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Professeur titulaire à l’Université d’Ottawa, décédé quelques mois après la sortie de son livre, le spécialiste de l’histoire de la sociologie Robert Leroux avait signé en 2003 dans Le Devoir une lettre ridiculisant les féministes et déplorant qu’il y ait des « instituts d’études des femmes […] dans à peu près chaque université du pays ». Il y affirmait aussi qu’un homme au postdoctorat ne devrait plus espérer devenir professeur « depuis 15 ou 20 ans », donc depuis les années 1980, à l’en croire. Or, 40 ans après, le Québec ne compte que six programmes d’études féministes dans ses 19 universités. Quant au corps professoral, il est composé d’hommes à 60 % et mon département a recruté 12 hommes, depuis 2000. On devait donc comprendre que la réalité empirique intéresse peu ce collègue. Son essai, discuté ici, est tout aussi déconnecté de la réalité.

Le premier chapitre présente une thèse simpliste voulant que « deux universités » s’opposent sur les campus, celle de la science réaliste (le bien) dont se réclame l’auteur et celle du postmodernisme aux « fausses théories » (le mal) qu’il associe aux « néoféministes », aux Autochtones et aux « wokes ». Les autres chapitres s’attaquent à ces forces qui détruiraient l’université, tout comme l’« immigration de masse » (p. 197). Le premier chapitre est consacré à défendre une science fondée sur la « réalité empirique » (p. 23 et suiv.), même si l’auteur fonde pourtant sa démonstration sur des mythes, des appels à des figures d’autorité, des anecdotes mille fois remâchées et même des faussetés. Il déclare ainsi que « [d]ès le Moyen Âge, l’Université se consacre à la discussion des grands enjeux, à la libre discussion et à la connaissance théorique. Cette conception perdure jusqu’aux années 1960 » (p. 59). Sérieusement ? Il mobilise Max Weber (Le savant et le politique, évidemment), Raymond Boudon (pour ridiculiser Pierre Bourdieu), Julien Benda (pour son antisocialisme). Il se réfère aussi à des personnalités conservatrices de haut calibre comme Leo Strauss et Michael Oakshott, d’extrême droite comme Charles Maurras (p. 96) ou mondaines comme Jordan Peterson et Mathieu Bock-Côté, et se fie souvent à la revue Academic Questions, organe de la National Association of Scholars reconnue conservatrice par son président Peter Wood. Il est évidemment légitime et cohérent de mobiliser ces références pour défendre une conception conservatrice de l’Université, mais c’est plus gênant si on se prétend objectif et apolitique pour se distinguer d’un adversaire qui aurait le mauvais gout d’être subjectif et idéologiquement biaisé.

Le second chapitre propose une histoire simpliste des universités en Occident depuis les années 1960 à aujourd’hui, structurée autour d’affirmations sans fondement empirique au sujet du corps professoral qui serait en majorité (comment le sait-on ?) engagé dans un travail d’endoctrinement militant du corps étudiant (p. 61-62, p. 73). Il laisse aussi entendre que les campus sont dominés par le relativisme culturel, le multiculturalisme et les « théories diversitaires » (p. 78 ; dixit le polémiste Mathieu Bock-Côté), des courants par nature opposés à la science et à la vérité (p. 79).

Il s’en prend ensuite (chapitre trois) aux néologismes et aux sophismes, dont il est pourtant lui-même friand, puis aux « néoféministes » (chapitre quatre) qui n’ont de « néo » que le nom, puisqu’il s’acharne curieusement à critiquer pendant huit pages les articles du numéro spécial « Les femmes dans la sociologie » paru dans Sociologie et sociétés en… 1981. Il consacre ensuite une dizaine de pages à critiquer le travail de Pierre Bourdieu sur la « domination masculine » et conclut en affirmant que les « néoféministes » sont grassement subventionnées et gèrent de nombreuses chaires (sans fournir aucune donnée chiffrée).

Le dernier chapitre est le plus long et propose une réflexion superficielle sur le « wokisme », que l’auteur accuse de pratiquer la victimisation alors que lui-même s'y prête avec outrance, répétant que les hommes blancs seraient discriminés sur les campus (p. 184). En se fiant à quelques articles de journaux sur le sujet, il affirme que l’Université Princeton « vient d’abolir les programmes d’études grecques et latines » (p. 194) et déclare pompeusement qu’« [o]n préfère désormais enseigner des cours en langues africaines ; ce qui émane des sociétés occidentales ne peut qu’être raciste, colonialiste et impérialiste. On insiste sur le fait que les Grecs et les Romains pratiquaient l’esclavage » (p. 194-195).

