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1. Introduction et problématique

Les formations professionnelles en interprétation théâtrale visent à permettre à l’acteur⋅rice d’incarner toutes sortes de personnages, et ce, sur différents types de scène (de théâtre, de télévision, de cinéma) (Rocheleau, 2001). Elles cherchent « à fournir aux élèves des moyens suffisants pour que non seulement ils apportent des réponses pertinentes à différentes formes d’interprétation, mais qu’ils puissent aussi prendre des initiatives créatrices » (Knapp, 2001, p. 126-127) :

Voilà pourquoi la formation en art dramatique se doit d’être la plus riche, la plus large possible […] et aucune école ne saurait exister si elle se fonde sur un seul principe, une seule approche du jeu. […] La constitution d’un corpus fait appel à un savant montage, un joyeux bricolage – pris dans le sens d’assemblage – de tendances diverses, regroupées pour constituer un portrait d’ensemble de la pratique de notre art.

Chouinard, 2001, p. 110

Au 20e siècle, la boxe était intégrée au parcours pédagogique de plusieurs formations professionnelles de l’acteur⋅rice en Europe et a même « joué un rôle très important dans les écoles de Copeau et de Meyerhold » (Ruffini, 2001, p. 169). Si les cours de combat au sein des formations professionnelles de l’acteur⋅rice ne sont pas chose nouvelle, il est légitime de se questionner sur la pertinence de ce type de cours pour l’acteur⋅rice en formation. Dans le cadre d’une recherche doctorale (Skelling Desmeules, 2017), j’ai cherché à mieux comprendre la formation du corps offerte dans différents cours de la formation de l’acteur⋅rice à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal, dont le cours Préparation aux combats scéniques offert par Huy Phong Doan durant la session d’automne 2013. Il est à noter que ce professeur en était alors à sa 20e année d’enseignement de cours de combat scénique dans différents contextes de la formation professionnelle de l’acteur⋅rice au Québec. Ce cours peut sembler orienté uniquement vers l’apprentissage de techniques spécifiques au combat. Or, il ressort de cette étude qu’il offre des expériences de formation d’une grande profondeur, dépassant largement la dimension physique pour s’ouvrir sur une dimension psychologique. Cette recherche fait aussi la lumière sur des retombées significatives pour les étudiant⋅e⋅s au regard de leur formation théâtrale ainsi que de leur processus d’apprentissage en général. Bien que cet article se rapporte à ce contexte précis de formation artistique, la discussion des résultats peut nourrir des réflexions en lien avec d’autres contextes d’enseignement et d’apprentissage d’activités similaires, tels que le contexte scolaire où les activités de combat sont désignées comme des moyens d’action pouvant être utilisés par les enseignant⋅e⋅s d’éducation physique et à la santé (Guicherd-Callin et Desbiens, 2019 ; ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2001).

Afin de permettre une meilleure compréhension de ces expériences de formation et de leurs retombées, cet article présente d’abord le contexte de la formation professionnelle de l’acteur⋅rice au Québec avant d’ouvrir sur le concept d’expérience et la théorie de l’activité qui ont servi de cadre d’observation et d’analyse des données. Il présente ensuite le contexte de la recherche ainsi que la méthodologie privilégiée. Puis, il apporte une réponse aux questions suivantes : quelles expériences de formation sont liées au travail du corps dans le cadre d’un cours de combat scénique ? Comment la formation liée au travail du corps est-elle conçue et enseignée au regard de la théorie de l’activité ?

Ce faisant, il discute des expériences de formation auxquelles donne lieu ce cours et de la manière dont celles-ci ont contribué au parcours de formation des étudiant⋅e⋅s en les amenant à confronter leurs limites personnelles et leurs attitudes au regard de ces limites, à se responsabiliser vis-à-vis de leur cheminement d’apprentissage ainsi qu’à développer leur confiance en elles⋅eux.

1.1 La formation professionnelle de l’acteur⋅rice au Québec

Durant la première moitié du 20e siècle, l’absence de formation québécoise de l’acteur⋅rice amenait celles⋅ceux qui voulaient faire du théâtre leur métier à « apprendre par la pratique, au contact de leurs aînés » (Marsolais, 2011, p. 42), à suivre des cours particuliers ou encore à s’exiler pour y parvenir. Souhaitant mettre fin à ce colonialisme culturel, divers établissements d’enseignement (Conservatoire de musique et d’art dramatique de Québec et de Montréal, École nationale de théâtre du Canada, École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal, Cégeps Lionel-Groulx et de Saint-Hyacinthe) ont ouvert leurs portes durant la deuxième moitié du 20e siècle et ont participé à l’émergence de programmes québécois de formation professionnelle de l’acteur⋅rice (Le Blanc, 1992). Chacun de ces établissements offre « une formation spécialisée qui vise à développer le potentiel de futur⋅e⋅s artistes qui désirent faire de la pratique de leur art un métier » (ministère de l’Éducation du Québec, 1996, p. 24). L’apprenant⋅e-acteur⋅rice y est placé⋅e devant une variété d’expériences intégrant différentes approches et techniques auxquelles elle⋅il pourra faire appel dans son travail ultérieur d’interprète et de créateur⋅rice. Pour ce faire, les programmes de formation offerts font ainsi place à des cours de jeu/interprétation, de techniques vocales et de techniques corporelles en plus de cours théoriques et de projets de création/production. Les cours de techniques corporelles – aussi appelés cours de mouvement au sein des établissements d’enseignement – amènent notamment les étudiant⋅e⋅s à mieux utiliser leur corps au service du jeu, à mieux le comprendre et le sentir, ainsi qu’à mieux le contrôler, le façonner ou le modeler (Mossa, 1997). L’apprentissage de diverses approches liées au travail corporel suscite une meilleure conscience et connaissance du corps et permet à l’acteur⋅rice de maximiser l’utilisation de ses moyens expressifs (Meyerhold, 1963) et, par le fait même, sa présence scénique (Mossa, 1997). Ces cours peuvent traiter du langage corporel, du mime, de la danse ou du combat scénique. Cette étude s’est penchée sur un cours de combat scénique.

Il va sans dire que la formation professionnelle de l’acteur⋅rice est un domaine peu étudié, relativement clos et qui peut être difficile d’accès pour un⋅e chercheur⋅se. Le mariage de mes formations en interprétation théâtrale et en pédagogie m’a assuré une crédibilité qui a favorisé l’accès à ce contexte particulier et l’établissement de liens étroits avec des participant⋅e⋅s aux fins de l’étude. Celle-ci contribue à la compréhension systémique de ce type de formation en fonction de la perspective d’un professeur spécialiste et d’expérience, Huy Phong Doan, de même que des points de vue des étudiant⋅e⋅s ayant suivi ce cours durant la session où s’est déroulée la collecte de données. Cette recherche permet d’autant plus de saisir les enjeux qui y sont mis en cause tant pour le formateur que pour les étudiant⋅e⋅s de ce type de formation.

