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1. Introduction et problématique

Cette recherche porte sur le défi que soulève, pour la gouvernance de l’éducation, le développement du mouvement de l’apprentissage en famille (la justification de nos choix terminologiques se trouve dans Brabant, 2010), communément appelé l’école à la maison au Québec. Cette option éducative est définie comme l'éducation d'enfants d'âge scolaire sous la supervision de leurs parents, et elle remplace la fréquentation à temps plein d'un établissement d'enseignement. (Lines, 1999, p. 1). L’éducation étant un domaine où se rejoignent des intérêts personnels, collectifs et sociaux, cette nouvelle pratique suscite des enjeux de gouvernance, définie comme la totalité des différents moyens par lesquels les individus et les institutions, publiques et privées, gèrent leurs affaires communes (Maesschalck, 2001, p. 313). Le rôle et la formation des intervenants scolaires chargés de superviser cette pratique sont au coeur de cette recherche.

1.1 Le contexte

L’organisation pédagogique, sociale et institutionnelle de l’apprentissage en famille s’étant développée et complexifiée depuis une cinquantaine d’années, on la considère, depuis le tournant du siècle, comme un réel mouvement éducationnel moderne (Lines, 2001; Stevens, 2001, 2003). Ce mouvement est présent sur tous les continents (International center for home education research, 2016a) et en croissance dans plusieurs pays, en particulier aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Australie et au Canada (Bhatt, 2014; Jackson, 2009; Kunzman et Gaither, 2013; Monk, 2009; Van Pelt, 2015). Selon les données disponibles, c’est aux États-Unis qu’on retrouverait le plus grand nombre d’enfants éduqués en famille, soit 1,7 million en 2012, ce qui représente 3,4 % des enfants d’âge scolaire du pays (National center for education statistics, 2014). Toutefois, les parents-éducateurs étant souvent réticents à participer aux sondages, surtout à ceux d’origine gouvernementale, des experts estiment que ce nombre dépasse les deux millions (International center for home education research, 2016c).

Au Québec, province canadienne où se déroule l’expérimentation présentée dans cet article, selon les données ministérielles, le nombre d’enfants inscrits officiellement comme scolarisés à la maison est passé de 388 à 1180 entre les années scolaires 2002-2003 et 2013-2014. Des approximations du nombre d’enfants éduqués en famille sans être inscrits auprès d’une commission scolaire (l’instance de gouvernance scolaire locale ou régionale) indiquent qu’on devrait doubler, tripler ou même quadrupler les effectifs connus pour estimer le nombre total d’enfants qui vivent leur éducation de cette façon au Québec (Brabant, 2004, 2013; Martel, 2015; Protecteur du citoyen, 2015).

La présence de ce mouvement y est tangible. En effet, comme ailleurs, les parents-éducateurs y ont fondé des groupes de soutien régionaux pour organiser des activités pour leurs enfants et échanger sur leurs pratiques, ainsi que des associations et des organismes pour répondre à leurs besoins spécifiques, tenir des événements, défendre leurs intérêts et parfois, contribuer aux interactions avec les instances scolaires et à l’élaboration des politiques qui les concernent (Brabant, 2004, 2010, 2013; Brabant et Arsenault, 2014; Brabant et Bourdon, 2012; Brabant, Bourdon et Jutras, 2003).

La recherche sur cette pratique éducative lui est favorable, bien qu’elle comporte plusieurs limites méthodologiques (Blok, 2004; Chapman et O’Donoghue, 2000; Lubienski, 2003; Welner et Welner, 1999). Du moins, l’idée d’interdire cette forme d’éducation ne reçoit-elle aucun appui scientifique actuellement. En effet, dans l’ensemble, les synthèses des écrits sur les résultats scolaires et le développement socioaffectif des enfants éduqués en famille, ainsi que sur leur profil à l’âge adulte, rapportent des résultats en moyenne égaux ou supérieurs aux moyennes nationales (Basham, 2001; Blok, 2004; Knowles et Muchmore, 1995; Kunzman et Gaither, 2013; Lines, 2001; Meighan, 1999; Ray, 2000, 2003; Webb, 1989). Des études plus approfondies attribuent cet avantage, lorsqu’il existe, à l’engagement parental (Barwegen, Falciani, Putnam, Reamer et Star, 2004), à l’enseignement individuel (Martin-Chang, Gould et Meuse, 2011) ou au niveau de scolarité de la mère (Kunzman, 2009; Medlin, 1994) – cette dernière variable pouvant également entraîner l’effet contraire dans certaines familles.

En ce qui concerne la gouvernance de ce mouvement, six approches types ont émergé d’une recension des écrits scientifiques parus entre 1986 et 2013 sur la régulation de l’apprentissage en famille dans divers pays : Afrique du Sud, Allemagne, Australie, Belgique, Bulgarie, Canada, Corée, Danemark, Estonie, États-Unis, Finlande, France, Italie, Irlande, Israël, Japon, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Portugal, République tchèque, Royaume-Uni et Suède. Ces six approches types reflètent la façon dont sont conjugués les pouvoirs décisionnels parental, scolaire ou autres (des professionnels de la santé ou de l’éducation, par exemple) pour le suivi et l’évaluation de cette pratique : 1) l’absence d’obligation d’interaction, 2) le soutien, 3) la supervision, 4) le contrôle, 5) l’obligation de fréquentation scolaire et 6) la participation d’autres pouvoirs (Brabant, 2013).

Par exemple, selon Petrie (2001), certains pays, comme l’Allemagne, intentent des poursuites judiciaires contre les parents-éducateurs (approche d’obligation de fréquentation scolaire), même s’ils tolèrent parfois certains cas individuels. D’autres pays, comme la France, exercent un contrôle sur le programme éducatif dispensé (approche de contrôle). D’autres enfin, comme le Royaume-Uni, montrent une certaine flexibilité à l’endroit de l’apprentissage en famille, en assurant seulement une supervision large et partielle, faisant parfois appel à l’expertise de spécialistes engagés spécifiquement à cet effet (approche de supervision).

Aux États-Unis et au Canada, cette pratique est partout permise par les lois locales mais les mesures d’encadrement varient (International center for home education research, 2016b). L’approche de soutien est assez répandue. En effet, plusieurs États et provinces outillent les familles et coopèrent avec elles par la mise en place de structures comme des programmes de formation à distance, une offre de fréquentation scolaire à temps partiel, des centres de ressources spécialisées, un accompagnement individualisé des enfants ainsi que des formations pédagogiques et de l’aide financière pour les parents (Kunzman et Gaither, 2013; Lines, 2000, 2001; Van Pelt, 2015).

Quant au cadre légal québécois, la Loi sur l’instruction publique permet cette pratique depuis 1943 (Marshall, 1998) en prévoyant une possibilité d’exemption de l’obligation de fréquentation scolaire pour l’enfant qui reçoit à la maison un enseignement et y vit une expérience éducative qui, selon une évaluation faite par la commission scolaire ou à sa demande, est équivalente à ce qui est vécu et dispensé à l’école (Gouvernement du Québec, 2004, chap. I-13.3, art. 15, 4°).

Ainsi, la Loi confère aux commissions scolaires (ou à leurs mandataires) une responsabilité d’évaluation de ces situations d’apprentissage. Pour ce faire, chaque commission scolaire doit élaborer une politique locale d’évaluation (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2005), pour laquelle elle peut s’appuyer sur le document La scolarisation à la maison-orientations (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2010) qui offre quelques repères, surtout légaux.

Une enquête du Protecteur du citoyen (l’ombudsman qui traite les plaintes à l'égard des services publics québécois) sur la scolarisation à la maison a relevé la variabilité des politiques et des pratiques d’encadrement d’une commission scolaire à l’autre (Protecteur du citoyen, 2015).

Il est important de noter qu’aux États-Unis, où se réalise la majeure partie de la recherche sur ce sujet, aucune corrélation significative n’a été observée entre l’approche de régulation, plus ou moins active, d’un État et le pourcentage d’enfants qui y sont éduqués en famille, le taux de croissance de cette pratique ou la réussite de ces enfants aux tests normalisés (Hail, 2003; Ray et Eagleson, 2008; Stewart et Neeley, 2005).

Toutefois, bien que des associations de parents utilisent cet argument en faveur d’une diminution de l’encadrement de leur pratique, de jeunes adultes étatsuniens ayant été éduqués en famille ont récemment créé deux associations, la Coalition for responsible home education (2016) et Homeschooling alumni reaching out (2016), qui militent en faveur d’un meilleur encadrement des parents-éducateurs afin de protéger le droit des enfants à l’éducation et de prévenir certaines problématiques sociales au sein de ces familles. D’ailleurs, des parents-éducateurs admettent que l’expérience d’apprentissage n’est pas d’aussi bonne qualité dans toutes les familles (Riegle et McKinney, 2002).

Par ailleurs, dans une double perspective de protection des droits des enfants et de ceux des parents, le rapport du Protecteur du citoyen (2015), au Québec, de même que le rapport Badman (2009), au Royaume-Uni, ont souligné le risque d’iniquité et de préjudices pouvant être vécus par les parents-éducateurs et par leurs enfants, du fait de la variabilité des pratiques d’encadrement.

Dans ce contexte, il paraît pertinent, voire nécessaire, d’assurer un certain suivi de cette pratique et de s’intéresser au rôle des intervenants scolaires mandatés pour le réaliser.

1.2 Problématique

Parmi les études nationales et internationales portant spécifiquement sur la gouvernance de l’apprentissage en famille (le site de l’International center for home education research en recense environ 200 depuis l’an 2000), seules quelques-unes des plus récentes ont mis au jour le rôle complexe des intervenants scolaires mandatés pour réaliser le suivi de cette pratique.

1.2.1 Le rôle des intervenants scolaires placés au centre de conflits normatifs

D’abord, les analyses juridiques expliquent que ces acteurs sont placés au centre d’un espace juridique complexe où se croisent les droits et les intérêts de l’enfant, des parents et de la société, ainsi que les responsabilités des gouvernements à cet égard (entre autres, au Canada, voir Blokhuis, 2009, 2010 et Lagos, 2011, 2012). Les articles de loi permettant cette option éducative sont souvent minces et utilisent des formulations imprécises. Par exemple, en Europe, selon le pays, l’éducation reçue dans la famille doit être minimale (Irlande), suffisante (Suède), équivalente (Belgique, Norvège, France) ou appropriée (Danemark), [suivre] le curriculum national (Estonie) ou encore être celle à laquelle [les enfants] ont droit (France) (Harding et Farrel, 2003).

L’analyse politique de Monk (2009) explique aussi ce flou par la préséance d’agendas politiques plus larges (p. 155) : 1) ces formulations plutôt vagues et centrées sur les moyens, plutôt que sur les résultats, évitent que des parents d’enfants scolarisés à l’école puissent adresser à cette dernière des critiques quant à sa propre efficience; 2) la définition du droit à l’éducation de l’enfant, parce que généralement centrée sur le développement individuel, limite l’évaluation des aspects de socialisation et d’éducation civique de l’apprentissage en famille, mais évite aussi de devoir appliquer cette même évaluation à l’ensemble des écoles supervisées par le gouvernement; 3) la porte de sortie du système scolaire qu’offre l’option de l’apprentissage en famille sert de soupape démocratique pour l’expression de certaines divergences de vue, ce qui légitime ensuite le contrôle étatique sur le contenu scolaire (par exemple, l’éducation sexuelle); 4) dans certains cas de souffrance ou d’échec scolaires, l’absence d’une meilleure solution de rechange justifie le recours, et parfois des mesures de soutien, à l’apprentissage en famille, même jugé insatisfaisant, plutôt qu’une rescolarisation forcée.

Par ailleurs, certaines instances scolaires peuvent utiliser l’option de la scolarisation à la maison comme solution de débarras. Par exemple, aux États-Unis, les intervenants scolaires de l’Indiana ont été soupçonnés d’encourager les parents à retirer de l’école leurs enfants en difficulté pour les éduquer en famille (Francisco, 2011), alors que ceux du Texas auraient classé eux-mêmes sous cette catégorie leurs élèves ayant abandonné l’école (Radcliffe, 2010), ce qui diminue leurs statistiques de décrochage scolaire. Au Québec, pour solutionner le problème d’écoles opérées par des groupes religieux et considérées illégales parce que non-conformes aux exigences ministérielles, le ministère de l’Éducation a négocié des ententes avec ces groupes pour faire inscrire leurs enfants à la scolarisation à la maison. Cela a été le cas, entre autres, des 144 enfants du groupe La Mission de l’Esprit-Saint, dans Lanaudière (ICI Radio-Canada, 2006), et des 230 enfants de la communauté juive hassidique Satmar, d’Outremont (Robillard, 2015).

Dans les quatre exemples cités, l’option de la scolarisation à la maison comporte un avantage pour le système scolaire en le libérant, en quelque sorte, de cas embarrassants, mais peut-être pas pour les jeunes dont les parents n’ont pas opté volontairement pour le mode de vie que représente l’apprentissage en famille. De plus, ces décisions administratives ou gouvernementales placent dans une posture ambiguë les intervenants chargés d’assurer ensuite le suivi de l’éducation de ces jeunes dans la famille.

1.2.2 Un pouvoir discrétionnaire contesté

Au centre de ce contexte juridique et politique conflictuel, un pouvoir discrétionnaire étendu est laissé aux intervenants scolaires locaux pour évaluer la situation éducative de ces enfants et pour prendre des décisions par rapport à la satisfaction de normes éducatives plus ou moins clairement établies. Ces conflits normatifs laissent place à des divergences d’interprétation et de pratiques chez les intervenants scolaires, comme l’observent les chercheurs en France (Terrillon, 2002), au Royaume-Uni (Badman, 2009; Monk, 2009), en Pologne (Paciorkowski, 2014), au Québec (Brabant, 2004, 2010, 2013; Protecteur du citoyen, 2015) et dans les quatorze pays européens étudiés par Blok et Karsten (2011).

