet Olivier : Parce que j’ai déjà initié des activités [de modelage] où je lance les étudiants et on n’arrive pas à une bonne conclusion, pas selon ce que je visais, en tout cas. Les propos d’Olivier révèlent une forte préoccupation pour la qualité du produit final et l’absence de commentaires par rapport aux avantages que les étudiants pourraient tirer du processus d’apprentissage à travers l’élaboration de solutions intermédiaires imparfaites. Ils laissent entendre que, par rapport à Jessica, Olivier semble moins percevoir son rôle comme celui d’un co-constructeur de savoir-faire.

4.2 Deuxième condition : l’enseignant doit cibler une stratégie appropriée

L’analyse des propos des participants a permis d’identifier une deuxième condition pour un modelage réussi, à savoir la capacité de l’enseignant à cibler une stratégie pertinente et à identifier un moment propice pour la modeler. En ce qui concerne le choix de la stratégie, deux critères émergent des dires : la stratégie doit être spécifique tout en s’inscrivant dans le contexte d’une tâche complexe, et elle doit aussi correspondre à une difficulté de l’étudiant. En se référant à la stratégie du plan hiérarchique pour structurer les idées d’une dissertation, Olivier dit : C’est quelque chose de très précis et particulier. Jessica abonde dans son sens tout en faisant ressortir l’importance de situer la stratégie à l’intérieur de la tâche globale, ce qui implique que l’enseignant ait une bonne connaissance des composantes de la tâche. Elle s’explique : Il y a beaucoup de choses dans le cas de la dissertation, mais chaque fois, je me fixe un objectif, pas plus, et il faut qu’il y ait cohérence par rapport au reste du texte et ça, c’est un endroit stratégique pour faire un modelage.

De plus, pour être pertinente aux yeux des étudiants, la stratégie sélectionnée doit correspondre à une difficulté majeure éprouvée par la majorité d’entre eux. Ainsi, Olivier note : Je pense que si on le fait [le modelage], c’est parce que c’est pas évident pour eux. Les deux participants précisent que c’est lorsqu’une tâche fait appel à un niveau de pensée plus élevé que la difficulté se présente et qu’il est alors nécessaire de faire un modelage. En se remémorant une situation où les étudiants devaient faire une synthèse pour leur dissertation, Jessica dit : Je fais un modelage quand quelque chose a été raté, et Olivier fait remarquer, en se rappelant le moment où il a décidé de modeler l’élaboration d’un plan hiérarchique : Je trouve que c’est ça qui leur donne le plus de difficulté, dans un sens, de faire des associations, des regroupements et des distinctions aussi.

Quand l’enseignant identifie une stratégie correspondant à une difficulté commune, il doit au départ délibérément créer un conflit cognitif ou un déséquilibre (Piaget, 1967) chez les étudiants en les amenant à reconnaître la présence d’une difficulté afin qu’ils soient motivés à la régler en utilisant la stratégie proposée. En même temps, il est conscient de l’importance de faire travailler les étudiants dans leur zone de développement proximale (Vygotsky, 1978) en prenant en compte leurs connaissances antérieures pour les faire progresser.

C’est ce qu’explique Jessica :

Je savais qu’il fallait que je leur montre où était le problème. Il fallait que je leur pose la question et c’est à partir de leurs réponses qu’il fallait que je les aide à identifier le problème et à le résoudre ensuite.

Olivier ajoute que le désir de savoir doit provenir des étudiants : Ça aiderait surtout, bien sûr, si les étudiants ou les étudiantes voulaient savoir comment régler leurs problèmes rédactionnels.

4.3 Troisième condition : l’enseignant doit pouvoir travailler dans la complexité

Une troisième condition qui contribue à un modelage efficace est que l’enseignant doit être en mesure de travailler dans la complexité. L’analyse du discours des enseignants nous permet de caractériser cette complexité, du moins en partie, en affirmant qu’elle provient de la nécessité, où se trouve l’enseignant, de gérer plusieurs niveaux d’action et de réflexion simultanément et de composer avec plusieurs sortes de tension.