2. Cadre théorique

« [L]e théâtre et ses jeux du corps [étant] affaire d’expérience vécue » (Lecoq, 1997, p. 12), le concept d’expérience est au coeur de la formation de l’acteur⋅rice, de même que de cette étude. Au sein du programme de formation, chaque professeur⋅e « intervient au nom de sa propre expérience » (Besson, 2003, p. 343). Tout au long de sa formation, l’apprenant⋅e-acteur⋅rice est « à la fois sujet et objet, cause et fin, matière et instrument, sa création, c’est lui-même » (Copeau, 1995, p. 19). Chaque cours du programme l’invite à « se dépasser, à aller au-delà de l’art, au-delà du spectacle, pour se transformer en recherche et expérience de travail sur soi-même » (De Marinis, 2001, p. 201-202). En ce sens, cette recherche s’appuie sur le concept d’expérience (Dewey, 1934/2005) qui réfère au sujet lui-même, à sa réalité vécue (Sévigny, 2003). Consistant en la réalité immédiate de l’individu, l’expérience est médiatisée par les expériences passées comme elle médiatise à son tour les expériences futures. L’individu vit, ressent et cherche à construire du sens par rapport à ce qu’il vit (Dewey, 1934/2005). L’expérience étant situationnelle, elle ne survient pas à l’intérieur d’un individu, mais découle plutôt de l’interaction entre l’individu et son environnement (Dewey, 1934/2005). Si Dewey insiste sur la dynamique contextuelle formée par ses interactions avec les différentes composantes de la situation, il ne précise toutefois pas la nature de cette médiation, ce que fait pour sa part la théorie de l’activité (Engeström, 1987, 1999, 2007) qui se veut ici utilisée de manière complémentaire au concept d’expérience afin d’en permettre une compréhension systémique. Aujourd’hui reconnue pour son utilisation multidisciplinaire et internationale (Engeström, 2000), cette théorie est issue des travaux de Vygotski (1978) portant sur le concept de médiation culturelle selon lequel l’individu n’agit pas directement sur son environnement, mais voit plutôt ses actions médiatisées par des outils culturels. Elle fut ensuite nourrie par les travaux d’Alexander Leont’ev, qui centra l’attention sur l’activité collective – plutôt que sur l’action individuelle – comme unité d’analyse (Bracewell, Sicilia, Park et Tung, 2007), proposant ainsi une distinction entre une action et une activité (Engeström et Sannino, 2010). C’est ensuite à Engeström (1987) que l’on doit le modèle graphique de la théorie de l’activité qui se veut ici utilisée et qui invite à mieux comprendre l’infrastructure socio-institutionnelle des systèmes d’activité collective (Venturini, 2012). L’activité enseignante étant une action située (Altet, 2002 ; Deaudelin, Lefebvre, Brodeur, Mercier, Dussault et Richer, 2005) et, par nature, systémique (Marcel, 2004), son étude nécessite celle des « relations interactives entre l’enseignant agissant et le contexte en cours d’action » (Marcel, 2002, p. 104). En ce sens, l’utilisation de la théorie de l’activité est fort pertinente pour le milieu de l’éducation (Barma, 2008) en ce qu’elle amène à comprendre les interactions entre l’individu (sujet) et les différentes composantes – outils, objet, finalité, règles, communauté, division du travail – de la situation complexe de l’expérience vécue (Engeström, 1999 ; Park, 2008). Ces composantes sont illustrées à la figure 1.

Figure 1

Version simplifiée et traduite de la Figure d’Engeström (1987, p. 78) représentant les sept composantes d’un système d’activité et leurs mises en relation.

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Dans le contexte de formation étudié, le sujet fait référence au professeur, Huy Phong Doan, et les outils concernent les différentes ressources (matérielles, conceptuelles, symboliques) sur lesquelles il s’appuie dans son enseignement afin d’atteindre l’objet, soit les objectifs de formation vers lesquels s’oriente le cours. Ces objectifs tendent vers une vision plus large et à plus long terme au regard de la formation de l’acteur⋅rice qu’est la finalité. La communauté renvoie aux étudiant⋅e⋅s participant au cours ; la division du travail concerne la répartition des tâches et des responsabilités entre les différents membres du groupe et les règles réfèrent aux normes et habitudes explicites et implicites guidant et régissant leurs actions et leurs interactions au sein de la classe. La théorie de l’activité invite donc à mieux comprendre ces différentes composantes ainsi que leurs mises en relation, illustrées par la figure 1.

En plus de diriger l’attention sur les différentes composantes du système d’activité étudié, cette théorie incite à différents angles d’étude constitués par leurs mises en relation. En reliant les divers éléments entre eux, cette théorie intègre à même la représentation du modèle triangulaire quatre plus petits triangles (sous-systèmes), chacun formé de trois composantes. La mise en relation des composantes sujet-outils-objet nous amène à porter un regard sur la relation didactique, c’est-à-dire sur la manière dont le professeur (sujet) conçoit les expériences de formation grâce à l’utilisation de ressources matérielles, conceptuelles ou symboliques (outils) dans le but d’atteindre un ou des objectifs (objet). La mise en relation sujet-règles-communauté centre l’attention sur la relation d’enseignement soumise à l’influence des normes et des conventions implicites et explicites (règles) qui modulent et structurent les interactions entre le professeur (sujet) et les autres membres du groupe (communauté) au sein de la classe. Le sous-système tissant des liens entre les composantes objet-communauté-division du travail concerne la relation d’apprentissage et la répartition des responsabilités (division du travail) entre les personnes au sein de la classe (communauté) au regard des objectifs à atteindre (objet). Finalement, la mise en relation des composantes sujet-communauté-objet conduit à mieux comprendre les expériences des membres du groupe (communauté) et du professeur (sujet) au regard de l’atteinte – ou non – des objectifs visés (objet). Ce sous-système permet alors de détailler comment elle⋅il⋅s s’approprient leurs expériences d’enseignement et d’apprentissage et évoluent au regard de ces dernières. C’est en fonction de ces quatre angles d’études que j’ai approfondi la compréhension de la formation offerte ainsi que des expériences auxquelles elle a donné lieu. En utilisant la théorie de l’activité de manière complémentaire au concept d’expérience, il devient alors possible de dresser un portrait holistique des expériences de formation en considérant les différentes interactions entre les composantes des situations vécues par le professeur et les étudiant⋅e⋅s, de même qu’en prenant en compte les dimensions émotionnelle, intellectuelle et pratique de ces expériences. Les prochains paragraphes définissent le cadre méthodologique de l’étude avant de présenter et de discuter des expériences de formation à la lumière de ces quatre angles d’étude.