Difficile à assumer, leur pouvoir peut s’avérer déterminant pour les familles qui choisissent l’apprentissage en famille. Leurs décisions, prises sans l’appui d’un cadre normatif solide, devront tout de même être justifiées. D’ailleurs, il arrive qu’elles soient contestées par les parents, parfois même devant les tribunaux (Brabant, 2010; Monk, 2009; Paciorkowski, 2014; Rothermel, 2010; Stafford, 2012).

Cependant, on demande aux intervenants d’éviter un rapport coercitif avec les parents, en établissant plutôt une relation de coopération volontaire, d’ouverture et de confiance. Par exemple, au Québec, le document qui énonce les orientations ministérielles relatives à la scolarisation à la maison insiste sur la collaboration et le dialogue à nourrir avec les parents pour convenir de modes d’évaluation adaptés à ce contexte d’apprentissage différent (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2010). De même, les orientations ministérielles britanniques recommandent de désigner l’intervenant mandaté pour le suivi des familles sous le titre de conseiller, de consultant d’apprentissage en famille ou de facilitateur, plutôt qu’inspecteur, examinateur ou évaluateur, pour contribuer au développement de relations positives (Department for children, schools and families guidance, 2005 : cité dans Monk, 2009).

1.2.3 Contexte empirique

D’après les études consultées, les intervenants mandatés pour faire le suivi des enfants adoptent diverses stratégies d’intervention pour concilier les conflits normatifs qu’ils rencontrent et leur pouvoir discrétionnaire contesté. Ces stratégies sont: la négligence, l’abus de pouvoir, la protection de leur professionnalité, l’incontestabilité de leur jugement, l’intercompréhension, l’acceptation du désaccord, la recherche de l’intérêt de l’enfant, la méfiance et l’ingéniosité.

1.2.3.1 Différentes stratégies d’intervention

Certains intervenants adoptent une forme de négligence, soit une stratégie que Monk appelle l’approche de l’autruche (2009, p. 183). Il s’agit d’un rejet de leur responsabilité d’évaluation et d’une ignorance volontaire des cas problématiques, afin de fuir les conflits. D’autres négligent aussi leur mission de soutien éducatif et de recherche de l’intérêt de l’enfant, pour s’investir plutôt dans une opposition de principe contre les parents-éducateurs, voire dans des poursuites légales qui perturbent l’équilibre familial, alors que la situation éducative ne le nécessite pas (Rothermel, 2010).

D’autres encore adoptent une approche que Terrillon (2002) qualifie d’abus de pouvoir, dans la mesure où ils appuient leur évaluation de l’apprentissage en famille sur les normes sociales qu’ils connaissent et auxquelles ils sont formés, sur les normes scolaires et les programmes scolaires, plutôt que sur les normes juridiques. Par exemple, en France, alors que la loi et les décrets ministériels fixent un contenu à étudier pour les enfants instruits à domicile, sans exigence de niveau, les intervenants exigent l’atteinte des socles de compétence. De même, alors que la loi prévoit l’évaluation de l’instruction fournie par les parents – tout comme la Loi sur l’instruction publique québécoise, qui prévoit une évaluation de l’enseignement reçu et de l’expérience éducative vécue – les contrôles portent sur les acquis des enfants. L’étude, par Terrillon, de trente-huit comptes rendus administratifs démontre que les intervenants recherchent davantage, dans les travaux des enfants, une forme scolaire, que des visées plus larges de l’éducation inscrites dans la loi. Elle constate que les résultats de leurs évaluations dépendent du rapport que chaque intervenant entretient avec la norme sociale.

Par ailleurs, l’étude de Quatrevaux (2011) révèle que certains intervenants adoptent une attitude de protection de leur professionnalité. Il analyse quatre-vingts rapports de contrôle de l’instruction en famille, réalisés par les inspecteurs de l’Éducation nationale en France, et les compare avec les rapports d’inspection des enseignants dont ils sont également responsables. Comme Terrillon, il remarque d’abord que les premiers portent sur le produit de l’instruction par les parents (les apprentissages des enfants), alors que les deuxièmes évaluent l’acte pédagogique de l’enseignant. Il souligne ensuite deux autres asymétries : le caractère individuel de l’évaluation de l’enfant instruit en famille par rapport au caractère collectif de l’évaluation de l’enseignement scolaire; puis l’asymétrie de la relation autoritaire établie par les inspecteurs avec les parents, parfois déconsidérés d’emblée, alors que ce n’est pas le cas avec les enseignants. Il constate aussi que la programmation nationale et sa progression-type ou moyenne, utiles pour l’enseignement collectif, mais inadaptées à l’enseignement individuel, demeurent les cibles attendues chez chaque enfant.

Quatrevaux observe aussi que l’intervenant est seul chargé de la collecte des données devant nourrir son évaluation, de leur analyse, de la formulation de son jugement et de son argumentation à partir des mêmes données, ce qui rend les rapports de contrôle difficiles à contester. Cette stratégie d’incontestabilité et l’absence de procédure de recours forcent les parents insatisfaits à se concerter pour mener des actions collectives ou porter plainte devant les tribunaux. De plus, alors que les rapports d’inspection des enseignants appartiennent au genre administratif (prévisibles, gradués et formatifs), les rapports d’évaluation de l’instruction en famille, plus subjectifs et non uniformisés, adoptent, selon lui, une forme quasi-légale : ils émettent un jugement binaire (satisfaisant/insuffisant), sans possibilité de reconnaissance d’une éventuelle excellence, puis déterminent la peine qui en découle (reprise d’examen, rescolarisation ou passage), souvent avec un seuil de passage plus exigeant que pour les enfants scolarisés (p. 36).

À partir de ce dernier point, Quatrevaux fait l’hypothèse que les inspecteurs, issus de l’élite de l’enseignement, sont profondément réfractaires à la possibilité que les parents, ces amateurs, puissent réussir aussi bien ou mieux que les professionnels (p. 41). Il se peut que les inspecteurs trouvent difficile d’imaginer un apprentissage empruntant d’autres formes, d’autres rythmes et d’autres lieux, sans intervention professionnelle. Ainsi, Quatrevaux ajoute un acteur dans la zone de chevauchement des intérêts de l’enfant, des parents et de la société : les intérêts des acteurs scolaires eux-mêmes. Il dénonce leur désignation comme juges de situations qu’ils n’ont aucun intérêt, du moins professionnel, à voir prospérer (p. 42).

Eddis (2007) observe une posture plus ouverte adoptée par certains intervenants scolaires en Floride et au Royaume-Uni. Étudiant leurs attitudes et celles de parents-éducateurs sur divers aspects de l’apprentissage en famille (home education ou homeschooling), elle remarque leur capacité, tout comme celle des parents-éducateurs, à entrevoir le point de vue de l’autre partie, de sorte que si certaines interactions sont assez constructives, c’est que les interlocuteurs ont développé une intercompréhension et tolèrent un certain désaccord entre eux (agreeing to disagree, p. 278). Malgré leurs divergences, certaines visions éducatives se rejoignent grâce à une focalisation sur l’intérêt partagé qu’est le bien de l’enfant. Selon Eddis, certains intervenants ont tellement fait évoluer leur rôle et leurs compétences à l’égard de ce mode d’éducation qu’on peut les considérer comme faisant partie de la communauté de l’apprentissage en famille.

À cela, s’ajoute une stratégie d’ingéniosité au sein de l’interaction entre certains intervenants scolaires et certains parents, identifiée par Badman (2009) dans un rapport d’enquête sur l’apprentissage en famille au Royaume-Uni. Placés devant des obstacles administratifs ou des défis pédagogiques, ils innovent hors des cadres établis en créant, par exemple : des journées de rencontre et d’activité de groupe entre familles et intervenants scolaires, pour mieux se connaître et échanger; des documents d’information sur l’apprentissage en famille; un forum de discussion entre acteurs scolaires et leaders de l’apprentissage en famille, pour réfléchir sur les cas difficiles. Cette stratégie rejoint la créativité notée par Brabant (2010, 2013) au Québec, à partir de témoignages qui rendent compte de l’expérimentation de nouvelles formes d’évaluation, de l’adaptation des procédures de passage vers un ordre d’enseignement supérieur ou de prêts de matériel et de locaux.

Une dernière stratégie relevée dans les écrits est une profonde méfiance, en particulier à l’égard des enjeux de protection de la jeunesse. Certains acteurs scolaires ont de la difficulté à se dégager d’expériences traumatisantes, telles que la découverte de familles où la prétention de pratiquer l’apprentissage en famille cache en réalité des situations d’abus ou de négligence. Leurs pratiques peuvent en demeurer longtemps teintées (Eddis, 2007).

En somme, les études citées précédemment décrivent des stratégies d’intervention parfois peu compatibles avec la mission confiée aux intervenants scolaires. Dans l’optique où la visée ministérielle est de maintenir la collaboration et le dialogue avec les parents et d’assurer le suivi des enfants pour protéger leur droit à l’éducation, plus spécifiquement à une éducation non scolaire permise par la loi, il semblerait que les stratégies d’intercompréhension, d’acceptation du désaccord, de recherche de l’intérêt de l’enfant et d’ingéniosité adoptées par certains intervenants soient préférables à celles de négligence, d’abus de pouvoir, de protection de leur professionnalité, d’incontestabilité et de méfiance, qui risquent de provoquer l’inverse de l’intention gouvernementale.

1.2.3.2 Des enjeux de gouvernance et de formation des intervenants

Il appert que les intervenants scolaires ont un rôle significatif à jouer dans la réussite du suivi de cette pratique et, par conséquent, dans la réussite de la gouvernance de ce phénomène. Leur position complexe et problématique appelle une résolution, qu’il serait souhaitable d’éclairer par les connaissances scientifiques. À ce point-ci de la recherche sur la gouvernance de l’apprentissage en famille, des auteurs proposent diverses solutions au problème du rôle des intervenants scolaires : une réflexion de société, une révision des procédures, une concertation ou un soutien des intervenants eux-mêmes, voire un changement d’intervenants.

D’abord, Monk (2009) affirme que les instances scolaires locales et leurs intervenants doivent être soutenus pour remplir leur rôle crucial. Cela demande, selon lui, une réflexion en profondeur sur la définition de l’éducation qu’une société veut se donner. Tout comme la définition du développement sain d’un enfant n’est pas basée que sur un concept scientifique ou objectif, mais sur un ensemble de normes culturelles, philosophiques et politiques, il en va de même pour la gouvernance de l’apprentissage en famille. Monk suggère qu’au terme de cette réflexion, il sera possible de rassurer les intervenants scolaires à l’égard de la légitimité de leurs interventions en leur fournissant des balises claires.

Ensuite, Blok et Karsten (2011) recommandent une révision des procédures d’évaluation et de décision relatives à l’apprentissage en famille, selon des critères de transparence, de cohérence et d’efficience, afin de réduire l’écart entre les cadres normatifs et leur application. Ils proposent d’évaluer les services dispensés aux familles, les décisions prises par les intervenants scolaires et leur justification.

Puis, dans son rapport, le Protecteur du citoyen (2015) du Québec recommande au ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport :

R-2 d’initier et de soutenir la concertation des intervenants scolaires responsables de la scolarisation à la maison dans le but de partager les « bonnes pratiques » (…)

R-3 d’identifier les besoins de formation des intervenants scolaires responsables de l’encadrement et du suivi des projets de scolarisation à la maison et de soutenir les commissions scolaires dans la réponse à ces besoins.

p. 18

Toutefois, un doute vient de Rothermel (2010), psychologue et chercheure en éducation, qui agit à titre de témoin-expert dans les tribunaux britanniques lors de conflits concernant l’apprentissage en famille. Elle note aussi chez les intervenants scolaires un manque de formation, de préparation, et même, de compréhension des intentions gouvernementales, d’une part, et de la pratique de l’apprentissage en famille, d’autre part. Elle considère que combler ces manques devrait être une priorité. Par contre, elle questionne la pertinence d’affecter à ce suivi des intervenants qui croient fermement que l’apprentissage est famille est un mauvais choix éducatif. Elle doute même de l’efficience de tenter de les former pour cette responsabilité, les risques d’échec et de nuisance étant trop importants.

De même, en France, selon Quatrevaux (2011) des acteurs autres que les inspecteurs de l’enseignement scolaire seraient plus ouverts et meilleurs juges d’une éducation moins formelle, tels les divers spécialistes de l’éducation, les psychologues, les sociologues, les spécialistes de la formation professionnelle, les représentants d’associations de parents d’élèves, tous acteurs qui ont un intérêt dans l’éducation de l’enfant et du plus grand nombre, mais qui ne sont pas les gardiens de l’orthodoxie éducative (p. 42).

Devant ces suggestions pour faire progresser le problème du suivi de l’apprentissage en famille, le choix d’orienter l’action dans un sens ou dans l’autre ne bénéficie d’aucun appui empirique. En effet, aucune étude n’a documenté ni étudié la formation des intervenants scolaires actuels. Par conséquent, on ne sait pas si les intervenants mandatés pour ce suivi dans les divers pays reçoivent actuellement une formation pour ce faire; on ne sait pas si certains types d’acteurs sont susceptibles de mieux endosser ce rôle; on ne sait pas si leurs représentations initiales peuvent être modifiées; on ne connaît pas d’exemple de formation leur permettant de mieux remplir cette mission, et on ignore si la concertation entre eux procurerait des gains en ce sens; on ne sait rien du processus d’apprentissage vécu par ces acteurs; en fait, on ne sait pas comment diminuer la difficulté qui résulte des conflits normatifs et politiques au confluent desquels se trouve cette pratique professionnelle.