4.3.1 Gérer plusieurs niveaux d’action-réflexion

Comme le montre le schéma ci-dessous, la complexité du modelage réside dans le fait qu’il exige que l’enseignant gère conjointement deux niveaux d’action-réflexion (flèches horizontales) ainsi que l’interaction entre ces deux niveaux (flèches verticales).

Figure 1

Schéma de la gestion simultanée de deux niveaux d’action-réflexion liée au modelage cognitif

Schéma de la gestion simultanée de deux niveaux d’action-réflexion liée au modelage cognitif

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Le premier niveau d’action-réflexion représenté sur le schéma se situe par rapport au modelage même de la stratégie par l’enseignant lorsqu’il explicite son raisonnement devant les étudiants. Cette verbalisation, rappelons-le, prend la forme de questions, de doutes, d’hésitations, de formulations d’hypothèses et même d’énoncés autosuggestifs pour s’encourager à continuer à surmonter les difficultés reliées à la tâche. Or, tout en raisonnant ainsi à haute voix, l’enseignant doit réfléchir à ce qu’il va dire et le faire rapidement pour éviter que les étudiants décrochent. Comme l’explique Jessica : Et pis, en même temps, il y a le fait que je sais où je veux aller, mais les étapes, je ne les connais pas précisément parce que si je les ai trop préparées, je les impose, du coup, il faut vraiment… il faut réfléchir assez vite pour savoir dire la bonne chose au bon moment.

Comme le montre le schéma, le deuxième niveau d’action-réflexion de l’enseignant est déterminé par les réactions des étudiants. Ainsi, l’enseignant doit questionner les étudiants pour les amener non seulement à suivre son raisonnement, mais aussi à identifier le problème de façon à ce qu’ils voient la nécessité de le résoudre. Quand cette verbalisation prend une tournure interactive, l’enseignant doit faire preuve d’une grande capacité à analyser et à évaluer les réponses des étudiants. En effet, il lui faut constamment faire preuve de discernement pour savoir quelles questions poser, et négocier à partir des réponses des étudiants pour formuler des hypothèses et sélectionner les éléments de réponse à conserver. Jessica donne des exemples de questions reflétant l’activité mentale dans laquelle l’enseignant doit s’engager pour en arriver à traiter les réponses des étudiants : Vous voulez cette idée-là ? Est-ce que ça va aller ? Ça va aller, mais il va falloir la relier à l’idée précédente, alors c’est une opposition. Quel mode de liaison suggérez-vous ? Et puis après, il faut que le vocabulaire soit cohérent.

De plus, chez Jessica, il existe une interaction constante entre ces deux niveaux d’action-réflexion. En effet, l’enseignant doit sans cesse évaluer ce qu’il dit, ce qu’il fait et ce qui se passe autour de lui, et ajuster son agir en conséquence. Autrement dit, il doit mettre en oeuvre ses capacités métacognitives. Jessica nous fait part de ce qui se passe dans sa tête pendant un modelage, c’est-à-dire dans le feu de l’action : Qu’est-ce que je vais faire de cette idée ? Comment est-ce que je vais la rendre positive, celle-là ?Ça non, je ne dis pas, mais la partie où stratégiquement je parle d’écriture, oui, je le dis.

Dans le cas d’Olivier, cette interaction est moindre. Tout comme Jessica, il a lui aussi mobilisé ses capacités métacognitives au sujet du déroulement de son modelage qu’il a qualifié de quasi-échec, mais il l’a surtout fait après le fait : Et je l’ai fait et je me suis un peu comme observé et après ça, j’ai fait un « Power Point » pour eux. En réalité, Olivier a préparé un script de sa verbalisation en différé avec un soutien technique, qu’il a ensuite rapporté à ses étudiants au cours suivant. Alors, je leur ai montré ça en expliquant chaque étape de ce que j’avais fait. Alors, c’était pas la vraie chose, en « real-time » comme on dit, c’est pendant que ça se faisait, mais c’était comme une sorte de compte-rendu de ce qui sétait passé.