3. Méthodologie

C’est dans le cadre d’une recherche doctorale (Skelling Desmeules, 2017) que j’ai cherché à mieux comprendre la formation liée au travail du corps dans différents cours de la formation professionnelle de l’acteur⋅rice offerte par l’École supérieure de théâtre. Cette recherche qualitative interprétative visait une meilleure compréhension de la réalité épistémique, c’est-à-dire à saisir le singulier, à contextualiser les situations étudiées et à faire la lumière sur les réalités vécues par les acteur⋅rice⋅s sociaux⋅ales et sur le sens qu’elle⋅il⋅s accordent à leurs expériences (Anadón, 2006 ; Anadón et Guillemette, 2007). Prenant la forme d’une étude de cas multiples, cette recherche a conduit à une compréhension des expériences de formation dans cinq cours de voix, d’interprétation et de mouvement, dont le cours Préparation aux combats scéniques sur lequel porte cet article.

Cette étude s’est tenue durant l’année scolaire 2013-2014 à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal qui offre un programme de formation professionnelle de l’acteur⋅rice comptant 90 crédits et s’échelonnant sur trois ans. Les cours offerts sont de six ordres : les cours théoriques ; les cours de jeu/interprétation ; les cours de techniques corporelles ; les cours de techniques vocales ; les productions et les cours d’ouverture, favorisant l’exploration d’autres contextes ou champs d’intérêt. Si les cours théoriques se donnent à raison d’un cours de trois heures par semaine, les cours pratiques se donnent habituellement à raison de deux séances de trois heures par semaine, auxquelles s’ajoutent de nombreuses heures de répétition selon les contextes et les projets. Le cours Préparation aux combats scéniques est offert à la troisième session de ce programme et est donc suivi par le groupe-cohorte de 2e année. Il se distingue des autres cours pratiques en ce qu’il donne lieu à trois séances pratiques de deux heures par semaine.

Ont pris part à la recherche le professeur Huy Phong Doan ainsi que six des 20 étudiant⋅e⋅s du groupe-cohorte à qui le cours était donné. Au moment où s’est déroulée la collecte de données, Huy Phong Doan cumulait 17 ans d’expérience en enseignement du combat scénique au sein de l’École supérieure de théâtre et 20 ans d’expérience en enseignement de ce type de formation au sein d’autres établissements de formation professionnelle de l’acteur⋅rice. Les étudiant⋅e⋅s participant⋅e⋅s, à l’instar de la majorité de la clientèle étudiante inscrite à ce programme de formation fortement contingenté, étaient dans la jeune vingtaine. La sélection des différents groupes‑cohortes est effectuée selon un processus en deux étapes (comprenant un questionnaire, une entrevue et la présentation de deux scènes). Il va de soi que les personnes admises au programme partagent un grand intérêt pour ce champ d’études, même si leur formation antérieure, leur bagage expérientiel et leurs conditions situationnelles varient considérablement. En raison du petit nombre d’étudiant⋅e⋅s par cohorte, ces descripteurs restent généraux afin d’assurer leur anonymat. Il est à noter que, pour une question de reconnaissance de son expertise et de son travail d’enseignement, il a été offert au professeur de choisir entre le fait de se faire identifier par un pseudonyme ou son nom réel, deuxième option qui fut choisie par Huy Phong Doan.

La présente étude accorde une grande valeur à la contextualisation des situations étudiées et vise à comprendre les réalités subjectives à partir des points de vue des participant⋅e⋅s, à parvenir à une élaboration holistique du réel, à en faire une description riche et détaillée (Fraenkel et Wallen, 2009) et, par la suite, à en discuter. Durant les mois de septembre à décembre 2013, j’ai fait huit heures d’observation, réparties sur quatre séances de cours, au fil des mois. J’ai également tenu deux entrevues individuelles semi-dirigées avec le professeur, soit une entrevue précédant l’observation en salle de classe et une autre après les séances d’observation afin de revenir sur ces dernières. Enfin, chacun⋅e des six étudiant⋅e⋅s participant⋅e⋅s a pris part à une entrevue individuelle semi-dirigée au début de la session concernée ainsi qu’à un groupe de discussion les réunissant tou·te·s à la fin de la session, ce qui m’a permis de tenir compte, de manière complémentaire, de leurs perspectives en lien avec ce qu’elle⋅il⋅s avaient vécu dans le cadre de ce cours.

C’est par une analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2008) que j’ai d’abord classé les données en fonction des sept composantes d’un système d’activité et des sous-systèmes que forment leurs mises en relation. Une fois ce premier classement terminé, j’ai « appliqué une logique inductive pour dégager le message communiqué » (Savoie-Zajc, 2011, p. 138) par les données au regard de ces composantes et sous-systèmes. J’ai ainsi laissé émerger de nouveaux thèmes au sein de chaque catégorie afin de relever la teneur des propos des différents extraits (Savoie-Zajc, 2011). Durant la démarche de thématisation, un travail systémique d’inventaire des thèmes m’a conduite à fusionner, subdiviser, regrouper et hiérarchiser les thèmes soulevés de manière à parvenir à la construction d’un arbre thématique présentant « sous forme schématisée l’essentiel du propos abordé à l’intérieur du corpus » (Paillé et Mucchielli, 2008, p. 182).

La production des connaissances se veut une « construction partagée, ancrée dans l’interaction chercheur/participants, interaction traversée par des valeurs qui ont un impact sur la connaissance produite et sur le processus de production » (Anadón et Savoie-Zajc, 2009, p. 1). Cette posture oriente donc mon regard vers l’étude d’un cas précis afin d’étudier, et ce, en profondeur, ce que les membres d’un même établissement de formation de l’acteur⋅rice y vivent de l’intérieur.

4. Présentation et discussion des résultats

Divisés en fonction des quatre angles d’études relatifs aux quatre mises en relation entre les composantes de la théorie de l’activité, les prochains paragraphes présentent et discutent des résultats de manière à d’abord traiter de la relation didactique, faisant la lumière sur la conception de l’enseignement du combat scénique par le professeur, puis de la relation d’enseignement au sein de laquelle il valorise la rigueur et la concentration. Seront ensuite approfondies les expériences liées à la relation d’apprentissage centrée sur la responsabilisation des étudiant⋅e⋅s au regard de leur évolution avant d’ouvrir sur la visée du dépassement de ses limites personnelles et du développement de la confiance en soi.

4.1 L’enseignement du combat scénique par Huy Phong Doan – ou l’étude du sous-système sujet-outils-objet

L’étude du sous-système sujet-outils-objet a permis de faire la lumière sur le choix et l’utilisation de certaines ressources (outils) par le professeur, Huy Phong Doan (sujet), en fonction des objectifs visés dans le cadre du cours (objet). Dans le contexte de la formation de l’acteur⋅rice, le cours de Préparation aux combats scéniques constituait une première approche des arts martiaux pour la majorité des étudiant⋅e⋅s. De manière générale, durant la session où s’est déroulée la collecte de données, chacune de ces séances était composée d’un échauffement et d’un entrainement physiques en début de cours donnant lieu à différents exercices d’assouplissement, d’étirement et de musculation. Huy Phong Doan enseignait ensuite différentes séries de mouvements techniques que les étudiant⋅e⋅s étaient invité⋅e⋅s à pratiquer. Les séances s’ouvraient enfin sur un travail de mémorisation, d’interprétation ou de création d’une chorégraphie de combat qu’elle⋅il⋅s se présentaient entre elles⋅eux en salle de classe.

