Corps de l’article

1. Introduction

L’université canadienne a beaucoup changé ces dernières années, car de nombreux⋅ses étudiant⋅e⋅s, professeur⋅e⋅s et administrateur⋅rice⋅s issu⋅e⋅s des groupes culturellement et ethniquement très différents y sont dorénavant grandement représenté⋅es. La représentation des personnes racialisées au sein du corps enseignant universitaire a connu une augmentation, passant de 17 % en 2006 à 21 % en 2016 (Association canadienne des professeures et professeurs d’université, 2018). Sur le plan national, une personne sur cinq est née à l’étranger et Statistique Canada (2017) projette que la proportion de la population canadienne née à l’étranger pourrait atteindre entre 24,5 % et 30,0 % en 2036.

En dépit de la grande diversité ethnoculturelle au Canada et particulièrement dans les universités, les minorités visibles occupent très peu de postes à responsabilités dans le milieu de l’éducation (Aguirre, Jr. et Martinez, 2002 ; Cukier et Yap, 2009 ; Medianu et Esses, 2016 ; Ryan, Pollock et Antonelli, 2007). Dans une étude sur le leadeurship des groupes ethniques parmi les administrateur⋅rice⋅s des universités canadiennes, Nakhaie (2004) conclut que les minorités visibles sont très peu, sinon rarement représentées dans ces administrations. Ce dernier souligne que l’accession à des postes de doyen⋅ne ou de vice-recteur⋅rice est très récente. Il y a eu seulement 3,6 % de vice-recteur⋅rice⋅s en 2001 et environ 5 % de doyen⋅ne⋅s entre 1991 et 2001 qui étaient des minorités ou des non-Européen⋅ne⋅s.

Les immigrant⋅e⋅s noir⋅e⋅s d’origine africaine qui ont immigré en Amérique du Nord et spécialement au Canada dans les années 2000, selon Diop (2008), sont très instruit⋅e⋅s. Pour autant, le haut niveau de qualification de ces dernier⋅ère⋅s ne se traduit pas nécessairement au sein des postes de leadeurship dans l’enseignement supérieur au Canada (Cukier et Yap, 2009 ; Keung 2018), où elles⋅ils sont davantage invisibles que visibles.

C’est suite à ces constats que nous avons décidé de porter notre attention sur l’expérience de leadeurship des administrateur⋅rice⋅s noir⋅e⋅s d’origine africaine dans l’éducation supérieure. Le but de notre recherche était donc de 1) documenter les expériences de leadeurship des leadeur⋅se⋅s noir⋅e⋅s d’origine africaine dans l’enseignement supérieur canadien et de 2) mieux comprendre les mécanismes et facteurs en jeu dans l’accession aux postes à responsabilités au sein des institutions universitaires canadiennes pour ces leadeur⋅se⋅s.

2. Cadre conceptuel

2.1 Le leadeurship éducationnel

Les écrits scientifiques sur le leadeurship sont vastes, les approches, variées et les théories en découlant, diffuses. Nous nous concentrerons ici sur le leadeurship éducationnel conçu comme un processus collaboratif unissant les talents et les forces des enseignant⋅es, des étudiant⋅e⋅s et des parents pour le bon fonctionnement du système éducatif. Les leadeur⋅se⋅s en éducation ont généralement pour rôle d’améliorer l’éducation et la qualité de l’enseignement dans les établissements d’éducation (Begley, 2003 ; Combs, 2003 ; Godin, Lapointe, Langlois et St-Germain, 2004 ; Langlois et Lapointe, 2002 ; Lapointe, 2002 ; Sergiovanni, 1992, 1998 ; Starratt, 1991).

Selon Godin et coll. (2004), le champ d’études du leadeurship éducationnel est de nos jours dominé par quatre modèles théoriques : le leadeurship moral, le leadeurship pédagogique, le leadeurship transactionnel et le leadeurship transformationnel. Le leadeurship pédagogique s’exerce sur le plan de l’enseignement et de l’apprentissage des élèves. Pour Sergiovanni (1998), discuté dans Godin et coll. (2004), une direction exerce un leadeurship pédagogique lorsqu’elle soutient le potentiel personnel qu’ont les enseignant⋅es à développer le capital intellectuel et professionnel. Pour Bernabé et Dupont (2001),

le leadeurship pédagogique est la fonction exercée avec un certain style dans une classe par un enseignant placé en situation pédagogique, visant par ses relations et ses actions à favoriser le développement d’un savoir afin que l’apprenant progresse dans son apprentissage

p. 134

Le leadeurship moral éclaire l’importance des valeurs morales et éthiques qui sous-tendent la bonne marche de toute administration et de l’éducation en général (Langlois, 2002 ; Sergiovanni, 1992 ; Starratt, 1991). Langlois situe le leadeurship moral au niveau le plus élevé de son modèle de leadeurship éducationnel. Le leadeurship transactionnel (Burns, 1978) met l’accent sur les interactions entre la⋅le leadeur⋅se et ses collaborateur⋅rice⋅s, organisées autour de sanctions/récompenses dirigées vers la réalisation de buts communs. Le leadeurship transformationnel, explicité par ce même auteur, agit sur la situation pour la modifier afin d’augmenter l’efficacité des collaborateur⋅rice⋅s et de les motiver à agir au-delà de leurs intérêts personnels. Ces deux approches ne sont pas exclusives, la qualité de la relation entre la⋅le leadeur⋅se et ses collaborateur⋅rice⋅s détermine la qualité du leadeurship (Avolio et Bass, 2002 ; Goertzen, 2012 ; Podsakoff, MacKenzie, Moorman et Fetter, 1990 ; Yammarino, Dionne, Chun et Dansereau, 2005).

