Corps de l’article

1. Introduction

À travers une anecdote concernant la prise de notes sur des stratégies d’élèves en contexte de calcul mental en classe de mathématiques, notre équipe prépare un premier article qui soulève des questions concernant la représentativité des données obtenues et le sens à donner à la « vraie » classe comme site de recherche. Ces questions ont mené à réfléchir sur l’impact des conditions d’expérimentation sur la nature des données de recherche en salle de classe. Dans la continuité de ces questions, ce deuxième article aborde des questions concernant le vécu de l’intérieur du terrain par le chercheur et sa relation avec les données de recherche.

Les outils de cueillette à utiliser en salle de classe pour obtenir des données de recherche sont divers, ceux-ci étant relatifs aux intentions et objectifs poursuivis par les chercheurs. Dans nos travaux de recherche sur le calcul mental, les prises de notes de terrain ont longtemps été privilégiées. Dans ces recherches, nous nous intéressons comme équipe à l’activité mathématique déployée par les élèves et à ce qui se produit mathématiquement en classe lorsqu’ils ont à résoudre ces tâches de calcul mental. Plus précisément, en contexte de calcul mental, nous mettons l’accent sur les stratégies produites par les élèves pour résoudre les tâches données et le sens mathématique derrière celles-ci. Ces stratégies et ce sens mathématique forment le coeur de nos données de recherche.

Bien que les notes de terrain aient toujours été privilégiées, nous avons toutefois voulu transiter, après un certain temps, vers des captations vidéo. En utilisant une caméra placée parfois au fond de la classe, parfois à l’avant ou ailleurs, nous voulions réussir à capter les évènements de classe avec images et sons. Notre intention était d’obtenir des traces possiblement plus fiables ou complémentaires que celles prises avec nos notes de terrain, ainsi que de pouvoir retourner par la suite à ces vidéos et avoir accès à des éléments qui peuvent passer inaperçus. L’ajout des vidéos, d’une certaine façon, avait pour objectif d’enrichir ces notes, de les compléter, ou encore, de les rendre plus adéquates. Tout ça, peut-être un peu naïvement, de la même façon dont les premières caméras, tel le Vérascope Richard (figure 1), étaient présentées au public pour permettre de (re-)voir ou d’avoir accès comme si nous y étions aux « réels » évènements de la classe.

C’est dans ce contexte que différentes questions d’ordres épistémologique, méthodologique et même éthique ont émergé relativement à ce que vit le chercheur impliqué dans la collecte de données. Ces questions forment l’ensemble de ce deuxième article. Pour ancrer et aborder ces questions, deux anecdotes s’étant produites sur notre site de recherche sont présentées. Ces anecdotes veulent offrir des ancrages tangibles pour soulever et assoir concrètement ces questionnements. Toutefois, partant d’anecdotes, cet article ne prétend pas résoudre ou fermer ces questions, bien au contraire. L’intention est plutôt de les soulever et de les aborder à travers ces anecdotes, dans le but de participer aux réflexions ayant cours sur les dimensions scientifiques en recherches qualitatives (par exemple, Proulx, 2019).

2. Des notes de terrain aux captations vidéo

Un premier effet prévisible de notre décision d’opter pour des captations vidéo a été malheureusement de nous rendre moins disciplinés, voire un peu négligents, dans nos prises de notes de terrain. Ceci s’est produit de différentes façons : parfois nous n’avions qu’un seul assistant de recherche et non deux, parfois les notes étaient prises plus rapidement ou de façon synthétique, etc. Tout ça, car, comme mentionnée plus haut, la caméra nous permettrait vraisemblablement de compléter ces notes. Les notes de terrain étant toutefois centrales dans notre processus de recherche, ceci se devait d’être amélioré. Ces excès de confiance et de discipline ont été faciles à ajuster, en surveillant mieux le processus et en étant plus disciplinés en équipe ; les vidéos devant demeurer un complément, et non une béquille, à ce processus de collecte.