1.3. Objectif général de la recherche

Rappelons ici que cette recherche s’intéresse au rôle et à la formation des intervenants scolaires responsables du suivi des enfants éduqués en famille. Plus particulièrement, elle vise à mieux comprendre le processus d’apprentissage dans lequel ils doivent s’engager afin d’endosser ce rôle par rapport à l’institution et de mener à bien la mission délicate qui leur est confiée.

Pour ce faire, avant d’approcher les professionnels concernés, il sera utile de situer cette recherche dans une perspective théorique qui fournira des définitions de l’apprentissage, de la formation et du rôle des acteurs dans la gouvernance. Ces définitions doivent être appropriées à ce contexte particulier, celui d’une pratique professionnelle nouvelle qui comporte des enjeux à la fois pédagogiques et politiques, pour l’encadrement d’une pratique éducative, nouvelle elle aussi, qui se développe au sein d’un phénomène social émergent, et pour lequel les balises et les normes sont en construction. Cet éclairage théorique orientera les objectifs spécifiques de recherche, ainsi que les choix méthodologiques qui s’ensuivront.

2. Contexte théorique

Après l’étude de diverses approches théoriques du domaine de l’éthique de la gouvernance, et sans nier la nécessité d’une réflexion de société, en amont, ni l’utilité d’une révision des procédures et de leurs résultats, en aval, la perspective théorique choisie pour cette recherche permet d’aborder ce type de problème en portant d’abord une attention particulière aux acteurs de terrain des institutions publiques en contexte d’innovation sociale.

La théorie de la gouvernance réflexive présentée dans cette partie vise à prendre en compte leur position complexe et à mettre à contribution leurs savoirs expérientiels pour en informer l’institution, dans un processus réflexif. Ainsi, cette éthique de la gouvernance dépasse celles qui fondent les recommandations des auteurs présentées ci-dessus, tout en permettant de mieux atteindre leurs visées : soutenir l’apprentissage des acteurs, enrichir la réflexion sociale et ainsi, réduire peu à peu l’écart entre les normes énoncées et les normes appliquées. Une synthèse de ce cadre théorique en lien avec la problématique de l’apprentissage en famille, réalisée par Brabant (2009), sera brièvement exposée dans les sections suivantes.

2.1 Une gouvernance réflexive

Les travaux de Maesschalck et de Lenoble (Lenoble et Maesschalck, 2003, 2010; Maesschalck, 2001) et leurs collègues du Centre de philosophie du droit de l’Université catholique de Louvain, auquel l’auteure est associée, suggèrent un mode de gouvernance réflexif qui vise à permettre le renouvellement institutionnel par une attention aux processus d’apprentissage des acteurs et par le soutien de cet apprentissage, dans une démarche d’enquête conjointe, en accord avec l’idéal démocratique de Dewey (1927).

Selon des observations faites par Lenoble (2004) et par Sabel (2005) dans d’autres contextes de pratiques sociales émergentes, la seule existence d’un cadre légal bien défini, d’orientations ministérielles claires ou même de consignes précises à l’intention du personnel des commissions scolaires ne suffirait pas à instaurer une régulation efficiente de l’apprentissage en famille, ni des interactions constructives avec les parents. Il importe plutôt de comprendre les perceptions des acteurs et de favoriser leur intercompréhension afin de rendre possible une construction conjointe des normes, de susciter l’adhésion de tous les acteurs et de les faire participer à la réflexivité de l’institution.

Maesschalck (2000) définit la réflexivité comme la manière dont la raison se mobilise en se déstabilisant pour aller à la rencontre de sa finalité (p. 154). La notion de réflexivité institutionnelle fait aussi référence aux conditions de l’apprentissage institutionnel qui génère un système apprenant, d’après Schön (1973) :

Non seulement devons-nous apprendre à transformer nos institutions en accord avec les nouveaux contextes et les nouvelles exigences sociales ; nous devons aussi inventer et développer des institutions qui seront des «systèmes apprenants», c’est-à-dire des systèmes capables d’engendrer leur propre transformation continue.

[notre traduction] p. 2829

Elle s’appuie également sur les travaux de Schön sur les praticiens réflexifs (1983), puis sur l’apprentissage organisationnel (Argyris et Schön, 1996).

Schön appelle boucle simple (single-loop) l’adaptation de la pratique en fonction d’expériences individuelles d’échec ou de résistance; puis il nomme boucle double (double-loop) la remise en question de croyances plus générales dans des cadres délibératifs, c’est-à-dire dans des situations de discussion argumentée entre praticiens ou avec leur entourage. Ainsi, l’apprentissage des investigateurs (inquirers) à la recherche de solutions à un problème peut être décrit comme un apprentissage en boucle double (double-loop learning) ou une pratique réflexive, à partir du moment où l’apprentissage ne dépend plus seulement de l’essai-erreur, boucle où les stratégies sont modifiées en fonction des résultats, mais où il y a aussi une réflexion sur les variables de gouvernance (governing variables) : buts, structures, règles, valeurs, programmes, rôles, procédures, etc. Ils se mettent alors en position de contribuer à l’apprentissage organisationnel.

Pour soutenir ce double apprentissage social, celui des acteurs et celui de l’institution, l’approche pragmatique et contextuelle de Maesschalck consiste à situer les acteurs du contexte problématique au centre de la construction normative, envisagée comme un processus de résolution de problème. Ainsi, la question de l’adhésion aux normes, laissée sans réponse autre que coercitive par les approches de gouvernance légalistes ou hiérarchiques, est résolue en s’appuyant sur le postulat que les acteurs deviendront plus volontiers les supporteurs des normes qu’ils ont participé à créer et qu’ils comprennent. De plus, la prise en compte des contraintes contextuelles dès l’étape de la production normative réduira l’écart entre l’énonciation des normes et leur application.

Dans le cas de l’apprentissage en famille, la problématique des conflits normatifs, de la création de nouvelles normes de pratique et du développement de nouvelles compétences professionnelles peut être envisagée dans la perspective d’une gouvernance réflexive. En effet, on peut considérer ce mouvement éducatif comme une nouvelle réponse au problème de l’éducation des enfants. De ce fait, on peut postuler qu’il comporte un potentiel de réflexivité institutionnelle pour le système éducatif, par exemple en lui révélant ses lacunes à l’endroit de certaines populations ou en l’amenant à dépasser ses limites structurelles pour mieux atteindre ses finalités.

Il importe alors de soutenir l’apprentissage des intervenants scolaires pour qu’ils participent constructivement à cette réflexivité institutionnelle, plutôt que d’adopter des stratégies de résistance.

2.2 L’approche génétique

Selon Maesschalck (2008, 2011, 2012, 2013), les compétences, les rôles et les identités d’action des acteurs institutionnels seront transformés en fonction des demandes des nouveaux contextes de pratique, si se trouvent réunies des conditions d’engagement individuel et collectif déterminées par des structures participatives. Pour générer cet apprentissage, visant la capacitation des acteurs et leur participation à la création normative, Lenoble et Maesschalck (2006) proposent l’approche génétique (suivant l’emprunt sémantique de Dewey à Darwin, pour souligner l’interaction entre un organisme – ou acteur – et son environnement – ou contexte) :

L’approche génétique permet de prendre en compte deux choses : d’une part, l’ensemble des conditions de production (c’est-à-dire d’engendrement) de la capacité des acteurs à opérer le retour «réflexif» exigé par la réussite de l’opération d’apprentissage; d’autre part, la mise en place des conditions institutionnelles susceptibles de garantir l’application effective des engagements pris par les acteurs.

p. 148-149

L’apprentissage ne dépend pas ici d’un enseignement, ni d’une formation reçue, mais de la mise en place de conditions favorables au processus de résolution de problème par les acteurs. Le premier ordre de conditions concerné, soit les conditions de production d’une capacité de participation à une réflexivité institutionnelle, se décline en quatre facteurs :

  1. L’apprentissage collectif : la mise en commun des expériences, la coopération des différents acteurs entre eux et leur mise en réseau pour créer de nouvelles chaînes d’interaction et une pluralité des points de vue mis en débat, permettent la construction de connaissances et la production de nouvelles expérimentations.

  2. Les outils d’apprentissage : il s’agit de sensibiliser les acteurs aux outils d’apprentissage que sont à la fois leur connaissance des effets de leur environnement institutionnel sur les individus et leur capacité de prévision de la soutenabilité d’une pratique. Maesschalck parle d’éveiller leur capacité d’anticipation, ce regard tourné vers l’avenir, cette capacité de créer de nouveaux rôles, de nouvelles relations. Il mentionne également l’importance de l’utilisation d’outils d’apprentissage tels que des documents permettant la traçabilité des débats, puis une égalité d’accès à ceux-ci.

  3. L’investissement des acteurs : ce facteur concerne une qualité participative des acteurs dans leur processus d’apprentissage, ce qui suppose, selon Maesschalck, d’impliquer les acteurs dans la gestion de la connaissance.

  4. Le cadre de formation : Maesschalck (2008, 2011, 2012, 2013) évoque la nécessité d’identifier les besoins et le processus d’évolution des acteurs, d’analyser les capacités qu’ils doivent développer, de favoriser le côté pratique et réaliste de l’apprentissage. L’expérimentation et la réflexivité sont des éléments essentiels. Le doute systématique et l’évaluation comparative sont également des méthodes à privilégier ainsi que la construction d’un cadre théorique adapté. Enfin, la possibilité d’innover et de combiner des modes opératoires différents pendant la démarche est recommandée.

Pour compléter l’approche génétique, Lenoble et Maesschalck (2006) évoquent également la nécessaire mise en place de conditions institutionnelles pour la réalisation des changements éventuellement suggérés par les acteurs de terrain. Ces conditions appartiennent toutefois à d’autres acteurs que cette recherche ne cible pas.

2.3 Le processus d’apprentissage

Les travaux de Maesschalck ont porté plus particulièrement sur le processus de capacitation des collectifs de travailleurs, de citoyens et d’usagers des services publics. Les grandes étapes de ce processus, les transitions de l’une à l’autre, l’accroissement de réflexivité ainsi que les habiletés collectives généralement développées pendant le processus ont fait l’objet de plusieurs travaux menés dans divers contextes (Boucq et Maesschalck, 2005; Lenoble et Maesschalck, 2003; Maesschalck, 1994, 1997, 2005, 2006, 2007a, 2007b, 2007c, 2009).

Certaines modalités de ce processus d’apprentissage, en particulier le passage du statut de regroupement de solidarité à celui d’acteur collectif, ont été approfondies lors d’une recherche-formation menée avec trois groupes de parents-éducateurs dans le contexte de l’apprentissage en famille au Québec (Brabant, 2010; Brabant et Bourdon, 2012). Les résultats théoriques de cette expérimentation serviront d’appui à la présente étude avec les intervenants scolaires.

Des apprentissages de deux ordres ont été observés pendant cette transition : les apprentissages pragmatiques, qui concernent la mise en place de conditions pratiques favorables à la réalisation de l’autoformation; les apprentissages génétiques, qui procèdent à la mise en place de conditions d’autotransformation du groupe pour le passage à un niveau de capacité supérieur, c’est-à-dire à la genèse d’un nouveau type d’acteur, capable d’engagement dans la gouvernance du problème visé.

À l’issue de cette expérimentation, l’analyse du processus d’apprentissage et sa modélisation (voir schéma 1) ont également permis de décrire les objets d’apprentissage, les sous-processus d’apprentissage et les conditions de réussite qui leur sont associés. Les objets d’apprentissage sont les dimensions du projet de formation sur lesquelles les acteurs travaillent. Ces enjeux ou défis deviennent donc, pour les acteurs, à la fois l’objet et la source d’apprentissage. À chacun des objets d’apprentissage est relié un sous-processus d’apprentissage qui identifie le travail lui-même, l’effort de changement réalisé et observable. L’analyse des parcours, et notamment la comparaison intercas, permet ensuite de dégager la principale condition de réussite de chaque sous-processus d’apprentissage.

Schéma 1

Le processus d’apprentissage de l’action collective chez trois groupes de parents−éducateurs québécois

Le processus d’apprentissage de l’action collective chez trois groupes de parents−éducateurs québécois

-> Voir la liste des figures

Vraisemblablement, le processus d’apprentissage réalisé par les intervenants scolaires en présence du mouvement d’apprentissage en famille ne peut être identique à celui des groupes de parents-éducateurs. Toutefois, la théorie de la gouvernance réflexive, la pragmatique contextuelle, l’approche génétique et les catégories de cette première modélisation offrent un appui théorique à une nouvelle expérimentation.

Cette approche théorique a la particularité de s’intéresser à la gouvernance des nouvelles pratiques sociales, en portant attention à l’apprentissage des acteurs de terrain. De plus, une approche de formation y est intégrée : l’approche génétique. Aussi, en privilégiant une dimension pragmatique et contextuelle, elle permet d’éviter le piège des débats idéologiques sur l’apprentissage en famille par le cadrage de la démarche comme un processus d’apprentissage social plutôt que comme un conflit de valeurs. Considérant la complexité du rôle des acteurs scolaires, ce cadre théorique apparait prometteur pour étudier leur processus d’apprentissage de ce rôle.