Si Huy Phong Doan faisait lui-même plusieurs démonstrations aux étudiant⋅e⋅s, il ne pouvait toutefois pas, à lui seul, reproduire un combat scénique mettant en scène plusieurs personnes. Dès le premier cours, il veillait donc à susciter leur intérêt par le visionnement d’un film de combat : « quand ils voient [dans le film] deux personnes d’un très bon niveau interpréter un combat, là, ça devient trippant » (Huy Phong Doan, entrevue 2). Les étudiant⋅e⋅s pouvaient alors « le voir pour y croire » en appréciant un exercice de combat réussi et ainsi se référer à un idéal auquel peut conduire ce type de formation. Outre ce premier cours, les autres séances de la session amenaient les étudiant⋅e⋅s à s’engager physiquement et psychologiquement. De manière générale, chacune des séances d’enseignement débutait et prenait fin par un salut symbolique entre le professeur et les étudiant⋅e⋅s. Ce salut, pouvant signifier que la personne était prête à combattre, constituait ici une marque de respect envers l’autre et une promesse d’investissement physique et psychologique : « À partir du moment où on se salue, on va se consacrer, dans cette séance-là, à cette technique-là […], à cet apprentissage-là. C’est symbolique. » (Huy Phong Doan, entrevue 2) Après le salut, chaque séance faisait place à un échauffement et à un entrainement physiques collectifs dirigés par le professeur. En plus d’assouplir et de renforcer musculairement leur corps, ceux-ci leur faisaient « voir que c’est possible, par un travail régulier, d’aller plus loin » (Huy Phong Doan, entrevue 1). Par la suite, un temps était réservé à la pratique de différents exercices techniques spécifiques au combat scénique (sauts, esquives, déplacements au sol, figures précises), puis à la mémorisation d’une chorégraphie de combat (à mains nues, avec épées et avec bâtons, selon le matériel à leur disposition). Le professeur s’adaptant aux conditions environnantes et au matériel disponible, son cours n’était pas au préalable structuré de manière à proposer un certain nombre de séances en lien avec chaque type de combat ou encore un ordre précis quant aux différentes techniques enseignées. Il suivait toutefois un cheminement logique et progressif sur le plan du développement des habiletés techniques chez les étudiant⋅e⋅s : « En général, on apprend à mains nues d’abord et après ça, avec des prolongements de leurs membres par des armes où c’est un peu plus difficile techniquement. Donc, il y a une progression technique. » (Huy Phong Doan, entrevue 1) Quant à la technique d’art martial enseignée, le professeur s’appuyait principalement sur le wushu :

une sorte d’art martial qui ne se veut pas combattif. C’est une forme de spectacle qui se base sur des mouvements très amples, démonstratifs et spectaculaires. J’utilise beaucoup le wushu parce que ça leur apprend à prendre de l’ampleur, mais j’utilise aussi plusieurs autres techniques. […] Je n’aime pas l’extrême pureté. Je me rends compte que ce qui est riche, c’est le mélange. C’est l’inspiration et l’influence de nouvelles choses sur ce que tu connais. Je trouve ça plus enrichissant.

Huy Phong Doan, entrevue 1

Bien que les étudiant⋅e⋅s puissent faire de nombreux apprentissages techniques en lien avec ce contenu, Huy Phong Doan visait avant tout à leur faire cerner des parallèles importants entre le travail relatif au combat scénique et le travail d’interprétation théâtrale. « [U]n étudiant de théâtre ne doit pas penser à autre chose qu’au jeu. […] Moi, je m’adresse aux acteurs. C’est le jeu qui compte. Et tout doit servir le jeu. » (Huy Phong Doan, entrevue 2)

Si de nombreux exercices pouvaient paraitre strictement techniques, ceux-ci avaient beaucoup en commun avec les situations de jeu théâtral, peu importe leur forme : « C’est de l’ordre de donner, de recevoir, de transformer, de redonner. […] C’est très proche ; les principes sont les mêmes. » (Huy Phong Doan, entrevue 1) Ce cours développait l’agilité physique des étudiant⋅e⋅s, mais aussi leur compréhension des scènes de combat au même titre que toute scène de théâtre. Le professeur se référait à un simple dialogue théâtral pour expliquer le travail d’exécution et d’interprétation lié au combat :

Après tout, le combat, c’est le dialogue. Il y en a un qui dit quelque chose et l’autre va répliquer. Sauf que c’est traduit par des coups. Le fait d’envoyer un coup de poing à quelqu’un, c’est une affirmation. L’autre va le recevoir, le transformer, puis y répondre par une riposte. C’est exactement le même principe : la parole et le mouvement. Et que le mouvement ait un sens.

Huy Phong Doan, entrevue 1

Non seulement le travail d’interprétation d’un combat scénique amenait les étudiant⋅e⋅s à repenser l’interprétation de toute scène théâtrale, mais ces apprentissages se faisaient parfois plus facilement dans ce cours de mouvement : « Ça permet de comprendre plus rapidement parce que c’est concret, c’est physique. » (étudiante, groupe de discussion) Ce faisant, les visées de ce cours « dépass[ai]ent cette technique pour rechercher un résultat global se rapportant à l’expression dramatique dans son ensemble » (Chouinard, 2001, p. 101). À l’instar de leurs cours d’interprétation, les étudiant⋅e⋅s travaillaient l’écoute, la relation à l’autre et l’importance de ne pas anticiper la prochaine réplique de l’autre pour faire croire à l’illusion : « Les mouvements sont exactement la même chose que la parole. Un coup de poing, c’est “Tiens ! Voilà dans ta face !” et l’autre répond “Non !”. Il n’est pas question que l’autre dise “Non !” avant que le premier dise “Tiens !” » (Huy Phong Doan, entrevue 1) Le travail de compréhension d’une scène de combat est étroitement lié à celui du jeu théâtral, qu’il s’agisse de la conscience de l’espace, de son partenaire de jeu, de l’écoute, des ruses et des stratégies du personnage pour parvenir à ses fins, des subtilités dans le regard, de l’objectif du personnage et de chacune de ses actions. Si ces liens avec l’interprétation théâtrale pouvaient prendre un temps à se faire, les étudiant⋅e⋅s arrivaient à le saisir au fil de leurs expériences :

C’est vraiment un grand parallèle au théâtre. […] Dans le cours de combat, il y a la situation et il y a les mouvements, mais on accentue beaucoup sur l’objectif du combat. Ça m’a fait réaliser qu’on oublie parfois l’objectif en cours de route quand on joue. […] J’aimais le cours de combat, mais je me demandais pourquoi on avait ça au programme : 99 % des gens ne font pas de combat sur scène, bien que ça puisse nous arriver… Le parallèle est venu plus tard dans le cours. Voilà ce que j’ai vraiment compris.