À la suite de ces ajustements, il arrivait quand même que les notes de terrain prises par notre équipe ne concordent pas exactement avec les vidéos. Ces petits moments de décalage entre notes et vidéos étaient dérangeants, mais nous réussissions à ajuster nos notes avec les vidéos. Deux évènements anecdotiques, non relatifs à nos données directement, ont toutefois jeté un doute sur notre démarche d’ajustements des notes par les vidéos. Ces deux anecdotes se sont produites durant la même séance, qui représentait la première séance d’un projet de recherche. Dans ce projet, un groupe d’enseignantes de 5e et 6e années d’une même école (et un enseignant de 2e secondaire d’une école à proximité) nous avait invités dans leurs classes pour travailler avec leurs élèves une fois par semaine sur une partie de l’année scolaire (octobre à avril). Chaque semaine, notre équipe passait la matinée du jeudi dans leurs classes et nous rencontrions les enseignants en après-midi pour revenir sur ces journées et planifier les suivantes. L’équipe d’enseignants qui nous avait invités avait envie de réfléchir et de renouveler leurs pratiques d’enseignement en mathématiques, qu’elle trouvait « à améliorer ». Ces enseignants nous donnaient carte blanche pour essayer des tâches de calcul mental avec leurs élèves en classe. Pour leur expliquer plus précisément ce qu’étaient nos travaux, une rencontre préalable avait été organisée, à laquelle les enseignants ainsi que les directions d’école et du centre de services scolaire étaient présentes, et pendant laquelle nous comptions leur faire vivre ce qui serait fait en classe avec leurs élèves. En d’autres mots, nous voulions faire vivre explicitement à tous, enseignants et membres des directions, une de nos activités de calcul mental. Bien que curieux, les enseignants après l’activité étaient quand même sceptiques et voyaient mal que ce type d’activité pouvait se faire dans leurs classes avec leurs élèves. Bons joueurs, ils étaient tout de même d’accord pour essayer.

Avec les enseignants, nous avions aussi convenu de suivre leur planification scolaire et de nous insérer, le jeudi de chaque semaine, à l’endroit où ils étaient rendus en mathématiques avec leurs élèves. Ainsi, les enseignants choisissaient les thèmes et les tâches à réaliser. Comme ils fonctionnaient avec des cahiers d’exercices et d’autres documents similaires, ils nous ont expliqué que ce serait dans ce matériel qu’ils puiseraient les tâches, ajoutant qu’il ne fallait pas s’attendre à quelque chose de spectaculaire, mais plutôt à des tâches tirées de leur quotidien. Ceci semblait tout à fait adéquat, puisque les questions de cahiers d’exercices sont souvent courtes, accessibles et adaptables au contexte de calcul mental.

2.1 Anecdote 1 : le silence et le malaise

Pour la première journée, un jeudi matin d’octobre, le travail démarrait dans une classe double de 52 élèves en 6e année. La première séance d’un projet est souvent très importante, en particulier parce qu’elle peut donner le ton pour sa suite. Après les formalités de présentation et le rappel du fonctionnement général de la recherche avec les élèves, tout était prêt. De trois à quatre enseignantes participant au projet étaient en classe comme observatrices, en plus d’une conseillère pédagogique travaillant avec notre équipe au laboratoire. Une caméra était placée au fond de la classe. Pour cette séance, les enseignantes nous avaient fait parvenir une dizaine de tâches de représentation et d’identification de fractions. La première (figure 2) était celle des notes de musique tirée du cahier Caméléon 6A (Bergeron et Sauvageau, 2015), où l’image suivante a été projetée au tableau avec la question « Quelle fraction est représentée par le dessin suivant ? » :

Figure 2

Dessin d’une tâche sur les fractions (Bergeron et Sauvageau, 2015)

Dessin d’une tâche sur les fractions (Bergeron et Sauvageau, 2015)

-> Voir la liste des figures

À titre de chercheur principal, j’étais à l’avant de la classe. J’affiche le dessin des notes de musique au tableau et pose la question aux élèves. Après quelques secondes, des mains étaient déjà levées. Je pointe un premier élève qui me dit avoir trouvé forme: 2278007.jpg, expliquant qu’il y a trois notes encerclées sur un ensemble de 10. Je demande alors à la classe si d’autres ont fait pareil et presque tous les élèves, sinon tous, lèvent la main pour confirmer que oui.