Or, une simple recherche sur le Web permet de trouver – en cinq secondes – la page d’accueil du programme des études « classiques » de l’Université Princeton. On y répond ainsi aux étudiant·e·s qui se demanderaient « pourquoi étudier les classiques ? » : « [l]es classiques consistent en l’étude interdisciplinaire des mondes grec et romain, leurs liens avec d’autres cultures anciennes et la résonance dans le monde d’aujourd’hui. Les classicistes étudient la langue, la littérature, l’histoire, le matériel culturel, l’archéologie, la philosophie, et bien plus. » Contrairement à ce qu’affirme Robert Leroux, le programme offre des cours de langues en grec ancien et en latin. Il propose aussi des séjours d’étude à l’Intercollegiate Center for Classical Studies à Rome et à l’American School of Classical Studies à Athènes. Quant aux cinq dernières thèses soutenues dans ce programme, les titres n’ont finalement rien de très « woke » : La science chez Cato : l’expérience générationnelle et du vin à Rome ; Festivals, politique et poésie : la dynamique civique athénienne entre les fêtes des panathénées et les fêtes de Dionysos ; Inné ou fabriqué : la construction de la différence sociale entre la naissance et la fabrication dans la création des mythes grecs ; Les eaux sacrées : les cultes de l’eau dans la Bretagne romaine et Hippocrate et « Hippocrate » : contextualiser le « Père de la médecine » dans l’histoire de l’appropriation des citations. Comment le sociologue Robert Leroux en vient-il à y voir là une obsession contre « la suprématie blanche et le “racisme systémique” » (p. 195) ? Mystère, comme on dirait à Delphes !

L’auteur martèle que « la théorie postmoderne […] est dominante sur les campus » (p. 22), que les collègues y résistant sont « de plus en plus minoritaires » (p. 12, 115-116) et qu’on embauche depuis des décennies des collègues « médiocres » (p. 89-90), privant du coup l’« homme blanc » de postes de professeurs (p. 90). Le sociologue ne démontre jamais de telles affirmations empiriquement, sinon par quelques anecdotes tant de fois entendues et dont il ne présente qu’une facette de l’histoire : le célèbre collège Evergreen et quelques pastiches d’articles publiés dans des revues universitaires. Il suffit ensuite d’affirmer qu’« on peut multiplier les exemples presque à l’infini » (p. 212), pour amplifier le sentiment de menace.

Or environ deux millions d’articles paraissent annuellement dans 30 000 revues savantes, et les États-Unis comptent environ 4 500 établissements d’études supérieures, dont quelques centaines ayant des études afro-américaines ou sur le genre, mais aussi 1 700 programmes de Master Business and Administration (MBA), 480 Business Schools, 67 académies militaires, 200 établissements chrétiens et des dizaines de programmes en études stratégiques. Quelle est alors la signification réelle des anecdotes présentées comme la preuve que tout va mal ? Robert Leroux prétend défendre le « réalisme », mais la réalité universitaire – plurielle et complexe – ne l’intéresse pas.

À le croire, les spécialistes en études féministes, autochtones et sur le racisme seraient de médiocres universitaires. Comment le sait-il ? Par un subtil sophisme : puisque l’« affirmative action » punit « les individus les plus doués, les plus travailleurs, au profit de ceux qui sont issus de groupes minoritaires » (p. 97), il faut comprendre que les collègues membres de groupes minoritaires seraient médiocres et usurperaient le poste que devraient occuper des hommes blancs, évidemment doués et travaillants.

Quant aux étudiant⋅e⋅s, le sociologue rappelle qu’Hippolyte Taine les considérait comme l’incarnation du « comble de la paresse, de la bêtise, de la platitude » (p. 83-84). L’auteur les présente aujourd’hui comme une bande de paresseux⋅ses ne lisant plus les « grandes oeuvres » que les professeur⋅e⋅s ne leur enseigneraient plus, préférant jouer en classe le rôle d’« idéologues et de charlatans » se contentant d’exprimer des « opinions » et des « émotions » (p. 11), comme l’affirmaient déjà Allan Bloom dans les années 1980 et Alain Finkielkraut dans les années 1990. Par quelle méthode d’enquête sait-on tout cela ? Mystère, une fois de plus ! Sait-il seulement qu’il existe des dizaines de programmes d’études des « grands livres », dont un à l’Université de Chicago, où enseignait le fabulateur Allan Bloom ! L’auteur ose-t-il des distinctions entre le mouvement étudiant québécois, français ou étatsunien ? Surtout pas ! Parle-t-il des associations multimillionnaires de la jeunesse conservatrice actives sur les campus aux États-Unis pour lutter contre l’avortement ou des néonazis qui s’y manifestent, y compris le groupe Atomwaffen Division au collège Evergreen ? Bien sûr que non.

L’auteur reproche à ses adversaires leurs « discours creux » qui n’apporteraient « rien d’original », leurs « mensonges, railleries, exagérations, jugements hyperboliques » et l’usage de « néologismes » (p. 43), mais tous ces problèmes minent son essai. L’auteur n’y apporte rien d’original, carbure aux déclarations sans fondement, jongle avec des néologismes mal définis (« néoféminisme », « woke ») et manie l’hyperbole : l’université est « en ruine » (p. 14), le postmodernisme « se propage tel un microbe » (p. 50, 202), la culture woke est une « peste intellectuelle » (p. 176). L’auteur conclut en se réjouissant que « des voix commencent à s’élever » contre la menace (p. 222). « Commencent » ? Il cite lui-même de telles voix qui résonnaient dès les années 1960 (par exemple, Raymond Aron). Bref, cet essai confirme par l’absurde ce que son auteur affirmait dans Le Journal de Montréal en 2021 : le professeur d’université serait devenu un « fabulateur pathologique ».