étudiant, groupe de discussion

Ça m’a beaucoup aidé pour la comédie classique parce que tous nos mouvements étaient placés de façon à ce que ça soit une réaction à l’autre. Ce n’était jamais fini, à point mort, pour recommencer quelque chose. C’était tout le temps les actions-réactions qui faisaient avancer la scène. […] Ça m’a vraiment permis de comprendre intelligemment ce qui se passait dans une scène, dans la situation.

étudiant, groupe de discussion

Au bout du compte, tous les apprentissages des étudiant⋅e⋅s effectués dans ce cours étaient orientés vers l’apprentissage du jeu théâtral : « Le but, c’est de former des acteurs. Ce n’est pas de former des champions. » (Huy Phong Doan, entrevue 2)

4.2 La valorisation de la rigueur et de la concentration – ou l’étude du sous-système sujet-règles-communauté

L’étude du sous-système sujet-règles-communauté a aidé à mieux comprendre les règles, les normes et les habitudes guidant les actions et les interactions (règles) entre le professeur (sujet) et les autres membres du groupe (communauté). Soulignons que le parcours de vie de Huy Pong Doan a été marqué par la guerre du Vietnam. Ayant enduré de nombreuses privations, il a appris à s’adapter aux circonstances environnantes. Son parcours de vie a fortement influencé sa conception de l’enseignement et de l’apprentissage. Selon lui, la volonté de l’apprenant⋅e est déterminante quant à sa progression : « Si tu veux absolument apprendre, même si tu n’as pas l’espace ou la circonstance favorable, tu vas apprendre quand même. » (Huy Phong Doan, entrevue 2) Par exemple, durant l’année où s’est déroulée la collecte de données, les séances de cours avaient lieu dans un local beaucoup plus petit et moins adapté que celui des années précédentes. Ce que plusieurs étudiant⋅e⋅s pouvaient voir comme étant des obstacles (manque d’espace, de miroirs, matelas de moins bonne qualité, nombre insuffisant de bâtons avec lesquels s’exercer) était plutôt envisagé par Huy Phong Doan comme étant des épreuves que les apprenant⋅e⋅s-acteurrice⋅s avaient avantage à surmonter au même titre qu’elle⋅il⋅s allaient avoir à le faire dans le contexte professionnel. Les étudiant⋅e⋅s devaient « user de patience, [...] se concentrer et [...] apprendre de ça. Tout voulait dire quelque chose et tout faisait apprendre quelque chose. » (étudiante, groupe de discussion) En ce sens, sa philosophie d’enseignement dépassait le cadre du cours pour faire référence au milieu artistique, voire à la vie en général. Un étudiant a d’ailleurs souligné l’apprentissage de cette capacité d’adaptation :

Phong, pour moi, c’était un sage. Pour lui, ça n’a jamais été un problème, la grandeur du local. Ça nous demandait seulement de développer une patience, d’apprendre à manipuler des bâtons à trois équipes en roulement dans ce local-là. Tout faisait en sorte qu’on puisse retirer quelque chose de chaque exercice.

étudiant, groupe de discussion

Par ailleurs, en visant « à encourager des futurs acteurs, à les révéler à eux-mêmes, à montrer à chacun comment il est face à l’effort, face à l’apprentissage, face à la psychologie, face à la perception des autres et de soi-même » (Huy Phong Doan, entrevue 1), le professeur n’instaurait pas de règles disciplinaires strictes au sein de la classe, mis à part celle du salut symbolique en début et en fin de cours : « Je pense que plus tu organises les gens, plus tu leur dis quoi faire, plus tu les protèges et moins ils sont aptes à se débrouiller et à être ce qu’ils sont. » (Huy Phong Doan, entrevue 2) L’atmosphère au sein de la classe était donc détendue et le travail se poursuivait agrémenté de plaisanteries. Par cette manière de faire, les expériences en salle de classe étaient révélatrices de l’attitude des étudiant⋅e⋅s face à l’apprentissage :

Tu vois tout de suite quand il y en a qui s’acharnent et que ça ne marche pas. Ils deviennent un peu fâchés, tristes et négatifs par rapport à ça. […] Tu le vois tout de suite quand tu as une limite. Et tu vois comment tu réagis face à cette limite-là : c’est instantané. Ça permet de constater beaucoup de choses.

étudiante, groupe de discussion

On faisait tous la même chorégraphie, mais tu pouvais vraiment cerner les forces et les faiblesses psychologiques des individus et comment ça transparaissait dans leurs corps : les gens qui s’énervaient, les gens qui forçaient les choses ; les gens qui étaient concentrés, les gens qui ne l’étaient pas. C’est comme si à travers cette chorégraphie qu’il fallait apprendre, il y a un travail sur soi qui se faisait.

étudiante, groupe de discussion

Les étudiant⋅e⋅s prenaient conscience non seulement de leurs propres limites, mais également de celles des autres, qu’il s’agisse d’une limite physique ou d’une blessure, de l’incapacité de réussir un mouvement ou de conditions particulières auxquelles elle⋅il⋅s devaient s’adapter :

L’attitude que chacun adopte envers une tâche à accomplir, quelle qu’elle soit, détermine le succès de l’entreprise. L’attitude est déterminante. Comme le dit l’artiste Christo : « Il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des situations ». Considérer quelque chose comme un problème engendre une attitude pessimiste d’emblée défaitiste. L’attitude que nous adoptons envers une pièce, un rôle, une répétition ou une relation est importante.

Bogart, 2003, p. 37

Selon Huy Phong Doan, pour progresser dans le milieu théâtral, où il est difficile de faire sa place en tant qu’acteur⋅rice, les étudiant⋅e⋅s doivent être nourri⋅e⋅s par une forte ambition qui les incite à avancer avec rigueur, peu importe les conditions ou le cadre de travail. Laissé⋅e⋅s très libres par rapport à leurs agissements et leur niveau de concentration (ou de déconcentration), les étudiant⋅e⋅s étaient ainsi amené⋅e⋅s à réaliser leur grande responsabilité vis-à-vis de leur cheminement d’apprentissage.