Puisqu’en contexte de calcul mental plusieurs solutions sont souvent proposées, je décide d’enchainer avec la question habituelle de savoir si quelqu’un a une autre solution, ou encore, si quelqu’un est capable de penser à une autre façon de faire. Silence. Malaise. Les élèves semblent surpris, doutent de ma question, de ce que je leur demande vraiment. Un « forme: 2278008.jpg c’est évident, on vient de te le dire » est presque palpable dans la classe. Je sens aussi que le visage des enseignantes se crispe un peu, qu’elles se disent « veux-tu me dire pourquoi il demande ça ? La réponse est si évidente ! Faudrait pas exagérer… ! ». Ce silence perdure. Je me sens moi-même un peu téméraire finalement face à la situation, avec une tâche d’apparence si simple, à les questionner pour obtenir d’autres solutions. Je n’ose pas regarder la conseillère pédagogique qui travaille dans notre laboratoire, de peur de l’inquiéter en témoignant une certaine incertitude. Je me dis que peut-être, comme première entrée en scène, j’y vais en effet un peu fort…

Une main hésitante se lève finalement à l’arrière de la classe et brise ce malaise. « Oui ! » je lui lance, un peu soulagé. Rose me dit : « forme: 2278009.jpg ? ». Enthousiaste, je démarre la discussion :

Chercheur :

Comment tu sais que c’est un tiers ?

Rose :

Parce que si, exemple… ah non !

Chercheur :

Mais continue, continue, je suis intrigué.

Rose :

Parce que, ça aurait marché, mais je n’avais pas vu la note de musique en bas.

Bien que Rose se soit en effet trompée sur le dessin, j’en ai profité pour regarder avec l’ensemble de la classe en quoi le forme: 2278010.jpg serait possible s’il n’y avait eu que neuf notes sur le dessin. Ceci a mené au lien entre forme: 2278011.jpg et forme: 2278012.jpg comme fractions équivalentes, qui par la suite a provoqué d’autres questionnements et investigations. J’arrête toutefois ici ce premier évènement, que je reprends par après.

Quelques mois après cette séance, j’ai une nouvelle équipe d’assistants de recherche qui travaille sur l’analyse des vidéos. En discutant avec eux des travaux de recherche, j’en profite pour les mettre en contexte sur la nature des séances menées et les données recueillies. Je leur parle des tâches utilisées et résolues, de la variété et de la richesse des stratégies et solutions des élèves, et surtout, du fait qu’à chaque séance de calcul mental, cette diversité est récurrente et impressionnante. Bien que ce type d’évènement ne concerne pas les objectifs scientifiques du projet sur les stratégies d’élèves, j’en profite tout de même pour leur raconter informellement l’évènement ci-haut de la séance des notes de musique, où j’ai eu une certaine frousse que les élèves n’aient pas d’autres solutions à proposer, et que ceci avait produit un certain malaise qui s’était finalement dissipé par la proposition d’une réponse erronée, mais intéressante.

Lorsque je recroise mes assistants de recherche par après pour discuter d’où ils en sont rendus avec l’analyse des séances, j’en profite pour leur demander ce qu’ils ont pensé de ce « moment de malaise ». Je comprends alors qu’ils n’ont pas vraiment porté attention à cet évènement, leur tâche étant en fait centrée sur l’analyse des stratégies mathématiques des élèves. Ils décident toutefois de retourner visionner le début de la séance, par simple curiosité. Quelques instants plus tard, ils reviennent me voir pour me dire qu’ils ne trouvent pas où ce moment se produit durant la séance et que rien vraiment ne semble se produire entre les réponses forme: 2278013.jpg et forme: 2278014.jpg. Je leur dis que je vais visionner de mon côté et que je reviendrai les voir.

Je m’installe alors dans la salle d’analyse du laboratoire. Et là, surprise : il n’y a pas vraiment de malaise apparent sur la vidéo. Le silence perdure pour un maximum d’une seconde ! Rose en fait lève sa main somme toute assez rapidement après ma question. Je suis, bien sûr, troublé : ai-je imaginé tout ça (et dans quel but) ? Nos analyses n’étant pas centrées sur ces moments de malaise, mais bien sur les stratégies d’élèves, aucune note formelle n’a été prise relativement à cet évènement. J’ai pourtant gardé en tête de façon saillante ce moment du forme: 2278015.jpg qui semblait briser le silence. De plus, lors du retour collectif avec les enseignantes en après-midi, celles-ci m’ont avoué avoir trouvé exagérée sur le coup ma demande pour des réponses supplémentaires à forme: 2278016.jpg aux élèves. Je décide alors d’appeler la conseillère pédagogique qui travaille dans l’équipe et qui, elle, s’était pris quelques notes : elle me confirme sur-le-champ le silence et ce malaise de tous, dont elle-même, à la suite de ma question, et tout le reste qui vient s’y greffer. Mon scepticisme face à cette « absence » sur les bandes vidéo s’est ensuite amplifié, comme le montre la prochaine anecdote.