2.4 Objectifs spécifiques de la recherche

En résumé, l’apprentissage en famille est un mouvement éducatif qui prend de l’ampleur et qui semble nécessiter un encadrement étatique. Les intervenants scolaires mandatés pour ce faire y jouent un rôle significatif, pour les familles comme pour la réussite des visées de gouvernance établies. On constate qu’ils sont au centre de conflits normatifs qui génèrent une disparité dans leurs pratiques et dans leurs stratégies d’intervention. Des auteurs relèvent un manque de formation à cet effet. Toutefois, il appert qu’aucune recherche empirique n’a encore ciblé cet aspect.

Du côté des écrits théoriques, des recherches récentes sur la gouvernance de réalités sociales émergentes suggèrent de soutenir leur participation à la construction normative et l’apprentissage de ce nouveau rôle par une approche génétique, dans une perspective de gouvernance réflexive. Une première modélisation d’un apprentissage social de ce type offre des catégories et des concepts de référence pour le comprendre et le décrire.

Ainsi, en réponse à l’objectif général qui est de mieux comprendre le processus d’apprentissage de leur rôle chez les intervenants scolaires responsables du suivi de l’apprentissage en famille, la présente recherche poursuit deux objectifs spécifiques :

  1. décrire et modéliser le processus d’apprentissage de la participation à la réflexivité institutionnelle vécu par des intervenants scolaires chargés de l’évaluation de l’apprentissage en famille au Québec :

    1. les différents apprentissages réalisés (ou sous-processus d’apprentissage),

    2. leurs objets et

    3. les conditions de réussite de chacun;

Enfin, comme il est probable que cet objectif ne puisse être atteint sans une intervention à visée formative,

  1. expérimenter l’approche génétique pour le soutien de l’apprentissage social de ces acteurs, dans une perspective de gouvernance réflexive.

Pour atteindre ces objectifs, la méthodologie qui suit a été mise en place.

3. Méthodologie

La méthodologie de cette recherche conjugue un devis de recherche-formation et une étude multi cas. D’abord, elle s’inscrit dans un paradigme épistémologique compréhensif/interprétatif, une posture de recherche fondée sur la philosophie naturaliste. En effet, telle qu’elle est décrite par Fortin (1996), il s’agira bien d’interagir avec la réalité dans son contexte (par la démarche de formation) et d’obtenir une compréhension approfondie du phénomène étudié (par la démarche de recherche).

En cohérence avec cette perspective naturaliste, comme le rappelle Gohier (2004), la position épistémologique interprétative suppose que le chercheur s’engage à décrire et à traduire une réalité faite de phénomènes interprétables à partir de leurs contextes et de sa propre subjectivité, pour produire des savoirs qui seront transférables à des phénomènes connexes.

Pour ce faire, dans la présente recherche, un cadre méthodologique de recherche qualitative a été élaboré, où le chercheur ne se pose pas en expert et fait de la recherche avec plutôt que sur les participants (Fortin, 1996). Cette recherche-formation est fondée sur la présomption que ce sont les participants qui possèdent les savoirs ou, du moins, le potentiel de construction de savoirs en lien avec l’objectif de recherche. Le processus de recherche consiste ensuite à recueillir, à décrire et à interpréter, à l’aide d’outils qualitatifs, ces savoirs contextualisés pour en faire ressortir le potentiel sémantique transférable.

Cette recherche pourrait être apparentée à une recherche-action. En effet, le concept de recherche-action suppose une démarche conjointe entre chercheurs et acteurs pour résoudre un problème et se caractérise par sa dimension formative qui vise davantage des apprentissages processuels que des apprentissages de contenu (Mayer et Ouellet, 1991). Selon Kohn (1989), le terme recherche-action, par la mise en rapport de deux substantifs, dit bien sa visée double: produire des connaissances, résoudre un problème ou contribuer à la réalisation de projets (p.  71). Concrètement, ce type de recherche se réalise sur une longue durée, en collaboration avec des groupes réels et contextués, participant à plusieurs étapes décisionnelles de la recherche aux côtés d’un chercheur qui, lui, participe aussi à l’action (Mayer et Ouellet, 1991).

Comme dans le cas d’une recherche-action, la présente recherche vise des apprentissages relatifs à un processus, de même qu’elle participe à la fois à la production de connaissances et à une démarche de résolution de problème, et elle s’est déroulée sur une durée d’environ vingt mois. De plus, elle vise, comme c’est le cas de plusieurs recherches de type recherche-action ou recherche-action-formation en éducation, un changement dans les pratiques professionnelles des participants pour cheminer vers le développement d’un nouveau modèle de pratique.

Par contre, certaines caractéristiques la distinguent clairement des devis de recherche-action. En premier lieu, les participants ne constituent pas un groupe préexistant à la recherche. Ils n’ont pas participé à l’élaboration de la recherche (objectifs, cadre théorique) et n’ont pas agi comme cochercheurs. En deuxième lieu, la recherche n’a pas suivi de design circulaire ou itératif alternant recherche et action comme la plupart des recherches-actions. En troisième lieu, comme il s’agit d’une démarche de formation ayant un volet collectif, et non d’une démarche d’action collective comme telle, on peut difficilement placer l’action dans l’intitulé du projet. Il s’avère donc plus approprié de parler d’une recherche-formation.

3.1 Les participants

La population visée comprend les intervenants scolaires responsables du suivi de l’apprentissage en famille au Québec et qui interagissent directement avec les parents et leurs enfants éduqués en famille. Ces intervenants ont été approchés par lettre ou par appel téléphonique, dans toutes les commissions scolaires des trois régions administratives québécoises (Lanaudière, Estrie et Chaudière-Appalaches) où a eu lieu la recherche-formation précédant celle-ci, avec les groupes de parents-éducateurs, afin de faciliter l’étape suivante du programme de recherche qui nécessite la création de groupes de travail formés de parents-éducateurs et d’intervenants scolaires des mêmes régions. On peut alors parler d’un échantillonnage raisonné (Fortin et Gagnon, 2016).

Les participants sont issus de quatre commissions scolaires, urbaines ou rurales, réparties dans les trois régions visées. Ils occupent différents postes (le genre masculin est utilisé de manière générique, pour favoriser l’anonymat des participants): dans une commission scolaire, le responsable de la scolarisation à la maison pour tout le territoire de la commission scolaire est un agent d’administration; dans une deuxième, c’est un orthopédagogue, en association avec le directeur des services éducatifs; dans une troisième, ce dossier circule, selon les années, entre le directeur des services éducatifs et divers conseillers pédagogiques; enfin, dans la quatrième, chaque directeur d’école est responsable des enfants apprenant en famille sur son territoire. Selon le cas, ils interagissent avec un à trente enfants et avec leurs parents, étant toutefois conscients de la présence d’un plus grand nombre d’enfants apprenant en famille sur leur territoire.

Dans une seule commission scolaire, l’intervenant a droit à un dégagement hebdomadaire pour se consacrer à cette population, défrayé par l’accumulation de la subvention annuelle de huit cent cinquante-cinq dollars (855 $) par enfant reçue du Ministère pour les enfants scolarisés à la maison, en remplacement de la subvention environ dix fois plus importante versée pour l’enfant scolarisé à l’école (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2014). Les autres intervenants assument ce rôle en surplus de leurs tâches habituelles.

Au cours des vingt mois pendant lesquels s’est déroulée cette recherche-formation, au moins un changement de responsable de l’apprentissage en famille a eu lieu dans les quatre commissions scolaires (ce qui témoigne du peu de continuité qui caractérise cette responsabilité), bien que dans une commission scolaire, une même personne ait rempli cette fonction pendant six années. Pour les fins de notre recherche, dans les cas où deux intervenants travaillent conjointement ou si l’intervenant est remplacé dans ses fonctions par un successeur pendant la recherche-formation, les intervenants de la même commission scolaire sont considérés comme constituant un seul et même cas à l’étude. Au total, neuf intervenants scolaires ont participé à la recherche.

3.2 La démarche de formation

Inspiré des formations-recherches de Maesschalck (1997, 2004, 2005), un programme d’autoformation accompagnée propose un processus de résolution de problème en trois phases.

Les objectifs de formation proposés aux intervenants sont : 1- d’améliorer leurs interventions auprès des parents et des enfants qui apprennent en famille et 2- de formuler des propositions pour la gouvernance locale et provinciale de l’apprentissage en famille.

La démarche de formation est conçue de manière à mettre en place, dans la mesure du possible, les quatre dimensions des conditions d’apprentissage qui composent l’approche génétique : l’apprentissage collectif, les outils d’apprentissage, l’investissement des acteurs et le cadre de formation. La dimension d’apprentissage collectif a été limitée dans le contexte. D’une part, ce dossier recevant peu d’intérêt et d’appui de la part des commissions scolaires, les participants pouvaient difficilement être libérés pour des rencontres provinciales; d’autre part, le contexte de ce projet de recherche avait aussi une contrainte de durée (une ou deux années au maximum) et de moyens. Conséquemment, seules deux entrevues par participant et une journée de travail collectif ont pu être réalisées durant une période de vingt mois, entre février 2012 et septembre 2013. Toutefois, la dynamique d’apprentissage collectif a été créée autant que possible par d’autres moyens, notamment l’utilisation des technologies de l’information et de la communication. Le dispositif de formation a ainsi pu rassembler les quatre dimensions de l’approche génétique, telle que détaillée à l’annexe 1.

Voici le déroulement chronologique et le contenu de la démarche de formation en trois phases.

3.2.1 Phase 1

Une entrevue individuelle de départ invite le participant à 1- décrire puis analyser la situation de gouvernance actuelle (scénario de départ); 2- élaborer un scénario idéal; 3- tracer un plan d’action pour évoluer vers le scénario idéal; 4- identifier ses besoins de formation pour y arriver.

3.2.2 Phase 2

En réponse aux besoins de formation nommés à la phase 1, une phase de formation proprement dite et d’apprentissage collaboratif est réalisée par la mise en place des moyens suivants et à l’aide d’un forum de discussion confidentiel: 1- la remise au participant d’un compte rendu de son entrevue de départ, qui en fait ressortir les éléments-clés pour créer un effet réflexif; 2- le partage entre tous les participants d’une synthèse des premières entrevues; 3- l’envoi de documents d’information et une présentation orale par la formatrice aux participants réunis, portant sur a) la situation de l’apprentissage en famille au Québec et dans le monde, b) les différents modèles de gouvernance de l’apprentissage en famille dans d’autres provinces et pays et c) des propositions de groupes de parents-éducateurs québécois sur la régulation de leur pratique; suivie de 4- une rencontre d’échange entre les participants pour discuter de leurs pratiques et de leurs questionnements; 5- la remise aux participants d’un compte rendu de la rencontre de discussion et d’échange; 6- la rédaction, par les participants, de commentaires sur les scénarios idéaux élaborés par les autres participants; 7- le partage d’une synthèse de ces commentaires.

3.2.3 Phase 3

Une entrevue individuelle de clôture invite le participant à 1- identifier les apprentissages réalisés pendant la phase de formation proprement dite (phase 2); 2- revoir le scénario idéal proposé et l’ajuster au besoin, à la lumière des nouveaux savoirs; 3- créer un plan d’action pour communiquer ces nouvelles propositions et les mettre à l’essai; 4- exprimer ses commentaires d’appréciation sur la démarche. Un compte rendu de cette deuxième entrevue est également remis à chaque participant et validé.

3.3 La démarche de recherche

Il s’agit d’une étude de cas multiples visant à décrire quatre parcours d’apprentissage (un par commission scolaire). L’étude de cas, qui consiste en une étude approfondie d’un seul ou d’un petit nombre d’individus, de groupes ou d’organisations, est utile pour vérifier une théorie ou pour étudier des interactions entre des facteurs ciblés et l’évolution d’un phénomène, grâce à la souplesse qui caractérise la collecte de données (Fortin, 1996). Ce qui rejoint les objectifs et le contexte de cette recherche.

Le devis méthodologique de cette étude multicas s’appuie sur les recommandations de Yin (1994) : 1- énoncer des questions qui justifient le choix d’une étude de cas; 2- décrire le plus précisément possible le cas étudié; 3- formuler des propositions théoriques sur les éléments de la situation étudiée, pour orienter les choix méthodologiques, 4- évaluer des hypothèses, nouvelles ou non, issues des données recueillies; 5- les tester à partir des balises choisies pour l’interprétation des résultats.

3.3.1 La collecte de données

Les méthodes de collecte des données sont l’entrevue semi-dirigée, l’observation participante lors de la rencontre de travail collectif et le recueil des documents écrits pertinents : principalement, les échanges des participants dans le forum de discussion, ainsi que les politiques et documents de travail des commissions scolaires relatifs à la scolarisation à la maison.

Les entrevues semi-dirigées sont menées par la chercheuse, généralement au lieu de travail du participant. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’entrevue de départ (phase 1) vise à recueillir un portrait du contexte d’intervention du participant, des interactions vécues avec les parents-éducateurs et de sa réflexion sur la situation de gouvernance actuelle. Elle se termine avec une question sur les besoins formatifs, auxquels la phase 2 de la démarche de formation vise à répondre. L’entrevue de clôture (phase 3) vise à approfondir les perceptions et les propositions de gouvernance du participant, qui pourraient avoir évolué à la lumière des éléments formatifs et informatifs reçus, et à développer des pistes d’amélioration concrètes de son intervention. Le guide d’entrevue est fourni à l’annexe 2.

Pour les entrevues comme pour la rencontre de travail collectif, les discours des participants et les observations concernant le processus sont consignés sous forme de notes manuscrites prises par la chercheuse en présence des participants. Les notes concernant le contenu des échanges sont retranscrites et organisées sous forme de comptes rendus. Ces données sont ensuite validées par les participants, par leur approbation des comptes rendus ou leur correction, au besoin. Les notes méthodologiques ou d’interprétation sont également retranscrites et conservées, sans validation des participants, quoique leurs réponses aux questions d’entrevue sur la contribution des différentes activités à leur apprentissage contribuent à la validation des observations de la chercheuse sur ce point.