Bref, lors du modelage, la gestion simultanée de deux niveaux d’action-réflexion et de leur interaction constitue un défi majeur que l’enseignant doit relever pour réussir à travailler dans la complexité.

4.3.2 Composer avec plusieurs sortes de tension

L’autre défi majeur que l’enseignant doit relever pour être en mesure de travailler dans la complexité est celui de composer avec plusieurs sortes de tension.

Une première tension : la préparation/l’improvisation. Il est clair que les participants sont aux prises avec une tension entre la préparation requise et le degré d’improvisation nécessaire à un bon modelage. Cette tension se manifeste tout de même de façons différentes d’un participant à l’autre. Jessica est plus en faveur de la spontanéité, mais tout en reconnaissant l’importance d’avoir déjà fait ce genre de tâche auparavant :

Je ne prépare pas le texte à l’avance, sinon c’est plus du modelage. Donc, je sais quelles questions je vais leur poser, mais c’est à partir de leurs réponses que je vais travailler, mais je peux pas prévoir leurs réponses.

Quant à Olivier, il accorde plus d’importance à la préparation, mais tout en reconnaissant l’apport de la spontanéité :

Je pense qu’il y a une tension entre la préparation et la mise en oeuvre parce qu’on veut donner l’impression que c’est réel, que c’est spontané dans un sens et, en même temps, on veut être prêt, moi je veux savoir ce que je vais raconter. Mais, il faut garder ça spontané.

Une deuxième tension : l’inexpérience/l’expertise. Une autre tension existe entre le degré d’expérience et le degré d’expertise que l’enseignant possède par rapport à la tâche. Les deux participants disent qu’il faut bien connaître en théorie le genre de tâche à faire, mais qu’il faut aussi l’avoir faite afin d’être conscient des opérations requises. Jessica maintient : Il faut quand même savoir bien faire l’exercice. Et puis il faut être conscient des étapes par lesquelles on est passé pour savoir le faire, parce que [sinon] on peut pas les expliciter. Olivier abonde tout à fait dans ce sens :

Je pense que ça va avec la nature de la chose. Si on propose de leur montrer comment faire quelque chose, il faut le maîtriser, il faut avoir une certaine expertise à différents niveaux : bien connaître le sujet, bien savoir faire l’opération de planification soi-même.

En même temps, Jessica insiste sur le fait que si l’enseignant possède un niveau d’expertise trop élevé, s’il a développé trop d’automatismes, cela peut poser des problèmes à trois niveaux. D’abord, il éprouvera des difficultés à expliciter les différentes étapes et sous-étapes nécessaires à la réalisation de la tâche : J’explicite beaucoup plus facilement les processus qui me permettent d’écrire parce que c’est moins naturel pour moi. Ensuite, il risque de brimer la spontanéité des étudiants et ainsi de nuire à l’authenticité du modelage : Donc, plus rapidement, je vais repérer des thèmes, une stratégie de lecture et je ne peux pas expliquer aux étudiants pour quelle raison je choisis en priorité telle stratégie plutôt que telle autre. Enfin, s’il y a trop de décalage entre les connaissances de l’enseignant et celles des étudiants, l’enseignant risque de perdre ces derniers :

Ce sont des choses que j’ai derrière moi et qu’ils n’ont pas, donc ils n’arrivent jamais à me suivre... Je ne peux pas faire semblant de chercher avec eux parce que connaissant l’auteur, je sais à l’avance quelles sont les stratégies qui vont être efficaces.

On voit ici que Jessica vit un conflit cognitif. D’une part, elle est consciente de l’importance de modeler le processus ; d’autre part, elle se rend compte de son incapacité à le faire en raison de son niveau d’expertise qui, dans certains cas, peut devenir un obstacle à une mise en oeuvre authentique du modelage.