2.2 Anecdote 2 : l’enthousiasme de la réponse

Par suite des forme: 2278017.jpg et forme: 2278018.jpg discutés sous l’angle des fractions équivalentes, Émeric, un élève au centre de la classe, lève sa main avec enthousiasme. Tel que l’a résumé la conseillère pédagogique lors d’une rencontre avec les assistants de recherche, Émeric s’exclame alors en référence à l’équivalence des fractions : « Ah, et bien si ça [le forme: 2278019.jpg ] c’est possible comme réponse, moi aussi j’en ai une autre réponse, c’est six vingtièmes. ». Évidemment, forme: 2278020.jpg est une réponse difficilement possible ou imaginable à la vue seule du dessin des notes de musique (à moins de concevoir chacune des notes comme représentant deux parties). La réponse d’Émeric est directement connectée à celle de Rose, où l’idée que forme: 2278021.jpg et forme: 2278022.jpg sont des fractions équivalentes.

Lors de cette autre rencontre avec mes assistants de recherche, la conseillère pédagogique expliquait justement comment cette idée du forme: 2278023.jpg avait permis de déclencher la suite des réponses des élèves et avait orienté le reste de la séance (pendant plus de 40 minutes, précisément autour du concept de fractions équivalentes). Et, que c’est à la suite de la discussion sur le forme: 2278024.jpg qu’Émeric a réagi en affirmant, enthousiaste et sautillant sur sa chaise, que si l’équivalence est quelque chose d’acceptable comme réponse, alors il en a lui aussi des réponses différentes à donner pour le dessin des notes de musique. Attentifs, les assistants de recherche semblaient toutefois avoir « encore » manqué cette partie dans la vidéo.

Mais les assistants de recherche n’avaient rien manqué du tout… encore une fois ! Pour les avoir visionnées aussi à plusieurs reprises, il n’y a absolument rien dans les bandes vidéo qui pointe vers cet enthousiasme, cette motivation envers l’équivalence des fractions, dans la réponse d’Émeric. Ce dernier offre un simple « six vingtièmes » oralement, sans rien de plus, sans ton suggestif d’une motivation particulière ; et surtout sans rien qui s’apparente à la description de la conseillère pédagogique. C’est toutefois ce que ceux sur le site de recherche affirmaient s’être produit, autant moi, la conseillère pédagogique que les enseignantes qui en ont aussi parlé durant la séance de retour collectif en après-midi.

3. Quelques réflexions et questions méthodologiques, épistémologiques et éthiques

Les deux anecdotes de cette séance, soit le malaise en classe et la réaction enthousiaste d’Émeric, ont bel et bien été vécues. Toutefois, rien n’apparait sur les bandes vidéo et aucune trace ne peut les appuyer. Avant même de visionner les bandes vidéo, les personnes présentes sur le site pouvaient affirmer que ces évènements s’étaient bien produits, et ce, sans hésitation. Il peut paraitre raisonnable de dire que la caméra rend difficilement le climat de classe, l’émotion vécue, etc. Mais il est tout autant raisonnable de s’attendre à mieux que de retrouver une seule seconde de silence dans le cas de Rose et aucun signe, si ce n’est que la réponse forme: 2278025.jpg, dans le cas d’Émeric. Bien que ces évènements aient été vécus, bien enregistrés dans l’expérience de ceux présents en salle de classe, aucune trace tangible de ceux-ci n’apparait sur les bandes vidéo…