4.3 La responsabilisation des étudiant⋅e⋅s au regard de leur cheminement d’apprentissage – ou l’étude du sous-système communauté-division du travail-objet

L’étude du sous-système communauté-division du travail-objet a aidé à comprendre les responsabilités (division du travail) des membres du groupe (communauté) au regard des objectifs (objet). En plus de ne pas instaurer de règles disciplinaires strictes au sein de la classe, Huy Phong Doan n’imposait pas d’exigences particulières au moment d’exécuter un exercice technique ou d’apprendre une chorégraphie de combat : « Je montre une chorégraphie, mais je n’ai pas d’exigence. Je ne les talonne pas. Quand ils demandent, je montre. Quand il y a des choses que je vois qui clochent et qu’ils me demandent de l’aide, je les aide, mais je les laisse aller. » (Huy Phong Doan, entrevue 2) Les étudiant⋅e⋅s devaient donc développer leur autonomie d’apprentissage et prendre l’initiative de demander l’aide qu’elle⋅il⋅s souhaitaient avoir (explications, commentaires, démonstrations supplémentaires) pour parvenir à réussir l’exercice ou à apprendre la chorégraphie. Cette manière de faire respectait les différents rythmes d’apprentissage des étudiant⋅e⋅s. Certain⋅e⋅s faisaient preuve d’une grande rigueur dans le travail et mémorisaient à la hâte une séquence de mouvements, alors que d’autres prenaient beaucoup plus de temps avant de la mémoriser. Le professeur comparait ce type de travail à celui de l’apprentissage d’un texte théâtral : plus il est appris vite, plus l’acteur⋅rice dispose de temps pour travailler l’interprétation. En revanche, plus les étudiant⋅e⋅s prenaient de temps pour l’apprendre, moins il restait de temps pour peaufiner le travail d’interprétation. La progression des activités en salle de classe dépendait donc, entre autres, de leur rythme d’apprentissage et, de ce fait, de leur concentration et de leur rigueur au travail. Durant la session où s’est déroulée la collecte de données, le professeur estimait que le travail en salle de classe aurait pu être accéléré si les étudiant⋅e⋅s avaient fait preuve de plus de concentration et de rigueur. Ils auraient alors pu faire des activités d’approfondissement. Cela dit, il n’y voyait pas là une perte de temps : « Ça a pris le temps que ça devait prendre. Ils auraient pu travailler dix fois plus vite et ils ne l’ont pas fait, mais je pense que ça leur est profitable intérieurement. » (Huy Phong Doan, entrevue 2) Certain⋅e⋅s étudiant⋅e⋅s ont en effet tiré un apprentissage important sur leur manière de travailler et sur leur responsabilisation vis-à-vis de leur cheminement d’apprentissage :

Je pense qu’on aurait pu aller plus loin […] Parce que Phong ne nous imposait pas de rigueur, on ne se l’est jamais imposée nous-mêmes. Et je pense que ça, c’était une leçon, justement, d’apprendre qu’il ne faut pas que tu attendes que les gens t’imposent une discipline personnelle que tu peux t’imposer personnellement.

étudiante, groupe de discussion

Au fil de la session, les étudiant⋅e⋅s constataient leurs différents accomplissements et réalisaient qu’il « n’y a pas de liberté sans compréhension du travail qui doit s’accomplir, pas de liberté sans la conscience de la responsabilité qu’a l’individu face à lui-même, face à l’autre » (Ronfard, 2003, p. 227). Selon Ronfard (2003), « développer cette rigueur pour soi-même et face à l’autre est la chose la plus difficile à transmettre » (p. 227). Dans ce contexte de cours, c’était en minimisant la discipline au sein de la classe que Huy Phong Doan cherchait à leur faire réaliser leur importante responsabilité quant à la concentration, à l’écoute, à la rigueur au travail et à l’investissement personnel dans les exercices. Selon le professeur, cet apprentissage valait tant pour ce cours que pour l’ensemble de la formation de l’acteur⋅rice qu’elle⋅il⋅s étaient en train de suivre, voire, de manière plus générale, pour le contexte théâtral professionnel vers lequel elle⋅il⋅s se dirigeaient.

4.4 Le dépassement de ses limites personnelles et le développement de la confiance en soi – ou l’étude du sous-système sujet-communauté-objet

Finalement, l’étude du sous-système sujet-communauté-objet a permis de saisir comment les membres du groupe (communauté), au contact du professeur (sujet), se sont approprié leurs expériences de formation en fonction des objectifs visés (objet) et les ont mis à profit. Le cours Préparation aux combats scéniques contribuait d’abord et avant tout à ce que les étudiante⋅s puissent prendre conscience de leurs limites personnelles, travailler à les accepter, ainsi qu’à les confronter. Ces limites étaient parfois physiques, mais aussi, et très souvent, psychologiques :

En fait, l’obstacle principal, c’est soi-même et sa psychologie. […] C’est que d’un seul coup, tu dis “Mon Dieu, ça a l’air tellement compliqué”. Tu paniques et tu ne suis plus. C’est ton émotion qui prend le dessus. L’obstacle principal, c’est toi-même et tes limites personnelles. L’exercice, il n’est pas naturel ni facile en soi, mais il est beaucoup moins difficile que ce que l’on croit.

Huy Phong Doan, entrevue 2

De ma position d’observatrice, j’ai été témoin de différents exercices conduisant à la confrontation de leurs limites personnelles. Par exemple, dans le cadre d’un exercice, les étudiant⋅e⋅s se plaçaient à tour de rôle devant deux cubes de 30 pouces (76 centimètres) de hauteur qui étaient alignés l’un derrière l’autre afin de former une longue table. Debout, les jambes collées, elle⋅il⋅s devaient d’abord sauter à pieds joints sur le premier cube. Une fois debout sur celui-ci, elle⋅il⋅s devaient faire une roue sur les mains, puis terminer la roue de manière à atterrir les pieds au sol, de l’autre côté de cette longue table formée par les deux cubes. Durant l’exercice, deux étudiant⋅e⋅s se tenaient de chaque côté des cubes pour assurer la sécurité de celle ou de celui qui montait sur ceux-ci. Le professeur se tenait aussi à proximité pour encourager et aider physiquement au besoin. Si l’exécution des mouvements pouvait durer au plus une dizaine de secondes, les étudiant⋅e⋅s prenaient plus ou moins de temps selon leurs hésitations à entamer chaque étape. Une étudiante qui avait particulièrement peur de le faire a pris plus de quatre minutes pour parvenir à vaincre sa peur et terminer l’exercice. Durant ce temps d’attente, ni le professeur ni aucun étudiant⋅e n’ont démontré quelque signe d’impatience :

L’idée dans ces affaires-là, ce n’est pas de faire ça sur scène ; jamais vous n’allez faire ça. Même donner un coup de poing sur la gueule. Ce qui est viscéral, ça fait peur ; ça nous bouleverse. Ce que je vous demande, c’est d’être confrontés à ce qui vous bouleverse. L’idée, c’est que vous appreniez à vous calmer pour le faire. Ce que ça donne, on s’en fout. Que vous paniquiez parce que vous faites attendre tout le monde ; on s’en moque. C’est de travailler avec vos limites. C’est ça, l’apprentissage. Moi, je haïssais mon maitre qui me demandait des choses impossibles. On appelle ça l’humilité : accepter ses limites, puis travailler à les repousser. C’est pour ça que je vous laisse rusher sur les cubes. [Puis le professeur met fin à l’exercice en disant : “OK. Ça suffit les exercices de courage. On tasse les cubes.”]