Une assistante de recherche contribue à l’observation participante, à la préparation des comptes rendus et à l’analyse des données, pour créer une triangulation des chercheurs.

3.3.2 L’analyse des résultats

Le processus d’analyse des données discursives, documentaires et d’observation suit les recommandations de Yin (1994) pour les études de cas, en produisant d’abord des descriptions narratives et structurées des quatre cas, les étapes dégagées de cette structure servant ensuite de cadre d’analyse. Par la suite, l’analyse vise à décrire et à modéliser les composantes du processus d’apprentissage en relation avec les propositions du cadre théorique.

Le cadre théorique et les objectifs spécifiques de recherche permettent d’identifier : 1- les objets d’apprentissage des participants (ce sur quoi ils travaillent, pendant les rencontres, pendant les entrevues et entretemps; les défis qu’ils disent avoir dû surmonter), 2- les sous-processus d’apprentissage en jeu relativement à ces objets (les efforts de changement observés, la nature du travail lui-même), puis de dégager 3- les conditions de réussite de chaque sous-processus, par l’observation des nuances et des contrastes entre les cas quant à la progression de l’apprentissage. Une distinction entre les apprentissages d’ordre pragmatique et les apprentissages d’ordre génétique est également effectuée, selon les définitions données dans le cadre théorique.

3.4 Les considérations éthiques

La présente recherche a été conçue à l’Université de Sherbrooke, puis réalisée sous la supervision de l’Université catholique de Louvain, en conformité avec les exigences de l’éthique de la recherche avec des êtres humains des trois conseils canadiens (Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, Instituts de recherche en santé du Canada, 2010), notamment en matière de consentement éclairé, d'anonymat et de protection de l’information.

Les responsables de la scolarisation à la maison étant relativement peu nombreux au Québec, ils sont plus facilement identifiables. De plus, considérant le peu de soutien et d’intérêt accordé par les commissions scolaires à ce dossier, certains intervenants ont demandé et obtenu l’approbation de leurs supérieurs pour participer à la recherche, mais d’autres se sont investis dans cette démarche de leur propre chef. Pour ces raisons, seules les régions où se trouvent les quatre commissions scolaires étudiées sont nommées dans cette publication.

Pendant la partie collective de la recherche, une grande attention a été portée à la confidentialité des situations de familles discutées et des perspectives échangées entre les participants sur leur travail. À cet effet, les participants ont été encouragés à discuter d'une entente de confidentialité entre eux à propos des contenus des discussions, des documents de travail échangés et des informations nominatives. Cela a permis aux acteurs scolaires de participer plus librement et de ne craindre aucune répercussion négative du fait de leur participation à la recherche. La seule compensation pour leur participation a été le remboursement du déplacement visant à réunir les participants.

4. Résultats

Les contraintes de cet article ne permettent pas de présenter la description narrative et chronologique des quatre cas individuellement, qui a été réalisée suivant les recommandations de Yin (1994). Un regroupement des cheminements dans une narration organisée par phase de formation en donnera un aperçu, mettant l’accent sur les points communs. Les différences entre les cas se préciseront dans la présentation des conditions de réussite du processus d’apprentissages, qui suivra.

4.1 Le cheminement

4.1.1 Phase 1

Lors des entrevues de départ, les intervenants explicitent, souvent pour une première fois, leur philosophie d’intervention et la réalité concrète de leurs interactions avec les familles des enfants scolarisés à la maison. Il appert qu’aucun participant n’a reçu de formation ni de soutien spécifiques pour assumer cette fonction. L’un d’entre eux n’était pas au courant qu’une politique à ce sujet existait dans sa commission scolaire, lorsque la chercheuse l’en a informé.

Dans un cas (CS1), l’intervenant rapporte que la commission scolaire se positionne clairement contre la scolarisation à la maison. Parce qu’ils y sont obligés, et tout en admettant que certains cas sont tolérables (une famille temporairement en voyage, par exemple), ils ont établi une procédure de suivi, consignée dans leur Cadre général d’organisation de la scolarisation à la maison. Il y a attrition au fil de ce suivi, comme en témoigne l’extrait de compte rendu d’entrevue suivant :

Parmi les enfants connus, environ 80 % produisent une déclaration écrite à l’école, reçoivent par la poste le Cadre général d’organisation et l’invitation à prendre rendezvous; environ 40 % viennent rencontrer les responsables et reçoivent l’information sur leurs obligations et la documentation à remplir; environ 10% participent au suivi, mais habituellement, seule la séance d’examens de fin d’année a lieu, et non l’approbation du projet de scolarisation ni la présentation de portfolios en cours d’année.

Devant cette situation, l’intervenant n’est pas encouragé à relancer les parents. Dans cette commission scolaire, ce dossier change de main à chaque année. Trois intervenants se sont succédé à ce poste durant les vingt mois de la recherche. Le responsable précédent, en fin de mandat, a également participé à la première entrevue.

Dans une autre commission scolaire (CS2), l’intervenant privilégie les interactions informelles avec ces familles (lors d’activités communautaires hors école) ou préfère les éviter, se disant confiant de leur réussite éducative et n’ayant pas les moyens pour en faire le suivi. Son objectif est de les ramener éventuellement à la fréquentation scolaire en rendant son école plus attrayante. Lorsqu’il quitte pour la retraite, pendant la recherche, son successeur est impressionné par le dévouement des parents qu’il rencontre et tisse de bonnes relations avec eux. Il souhaite répondre aux besoins et aux demandes des parents qui viennent vers lui de leur propre chef pour créer une collaboration école-famille. Toutefois, de la part de sa commission scolaire, il reçoit la consigne de ne pas favoriser cette pratique pour ne pas perdre des élèves et de ne pas instaurer une trop grande collaboration pour de pas créer de précédent.

Dans une troisième commission scolaire (CS3), le nombre d’enfants est plus élevé. Un intervenant est affecté à ce dossier une journée par semaine et s’y intéresse. Les interactions avec les familles sont plus fréquentes. Des formulaires et des ententes écrites demandent aux parents de détailler les motivations de leur choix, leur projet éducatif, leurs compétences professionnelles pour le réaliser, les méthodes pédagogiques choisies, le matériel utilisé, la description des lieux et des horaires d’enseignement et de s’engager envers une séquence d’évaluation. Des évaluations des apprentissages des enfants sont organisées sous forme d’entrevues, d’évaluations sur mesure et d’épreuves obligatoires. La commission scolaire prend le dossier au sérieux (tel qu’en témoigne l’investissement d’une portion de tâche), tout en laissant une grande latitude à un intervenant de confiance pour développer les relations, les modes d’intervention et d’évaluation. En cas de conflit avec les parents, un supérieur participe aux interventions. Il participe également à la recherche.

Dans la quatrième commission scolaire (CS4), le responsable privilégie la relation de confiance avec les familles. Il leur offre un accueil chaleureux, une écoute sur le cheminement de l’enfant, du soutien pédagogique et les ressources disponibles, sans obligation d’évaluation formelle. Il est investi dans les interactions avec ces familles et intéressé à leurs divers projets éducatifs, bien que parfois inquiet de la qualité de certains. La commission scolaire est ouverte aux connaissances produites par l’intervenant (statistiques, portraits) et lui accorde une bonne latitude dans sa gestion de ce dossier, tout en lui offrant l’écoute et l’encouragement d’un supérieur.

Dans tous les cas, il y a un écart entre la politique locale relative à la scolarisation à la maison et son application par l’intervenant. Par exemple, voici des extraits de comptes rendus d’entrevue qui le montrent :

L’acceptation d’un compromis, en recherchant une certaine équivalence dans les matières de base seulement, est préférable à l’absence d’interaction entre les familles et la commission scolaire.

CS1

L’année de son entrée en fonction, l’intervenant a envoyé aux parents le document prescrit par la commission scolaire. La réaction a été fort négative. Par la suite, il a décidé de ne plus envoyer le document et de travailler sur la relation de confiance et le dialogue avec les parents plutôt que d’accentuer l’inimitié et la méfiance. Actuellement, il n’y a pas de suivi formel des enfants scolarisés à la maison.

CS2

Certains parents viennent aux rencontres et remplissent les documents mais refusent de les signer. (…) L’intervenant accepte cette situation au début, pour rassurer les parents. S’il a des appréhensions par rapport à l’évaluation, l’intervenant propose, en guise de conciliation, que l’évaluation soit quand même celle de la commission scolaire, mais qu’elle soit réalisée dans un environnement connu de l’enfant.

CS3

L’intervenant a reçu la consigne de ne pas recommander les associations de parents-éducateurs, mais le fait quand même parce qu’il considère que l’isolement de la famille est le plus grand risque pour l’enfant.

CS4

Les intervenants identifient des éléments irritants et des éléments facilitateurs de la situation actuelle (voir aussi Brabant, 2015; Brabant et Dumond, 2014). Pour y remédier, ils élaborent volontiers des propositions de gouvernance (ou scénarios idéaux). Elles sont trop élaborées et trop variées pour les résumer ici. Elles sont de deux ordres : certaines consistent en des améliorations significatives des procédures actuelles au sein de leur commission scolaire, par exemple par une reconfiguration des rôles ou un ajout important de ressources; d’autres innovent en sortant du cadre actuel, soit par la mise en commun des ressources de plusieurs commissions scolaires pour développer un service régional, soit par le transfert de cette responsabilité au ministère ou à une organisation spécialisée, soit par une autorégulation des parents-éducateurs au sein d’une organisation communautaire. L’utilisation des technologies de l’information et de la communication est également proposée pour soutenir ces propositions ou pour reconfigurer le rapport des jeunes à l’école. De plus, on suggère une représentation politique des parents-éducateurs, par l’élection d’un commissaire, par exemple, pour que ce mouvement puisse contribuer à l’évolution du système scolaire.

Leurs propositions montrent généralement un respect et une acceptation de l’apprentissage en famille, quoique l’une d’entre elles comprenne des mesures de coercition et de dissuasion en prévoyant un pouvoir de contrainte pour exiger le suivi, pour forcer la réintégration scolaire (par exemple, en menaçant les parents d’emprisonnement comme en Allemagne). (CS1)

Pour les intervenants, l’élaboration d’un scénario de gouvernance idéal et l’anticipation de leur capacité à faire progresser leur commission scolaire vers cet idéal suscitent une réflexion sur leur rôle. Par exemple, certains se questionnent sur les frontières de leur pouvoir discrétionnaire et sur leur mission de veiller à l’instruction des enfants. Ils évoquent un conflit d’intérêts entre leur fonction en milieu scolaire et la responsabilité d’évaluation d’une éducation non scolaire. Ils expriment un désir de mieux comprendre les intentions ministérielles et aimeraient connaître comment les situations sont vécues ailleurs. Des demandes d’information et de formation émergent à ce sujet pour la phase 2.

4.1.2 Phase 2

Un intervenant n’a pas participé à toutes les activités de cette phase de la formation, par manque de temps à y consacrer. Pour créer un groupe plus nombreux, des intervenants de commissions scolaires non participantes ont été invités à la journée de travail collectif.

Lors du partage des comptes rendus d’entrevue entre participants et pendant la rencontre de groupe, tous découvrent avec surprise la diversité des pratiques, des contextes et des philosophies d’intervention d’une commission scolaire à l’autre, chacun croyant au départ à une quasi uniformité provinciale allant dans le même sens que leurs propres pratiques.

Lors de la rencontre de groupe est présenté un portrait des situations québécoise et internationale, avec leurs outils et approches de régulation, ainsi que les points de vue de parents-éducateurs québécois, tirés de recherches antérieures. Les participants font l’exercice de situer leur commission et leur modèle d’intervention par rapport aux six approches types de régulation présentées (voir section Le contexte).

Un intervenant se situe entièrement dans l’approche de supervision, tout en étant ouvert à la participation d’autres pouvoirs dans le soutien ou le suivi (par exemple, les groupes de soutien de parents-éducateurs) (CS4); un autre se tient volontairement dans l’absence d’interaction avec un seul outil de l’approche de supervision, dans l’attente d’un plus grand engagement de sa commission scolaire (CS2); un troisième conjugue soutien, supervision et contrôle, et réalise que quelques outils tirés de l’approche de contrôle nuisent à son approche qui se veut plus collaborative, mais ils lui semblent nécessaires pour encadrer la scolarisation à la maison (CS3). Le groupe discute au sujet d’un dernier intervenant, absent, qui semble adopter plutôt une approche de contrôle choisie par sa commission scolaire, à laquelle les parents résistent, ce qui a pour résultat une absence d’interaction pour la plupart (CS1).

Ainsi, en s’appuyant sur ce référentiel, certains (CS4) légitiment leur philosophie d’intervention et leur pratique, d’autres cherchent à améliorer leurs façons de faire (CS2 et CS3).

En comparant leurs façons de faire, ils remarquent des différences entre eux quant à leur connaissance et à leur interprétation des cadres normatifs et prescriptifs qui les balisent. Des a priori sur ce qui est obligatoire et ce qui ne l’est pas (par exemple, les examens ministériels ou l’inscription) sont vérifiés auprès de la chercheuse ou dans les écrits de référence. Ils constatent des manques et des flous qui ne leur permettent pas de diriger leurs interventions.