Ces quatre conceptions du leadeurship éducationnel ne permettent pas, à elles seules, de bien saisir les dimensions du leadeurship et de juger de son efficacité. Le modèle conceptuel de leadeurship éducationnel de Leithwood et Riehl (2003) nous semble plus approprié pour comprendre comment, dans l’exercice quotidien de la fonction d’administrateur⋅rice universitaire, se construisent les expériences de leadeurship des administrateur⋅rice⋅s noir⋅e⋅s d’origine africaine dans une organisation complexe qu’est l’université. Ce modèle a essentiellement trois composantes de base : 1) l’établissement des orientations (setting directions) pour l’organisation, 2) le développement des personnes et 3) le développement de l’organisation. Pour Leithwood et Riehl (2003), ces composantes représentent « un ensemble de pratiques de leadeurship [qui] forment les “ bases” d’un leadeurship réussi et qui sont utiles dans presque tous les contextes éducatifs » (p. 5 traduction libre).

2.2. La notion de race et la discrimination

De nombreux⋅ses chercheur⋅ses sont d’accord sur le fait que la race n’existe pas d’un point de vue strictement biologique. Cependant, en tant que construit social, le marqueur race a un impact important sur les relations entre les citoyen⋅ne⋅s, surtout en contexte multiculturel (Bernard, 2004). La racialisation est le processus par lequel la couleur de la peau sert à différencier et hiérarchiser différents groupes sociaux au sein d’une même société (Li, 1999). Cette différenciation s’appuie sur une répartition inégale de pouvoir et conduit à des traitements inégaux pour les membres des groupes dominés, dont font généralement partie les membres des minorités visibles (Li, 1999). Par conséquent, le racisme et la racialisation mènent souvent à l’exclusion ou à la marginalisation de certaines minorités visibles qui vivent dans le contexte multiculturel canadien (Lafontant, 2007 ; Mc Andrew, Helly et Tessier, 2005). Ces groupes se sentent exclus et discriminés quant à l’accès à certaines possibilités (Hynam, 2009).

Le milieu universitaire n’est pas exempt de racisme ou de discrimination et ces phénomènes se retrouvent à tous les niveaux des institutions universitaires. Ce fait pourrait expliquer le faible taux d’embauche des leadeurse⋅s de minorités visibles (De haas, 2018 ; Radio Canada, 2019 ; Zoledziowski, 2018). Pour Li (1999), ce racisme est une pratique régularisée et intégrée dans le processus social de l’établissement. Selon le recensement de 2016, seulement 21,1 % des enseignant⋅e⋅s d’université au Canada sont des non-Blanc⋅he⋅s. Les Noir⋅e⋅s ne représentent que 2 % du personnel enseignant des universités canadiennes ; il y eu une légère amélioration dans la représentation des enseignant⋅e⋅s noir⋅e⋅s durant les 10 dernières années, passant de 1,8 % en 2006 à 2 % en 2016 (De haas, 2018).

La combinaison de ces notions de race, racisme et racialisation permet de bien saisir et d’analyser les rapports entre individus dans un contexte multiculturel (Li, 2003). Ces notions nous permettent d’explorer l’expérience rapportée par des personnes issues des minorités visibles en position de leadeurship dans des institutions universitaires canadiennes.

2.3 La théorie du capital social

Nous faisons appel au concept de capital (Bourdieu, 1980 ; Coleman, 1988), car il nous permet de comprendre certains défis rencontrés et les opportunités qui ont facilité l’obtention des postes de leadeurship. Autrement dit, l’ensemble du capital social mobilisé contribue à comprendre l’expérience de leadeurship de nos administrateur⋅rice⋅s africain⋅e⋅s dans l’enseignement supérieur au Canada. Bourdieu, Coleman et Putnam sont considérés comme des pionniers dans le développement du concept de capital social (Baret et Soto, 2004). Cependant, de nos jours, la plupart des chercheur⋅ses attribuent la paternité de la notion à Bourdieu. Ce dernier, plus précisément, distingue trois formes de capital qui sont : le capital économique, le capital culturel et le capital social. Le capital économique comprend les revenus, le patrimoine financier et matériel et les autres moyens de production que détient l’individu ; le capital culturel est constitué des dispositions, qualités et qualifications intellectuelles que possède l’individu et qui peuvent être mesurées par le niveau d’études et l’obtention de diplômes que ce dernier possède (Beitone, 2012). Le capital social est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles issues d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’« interconnaissance » et d’« interreconnaissance » (Bourdieu, 1980, p. 1). Le capital social pourrait donc permettre à ces leadeur⋅se⋅s noir⋅e⋅s d’origine africaine d’accéder à certaines ressources nécessaires à leur évolution au sein de leur communauté universitaire et culturelle (Tortelli, Sauzé et Skurnik, 2017).

Par conséquent, les réseaux sociaux, qui sont à la fois des systèmes de relations et de socialisation (Fiore, 2013), font partie des ressources que ces leadeur⋅se⋅s peuvent mobiliser dans leurs rapports interpersonnels avec tou⋅tes les intervenant⋅e⋅s au sein de l’université (Baret et Soto, 2004 ; Coleman, 1988 ; Méda, 2002 ; Putnam, 1995). Ces rapports intersubjectifs reposent à la fois sur la capacité de développer le lien de confiance (trust) et le réseautage (Putman, 1995).