Une troisième tension : la simplicité/la complexité. Finalement, une dernière sorte de tension qui se dégage, surtout des propos d’Olivier, se caractérise par la nécessité de simplifier la tâche pour la rendre à la portée des étudiants tout en maintenant une certaine complexité pour en conserver le sens.

On veut donner un bon exemple de ce qu’on veut qu’ils fassent. Dans ce cas-ci, c’est maîtriser la complexité et aussi trouver une façon de rendre ça compréhensible. Tu veux pas donner aux étudiants l’impression que c’est très complexe et trop complexe. Il faut que ça facilite leur tâche. Alors, il faut que [l’exemple] soit de très bonne qualité et évident.

En résumé, lors d’un modelage, l’enseignant doit composer simultanément avec plusieurs tensions. Il s’agit donc, pour lui, de trouver un équilibre dans le jeu de ces tensions.

5. Discussion des résultats

L’analyse des perceptions des enseignants sur la pratique du modelage nous a permis de découvrir trois conditions favorables à sa mise en oeuvre. Si les deux premières conditions viennent confirmer ce que d’autres chercheurs ont trouvé, la troisième, par contre, apporte quelques éléments nouveaux sur la nature de la complexité du modelage tout en suggérant des pistes pour la formation des enseignants dans le domaine de l’enseignement de l’écriture.

En ce qui concerne la première condition, la prédisposition de l’enseignant à recourir au modelage pour enseigner des stratégies d’écriture, on constate que la dimension affective de la disposition mentale de l’enseignant est un facteur clé qui détermine sa décision de recourir ou pas au modelage. En effet, les deux enseignants interrogés évoquent leur peur de paraître incompétents et de perdre la face devant les étudiants et soulignent qu’avant même d’oser entreprendre un modelage, il faut qu’ils soient parvenus à créer un climat de confiance et à établir leur crédibilité aux yeux des étudiants. Ce constat rejoint les conclusions tirées par St-Pierre et Lafortune (1995), dans le cadre de recherches menées sur le rôle de la métacognition et de l’affectivité dans l’apprentissage des mathématiques. En effet, leurs travaux mettent en évidence le sentiment d’insécurité ressenti par les professeurs face à la tâche de former les étudiants aux habiletés métacognitives et, par le fait même, soulignent l’importance du rôle de l’affectivité dans la volonté et la capacité du professeur à s’engager dans une activité à visée métacognitive. À un niveau plus général qui dépasse le simple contexte du modelage, ce constat fait écho aux observations de Cicurel (2007) sur l’importance de la présence de risque dans l’agir enseignant.

Quant à la deuxième condition, celle liée au choix d’une stratégie par l’enseignant, trois critères de sélection émergent des dires des enseignants : la stratégie doit être spécifique tout en s’inscrivant dans une tâche complexe et elle doit correspondre à une difficulté réelle que les étudiants éprouvent. Jessica semble toutefois encore plus préoccupée qu’Olivier par le caractère authentique de la stratégie et de tout le processus de modelage. Cette préoccupation transparaît dans son intention d’éviter à tout prix d’imposer la stratégie aux étudiants, notamment quand elle soutient qu’il faut que les étudiants comprennent que [...] la démarche ne vient pas d’en haut [mais] que c’est une nécessité de l’action, qu’il fallait qu’[elle] les aide à identifier le problème et à le résoudre ensuite ou encore quand elle affirme qu’elle ne [peut] pas faire semblant de chercher avec eux. Il est par ailleurs intéressant de noter que les critères de sélection d’une stratégie qui ressortent de l’analyse des discours des enseignants coïncident avec ceux mentionnés par Tardif (1992) dans son ouvrage sur l’enseignement stratégique et par d’autres chercheurs (Graham, 2006 ; Graham et Harris, 2003, 2005 ; Hamman et Stevens, 2003) dans le cadre de travaux portant sur l’enseignement de l’écriture de divers types de texte selon une approche cognitive.