Des discussions de fond s’ensuivent sur les objectifs de leur intervention et les meilleurs outils. Divers outils de régulation sont discutés. Par exemple, l’examen écrit annuel satisferait les attentes de certains types de parents, notamment les plus conservateurs, mais plusieurs autres sont en désaccord; le portfolio rendrait mieux justice aux projets éducatifs alternatifs et permettrait un meilleur suivi; l’obligation d’inscription serait nécessaire pour remplir la mission de la commission scolaire envers tous les enfants, mais elle instaurerait un rapport coercitif qui nuirait à la collaboration école-famille.

De plus, les intervenants comparent le cadre scolaire et le cadre de scolarisation à la maison. D’aucuns conçoivent l’éducation scolaire comme la meilleure forme d’éducation, impossible à reproduire à la maison; d’autres reconnaissent certaines de ses lacunes, de même que des avantages possibles de l’apprentissage en famille et les mérites de certains parents-éducateurs. Par exemple, un intervenant admet que, pour un élève dyslexique de première année, et considérant l’enseignante en poste dans l’école concernée cette année-là, une mère prête à s’investir dans son éducation fait mieux de scolariser son enfant à la maison.

En conclusion de la rencontre, les intervenants souhaitent : 1) une analyse des pratiques actuelles, 2) l’accessibilité à un expert de référence et 3) la concertation avec les parents de ce mouvement pour créer de nouveaux modèles, plutôt que de les confiner à une position de reddition de comptes.

Dans les suites de cette journée, la lecture et la critique des scénarios idéaux des autres participants, sur le forum de discussion, révèlent les critères de chacun. Par exemple, certains intervenants visent surtout l’efficience, en recherchant un modèle d’intervention unique à moindre coût ou en visant le retour des enfants à l’école. D’autres donnent priorité à une approche différenciée, en soulignant que les services et les expertises ainsi développés pour les enfants handicapés ou en difficulté d’apprentissage ou d’adaptation qui sont scolarisés à la maison pourraient rejaillir sur les enfants qui fréquentent l’école.

Certains commentaires montrent les limites extérieures envisagées :

Ce scénario serait probablement très coûteux.

S’il voyait le jour, ce type de scénario serait probablement envisagé à la hâte, pour répondre à des questions politiques et sa mise en oeuvre par le ministère me semble peu réaliste.

Plusieurs révèlent une connaissance de la population concernée :

Il y a beaucoup trop d’intervenants différents dans ce scénario pour que les familles qui choisissent de retirer leurs enfants du système scolaire se sentent à l’aise d’y collaborer.

J’y vois une méconnaissance des préoccupations et des valeurs de ces familles, qui devrait être adressée avant toute tentative de répondre à leurs besoins.

Ce scénario semble être orienté surtout sur le contexte où un enfant est retiré de l’école (…) lorsqu’il est en difficulté (…). Qu’en est-il des parents qui le font pour des raisons idéologiques?

Les commentaires interrogent aussi le type d’intervenant le mieux outillé pour faire ce suivi : des conseillers pédagogiques, les directions d’école, les orthopédagogues ou une nouvelle instance spécialisée?

4.1.3 Phase 3

Lors des entrevues de clôture, les quatre participants ayant complété la démarche (un par commission scolaire) affirment que les informations reçues à la rencontre de groupe, les discussions et l’accompagnement individuel ont élargi leurs perspectives et soulagé leur isolement. Selon un participant, le compte rendu de la première entrevue a contribué à asseoir sa pratique, mieux que la politique locale ou les orientations ministérielles. De plus, ils ont modifié leur scénario de gouvernance idéale en s’inspirant de ceux des autres participants.

Depuis la première entrevue, des intervenants ont questionné leurs supérieurs et proposé des changements locaux, parfois avec succès. Par exemple, deux intervenants déplacés vers d’autres fonctions pour l’année suivante ont été invités à formuler leurs recommandations pour l’amélioration de la politique de la commission scolaire et pour l’embauche du prochain responsable. Un autre a réussi à faire mettre la question de la scolarisation à l’ordre du jour d’une rencontre de la table régionale. De nouveaux outils de travail ont été élaborés dans une commission scolaire. Les interactions avec les parents se déroulent mieux, dans un meilleur climat et avec davantage d’intercompréhension.

Alors qu’entre intervenants (lors de la rencontre de groupe), la défense des normes scolaires et certaines attitudes autoritaires ont ressurgi momentanément, en entrevue individuelle, plusieurs expriment un malaise devant les préjugés négatifs à l’égard de l’apprentissage en famille ou de ces familles et font davantage de place au doute réflexif et à l’intercompréhension.

De plus, une fois que ses craintes sont tombées, (par exemple, la crainte d’être critiqué et du rejet du travail de l’école par ces parents), et que les conflits de valeurs et d’intérêts ont été explicités (par exemple, entre le rôle de direction d’école et celui de superviseur d’une éducation non scolaire), un intervenant se sent mieux et dit qu’il maintient une attitude professionnelle avec les familles (CS2).

Certains intervenants avouent qu’ils utilisent encore à l’occasion des stratégies d’intervention discutables au regard des orientations ministérielles, quoique en conformité avec les directives explicites ou implicites de leur commission scolaire, telles que l’ignorance volontaire des cas problématiques ou inconnus (CS1), des tentatives de dissuasion des parents, de manipulation des enfants pour les ramener à l’école (CS1 et CS2) ou le refus d’adapter les formes d’évaluation à la situation d’apprentissage (CS3). Cependant, ce n’est plus une philosophie d’intervention affirmée de la part des intervenants.

Un nouvel espoir étant né de la comparaison de leur situation avec celles d’autres commissions scolaires et d’autres pays, provinces et États, les intervenants sont généralement déterminés à rejoindre ceux qui sont les plus avancés dans leur adaptation à ce mouvement éducatif.

Ils se disent motivés à innover, au moins dans leur commission scolaire, pour faire évoluer la gouvernance de l’apprentissage en famille, pour laquelle ils ont conscience d’être devenus les seuls acteurs scolaires québécois expérimentés et formés.

En moins d’un an, je suis devenu la ressource pour les dossiers de scolarisation à la maison et ce, malgré mon peu d’expérience et de connaissance sur le sujet. J’imagine donc que d’ici 2 ou 3 ans, j’aurais pu être un agent de changement important.

CS1

Par passion, par conviction ou par obligation, ils projettent de mettre sur pied de nouveaux services et de créer de nouveaux outils pédagogiques pour mieux remplir leur responsabilité. Pour nourrir leur plan d’action local, ils souhaitent communiquer leurs idées et questionner davantage leur commission scolaire ou le ministère, par exemple sur le rôle du ministère, sur l’utilisation faite de la subvention versée, sur les obligations de chacun et sur la gestion des cas limites. Les intervenants se montrent volubiles au sujet des conditions organisationnelles et institutionnelles à mettre en place pour y arriver. Par exemple, ils identifient le besoin d’une volonté politique, de l’attribution de ressources et de reconnaissance de leur nouveau rôle.

Enfin, les intervenants évoquent l’intérêt de consulter les parents-éducateurs, incluant ceux dont les enfants ne sont pas inscrits à la commission scolaire, pour mieux les connaître et ajuster leurs interventions. Un plus grand rôle d’acteurs extérieurs est également valorisé  pour le développement, le soutien et l’évaluation de l’apprentissage en famille : les chercheurs, des professionnels qualifiés, les groupes de soutien de parents-éducateurs, les services de formation à distance. Ils expriment de grandes attentes envers la chercheuse pour faire évoluer les connaissances, puis la situation politique de ce dossier et, conséquemment, leur contexte de pratique.

4.2 Les conditions de réussite du processus d’apprentissage

Cette section présente l’analyse des parcours d’apprentissage des intervenants dans les quatre commissions scolaires, réalisés pendant la démarche de formation ou antérieurs à celle-ci et rapportés par les participants en entrevue.

Le processus d’apprentissage ayant été défini, dans le cadre théorique, comme une autotransformation des acteurs en fonction des demandes des nouveaux contextes de pratique pour contribuer à la réflexivité institutionnelle, dans la perspective d’une gouvernance réflexive, le regard analytique a permis de rechercher toute trace d’évolution ou de changement en ce sens chez les intervenants.

Huit aspects de la formation sont apparus comme des objets d’apprentissage dans les quatre cas: 1) la participation à la démarche d’autoformation, 2) l’organisation de cette participation, 3) l’engagement dans le projet, 4) le cheminement et l’utilisation des ressources, 5) le rôle de la formatrice, 6) les nouvelles représentations et habiletés, 7) le nouveau rôle du comité et 8) sa nouvelle identité. Ils sont utilisés comme catégories de présentation des résultats.

Pour chacun, le processus d’apprentissage est décrit au moyen des composantes suivantes : les objets d’apprentissage, les sous-processus d’apprentissage qui y correspondent et leurs conditions de réussite. Pour justifier ces dernières par les contrastes entre les cas, de nouvelles informations sur le cheminement seront apportées, qui n’ont pas été mentionnées dans la narration du cheminement commun. Le schéma 2, qui suit, présente une première modélisation des différentes composantes du processus d’apprentissage de la participation à la réflexivité institutionnelle réalisé par les responsables de la scolarisation à la maison dans le cadre de cette recherche-formation. Il est à noter que la séquence des sous-processus d’apprentissage ne correspond pas à un ordonnancement chronologique strict.

Schéma 2

Le processus d’apprentissage de la participation à la réflexivité institutionnelle chez les intervenants scolaires responsables du suivi de l’apprentissage en famille

Le processus d’apprentissage de la participation à la réflexivité institutionnelle chez les intervenants scolaires responsables du suivi de l’apprentissage en famille

-> Voir la liste des figures

Les quatre premiers sous-processus d’apprentissage sont des apprentissages pragmatiques, qui concernent la mise en place de conditions pratiques favorables à la réalisation de l’autoformation. Plusieurs de ces apprentissages pragmatiques avaient déjà été acquis par les participants dans le cadre d’autres projets ou étaient déjà en cours au moment de l’expérimentation. Ils demeuraient toutefois nécessaires à la bonne conduite de celui-ci.

4.2.1 Des apprentissages pragmatiques

4.2.1.1 La participation à la démarche d’autoformation

Le seul fait de décider de participer à cette démarche de recherche-formation constituait un défi pour les intervenants. En effet, ils ont dû faire reconnaître par leurs supérieurs un besoin de connaissances et d’accompagnement pour améliorer leurs pratiques. Certains ont choisi de se passer de cette autorisation pour obtenir un soutien formatif.

Tous apprenaient ainsi à se dégager un espace de développement professionnel en lien avec cette nouvelle responsabilité. Le sous-processus d’apprentissage appelé dégagement est d’autant plus significatif et nécessaire du fait que cette responsabilité et son appropriation se superposent à leurs tâches habituelles, pour la plupart.

La réussite de ce dégagement dépend de la latitude laissée aux intervenants par leurs supérieurs et utilisée par eux dans leur appropriation de ce dossier. Sans cette latitude, certains intervenants n’ont simplement pas pu participer à la formation – par exemple, ceux d’une commission scolaire dont le directeur général a refusé que la chercheuse communique avec les personnes concernées. Si elle est insuffisante, certains se la donnent eux-mêmes en se formant discrètement.

4.2.1.2 L’organisation de la participation

Une fois autorisée ou décidée, la participation des intervenants a exigé des efforts d’organisation de leur part, d’autant plus que cette organisation concernait un projet extérieur à leur commission scolaire. Il a fallu trouver le temps, prendre rendez-vous, se déplacer, fournir des documents.

L’effort à fournir pour s’investir dans cette démarche a pu renforcer un apprentissage de la gestion de projet.

Ce sous-processus dépendait de la présence de ressources, qu’elles soient accordées par la commission scolaire (temps et liberté de déplacement pour la rencontre de groupe; données pour l’analyse de situation), fournies par la chercheuse (remboursement des frais de déplacement), ou par le participant (création d’outils spécifiques pour décrire leur intervention et leur contexte).

4.2.1.3 L’engagement dans le projet

Le maintien de leur engagement dans le projet était un défi supplémentaire, vu l’exigence réflexive assez élevée, la durée de la démarche et sa nature inhabituelle.

Cela a demandé une capacité de mobilisation individuelle et même, au besoin, de mobilisation de leur entourage professionnel, pour des remplacements, par exemple.

Cet effort nécessitait une motivation individuelle envers cette formation. Chez certains participants, elle découlait de leur appropriation de cette nouvelle fonction avec curiosité, avec enthousiasme même, et à un désir de formation. Chez d’autres, en particulier dans les commissions scolaires où les changements de personnel sont fréquents ou lors d’une entrée en fonction, la motivation pour la formation résultait plutôt d’un sentiment d’urgence ou de l’impression d’être démuni. Quelques participants avaient une conception plutôt négative de l’apprentissage en famille, ce qui colorait leur engagement. En effet, à certains moments, la motivation semblait être d’exprimer leur mécontentement ou leur désarroi, plutôt que de se former pour bien remplir cette responsabilité. Une motivation plus fragile a été inférée d’une absence à certaines activités proposées.

4.2.1.4 Le cheminement et l’utilisation des ressources

Le cheminement réflexif individuel pendant les entrevues, les échanges avec le groupe et l’utilisation des ressources formatives fournies (présentations, lectures, documents de travail) faisaient l’objet d’un travail des participants et devenaient une source d’apprentissage également. Chacun a trouvé un rythme, une méthode de travail et une façon d’articuler cette formation avec sa pratique. Par exemple, certains souhaitaient préparer à l’avance leurs entrevues, parfois même par écrit; d’autres non. Certains apportaient des compléments d’information non sollicités, des questionnements ou des projets de poursuite de la démarche. Chacun profitait à sa manière des ressources formatives et des occasions d’échange avec les collègues.