3. Méthodologie

L’approche qualitative utilisée pour notre recherche permet d’appréhender le phénomène de leadeurship des leadeur⋅se⋅s noir⋅e⋅s africain⋅e⋅s au niveau postsecondaire. En effet, cette approche permet de décrire et d’interpréter des phénomènes individuels et sociaux (Gall, Gall et Borg 2007 ; Kakai, 2008 ; Mucchielli, 1996).

3.1 Les instruments de collecte de données

L’entrevue semi-dirigée a été privilégiée pour la collecte de données et, dans ce type d’entretien, la⋅le chercheur⋅se anime les interactions de manière souple et se laisse guider par le rythme et le contenu des échanges. L’entrevue représente une interaction verbale entre des personnes qui s’engagent volontairement pour partager une connaissance d’expertise, dans le but de mieux comprendre un phénomène d’intérêt pour ces interlocuteur⋅rice⋅s (Savoie-Zajc, 2010).

Nous avons effectué 11 entrevues (six en anglais et cinq en français) avec les participants à l’étude qui travaillent dans des universités de différentes provinces canadiennes, soit au Manitoba, en Alberta, en Colombie-Britannique, en Ontario, au Québec et en Saskatchewan. Le critère de sélection et d’éligibilité étaient d’occuper ou d’avoir occupé un poste à responsabilités tel que : doyen⋅ne, vice-doyen⋅ne, recteur⋅rice, vice-recteur⋅rice, chef⋅fe de département, directeur⋅rice d’institut universitaire ou d’une haute école dans une université. Certains participants ont été recrutés par la méthode d’échantillonnage boule de neige, alors que d’autres faisaient partie de nos proches connaissances. Notons que le groupe n’était pas hétérogène, car tous nos participants étaient des hommes ; nous n’avons malheureusement pas pu trouver de femmes occupant de tels postes et ce, malgré tous nos efforts.

Tableau 1

Profil des participants

Profil des participants

-> Voir la liste des tableaux

3.2 Le déroulement de la recherche

Les entrevues semi-dirigées ont été réalisées par différents moyens : en face à face et par téléphone. Celles-ci ont été enregistrées avec un magnétophone numérique. L’entrevue en face à face se caractérise par la rencontre physique de la⋅du chercheur⋅se et de la⋅du participant⋅e pour la discussion. Au départ, l’entrevue par téléphone était associée aux sondages d’opinion et aux études de marché. Toutefois, aujourd’hui, elle est devenue l’un des moyens de collecte de données les plus utilisés, pour des raisons liées au manque de temps ou aux contraintes financières (Fontana et Frey, 2005).

3.3 Les préoccupations éthiques

Une demande éthique a été faite en conformité avec les exigences de l’Université Simon Fraser. Les exigences d’anonymat, de protection de droits et de sécurité de tous les participants ont été strictement respectées durant le processus de recherche qui a eu lieu entre 2013 et 2015. Les bénéfices et risques potentiels de la participation ont été expliqués aux participants avant chaque entretien (Crête, 2003). Pour la protection de l’identité des participants, nous avons utilisé des pseudonymes et rassuré ces derniers : aucun élément relatif à leur vie privée ou à leur établissement ne peut être divulgué.

3.4 L’analyse des résultats

Les données étaient consignées dans des fichiers allant de P1 à P11 pour nos 11 entrevues qui, par la suite, ont été transcrites et codées manuellement. Le travail de codage est un processus minutieux et nous a amené à explorer et scruter ligne par ligne les entrevues. Le codage « consiste à traiter, à transformer par découpage et étiquetage (au moyen des codes) des segments significatifs appelés alors des unités de sens » (Mukamurera, Lacourse et Couturier, 2006, p. 121). Le codage a été fait selon une procédure ouverte et inductive, car nos catégories d’analyse ont été construites à partir des entrevues. L’objectif premier de l’analyse inductive est de faire émerger des catégories qui produiront de nouvelles connaissances.

Les données ont été analysées avec la méthode de l’analyse de contenu dont l’objectif est de rendre compte des significations que les participant⋅e⋅s attribuent à leurs expériences (Mucchielli, 1996 ; Poupart, Deslauriers, Groulx, Laperrière, Mayer et Alvaro, 2007). Selon Tesch (1990), analyser des données est un processus qui implique l’identification de thèmes, la construction d’hypothèses et la clarification des liens entre ces éléments (Savoie-Zajc, 2007).

4. Présentation des résultats

Les données collectées et analysées ont mis en exergue quelques thèmes présentés ci-dessous.