Que penser de ces absences ? Est-ce que ces évènements se sont réellement produits ? Comment est-ce possible d’avoir « vécu » ces situations si les bandes vidéo ne nous montrent pas qu’elles se sont produites ? L’intérêt envers ces deux évènements anecdotiques et les questions qu’ils soulèvent est d’autant plus grand qu’ils ne font pas partie formellement de nos données de recherche : nos objectifs scientifiques sont centrés sur les stratégies de calcul mental, et non sur les émotions, réactions, engagements, etc., des élèves. Ces anecdotes permettent en ce sens de se questionner en retour sur nos données elles-mêmes, celles qui nous intéressent directement dans nos recherches, soit les stratégies d’élèves. Ainsi, qu’est-ce que ceci implique pour nos données recueillies sur les stratégies d’élèves ? Faut-il se fier davantage à celles sur vidéo ou à celles prises à travers des notes de terrain, ou encore, à celles vécues/perçues par les participants ou les chercheurs ? Un « outil de collecte » doit-il avoir préséance sur un autre ? Est-il raisonnable d’ajuster les notes de terrain en fonction des vidéos obtenues lorsqu’il y a divergences ou différences ? Un processus de triangulation permettrait-il d’offrir davantage de confirmations ? Mais des confirmations de « quoi » au juste ?

Ces anecdotes, et les questions qu’elles provoquent s’alignent, bien que localement, avec le débat ayant eu cours durant les années 1990 autour de l’objectivité et de la distance nécessaire à prendre comme chercheur intervenant en classe. Lorsque ce débat a pris naissance, deux visions s’opposaient dans la communauté de recherche. D’un côté, il y avait ceux prônant une vision objective, in vitro, insistant sur l’importance de ne pas faire partie des données, de s’assurer de demeurer à distance avec elles pour ne pas les influencer, pour ne pas être biaisé comme chercheur (voir à cet effet le satirique Kitchen Stories de Bent Hamer, 2003). C’est de cette vision, entre autres, qu’est née la métaphore de « changer de chapeau » du chercheur à l’enseignant, et vice versa, pour conserver cette nécessaire distance ou objectivité en recherche par ceux intervenant en salle de classe (comme chercheur, comme chercheur-enseignant, comme enseignant ou formateur examinant sa propre pratique, etc.).

De l’autre côté, il y avait ceux insistant sur la subjectivité du chercheur, sur l’importance de son positionnement de l’intérieur du processus, in vivo. Par exemple, pour Adler (1993), la position de chercheur-enseignant offre un accès privilégié aux évènements et enrichit les possibilités d’analyse, donc il lui faut « exister » dans ces évènements pour les comprendre. Wong (1995), quant à lui, souligne que ce positionnement de l’intérieur pour le chercheur est essentiel, car toute activité éducative « est si imprégnée des intentions humaines et si inextricablement intégrée dans les spécificités de chaque situation [qu’elle] ne peut pas être totalement comprise par un étranger à cette situation » (p. 25, notre traduction). Mais, et ce ne sont que deux exemples, ces constats et affirmations sont davantage théoriques. Cet accès à un certain « surplus » étant très difficilement démontrable au sens propre, il demeure souvent un argument théorique, presque un acte de foi, insuffisant pour convaincre les fervents de l’objectivité en perspective in vitro.

Il est difficile de se positionner aujourd’hui, avec les outils et compréhensions des années 2020, sur un débat ayant eu cours il y a plus de 25 ans et avec des outils et compréhensions d’il y a justement 25 ans. Il semble toutefois intéressant de penser que ces deux anecdotes, produites durant la même séance, donnent un certain accès à ce « surplus » peu tangible, mais présent, à cette force de la présence du chercheur de l’intérieur des données. Au-delà d’une acceptation de la subjectivité inhérente au chercheur dans le processus de recherche, cette perspective du surplus illustre peut-être aussi l’opposé, soit qu’une perte est possible si le chercheur se tient à distance du processus...

De ces dimensions épistémologiques découlent inévitablement d’autres questions de nature éthique : où sont les données ? Comment « prouver » que des évènements se sont bien produits ? Comment en rendre compte ou offrir des preuves, des research evidence, de l’existence de ces évènements ? Si ni la caméra ni les notes de terrain ne peuvent le faire, est-ce que la parole du chercheur ou des participants est suffisante ? Tout ceci mène à se demander, peut-être naïvement encore une fois, quelles sont les vraies données, ou plutôt, où sont justement les données recueillies ? Et, face au caractère quelque peu intangible de certaines données « absentes », mais bel et bien vécues, est-il encore adéquat de parler d’une simple « collecte » de données ? Quel rôle les « outils » de collecte jouent-ils dans la recherche ? Feldman (1995) parle en ce sens, et précisément pour la recherche qualitative, de données au sens plus large qu’uniquement les documents tangibles recueillis :