Ce travail consistait en une appropriation de la démarche proposée.

Vu le faible sentiment de compétence au départ, l’aspect de nouveauté du sujet et la dimension collective à coordonner, ce travail a bénéficié d’une guidance dans la démarche (par la formatrice), mise en équilibre avec une capacité d’initiative du participant.

Ces quatre sous-processus, ou apprentissages pragmatiques, ont ainsi permis la mise en place de conditions de réalisation de l’autoformation.

Situés à un autre niveau, les apprentissages génétiques qui suivent concernent une autotransformation des acteurs pour un passage à un degré supérieur de capacité d’action, permettant la participation à la réflexivité institutionnelle. Selon les témoignages des participants en entrevue, on constate que certains de ces apprentissages étaient amorcés lors de l’entrée en fonction, mais ont évolué principalement pendant la recherche-formation. Leurs conditions de réussite s’avèrent plus complexes.

4.2.2 Des apprentissages génétiques

4.2.2.1 Le rôle de la formatrice

Les intervenants ont graduellement instauré un type de relation qui leur convenait avec la chercheuse-formatrice. De façon générale, il s’agissait d’un accompagnement, qu’on pourrait décrire comme une relation de dialogue, de soutien et de conseil. Deux participants ont également profité d’un accompagnement de la part de leurs supérieurs.

En recherchant un accompagnement, un processus de tercéisation est généré, c’est-à-dire un processus de création symbolique d’un tiers aidant qui, même s’il n’est pas expert, favorise la réflexivité individuelle et contribue à la réflexivité institutionnelle.

Un participant qui a semblé percevoir la formatrice comme trop étrangère à sa situation pour la comprendre (position d’extériorité) n’a pas pu développer la confiance nécessaire pour révéler son vécu, ses doutes, ses difficultés ou ses idées naissantes. Toutefois, il n’aurait pas été plus fructueux, pour évoluer, d’espérer une sympathie sans recul, de demander une adhésion complète à ses propres perspectives (position d’intériorité), que d’accepter un regard critique ou porteur d’autres points de vue. Par conséquent, il appert qu’une posture réflexive des participants, ouverte à la rencontre d’une semi-extériorité conjuguant sympathie et défi, est un facteur de réussite de ce premier apprentissage génétique. Autrement dit, pour réussir l’opération de tercéisation, le participant a avantage à être accompagné par un tiers positionné en semi-extériorité par rapport à lui.

4.2.2.2 Les nouvelles représentations et habiletés

À travers leur démarche de formation, parfois dès leur entrée en fonction, les participants ont développé de nouvelles représentations de la problématique de l’apprentissage en famille. Pendant la formation, ils ont dû à plusieurs reprises recadrer et enrichir les représentations qu’ils se font de leur rôle en entendant d’autres points de vue (par exemple, ceux des parents-éducateurs, d’autres intervenants ou de l’institution), en se comparant, en discutant de divers scénarios de gouvernance et en prenant connaissance de la situation internationale. Ils ont manifesté ou développé, en entrevue comme en discussion de groupe, des habiletés réflexives et prospectives nécessaires à cette démarche, de même que des habiletés d’intervention cohérentes avec ces nouvelles représentations.

Cet apprentissage s’est réalisé grâce à leur ouverture à une déstabilisation. Ainsi, le travail de déstabilisation par rapport aux préconceptions et aux modes d’intervention antérieurs s’avère être un sous-processus de l’apprentissage de la participation à la réflexivité institutionnelle.

La réceptivité à certains déclencheurs, aussi bien de nouvelles informations que des interactions difficiles avec des parents, par exemple, a nourri cet aspect de l’apprentissage.

4.2.2.3 Le nouveau rôle

Tous les participants ayant suivi jusqu’au bout la démarche de formation se sont engagés dans une transformation de leur rôle au sein de leur commission scolaire. En effet, plutôt que de rester confinés à un rôle prédéterminé, mais souvent peu défini, de responsable du suivi de la scolarisation à la maison, ils se sont engagés à planifier la réorganisation de ce suivi, pour satisfaire leur besoin de changement à ce sujet.

Cette transformation a fait partie d’un sous-processus de responsabilisation quant à leur désir de changement par rapport à leur contexte de pratique, à leur mission éducative et à l’évolution de l’institution.

Cette transformation semble liée à la recherche de renouvellement d’un sentiment de cohérence et de compétence, temporairement affaibli dans le cadre de nouvelles fonctions. Les participants dont la vision de leur rôle au sein de leur commission scolaire a pris le plus d’ampleur sont ceux ayant fait référence, par exemple, à leur mission d’éducation envers tous les jeunes résidant sur le territoire de la commission scolaire ou à leur confiance dans leur propre capacité d’innovation. Certains participants qui auraient voulu, au contraire, qu’on réduise leur rôle par rapport à la scolarisation à la maison, sont ceux dont le sentiment de compétence se limitait au cadre scolaire ou dont les valeurs éducatives y correspondaient exclusivement. Ils rejetaient alors l’obligation de remplir cette nouvelle fonction.

4.2.2.4 La nouvelle identité

Enfin, certains participants ont osé une transformation de leur identité professionnelle, en envisageant d’être identifiés comme étant actifs par rapport au mouvement de l’apprentissage en famille, voire sympathiques à cette pratique, en raison de leur association au changement organisationnel à cet égard et de leur participation au développement de ce dossier.

Cette autotransformation vers une nouvelle identité professionnelle sera désignée comme un processus d’agentisation, en référence à la notion d’agentivité de Bandura (1999, 2006), où le sujet devient agent lorsqu’il exerce intentionnellement une influence personnelle sur son propre fonctionnement, sur ses actions ou sur l’espace social. En fait, ces intervenants scolaires doivent inventer un agir professionnel qui dépasse l’exécution du mandat reçu, qui questionne les variables de gouvernance pré-données de l’institution et les modifie pour créer une nouvelle identité professionnelle, auparavant inexistante ou non assumée, de responsable de la scolarisation à la maison.

Selon les témoignages des participants, les interactions avec les parents-éducateurs, avec leurs supérieurs ou avec les intervenants d’autres commissions scolaires ont constitué la condition de réussite de ce travail d’agentisation. En effet, lorsqu’elles étaient réussies, encourageantes ou stimulantes, elles ont contribué de façon importante à construire peu à peu cette nouvelle identité. Par contre, lorsqu’elles étaient empreintes de confrontation ou de dévalorisation de cette responsabilité, elles ont fait reculer certains intervenants et contribué à leur rejet de cette identité, bien que d’autres aient relevé ce défi.

Par ailleurs, globalement, une continuité dans l’attribution du dossier de l’apprentissage en famille à une même personne est une condition de réussite de l’ensemble du processus. En effet, les intervenants nouvellement en poste ou qui savaient qu’ils l’étaient pour une courte durée n’ont pu réaliser l’ensemble des apprentissages pragmatiques et génétiques au même degré que les autres.

2. Discussion

La description et la modélisation produites pour répondre au premier objectif spécifique de recherche offrent une vue d’ensemble du processus d’apprentissage de la participation à la réflexivité institutionnelle des participants. La discussion portera d’abord sur les conditions de réussite du processus d’apprentissage, ce qui inclura des constats par rapport au deuxième objectif spécifique qu’est l’expérimentation de l’approche génétique pour l’accompagnement de cet apprentissage. Ensuite seront comparés le modèle issu de cette recherche et celui, présenté dans le cadre théorique, de l’étude précédente avec les groupes de parents-éducateurs (schéma 1). Enfin, l’apport de cette recherche aux connaissances sur l’objet d’étude sera discuté en relation avec les écrits empiriques et théoriques antérieurs.

5.1 Les conditions de réussite du processus d’apprentissage

Dans l’ensemble, il est remarquable qu’une dimension d’extériorité se retrouve dans la majorité des conditions de réussite des apprentissages génétiques : dans le dialogue avec un tiers semi-extérieur, dans plusieurs déclencheurs du travail de déstabilisation et dans les interactions à la base de l’innovation identitaire. Cette dimension d’extériorité semble donc un élément déterminant de la réussite du processus d’apprentissage de l’acteur, pour atteindre un degré supérieur de participation à la réflexivité institutionnelle. La situation actuelle d’isolement professionnel des intervenants québécois par rapport à cette fonction va à l’encontre de ce constat, alors que les recommandations du Protecteur du citoyen (2015) visent à y remédier.

Le choix de cet intervenant semble également avoir de l’importance, comme l’anticipent Rothermel (2010) et Quatrevaux (2011), vu que plusieurs des conditions de réussite de l’apprentissage de la participation à la réflexivité institutionnelle sont individuelles : la motivation à participer à cette formation, le sens de l’initiative nécessaire à l’appropriation de la démarche et la capacité à retrouver un sentiment de compétence et de cohérence dans un champ d’intervention extrascolaire. Ces conditions d’apprentissage étaient inégalement présentes chez les participants. La participation des intervenants à cette recherche étant volontaire, ils représentent probablement un groupe plus motivé que la moyenne. Il est alors possible de supposer que tous les intervenants désignés à cette fonction sans l’avoir choisie ne puissent être amenés à s’y investir adéquatement.

Dans le modèle, les conditions de réussite des apprentissages attendues de la part de l’organisation (commission scolaire) et de l’institution (ministère) ou d’autres acteurs (université) concernent : 1) l’attribution d’une certaine latitude à l’intervenant, lui permettant de se dégager d’autres tâches pour se former à celles-ci; 2) l’investissement de ressources à cet effet; l’offre d’un accompagnement semi-extérieur; 3) l’apport de déclencheurs sous forme d’informations, de formation ou d’expérience contextuelle; 4) un environnement professionnel privilégiant des interactions valorisantes, encourageantes et stimulantes; 5) l’assurance d’une continuité dans l’attribution de cette responsabilité; 6) la réceptivité aux nouveaux savoirs, aux questions et aux recommandations en provenance de l’intervenant.

Selon les discours des participants, les principaux obstacles à la poursuite de leur développement et à leur volonté de participer au changement sont attribuables aux commissions scolaires (manque de reconnaissance de leur rôle, peur du changement) et au ministère (refus de se mouiller, absence de volonté politique, manque de ressources et d’investissement). De plus, nous avons observé que les discussions menant au constat du peu d’investissement de la part du ministère généraient, chez certains intervenants, l’annonce d’une envie d’envisager l’adoption d’une stratégie de négligence.

En somme, les observations comme les discours appuient la nécessité, identifiée par Maesschalck (2006), de la présence de conditions institutionnelles favorisant la capacitation des acteurs, pour soutenir leur apprentissage et mettre en oeuvre leurs suggestions, en vue d’un apprentissage institutionnel.

Force est de constater également l’apport important du dispositif d’autoformation accompagnée, basé sur l’approche génétique, comme soutien à ces apprentissages pendant la recherche-formation. Bien que d’ampleur réduite, l’expérimentation du dispositif de formation a permis de mettre en place les suggestions de l’approche génétique, tel que prévu dans le cadre méthodologique : l’apprentissage collectif, les outils d’apprentissage, l’investissement des acteurs et le cadre de formation (voir annexe 1). L’accompagnement de la chercheuse-formatrice, les questions d’entrevues, la rencontre de groupe, les échanges de documents et le forum de discussion ont principalement soutenu les apprentissages génétiques, en contribuant à leurs conditions de réussite : la présence d’un tiers semi-extérieur, de divers déclencheurs, d’interactions et d’un sentiment de cohérence et de compétence chez les intervenants. La guidance nécessaire au sous-processus pragmatique d’appropriation du programme de formation en découlait aussi.

Dans le même ordre d’idées, l’observation d’une période d’échanges plus libres pendant la rencontre de groupe suggère qu’une simple concertation des intervenants, non accompagnée et sans cadre de formation, pourrait favoriser, par exemple, un réflexe de protection de la professionnalité, telle la survalorisation du modèle éducatif scolaire apparue brièvement à cette occasion.

5.2 La contribution empirique

Ces résultats constituent un apport significatif à l’objet d’étude par rapport aux écrits empiriques antérieurs. En l’absence de connaissances sur le rôle et la formation des responsables de la scolarisation à la maison, la présente recherche offre une première expérimentation réalisée dans le cadre d’une démarche scientifique. Elle répond aux recommandations des auteurs qui, constatant un besoin de formation et une disparité des pratiques, recommandent diverses solutions : une réflexion de société et une clarification des balises (Monk, 2009), une évaluation des procédures de suivi (Blok et Karsten, 2011), une formation des intervenants (Protecteur du citoyen, 2015), un meilleur choix d’intervenants (Rothermel, 2010) ou leur remplacement par des acteurs non scolaires (Quatrevaux, 2011). Cette étude offre un premier appui empirique pour orienter les décisions.

Sans exclure la possibilité que des acteurs non scolaires soient mieux placés pour assurer ce suivi, et tout en soulignant que certains intervenants plus réticents à jouer ce rôle ont moins bien profité de la démarche, cette recherche montre que des intervenants scolaires sont en mesure d’atteindre les visées des recommandations de formation des intervenants. Cela est possible, s’ils sont soutenus et placés dans des conditions d’apprentissage social et de capacitation par rapport à ce problème, comme l’a permis le dispositif d’autoformation accompagné que nous avons développé, basé sur l’approche génétique.

En effet, la présente étude montre la possibilité de profiter des savoirs de pratique des intervenants scolaires et de les faire évoluer, en les amenant à participer à la construction normative et à la réflexivité institutionnelle par la formulation de nouvelles propositions de gouvernance de l’apprentissage en famille. Ils peuvent alors résoudre les conflits normatifs de façon constructive plutôt que par des stratégies de résistance, ce qui contribue à réduire l’écart entre les normes et leur application, tout en contribuant à l’apprentissage institutionnel.