4.1 Le mode d’accession au poste de leadeurship et le rôle du capital social

L’accession à certains postes de leadeurship dans l’enseignement supérieur se fait par voie de compétition ou d’élection. Généralement, il y a un consensus autour d’une personne qu’on encourage ou qui manifeste son intérêt à briguer le poste. Un des participants l’explique ainsi :

Non, c’est un poste auquel on accède sur élection des collègues. Donc en fait, à un certain moment mes collègues m’ont demandé si je voulais bien être chef de département pendant un certain nombre d’années, et j’ai postulé, j’ai été candidat et le vote est revenu positif

P5, 9 juillet 2013, entrevue, traduction libre

Évidemment, ce consensus, disent certains participants, repose sur les capacités présumées à gérer un programme ou une faculté, sur l’expérience académique et sur les habiletés de rassembleur de l’individu. Le participant P1 précise que :

Tous les départements ont leur façon de choisir leurs chef⋅fe⋅s. Je pense qu’il s’agit de choisir quelqu’un⋅e qui peut offrir un leadeurship aussi bien intellectuel qu’administratif et il y a des cas où les gens pensent que vous devez faire votre part

P1, 17 mai 2013, entrevue

Cependant, malgré le mode compétitif du processus, l’accession à certains postes repose toujours sur la décision d’un comité de sélection de la⋅du recteur⋅rice ou de la⋅du doyen⋅ne de département.

L’accession à un poste de leadeurship pour les minorités noires originaires d’Afrique dépend non seulement de la compétence et de l’expérience académique, mais aussi et surtout du capital social de la⋅du leadeur⋅se, selon la très grande majorité des participants. Pour ces derniers, le soutien est même une condition sine qua non à l’obtention d’un poste de professeur⋅e ou de leadeur⋅se quand on fait partie d’une minorité visible noire originaire d’Afrique. La déclaration suivante d’un participant résume bien le rôle que joue le capital social dans l’obtention du poste de leadeurship :

Moi vraiment là, on parle honnêtement, en tant que minorité visible noire, il est impossible de penser que l’on puisse percer dans un milieu universitaire que vous connaissez qui est un milieu fermé sans avoir l’appui de quelqu’un. Il faudrait quelque part qu’il y ait quelqu’un qui dépasse un peu les barrières. Il faut le dire les barrières qui sont culturelles pour aller voir les compétences au-delà de son milieu d’origine qui est le milieu de souche canadien. À ce moment-là, on peut avoir la chance. S’il n’y a pas cela, je vous assure que… moi personnellement, je suis vraiment convaincu, même moi en tant que professeur, c’est parce qu’il y a eu des gens, que je ne peux pas nommer, qui, à un moment donné, se sont dit qu’on est dans un milieu très ouvert, il faudrait qu’on regarde ailleurs et je le sais. Je le sais, cela a dû être ça, mon CV en soi ne suffisait pas […]

P11, 1er novembre 2013, entrevue

Le participant 8, quant à lui, nous dit que : « C’est un milieu où on a besoin du soutien de quelqu’un quand on est une minorité noire, surtout des collègues pour ce genre de poste » (P8, 2 octobre 2013, entrevue). Pour un autre participant, la notion de soutien est relative, car, souligne-t-il, « même après avoir voté pour vous, les gens peuvent retirer leur soutien très facilement. Mais alors, c’est comme créer les conditions qui rendent l’exercice du poste extrêmement difficile » (P5, 9 juillet 2013, entrevue).

Il faut préciser que ces leadeurs noirs d’origine africaine font appel à un capital social de type bridging. En effet, Putnam (2000) fait une différence entre deux types de capital social : le bonding est le fait d’établir des liens avec les membres du même groupe, c’est-à-dire entre personnes semblables (par exemple, entre Blanc⋅he⋅s). Le bridging, qui signifie créer des ponts, est le fait de nouer des liens avec les membres d’autres groupes (par exemple, entre groupes ethniques différents). Enfin, mentionnons qu’un de nos participants à l’étude souligne n’avoir reçu aucun soutien. À ses dires, seules ses compétences lui ont permis d’accéder à son poste de leadeurship.

4.2 L’expérience différenciée des leadeur⋅se⋅s noir⋅e⋅s d’origine africaine dans leurs relations internes et externes

Les données recueillies montrent que les relations interpersonnelles entre les leadeur⋅se⋅s noir⋅e⋅s d’origine africaine, les étudiant⋅e⋅s, les collègues et les supérieur⋅e⋅s hiérarchiques sont généralement bonnes, même si certains participants déclarent avoir eu quelques relations difficiles avec quelques groupes.

4.2.1 Les relations avec les collègues et les supérieur⋅e⋅s

Une forte majorité de participants (10 sur 11) déclarent avoir de bonnes relations avec les collègues et les supérieur⋅e⋅s, mais celles-ci n’étaient pas non plus toutes exemptes de difficultés. À la question, « Comment sont vos rapports avec vos collègues et supérieur⋅e⋅s ? », un participant a répondu : « J’ai de bons rapports, très conviviaux […] avec les collègues, vraiment je m’adapte, je n’ai pas eu un problème qui était signalé. Vraiment, nos rapports sont très bons » (P11, 1er novembre 2013, entrevue). Pour certains, cela était dû au fait que les relations avec les collègues et supérieur⋅es étaient empreintes de professionnalisme : « Je pense que j’ai une relation merveilleuse avec les étudiant⋅e⋅s, il n’y a pas de… Je n’ai aucun problème. Mais […] je m’assure que la relation reste professionnelle » (P6, 17 septembre 2013, entrevue, traduction libre).