La troisième condition, liée à la capacité de l’enseignant à travailler dans la complexité, implique la gestion de plusieurs niveaux d’action-réflexion. Or, à l’intérieur de chacun de ces niveaux, on note, d’après les dires des enseignants, qu’en situation de modelage, le maître doit tenir compte d’une multitude de variables et s’y ajuster pour faire avancer l’action en cours. Cette condition renvoie d’une part, aux concepts du paradigme réflexif de Schön (1994) et de Perrenoud (2001), dont celui de la réflexion dans l’action et sur l’action et, d’autre part, au modèle d’analyse de l’agir enseignant de Bucheton et Soulé (2009) nommé multi-agenda de préoccupations enchâssées. Dans le contexte du modelage, les préoccupations de l’enseignant semblent être surtout centrées sur l’explicitation de sa démarche cognitive, les moyens qu’il met en place pour motiver les étudiants à s’engager dans le processus réflexif et son évaluation constante de la pertinence et de l’efficacité des questions qu’il pose en regard du but visé.

Les discours des enseignants laissent également voir que la complexité inhérente à la mise en oeuvre du modelage résulte de la nécessité de gérer plusieurs tensions qui entrent en jeu simultanément. Or, la caractérisation de chacune de ces tensions et le jeu d’interactivité entre elles suggèrent quelques pistes pédagogiques pour la formation initiale et continue des enseignants en ce qui concerne l’enseignement de la production de textes. La première sorte de tension (préparation/improvisation) semble indiquer que l’enseignant en exercice a intérêt à être bien préparé tout en demeurant très flexible afin de pouvoir réagir et s’ajuster à l’imprévu au fur et à mesure des actions et des réactions des étudiants. Les propos d’Olivier sur la création, après coup, d’un diaporama suggère que la préparation pourrait consister à réaliser au préalable la tâche exigée des étudiants tout en s’auto-observant afin d’identifier ses processus et stratégies rédactionnels, y compris les questions que l’on se pose, les obstacles auxquels on se heurte et les solutions auxquelles on a recours pour les surmonter.

Sur le plan de la formation des futurs maîtres, avec Bass et Chambless (1994), nous croyons qu’il serait avantageux que les professeurs d’université responsables des cours de didactique de l’écriture fassent souvent écrire leurs étudiants et les amènent à prendre conscience de leurs propres démarches cognitives en les invitant à les expliciter. Il serait également utile qu’ils aient eux-mêmes recours au modelage cognitif afin que leurs étudiants aient accès à des modèles (Gorrell et Capron, 1990 ; Herrmann, 1990 ; Loughran et Berry, 2003). Dans cette ligne de pensée, Bass et Chambless (1994) réitèrent la position de Stover (1986) qui affirme qu’étant donné que les étudiants en formation prêtent surtout attention à ce que les professeurs font plutôt qu’à ce qu’ils disent, les professeurs auraient intérêt à modeler l’enseignement de l’écriture selon une approche qui place l’élève au coeur même du processus. En fait, ces chercheurs vont jusqu’à suggérer que les professeurs universitaires responsables des cours de méthodologie en écriture suivent des ateliers sur le processus d’écriture.

Il découle de la deuxième sorte de tension (inexpérience/expertise) que les futurs enseignants devraient avoir une connaissance approfondie des processus et des stratégies qui sous-tendent la rédaction d’un texte. En même temps, cependant, pour pouvoir conserver un élément d’authenticité lors du modelage, il serait utile qu’ils apprennent à choisir des contextes d’écriture qui ne leur sont pas complètement familiers et ce, afin de se retrouver, à la manière du novice, dans une situation déstabilisante tant sur le plan affectif que cognitif, laissant ainsi place à une spontanéité relative.