Je suppose que le chercheur a des données sous forme de notes de terrain, de notes d’entrevues, de bandes audio- et vidéo, de documents papier, ou toute autre forme appropriée au contexte de la recherche. […] Je suppose que les données sont utilisées pour conserver des traces des événements et du contexte, et aussi pour lui rappeler des éléments relatifs aux événements et au contexte qu’elle ou il a oublié, et pour compléter certaines caractéristiques des événements et du contexte qu’elle ou il n’a pas pris en note ou remarqué lors de la collecte de données. En ce sens, je considère que la connaissance du chercheur et les données concordent. À partir de maintenant, lorsque j’utilise l’expression données, je fais référence autant aux notes et bandes ou à tout autre objet tangible qu’à ce que connait le chercheur suite au processus de cueillette de données.

p. 5-6, notre traduction, c’est l’auteur qui souligne

Les données sont vues ici comme étant tirées autant des documents et informations recueillis que du chercheur « à travers » et interagissant avec ces documents et informations. Au-delà de la captation de données, et de quelque possible triangulation de celles-ci, c’est ici toute l’expérience de recherche, prise au sens large, qui pour Feldman (1995) représente les données de recherche. La notion de research evidence ou de fiabilité des données est en quelque sorte mise à mal, ou encore… en devient-elle moins pertinente ?

4. Conclusions

Ces évènements relatifs au vécu du chercheur et à ce qui transparait sur les bandes vidéo tablent directement sur la notion de perspective en recherche (et du rôle de la caméra par rapport à celles-ci). En effet, dans le questionnement à savoir « qui a raison » entre le chercheur, la caméra ou les notes, il est possible d’y déceler que ces évènements sont vécus différemment et prennent sens en fonction de celui qui les regarde et les considère : l’enseignant qui voit une exagération, le chercheur qui ressent le malaise, l’élève un peu abasourdi ou excité…ou la caméra qui n’y voit rien !

C’est en effet notre perspective qui nous permet de « voir » quelque chose se produire dans ces données de recherche : nos sensibilités, intérêts, objectifs, cadrages, etc. Comme d’autres l’ont souvent souligné, il n’y a pas d’observations ou de données athéoriques (par exemple, Chalmers, 1976/1987 ; Feyerabend, 1988). La caméra peut sembler quant à elle être imperméable. Elle ne possède pas d’objectifs, d’intérêts ou de sensibilité et donc rend possiblement mal ces évènements comme les malaises, les tensions, le climat de classe, le contexte, les hésitations, les illuminations soudaines et fortuites, etc. : toutes sortes de microattributs qui font partie prenante de la classe au quotidien et qui sont vécus. En ce sens, cette imperméabilité supposée de la caméra, cette possible absence de perspective, montre peut-être comment la caméra elle-même n’est pas neutre (par exemple, Erickson, 2011 ; Goodwin, 1994).

Ainsi, bien qu’il soit possible de dire que la caméra ait « rendu » les évènements de la classe, elle les a aussi manqués en même temps. En d’autres mots, la caméra possède son biais, qui peut autant enrichir qu’appauvrir les données à en tirer. Et, au-delà de ces attributs « sensibles » non captés par la caméra, qu’en est-il des données plus concrètes et tangibles ? Qu’en est-il des stratégies, raisonnements et compréhensions des élèves soulevés en classe durant le processus de recherche ? Qu’est-il possible d’obtenir, et jusqu’où, avec une caméra, deux ou même trois, et ce, quel que soit l’endroit où elles sont placées, la qualité et nombre de micros, les sons obtenus et images de toutes sortes, etc. ? C’est ici que la réflexion de Feldman (1995) soulevée plus haut prend encore plus de force et nous permet de dépasser les outils de collecte pour les voir plutôt comme des déclencheurs possibles de ces données de recherche, à travers l’expérience même des chercheurs à l’interne. Dans notre cas précis, chaque stratégie d’élève « notée » est alors bien plus qu’une simple stratégie au sens technique. Elle transporte aussi avec elle un sens plus large, voire peut le déclencher chez le chercheur ; ce qui permet d’enrichir potentiellement le corpus de données. Voici ici déjà une certaine forme de réponse aux diverses questions posées relativement aux données de recherche, leur collecte, et au vécu du chercheur dans ce processus de recherche.

forme: 2278026.jpg
Jérôme Proulx
Professeur, Université du Québec à Montréal