D’autres, par contre, pensent que ces bonnes relations étaient dues à leurs qualités de leadeurship, c’est-à-dire à la capacité de mettre l’accent sur le consensus, de dialoguer, de prendre des décisions, de gérer et de motiver les employé⋅e⋅s, etc. :

Le leadeurship, pour moi, d’après mon expérience, c’est plusieurs choses. C’est la capacité de gérer des individus […] qui, bien sûr, ont des personnalités différentes. Et la capacité de les motiver pour atteindre un seul but. Et ce but, c’est l’enseignement et la recherche pour nous […]

P3, 12 juin 2013, entrevue

4.2.2 Les relations avec les étudiant⋅e⋅s

Les relations interpersonnelles entre les participants et les étudiant⋅e⋅s sont généralement bonnes. Cependant, pour les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les, au-delà de la relation pédagogique, il semble exister d’autres types de rapport. Les données révèlent que les leadeurs noirs d’origine africaine portent différents chapeaux, selon les circonstances : mentors, conseillers et défenseurs de droits. En effet, certains leadeurs noirs d’origine africaine déclarent avoir défendu les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les lorsque, de manière flagrante, ces dernier⋅ère⋅s subissent de l’injustice, du racisme ou de la discrimination. Un leadeur déclare en ce sens : « j’ai dû dire dans un cas que c’était ça, mais personne ne m’a écouté ; […] dans un autre cas, j’ai pris la défense ouvertement en disant que c’était injuste ce que ces personnes-là faisaient » (P9, 10 octobre 2013, entrevue). Ce leadeurship s’apparente au leadeurship moral qui met l’accent sur l’importance des valeurs morales et de justice dans le milieu universitaire (Sergiovanni, 1992) et qui témoigne aussi du lien de confiance établi avec les étudiant⋅e⋅s (Putnam, 1995).

D’autres participants ont mentionné recevoir quelquefois la visite d’étudiant⋅es venu⋅e⋅s demander conseil. Un participant a dit :

Ils viennent parfois me consulter sur comment écrire des choses, des travaux, comme ça ; comment je vais m’y prendre, etc. ; ils disent que toi, en tout cas, tu es un exemple, notre modèle, nous voulons faire comme toi, je dis c’est bien, je les encourage, mais je ne leur donne pas de privilège

P8, 2 octobre 2013, entrevue

Le participant suivant se voit comme un modèle pouvant inspirer toute une communauté : « il faut qu’on soit un modèle aussi pour nos communautés. Je crois que ce sont des choses qu’il faut… sans être paternaliste, je pense que c’est des choses qui sont très très importantes » (P3, 12 juin 2013, entrevue).

4.3 Le racisme et la discrimination dans le milieu universitaire

L’ensemble des participants reconnaissent que le racisme, qu’il soit direct ou indirect, est sans équivoque présent au sein des universités canadiennes. Mais, selon leurs expériences, ce racisme est indirect, subtil et il faut parfois décoder, car on a des difficultés à faire la preuve de l’intention de l’auteur⋅e de l’acte raciste :

Souvent le racisme, ce n’est pas toujours quelque chose qui est « noir sur blanc ». On peut le voir à travers les attitudes, à travers de petites réactions, mais tu peux voir là qu’ils refusent d’accepter des choses. Parfois, tu dois décoder

P11, 1er novembre 2013, entrevue

Les participants soulignent que les attitudes racistes et discriminatoires sont présentes à tous les niveaux : les campus, les salles de classes, les comités de sélection, les salles de professeur⋅e⋅s et l’administration. Les attitudes racistes de certain⋅e⋅s membres des comités de sélection pour des postes de professeur⋅e ont été fortement indexées et critiquées lors de nos entrevues. De nombreux participants mentionnent le fait que, selon eux, certaines décisions finales d’embauche ne sont pas toujours basées sur la compétence de la⋅du candidat⋅e, surtout lorsque ce⋅tte dernier⋅ère est un⋅e Noir⋅e d’origine africaine. L’embauche et la promotion des leadeur⋅se⋅s noir⋅e⋅s d’origine africaine sont aussi affectées par d’autres formes de racisme. Les participants déclarent que le racisme dans le milieu universitaire est institutionnel. Al Badawi (2012) précise en effet que le racisme institutionnalisé peut prendre une forme ouverte ou cachée (overt or covert) et ce type de racisme se trouve sur le plan organisationnel.

Les perceptions de ces participants font écho à ce qui a été exprimé par Henry et ses collègues dans leur ouvrage intitulé The equity myth: Racialization and indigeneity at Canadian universities (Henry, Dua, James, Kobayashi, Li, Ramos et Smith, 2017). Ces auteur⋅e⋅s s’appuient sur des données d’enquête et d’entrevues pour analyser les expériences des membres du corps professoral racialisé⋅e⋅s à travers le Canada. Les auteur⋅e⋅s soutiennent que les professeur⋅e⋅s racialisé⋅e⋅s sont sous-représenté⋅e⋅s dans l’enseignement universitaire et que ces dernier⋅ère⋅s subissent différentes formes de discrimination et de racisme à l’université.

Ces professeur⋅e⋅s racialisé⋅e⋅s font face quotidiennement à une multitude d’obstacles quant à l’enseignement et la recherche, et leur travail est souvent sous-évalué. En définitive, Henry et ses collègues (2017) estiment que, malgré les initiatives de diversité, les institutions n’ont pas encore connu de changements significatifs dans les conditions de travail quotidiennes. Dans le même ordre d’idées, Henry et Tator (2012) soulignent qu’une bonne partie du corps professoral racialisé, notamment les Noir⋅e⋅s, exprime un sentiment de solitude et d’aliénation vécu à l’université, dans les départements et du fait des collègues (Henry, 2015).