Pour résoudre la troisième sorte de tension (simplicité/complexité), on suggère qu’il serait important que les futurs enseignants se familiarisent avec le concept de zone proximale de développement (Vygotsky, 1978) pour apprendre à choisir des tâches d’écriture à la portée de leurs élèves. Pour ce faire, comme le soulignent plusieurs chercheurs (Murgatroyd et Sahlberg, 2010 ; Webber, Aitken, Lupart et Scott, 2009), ils auraient tout intérêt à approfondir leurs connaissances en évaluation diagnostique et en évaluation formative des besoins affectifs et des compétences des élèves.

Finalement, il ressort des propos analysés que, lors d’un modelage, ces trois tensions entrent simultanément en interaction dynamique, ce qui augmente de façon considérable, pour l’enseignant, le défi de les gérer. En contexte de formation des maîtres, il apparaît donc essentiel de donner aux futurs enseignants de nombreuses occasions de mettre le modelage en pratique dans des situations aussi proches de la vie réelle que possible afin qu’ils puissent s’entraîner à gérer conjointement l’ensemble de ces tensions.

6. Conclusion

Notre étude avait pour objectif d’alimenter le domaine de recherche, encore en émergence, qui porte sur la compréhension de l’agir professoral, et plus particulièrement sur la façon dont deux enseignants universitaires, qui pratiquent le modelage dans le cadre d’un cours de rédaction, se représentent les conditions favorables à sa mise en oeuvre, ainsi que sur les défis auxquels ils font face. À la lumière des trois conditions dégagées, il ressort que le modelage est une intervention pédagogique extrêmement complexe et difficile à mettre en place, car elle exige que l’enseignant mobilise un ensemble de ressources affectives, cognitives et métacognitives. D’une part, il doit très bien connaître les composantes de la tâche dans laquelle s’insère le modelage et avoir une compréhension approfondie non seulement du concept de modelage, mais aussi du rôle d’étayage qu’il est amené à jouer auprès des étudiants au moment de sa mise en oeuvre. D’autre part, il doit avoir suffisamment confiance en lui pour accepter de se retrouver dans une situation déstabilisante qui exige de sa part une capacité à réfléchir rapidement non seulement dans l’action, afin d’évaluer ses propres interventions et de gérer les multiples interactions de manière productive, mais aussi sur l’action, afin de prévoir la prochaine étape à suivre.

Cette étude pourrait servir de tremplin à d’autres recherches connexes. D’abord, comme nous sommes conscientes qu’une étude de ce qui se passe vraiment en classe apporterait sans doute plus de renseignements sur la question étudiée, il serait nécessaire de croiser les pratiques effectives en situation réelle et les dires sur les pratiques. Cela permettrait de faire ressortir les lieux de convergence et de divergence entre ce que les enseignants disent faire et ce qu’ils font vraiment, et ainsi d’obtenir un portrait plus juste et plus détaillé de leur expérience en lien avec la mise en oeuvre du modelage.

Ensuite, toujours dans le milieu universitaire, il serait intéressant de faire une étude des pratiques exemplaires chez les professeurs qui appliquent le modelage dans des contextes autres que l’écrit, tels que la résolution de problème en sciences et en mathématiques. Parallèlement, avec Herrmann (1990), nous croyons qu’il serait utile de mener le même genre d’étude, dans le contexte de la formation initiale des maîtres, plus particulièrement dans les cours de méthodologie, mais cette fois-ci, du point de vue des étudiants.

Une troisième piste de recherche se dessine dans le contexte scolaire plutôt qu’universitaire. En effet, il nous apparaît très pertinent d’examiner les pratiques exemplaires des enseignants des ordres primaire et secondaire en ce qui concerne le modelage cognitif dans diverses matières qui font appel à la résolution de problème au sens large. Plus spécifiquement, étant donné que l’interaction augmente fortement les chances de réussite de toute activité d’apprentissage, il serait de mise d’explorer les divers moyens auxquels les enseignants qui pratiquent le modelage ont recours afin d’engager activement les élèves dans leur processus d’apprentissage.