Par ailleurs, bien que cela ne fasse pas partie des objectifs spécifiques de cette recherche, la collecte de données a permis de tirer quelques constats qui devront être approfondis dans des recherches futures, mais qui permettent tout de même une contribution empirique utile, vu l’état des connaissances actuelles.

D’abord, l’étude démontre que, du point de vue des intervenants scolaires, des conflits normatifs semblables à ceux identifiés dans les écrits existent entre la loi québécoise, les orientations ministérielles, les politiques des commissions scolaires, les consignes de leurs supérieurs à leurs endroit, les normes scolaires, le contexte réel de leurs interactions avec les parents et, en bout de ligne, leurs propres valeurs, croyances et mission éducatives.

De même, les diverses approches-types de régulation de l’apprentissage en famille (Brabant, 2013) identifiées dans d’autres systèmes éducatifs (aucune interaction, soutien, supervision, contrôle, autres pouvoirs) sont mises en place à différents degrés dans ces quatre commissions scolaires québécoises, sauf l’obligation de fréquentation scolaire.

De plus, les manques de formation et de compréhension des orientations ministérielles, identifiés dans les écrits internationaux recensés (Monk, 2009; Protecteur du citoyen, 2015; Rothermel, 2010; Terrillon, 2002), se retrouvent confirmés chez les intervenants québécois.

Les différentes stratégies d’intervention identifiées dans les écrits étaient également observables chez les participants. Chez les neuf intervenants des quatre commissions scolaires étudiées, trois adoptaient au départ, du moins en partie, l’approche de l’autruche (Monk, 2009), c’est-à-dire une forme de négligence de leur responsabilité ou d’aveuglement volontaire, soit en raison d’une grande confiance envers les parents-éducateurs ou, au contraire, par méfiance (Eddis, 2007). Un intervenant utilisait l’abus de pouvoir (Terrillon, 2002) et l’incontestabilité (Quatrevaux, 2011). Trois tendaient vers la recherche de l’intérêt commun, l’intercompréhension (Eddis, 2007) et l’ingéniosité (Badman, 2009; Brabant, 2010, 2013).

Chez tous les participants, la formation a produit soit un renforcement des stratégies conformes aux orientations ministérielles, soit un affaiblissement de celles qui y sont contraires. Toutefois, tel qu’anticipé par Rothermel (2010), deux participants ayant des préconceptions négatives à l’égard de l’apprentissage en famille ou ayant un fort sentiment de conflits d’intérêts semblent avoir moins profité de la formation et ont davantage maintenu leurs stratégies non collaboratives.

5.3 La contribution théorique

Au-delà de l’apport empirique, cette étude développe également une contribution théorique à la théorie de la gouvernance réflexive. En effet, elle confirme l’intérêt de cette perspective et, en particulier, de l’approche génétique, pour soutenir le processus de capacitation des acteurs de nouveaux mouvements sociaux et leur participation à la gouvernance institutionnelle. Par son effort de description et de modélisation de l’apprentissage des acteurs, notre étude continue d’explorer et d’approfondir ce passage d’un statut d’acteur informel ou émergent vers un niveau supérieur de participation à la gouvernance.

Le modèle issu de l’étude antérieure avec les parents-éducateurs (schéma 1) (Brabant, 2010; Brabant et Bourdon, 2012) a servi d’appui à cette analyse, mais a donné lieu à un modèle différent, puisque de nouvelles particularités ont émergé du cheminement des intervenants. Ces particularités sont principalement reliées au contexte : alors que la démarche des parents était entièrement collective (trois groupes de douze parents) et extrascolaire, celle des intervenants était en grande partie individuelle et s’inscrivait dans leur contexte professionnel et organisationnel.

C’est ainsi que les défis reliés aux apprentissages pragmatiques étaient contextuellement différents, tout en étant essentiellement semblables. Plusieurs objets, sous-processus d’apprentissage et conditions de réussite de cette catégorie révèlent cette distinction, en particulier l’apprentissage du dégagement par rapport aux autres tâches afin de se former pour cette nouvelle responsabilité. Les apprentissages pragmatiques demeurent toutefois des efforts de mise en place des conditions rendant possible la participation à la formation.

Les apprentissages génétiques sont également semblables chez les groupes de parents-éducateurs et chez les intervenants, sauf en deux points majeurs qui révèlent la dimension politique de cette démarche. Chez les groupes de parents-éducateurs, l’autotransformation des rôles et des identités collectives passe par un processus de procéduralisation qui exige une formalisation du groupe. Celle-ci permet au groupe de s’adresser à l’institution en tant qu’acteur collectif structuré, et non comme un regroupement informel d’individus. Chez les intervenants, au contraire, le processus d’agentisation vise à déconstruire des structures formelles pré-données et à se libérer d’un mandat officiel, mais flou et conflictuel. Ils peuvent ainsi agir sur la détermination de leurs tâches, sur leur identité professionnelle, sur leur environnement organisationnel et sur les variables de gouvernance non adaptées au problème. Ainsi, la procéduralisation comme l’agentisation visent la reconnaissance de l’acteur par l’institution et sa participation à la gouvernance.

Par ailleurs, le processus de responsabilisation par rapport à leur désir de changement rencontre des zones de vulnérabilité différentes : chez les parents-éducateurs, c’est le sentiment de légitimité de leur projet éducatif; chez les intervenants scolaires, c’est le sentiment de cohérence et de compétence dans la collaboration avec ces parents. Au terme de la démarche, ces vulnérabilités consolidées deviennent des forces à exploiter.

L’apport théorique de cette recherche réside dans cet approfondissement de la compréhension du processus d’apprentissage de la participation à la réflexivité institutionnelle. Grâce aux apprentissages génétiques réalisés, les intervenants scolaires sont passés d’un statut de mandataires de l’obligation légale d’évaluation de leur commission scolaire à un statut d’agents de changement organisationnel, prêt à partager ses savoirs contextuels et à créer des solutions pour favoriser l’adaptation et l’apprentissage de l’institution face à une nouvelle pratique sociale. La recherche a permis de décrire et de modéliser ce passage.

5.4 Limites de la recherche, généralisabilité et transférabilité des résultats

Du côté de la démarche de formation, l’expérimentation de l’approche génétique, en particulier sa dimension d’apprentissage collectif, a été limitée par le contexte postdoctoral de la recherche et par le peu d’intérêt des instances scolaires pour la scolarisation à la maison. Cela a contraint le recrutement des participants et leur participation aux activités de formation. Une seule rencontre de groupe a pu être organisée, bien que des échanges aient eu lieu par d’autres moyens de communication décrits plus tôt. Il faut donc demeurer prudent dans l’attribution de mérite à cette composante de l’approche. Par ailleurs, même si le dispositif de formation a été perçu comme un soutien réflexif important, une partie des apprentissages réalisés est certainement attribuable à l’expérience gagnée par les intervenants pendant cette même période.

Du côté de la démarche de recherche, un échantillonnage intentionnel (par choix raisonné) a été privilégié, en fonction d’un programme de recherche réalisé dans les trois mêmes régions, afin de favoriser une future rencontre des parents-éducateurs et des intervenants scolaires ayant bénéficié d’une formation. Toutefois, prise isolément, la présente étude aurait pu bénéficier d’un échantillon plus large d’intervenants et d’une méthode d’échantillonnage par cas typiques (Fortin et Gagnon, 2016). Par exemple, une sélection aurait pu se faire selon la profession des intervenants, le nombre d’enfants inscrits comme scolarisés à la maison dans leur commission scolaire et la situation urbaine ou rurale de cette dernière. Malgré cela, la grande variété du présent échantillon sur ces trois dimensions lui confère probablement une certaine représentativité québécoise.

La méthode de l’étude de cas choisie pour cette recherche est une méthode qui, appliquée rigoureusement, permet une riche compréhension des phénomènes et une généralisation théorique (Yin, 1994). C’est ainsi que la recherche réalisée ici permet de faire l’hypothèse que tout intervenant mandaté par une institution pour faire face à un phénomène social émergent, dans un contexte démocratique, pourrait : 1) profiter du même dispositif d’autoformation accompagnée pour soutenir son apprentissage social et politique, 2) être amené à réaliser les mêmes sous-processus d’apprentissage et 3) avoir besoin des mêmes conditions de réussite pour cheminer dans un processus de capacitation en vue de la participation à la gouvernance réflexive de ce phénomène. En ce qui a trait à la transférabilité des résultats à des cas connexes concernant la gouvernance d’institutions publiques, rien ne porte à croire qu’elle doive se limiter à l’éducation comme domaine d’application. Toutefois, les différentes conditions individuelles, organisationnelles et institutionnelles d’autres domaines pourraient engendrer des variations.

Enfin, cette recherche n’apporte pas une contribution approfondie à la définition, à la nature ou aux mécanismes cognitifs de l’apprentissage des intervenants scolaires, ce qui relèverait davantage d’une recherche en pédagogie, en andragogie, en didactique ou en psychologie. Cette recherche se situe en éducation par son objet (l’apprentissage en famille) et par sa méthode (recherche-formation), mais pas par l’ensemble de son cadre théorique. En effet, bien que ses auteurs se soient en partie inspirés de théoriciens de l’éducation (Dewey, 1927; Schön, 1973, 1983), c’est plutôt la philosophie politique qui est sollicitée comme discipline contributive dans le cadre théorique.

Sur le plan théorique, cette recherche apporte un modèle théorique nouveau, sans toutefois le délimiter dans le champ de la philosophie politique, ni approfondir d’autres approches de gouvernance pour justifier le choix de la théorie de la gouvernance réflexive. C’est là une limite liée au cadrage de cette recherche en sciences de l’éducation, dont la richesse réside plutôt dans l’hybridation que dans un approfondissement disciplinaire.

6. Conclusion

Dans le but de mieux comprendre le processus d’apprentissage de leur rôle chez les intervenants scolaires responsables du suivi de l’apprentissage en famille, cette recherche poursuivait deux objectifs spécifiques: 1) décrire et modéliser le processus d’apprentissage de la participation à la réflexivité institutionnelle vécu par des intervenants scolaires chargés de l’évaluation de l’apprentissage en famille au Québec : soit a. les différents apprentissages réalisés (ou sous-processus d’apprentissage), b. leurs objets et c. les conditions de réussite de chacun et 2) expérimenter l’approche génétique pour le soutien de l’apprentissage social de ces acteurs, dans une perspective de gouvernance réflexive.

À cette fin, une recherche-formation a été mise en place avec des intervenants de quatre commissions scolaires, expérimentant un dispositif de formation inspiré de l’approche génétique tirée de la théorie de la gouvernance réflexive de Lenoble et Maesschalck (2006). Pour cette étude de cas multiple, nous avons analysé des données recueillies par des entrevues semi-dirigées, par l’observation participante et par une analyse documentaire.

La description et la modélisation du processus d’apprentissage de la participation à la réflexivité institutionnelle déclinent les différentes composantes de ce processus et leurs conditions de réussite. Des apprentissages pragmatiques tels que le dégagement, la gestion de projet, la mobilisation et l’appropriation s’appuient sur une latitude professionnelle, des ressources, la motivation et l’équilibre entre l’initiative et la guidance.

Plus déterminants sont les apprentissages génétiques, soit la tercéisation, la déstabilisation, la responsabilisation et l’agentisation, dont les conditions de réussite suivantes apparaissent à l’analyse des différents parcours : l’accompagnement d’un tiers en position de semi-extériorité, des déclencheurs, un sentiment de cohérence et de compétence ainsi que des interactions extérieures.

Outre cet apport, les conditions de réussite les plus déterminantes de ces apprentissages pourraient être le choix de l’intervenant, la continuité de son mandat et le dispositif d’autoformation accompagnée, stimulant l’autotransformation des intervenants mandataires vers un statut d’agent de changement organisationnel.

Pistes de recherche futures

Tel qu’annoncé dans la discussion, les données recueillies dans le cadre de cette recherche pourraient donner lieu à une analyse secondaire, en lien avec les écrits empiriques recensés, visant à décrire plus en profondeur et en détail les approches de régulation des commissions scolaires, les conflits normatifs présents, les stratégies d’intervention des participants, leurs propositions de gouvernance et leur évolution au cours de la formation. La mise en relation de ces éléments pourrait être fructueuse.

Une réplication de cette recherche avec un plus grand nombre de participants permettrait d’élaborer et d’affiner le dispositif de formation, d’en développer la dimension collective et de vérifier la portée de ses hypothèses théoriques.

Sur le plan théorique, un approfondissement de la terminologie, des concepts et des relations entre eux est à poursuivre. Cette meilleure théorisation des processus d’apprentissage institutionnel et de leurs conditions de réussite pourrait enrichir, non seulement la théorie de la gouvernance réflexive, mais son application dans divers domaines où de nouvelles pratiques sociales soulèvent des enjeux de gouvernance démocratique (environnement, santé publique, communications, et caetera).

Enfin, dans l’esprit d’une gouvernance réflexive comme dans l’esprit des participants, un dialogue formel entre parents-éducateurs et acteurs scolaires apparaît souhaitable pour la construction conjointe de normes acceptables pour tous et, par conséquent, réellement applicables pour tous les enfants. Une telle démarche dans un cadre de recherche scientifique permettrait de comprendre, décrire et modéliser, s’il y a lieu, le processus d’un apprentissage démocratique conjoint. C’est l’objectif d’une nouvelle recherche-formation en cours (Brabant, 2015).