Certains participants ont aussi subi du racisme provenant d’individus n’appartenant pas au monde universitaire. Ce racisme hors campus était motivé par le fait qu’ils étaient des Noirs occupant des hauts postes à responsabilités à l’université. Ce type de racisme a généralement lieu dans des universités situées en région, contrairement aux universités des grands centres urbains. Un participant a mentionné ceci à ce sujet :

Le premier sentiment, c’était comment est-ce qu’un Africain, ils veulent dire un Noir, vient encore nous enseigner ; parce que c’est en région. Il y en avait qui me demandaient : qu’est-ce que tu as fait pour être là ? Cela me choquait, mais, après, j’ai compris que c’était du racisme

P8, 2 octobre 2013, entrevue

D’autres participants ont signalé que le racisme est aussi présent dans le domaine des publications savantes et ce, même s’il s’agit généralement d’arbitrages aveugles ; ils ont le sentiment que, quelquefois, leurs manuscrits ne sont pas évalués à leur juste valeur.

4.4 Les conséquences du racisme en milieu universitaire

4.4.1 Exclusion et marginalisation

L’une des conséquences du racisme que soulignent les leadeurs noirs africains interrogés est l’exclusion et la marginalisation. L’exclusion n’est certes pas physique, car ces leadeurs doivent accomplir leurs tâches quotidiennes universitaires, cependant, à plusieurs occasions, ils disent s’être sentis ignorés, défavorisés par rapport à leurs collègues appartenant au groupe majoritaire. Ces leadeurs soulignent avoir été ostracisés implicitement et quelquefois explicitement, parce qu’ils sont noirs. Pour l’un des participants, « il y a un pouvoir de déni, il y a un pouvoir de mise à l’écart dans ce milieu-là qui est très différent, par exemple, du milieu ouvrier » (P5, 9 juillet 2013, entrevue).

4.4.2 Travailler deux fois, trois fois, quatre fois plus…

Les leadeurs rencontrés ont déclaré devoir travailler deux fois, trois fois… plus fort, afin de prouver constamment qu’ils possèdent les habiletés requises pour remplir leurs fonctions. Un des participants souligne que : « c’est vrai pour toutes les positions à l’université. Quand on est minorité visible, on travaille deux, trois, quatre fois plus » (P5, 9 juillet 2013, entrevue). Un autre participant abonde dans le même sens : « En tant que minorité raciale dans un tel environnement, il faut connaitre les règles de fonctionnement du milieu. Il faut travailler 10 fois plus et ne pas s’attendre à ce qu’on vous fasse des faveurs, et c’est tout » (P2, 17 mai 2013, entrevue, traduction libre). Pour expliquer en partie le fait de travailler beaucoup plus que d’autres, un participant à la recherche mentionne aussi la nature compétitive du milieu universitaire qui exacerbe le racisme :

Les universités sont des endroits où les gens s’établissent par la rumeur. Du genre : lui c’est un bon professeur, c’est un bon chercheur. Mais aussi c’est extrêmement compétitif. Quand vous venez avec une couleur de peau différente, il y a des gens qui ont des perceptions négatives sur ces perceptions de couleurs différentes ; ils se figurent qu’ils peuvent toujours utiliser ces perceptions différentes pour essayer de s’imposer à vous […]

P5, 9 juillet 2013, entrevue

4.4.3 Résignation

Les leadeurs noirs d’origine africaine rencontrés pensent que le racisme est inévitable et qu’il faut par conséquent apprendre à vivre avec cette réalité : « Le racisme, je pense que vous ne pouvez pas l’éviter en tant que Noir·e, traduction libre » (P2, 17 mai 2013, entrevue). Le racisme est comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leurs têtes dans le cadre de leurs fonctions. Cette résignation, disent-ils, s’explique par le fait qu’ils sont en présence d’un racisme difficile à éviter, car il provient d’intellectuels pouvant manipuler le système, donc d’un racisme qui n’a rien à avoir avec l’ignorance :

Détrompez-vous ! Les gens continueront à parler du racisme et de l’environnement académique, pendant que nous enseignons aux enfants la justice sociale et l’antiracisme. Certaines personnes pensent que les gens sont racistes parce qu’ils ne sont pas éduqués. Non, je vous le dis, plus ils sont éduqués, plus ils se comportent de la même manière, mais ils le font tout simplement de manière plus sophistiquée. Donc, le racisme n’a rien à avoir avec le fait qu’on ne soit pas éduqué. Celle·ceux qui veulent être racistes, elles·ils le seront ; celles·ceux qui sont éduqué·e·s le cachent mieux

P2, 17 mai 2013, entrevue, traduction libre

Un autre participant corrobore ce point de vue en affirmant que « nous sommes dans une université, les gens sont extrêmement subtils. Même si racisme il y a, on va trouver toutes sortes de moyens pour faire passer cela pour autre chose » (P5, 9 juillet 2013, entrevue).

5. Discussions et interprétations des résultats

5.1 « En tant que minorité visible, il faut avoir l’appui de quelqu’un »

L’analyse des discours des leadeurs noirs d’origine africaine sur leur expérience d’accession à un poste de leadeurship dans l’enseignement supérieur indique que pour ces derniers, elle est liée, d’une part, à leur capital culturel (Bourdieu, 1980), c’est-à-dire à leur compétence et à l’expérience académique, et, d’autre part, à leur capital social. Comme susmentionné, le capital social est l’ensemble des relations qu’un individu mobilise dans sa trajectoire professionnelle et sociale (Bourdieu, 1980 ; Coleman, 1988). En effet, tous les participants rencontrés ont un bagage académique (doctorat) et professionnel important avec en moyenne une dizaine d’années d’ancienneté dans l’enseignement universitaire. Cependant, la capacité à mobiliser leur capital social de type bridging reste l’élément fondamental pour l’accession aux postes de leadeurship, comme l’ont rappelé la plupart des participants tout au long de l’étude.