Citation issue de la séance d’observation du 24 octobre 2013, puis reprise et discutée lors de l’entrevue 2

Pour Huy Phong Doan, il était important de prendre le temps nécessaire pour laisser les étudiant⋅e⋅s confronter leurs limites personnelles, de même que leurs propres réactions et attitudes face à des situations parfois déstabilisantes. Cela leur permettait d’en tirer des apprentissages :

Je ne les pousse pas. Je ne fais rien. Je fais juste leur donner le temps d’expérimenter. Et je trouve que ce n’est pas de la perte de temps. Au contraire, c’est de prendre le temps nécessaire pour qu’ils soient confrontés à leur propre personnalité. […] Ce qui est important, c’est de se connaitre. Et c’est ça que j’essaie de faire : c’est de les confronter à leurs propres limites pour qu’ils en prennent conscience.

Huy Phong Doan, entrevue 1

En permettant aux étudiant⋅e⋅s d’évoluer selon leur propre rythme, ce temps accordé pouvait sans contredit ralentir l’apprentissage d’une chorégraphie de combat. Ce temps était néanmoins mis à profit en amenant les étudiant⋅e⋅s à faire un travail sur elles⋅eux-mêmes :

Apprendre le temps, saisir l’instant. Un pédagogue n’est pas pressé. Il porte en lui toutes les interrogations de l’élève. Aussi faut-il qu’il ait liquidé son égo et qu’il soit susceptible de travailler la matière humaine avant même qu’il n’envisage d’en faire un acteur.

Sagel, 2003, p. 218

Loin de se limiter à des apprentissages techniques, le cheminement des étudiant⋅e⋅s les conduisait à prendre conscience de leurs limites personnelles et, ce faisant, à mieux se connaitre, à développer leur maitrise d’elles⋅eux-mêmes et de leurs émotions. Il n’était pas rare que des étudiant⋅e⋅s vivent un sentiment de frustration ou de découragement lorsqu’elle⋅il⋅s ne parvenaient pas à vite réussir un exercice. Huy Phong Doan cherchait par contre à les rassurer en leur expliquant que les mouvements leur paraissaient souvent plus complexes que ce qu’ils étaient en réalité :

La sensation qu’ils ont est décalée par rapport à ce qui est vrai. Quand on les regarde faire, ce n’est pas si mal. Mais ils se sentent mal parce qu’ils ne sont pas habitués. Des fois, on se sent moins bon que ce que ça a l’air. Alors que ce qui est important, sur scène, c’est de faire semblant avec brio. Réussir à faire semblant et mystifier les gens. Même si tu sais que ce n’est pas un coup de poing qui assommerait un boeuf, ce n’est pas important de pouvoir assommer un boeuf. C’est de montrer qu’il y a un coup de poing qui le pourrait. Mais c’est hypothétique. C’est l’illusion qui compte ; ce n’est pas la réalité.

Huy Phong Doan, entrevue 2

Dans la plupart des cas, les moments de découragement vécus en salle de classe ne résultaient donc pas de l’incapacité des étudiant⋅e⋅s à faire l’exercice concerné, mais d’un manque de confiance en elles⋅eux et en leur travail. Confronté⋅e⋅s à leurs limites, les étudiant⋅e⋅s devaient apprendre à surmonter leurs barrières psychologiques, à se faire confiance et à persévérer. Le sentiment d’incompétence ne signifie aucunement que la compétence ne sera jamais acquise. L’important, « c’est d’y croire, c’est-à-dire que même si tu constates que tu ne l’as pas, il faut que tu saches que si tu y travailles, tu vas l’avoir » (Huy Phong Doan, entrevue 2). Lorsque les étudiant⋅e⋅s finissaient par accomplir un mouvement qu’elle⋅il⋅s ne croyaient pas être capables de faire, elle⋅ils en tiraient non seulement un sentiment de fierté, de confiance en soi, mais aussi une leçon de vie :

Je sais que ce n’est pas parce que je ne suis pas capable de sauter sur une table que je ne serai pas capable de le faire à la fin de la session. Ça a été l’accomplissement qui m’a fait réaliser que si, dans la vie, tu te dis que tu ne seras pas capable de faire telle chose, bien c’est sûr que si tu ne t’essaies pas, tu ne réussiras jamais. Mais si tu travailles pour, un petit peu, tous les jours, tu ne peux pas faire autre chose qu’y arriver. Et j’y suis arrivée et j’ai été capable de sauter sur une table, tu sais !

étudiante, groupe de discussion

Un accomplissement paraissant des plus anodins au regard du contexte de formation de l’acteur⋅rice pouvait ainsi sous-tendre des apprentissages beaucoup plus profonds qui leur étaient profitables à long terme. « C’est parce que tu n’as pas confiance en toi que d’un seul coup, ça devient très compliqué. Alors que l’acteur, il a une sorte d’inconscience qui lui permet d’oser. » (Huy Phong Doan, entrevue 2) En ce sens, Huy Phong Doan sensibilisait les étudiant⋅e⋅s au milieu artistique professionnel où les acteur⋅rices sont appelé⋅e⋅s à oser, à proposer du matériel avec lequel la⋅le metteur⋅se en scène peut alors travailler : « Le metteur en scène va sculpter la matière que tu fournis. Mais si tu ne sors rien, qu’est-ce que tu veux qu’il sculpte ? Il va dire : “Mais là, qu’est-ce qu’il se passe ? Il n’y a pas de matière avec laquelle travailler !” » (Huy Phong Doan, entrevue 2) À l’instar des personnes évoluant dans leur futur milieu professionnel, les étudiant⋅e⋅s travaillaient, au contact de leurs paire⋅s, à s’affranchir de leurs barrières physiques et psychologiques. La pensée de Huy Phong Doan allait ainsi dans le même sens que celle d’Abadie (2003) selon laquelle « aucune technique ne peut être isolée de l’acte d’interprétation, ni même des autres techniques. Toute technique tente de retrouver ce “savoir-être”, liberté fondamentale de l’acteur » (p. 165). Loin de chercher à leur faire exécuter des prouesses acrobatiques, Huy Phong Doan se donne plutôt la mission d’amener les étudiant⋅e⋅s à développer leur confiance en elles⋅eux, en leur potentiel, en leurs capacités à créer l’illusion et à interpréter un personnage. « Au théâtre et dans les arts du spectacle en général, le plus important, c’est la crédibilité. C’est qu’on puisse y croire. […] Mais pour qu’on y croie, il faut que tu te croies, en train de l’interpréter. Donc, c’est la confiance. La confiance en soi. » (Huy Phong Doan, entrevue 2) Au-delà d’enseigner le combat, Huy Phong Doan enseignait ainsi la confiance et la persévérance, toutes deux nécessaires à l’acteur⋅rice pour oser, et pour vivre de ce métier.