Des facteurs autres que le mérite et la compétence professionnelle sont quelquefois priorisés dans l’embauche des minorités visibles et ceux-ci constituent, par la même occasion, des barrières à l’accession à certains postes pour ces dernières (Henry et Tator, 2012 ; Institut de la diversité, 2012). Ainsi, des chercheur·se·s de l’Institut de la diversité de l’Université Ryerson et de l’Université McGill soulignent que les cultures organisationnelles peuvent développer des barrières systémiques qui constituent des obstacles à l’ascension des femmes et des individus provenant de minorités visibles (Institut de la diversité, 2012). Pour la très grande majorité des leadeurs noirs d’origine africaine interrogés, le soutien est une condition sine qua non à l’obtention d’un poste d’administrateur·rice à l’université.

5.2 L’expérience des leadeur⋅se⋅s noir⋅e⋅s d’origine africaine dans leurs relations

5.2.1 Les rapports avec les collègues et les supérieur⋅e⋅s

La majorité des participants déclarent avoir de bonnes relations avec les collègues et les supérieur⋅e⋅s, même si elles ne sont pas sans difficulté. Cette bonne entente est due, soit à leur professionnalisme, soit à leurs qualités de leadeur. Des rapports qualifiés de professionnels sont des rapports empreints de respect pour les collègues et les règles de travail. D’autres, par contre, pensent que ces bonnes relations s’expliquent par leurs qualités de leadeur, c’est-à-dire par leur capacité de dialoguer, d’écouter, de décider, de gérer et de motiver les employé⋅e⋅s, d’utiliser autant que possible une approche consensuelle. Ce style de leadeurship s’apparente au leadeurship participatif présenté plus haut (Putnam, 1995). En effet, ce type de leadeur⋅se, dans le cadre de son travail, consulte ses employé⋅e⋅s pour toutes sortes de décisions, dans la mesure du possible. Cela permet d’établir des relations de confiance efficaces et harmonieuses. Ces qualités du leadeurship participatif sont bien identifiées dans les écrits scientifiques sur le leadeurship. Ces leadeur⋅se⋅s, selon la recherche, adoptent une posture démocratique dans leurs interactions avec les employé⋅e⋅s (Tannenbaum et Schmidt, 1973). Elles⋅ils optimisent les ressources humaines pour atteindre leurs objectifs, en consultant et responsabilisant les employé⋅e⋅s. Aubry (2011) souligne que « le leader participatif croit en l’intelligence collective. Ami de l’harmonie comme le leader collaboratif, le participatif est en plus un démocrate qui appelle les idées de tous. Ouvert au dialogue, il cherche le consensus, persuadé qu’on est plus intelligent à plusieurs […] » (p. 1).

5.2.2 Conseiller·ère, défenseur⋅se de droits et modèle

Selon Coulon et Paivandi (2008), les étudiant⋅e⋅s dans le milieu universitaire sont impliqué⋅e⋅s dans trois types d’interactions couplées : la relation pédagogique (étudiant⋅e-professeur⋅e), les contacts administratifs (étudiant⋅e-administration) et les échanges sociaux (étudiant⋅e-étudiant⋅e). Notre analyse indique que quelques-uns de nos participants ont parfois eu des relations difficiles avec les étudiant⋅e⋅s. Cette expérience n’est pas surprenante, selon Coulon et Paivandi (2008), qui soutiennent que, dans le milieu universitaire, les rapports entre les professeur⋅e⋅s et les étudiant⋅e⋅s ont parfois lieu dans des « conditions de travail […] caractérisées par des situations conflictuelles et des difficultés relationnelles » (p. 24).

Au-delà de la relation pédagogique qui lie les étudiant⋅e⋅s et les leadeurs, l’expérience rapportée par nos participants africains témoigne de ce qu’ils représentent aux yeux d’étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les issu⋅e⋅s de minorités visibles. En effet, auprès de ces dernier⋅ère⋅s, ils occupent des rôles de conseillers, de défenseurs de droits et de modèles. Ces fonctions sociales, comprises comme étant « non pas ce que je fais mais ce que signifie ce que je fais. Ce que représente ce que je fais » (Billé, 2012, p. 82).

5.3 Le racisme et la discrimination dans le milieu universitaire

Le racisme en milieu universitaire est le plus souvent indirect et très subtil, et les attitudes racistes et discriminatoires sont présentes dans toutes les activités et à tous les niveaux universitaires : les campus, les salles de classe, les comités de sélection pour l’embauche, les salles de professeur⋅e⋅s et l’administration ; les expériences rapportées par nos participants y font écho. Li (2003) parle de racisme structurel au sein de l’université canadienne qui peut se retrouver dans les pratiques d’embauche, de promotion ou encore en recherche et dans les salles de classe.

Certains participants à la recherche pensent qu’il existe une certaine injustice et un racisme qui minent les procédures d’arbitrage des manuscrits et, par voie de conséquences, les défavorisent quand vient le temps des promotions. Ces perceptions de certains leadeurs noirs d’origine africaine correspondent à ce qui a été exprimé par Baffoe, Asimeng-Boahene et Ogbuagu (2014). Selon ces derniers, le racisme dans ce domaine est dû au fait que le monde académique est dominé par le groupe majoritaire qui contrôle les procédures de publication. Toutefois, il nous est difficile de dire s’il s’agit simplement de leurs propres interprétations, puisque tou⋅te⋅s les auteur⋅es sont, en principe, soumises aux mêmes règles d’évaluation. Par conséquent, nous nous contentons de rapporter le contenu de leurs déclarations.

5.4 Les conséquences du racisme en milieu universitaire

Travailler deux fois, trois fois, quatre fois plus que les leadeur⋅se⋅s et professeur⋅e⋅s appartenant au groupe majoritaire peut-il être un antidote au racisme et à la marginalisation dans le milieu universitaire ? Il semble que le fait de travailler un peu plus fort que les autres serait pour les leadeurs noirs d’origine africaine interrogés un moyen pour prouver constamment qu’on est compétent et aussi pour combattre un certain nombre de stéréotypes, tels que : la personne noire est paresseuse ; elle ne sait pas travailler ; elle n’est pas intelligente. Ces stéréotypes sont des croyances erronées et des représentations mentales sur les caractéristiques de certains groupes sociaux (Mannoni, 2012) ; de tels stéréotypes tirent souvent leur origine du racisme et de la discrimination que subissent les Noir⋅e⋅s elles·eux-mêmes. Pour Mensah (2002), les minorités noires seraient les plus discriminées en raison de la couleur de leur peau : « Les Noir⋅e⋅s semblent être à l’opposé du groupe dominant (c’est-à-dire les Blanc⋅he⋅s) et, par conséquent, subissent les pires formes de racisme basées sur la couleur de la peau dans notre société » (p. 23, traduction libre). Les administrateurs noirs interrogés pensent qu’ils exercent leurs fonctions dans un environnement miné par une discrimination et un racisme constants, à tel point que nous nous posons la question de savoir si le racisme en contexte universitaire canadien n’est pas de nature systématique.

5.5 Un racisme systémique ou systématique en milieu universitaire ?

Nos résultats montrent que le racisme dans le milieu universitaire est, entre autres, subtil et systémique, mais doit-on plutôt dire que le racisme est systématique ? Systématique, dans le sens où il est toujours présent et inévitable. Le Dictionnaire Reverso définit l’adjectif systématique comme quelque chose d’inéluctable, de régulier. Faut-il tout simplement accepter le racisme comme une fatalité ? Henry et Tator (2009) pensent que le problème est que l’université n’a apporté que des changements mineurs qu’ils qualifient de cosmétiques :

L’une des principales raisons de l’absence de changement dans les campus universitaires canadiens aujourd’hui est que, durant de nombreuses années, l’administration n’a fait que des changements cosmétiques à sa structure globale. Un effort sérieux pour combattre le racisme sous toutes ses formes à l’université n’a pas été entrepris

p. 14, traduction libre

Henry et coll. (2017) estiment que l’objectif de créer une université juste et équitable pour toutes les « races » n’est qu’un mythe ; un objectif « rejeté de manière constante pour les universitaires racialisé⋅e⋅s et autochtones » (p. 3, traduction libre).

Enfin, le fait que le racisme soit qualifié d’« inéluctable » expliquerait le sentiment de résignation des leadeurs noirs d’origine africaine. En effet, ces derniers ne pensent pas que le racisme et les préjugés soient forgés par l’ignorance ; ils soutiennent au contraire que plus les personnes sont éduquées, mieux elles manipulent et dissimulent le racisme. Autrement dit, le racisme et la discrimination dans le milieu universitaire n’ont rien à avoir avec l’ignorance.

À ce sujet, l’on peut citer un professeur à l’Université du Nouveau-Brunswick, depuis 1995, qui a mentionné en 2015 que « l’Occident faisait face à une occupation ininterrompue par des hordes de musulmans et d’Africains et a soutenu que seuls le chaos et la violence à venir permettraient à des hommes blancs forts d’émerger et d’assurer la résurrection » (Radio-Canada, 2019, p. 1). Ce professeur, face aux critiques, a déclaré : « Je n’ai rien fait de mal ».

6. Conclusion

L’accession à un poste de leadeurship pour les administrateurs africains participants dépend non seulement de leur compétence, mais aussi et surtout de leur capital social. Leur leadeurship a une fonction sociale, car ces derniers sont considérés comme des modèles, des conseillers et des défenseurs de droits par les étudiant⋅e⋅s internationaux⋅les, éclairant ainsi le lien de confiance établi avec les étudiant⋅e⋅s africain⋅e⋅s. La plupart des participants disent avoir de bonnes relations avec leurs collègues, principalement en raison du professionnalisme dont ils font preuve. Cependant, ces administrateurs se sentent aussi quelquefois marginalisés et exercent leurs fonctions dans un environnement miné par le racisme et la discrimination, à tel point que nous nous posons la question de savoir si le racisme dans les universités canadiennes n’est pas de nature systématique.

Quant aux limites principales de l’étude, l’on peut reprocher à la méthodologie qualitative la nature subjective des données recueillies qui sont parfois contestées et le caractère difficilement généralisable des résultats. Une autre limite est que tous nos participants étaient des hommes ; de ce fait, leur expérience de leadeurship n’est pas forcément similaire à celle des femmes issues de minorités visibles noires occupant des postes semblables.