Bien qu’il s’inscrive dans la lignée des cours de mouvement au sein de ce programme de formation de l’acteur⋅rice, le cours Préparation aux combats scéniques offert par Huy Phong Doan donne ainsi lieu à des expériences de formation allant bien au-delà de la dimension physique et technique à laquelle il peut être d’emblée associé. C’est en s’appuyant sur le concept d’expérience (Dewey 1934/2005) et la théorie de l’activité (Engeström, 1987, 1999, 2007) que cette recherche a pu faire la lumière sur les expériences de formation au sein de ce contexte, de même que leurs retombées significatives sur le cheminement d’apprentissage des étudiante⋅s. En guise de synthèse, la figure suivante rapporte les différents éléments traités en fonction de la composante à laquelle ils se réfèrent.

Figure 2

Différents éléments traités dans l’étude du cours Préparation aux combats scéniques en fonction de la composante à laquelle ils se réfèrent.

-> Voir la liste des figures

5. Conclusion

Cette recherche a permis d’approfondir comment ce cours a amené les étudiant⋅e⋅s à développer leurs habiletés physiques, à se conscientiser par rapport à l’importance de la rigueur et de la concentration, à se responsabiliser au regard de leurs apprentissages, à constater et à surmonter leurs limites personnelles ainsi qu’à développer leur confiance en elles⋅eux. Dans ce cours, nombreux étaient les parallèles avec le contexte théâtral en fonction duquel les apprenant⋅e⋅s-acteur⋅rice⋅s devaient s’adapter, persévérer, oser, se démarquer, faire preuve d’humilité, de respect, d’écoute et de confiance. Les expériences de formation auxquelles ce cours donnait lieu référaient autant au domaine du combat scénique qu’à celui de l’interprétation théâtrale, voire de la vie en général. C’est à la lumière de la théorie de l’activité qu’il a été possible de brosser un portrait holistique des expériences de formation en prenant en compte les différentes composantes de ce contexte de cours ainsi que leurs mises en relation.

Il va sans dire que le petit nombre de participant⋅e⋅s ainsi que la singularité des expériences vécues, du temps d’enseignement et du contexte institutionnel font notamment en sorte que cette recherche ne prétend pas à la généralisation des résultats. Qui plus est, la formation offerte par un même professeur pouvant évoluer au fil du temps, cette étude ne prétend pas être représentative d’autres années scolaires que celle où s’est tenue la collecte de données. À cet effet, il pourrait être intéressant d’étudier ce même cours de combat scénique durant une autre année scolaire que celle durant laquelle s’est déroulée la collecte de données. Par exemple, si Huy Phong Doan ne voyait pas la pertinence d’instaurer des règles de conduite strictes au sein de la classe, celui-ci a souligné qu’il en était tout autrement durant ses premières années d’enseignement de ce cours. Il serait dès lors intéressant de se pencher sur l’évolution de sa conception de l’enseignement et de l’apprentissage du combat scénique plusieurs années après la tenue de cette recherche. Il serait également pertinent d’étudier les expériences liées à ce type de cours dans d’autres contextes de formation et auprès d’autres professeur⋅e⋅s et étudiant⋅e⋅s, ce qui contribuerait à une meilleure connaissance de cet objet d’étude.

Toujours est-il que cette étude représente une avancée dans le domaine de l’éducation en ce qu’elle porte sur un domaine encore très peu étudié, difficile d’accès pour un⋅e chercheur⋅se et dont la connaissance se veut expérientielle. La description riche et détaillée à laquelle a conduit cette recherche permet une transférabilité des résultats à d’autres contextes. La⋅le lecteur⋅rice pourra ainsi créer des liens qu’elle·il jugera pertinents, et ce, en fonction de son propre contexte. Par ailleurs, si cette étude ne s’est pas appuyée sur le plein potentiel de la théorie de l’activité, qui peut conduire à la détermination d’une finalité commune entre différents contextes de cours (Skelling Desmeules, 2017) ainsi que de problématiques et pistes de solution et de transformation durables par rapport à celles-ci, elle permet néanmoins de mettre en valeur l’apport de cette théorie au regard du domaine de la recherche en éducation. L’utilisation de ce cadre théorique a donné lieu à un regard singulier sur la formation en permettant d’expliciter les différentes composantes des expériences de formation ainsi que leurs mises en relation. En faisant valoir la voix et les expériences du professeur et des étudiant⋅e⋅s, cette étude permet de saisir plusieurs enjeux mis en cause dans ce type de formation, d’en garder une trace, de même que d’inciter un dialogue à leur sujet. Ce dialogue gagnerait d’autant plus à s’établir entre des formateur⋅rice⋅s et des apprenant⋅e⋅s de domaines connexes, sportifs et artistiques, tels la danse et le cirque.

À ce propos, si cet article portait sur les expériences de formation liées au combat scénique dans le contexte spécifique d’une formation professionnelle de l’acteur⋅rice, celui-ci peut aussi alimenter des réflexions concernant l’enseignement et l’apprentissage des activités de combat gagnant en popularité dans la société québécoise depuis les dernières années (Guicherd-Callin et Desbiens, 2019). Le Programme de formation de l’école québécoise (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2001) identifie d’ailleurs les activités de combat comme un des moyens d’action pouvant être enseignés au sein des cours obligatoires d’éducation physique et à la santé. Au-delà de favoriser le développement de compétences disciplinaires identifiées par le programme d’éducation physique et à la santé du Québec (agir dans divers contextes de pratiques d’activités physiques (compétence disciplinaire 1) ; interagir dans divers contextes de pratique d’activités physique (compétence disciplinaire 2)), l’apprentissage du combat scénique permet, tout comme les activités de combat, « d’explorer son rapport à soi et à autrui, d’adapter ses conduites motrices en fonction de contraintes situationnelles et de l’opposition fournie par un ou plusieurs adversaires et d’approfondir son développement personnel et social global » (Guicherd-Callin et Desbiens, 2019, p. 27). Comme en témoigne la discussion portant sur les expériences de formation dans le contexte de la formation professionnelle de l’acteur⋅rice, ces expériences relevaient des dimensions physique et psychologique ; elles étaient liées au développement de savoirs (connaissances), de savoir-faire (pratiques) et, surtout, de savoir-être (attitudes). Elles se voulaient à la fois partagées et personnelles à chaque étudiant⋅e. À cet égard, la visée principale de ce cours de technique corporelle n’était pas l’apprentissage du combat scénique bien qu’on puisse être porté à le croire, mais plutôt un travail sur soi-même : sur soi en tant qu’apprenant⋅e en combat scénique, sur soi en tant qu’acteur⋅rice en formation, sur soi en tant que membre d’une collectivité, sur soi en tant qu’être humain.

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Marie-Eve Skelling Desmeules
Professeure, Université du Québec à Chicoutimi