Corps de l’article

1. Introduction

Archambault (1960, 1987) définit les « nappes en creux » comme des anomalies hydrogéologiques majeures, très répandues en Afrique subsaharienne semi-aride, se traduisant par des courbes piézométriques fermées et concentriques, des creux très accentués pouvant atteindre plusieurs dizaines de mètres au-dessous du niveau normal de la nappe. Les connaissances sur ces types de nappe se sont enrichies de nombreux travaux dont Degallier (1962), Depagne (1967), Dienget al. (1990), Ngounou Ngatcha (1993), Aranyossy et Ndiaye (1993), Favreauet al. (2002), Leblancet al. (2003), Gaultier (2004).

Les anomalies piézométriques dans la nappe du Logone-Chari-Tchad ont été mises en évidence par Biscaldi (1970) et Tillement (1970). Ces auteurs ont tenté d’expliquer ces anomalies en s’appuyant sur le schéma proposé par Archambault (1960) : température annuelle élevée et siccité extrême de l’atmosphère induisent une forte évapotranspiration potentielle, susceptible d’être à l’origine des nappes libres déprimées pour des aquifères peu perméables à recharge faible ou nulle. En Europe et en Amérique, des dépressions piézométriques sont aussi observées, mais ce sont les prélèvements qui sont la cause. Dans la zone sahélienne où l’exhaure est insignifiante au regard des réserves des aquifères concernés, la surexploitation ne peut être en aucun cas retenue (Aranyossyet al., 1989).

Malgré les nombreuses hypothèses développées jusqu’à ce jour, des divergences d’opinion relatives aux processus de mise en place des « nappes en creux » subsistent. Les anomalies piézométriques observées en Afrique ne s’expliquent pas toutes par la même et unique cause. Une explication générale de ce phénomène de « nappes en creux » réside dans une approche pluridisciplinaire qui consistera à chercher, pour chaque cas, la cause la plus significative.

L’objectif du présent article est de restituer les « nappes en creux » observées dans la nappe du Logone-Chari-Tchad dans leur contexte hydrogéologique et d’évaluer l’apport des isotopes de l’environnement dans l’explication de leurs processus de formation.

2. Cadre géologique et hydrogéologique

La zone d’étude appartient au Grand Yaéré, plaine d’environ 8 000 km2 située dans la partie camerounaise de la cuvette tchadienne, successivement inondée chaque année par les pluies et surtout les débordements du Logone qui s’y accumulent dès le mois d’août et subsistent jusqu’en janvier‑ février (Figure 1).

Figure 1

Localisation de la zone d’étude et principales unités morphologiques du Grand Yaéré.

Location of the study area and main morphological units of the Grand Yaéré.

Localisation de la zone d’étude et principales unités morphologiques du Grand Yaéré.

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Le climat de type soudanien au sud à soudano‑sahélien au nord est caractérisé par deux saisons bien distinctes (saison pluvieuse, de mai à septembre, et saison sèche, d’octobre à avril). Les précipitations annuelles diminuent du sud (900 mm) vers le nord (400 mm). La température moyenne annuelle varie entre 26 et 28 °C. La moyenne mensuelle du mois d’avril peut atteindre jusqu’à 34 °C. L’évaporation est intense (ETP Thornthwaite supérieure à 1 800 mm entre Maroua et N’Djamena).

Les types de sols dominants sont les vertisols et les argiles noires hydromorphes (Brabant et Gavaud, 1985). Les sols hydromorphes montrent en saison sèche des fentes de dessiccation dans lesquelles pénètre l’eau pluviale en début de saison pluvieuse. Cette eau provoque le gonflement du sol, la fermeture des fentes et une diminution de la perméabilté en surface.

La végétation est très clairsemée et marquée par une prairie marécageuse. L’absence de couvert végétal réduit la transpiration. Les principales cultures sont le mil et le sorgho.

Le Grand Yaéré est une région subhorizontale sans relief, à l’exception de quelques remontées du socle qui affleurent en inselberg à Waza. L’écoulement de surface, qui est tributaire des précipitations, y est très diffus et le réseau hydrographique, à l’exception du Logone, est marqué par des cours d’eau temporaires localement appelés Mayo, équivalents des oueds en Afrique du Nord.

Du point de vue hydrogéologique, les aquifères du Continental terminal et du Crétacé sont mal connus. L’aquifère du Quaternaire constitue l’unité hydrogéologique la plus remarquable de tout le bassin tchadien. Il est continu de Yagoua jusqu’aux abords du lac Tchad. Il est fortement exploité pour les besoins en eaux des populations. Le Quaternaire consiste en une série largement étalée de sédiments détritiques comprenant des couches intercalées de sables, de limons argileux et d’argiles souvent remaniées, fluviatiles, lacustres et éoliennes. L’épaisseur moyenne de ces sédiments sous la surface du sol est de 60 m et peut atteindre plus de 100 m à certains endroits.

Les valeurs de pH sont, pour la plupart, comprises entre 6 et 8,5, la gamme de pH neutres étant la plus importante. Les températures de l’eau oscillent entre 22 et 34 °C, les valeurs les plus abondantes sont situées entre 28 et 31 °C. Biscaldi (1970) indique que les faibles conductivités électriques se trouvent dans les zones d’infiltration et les zones de drainage, tandis que les fortes conductivités électriques correspondent aux zones de « dépression fermées ».

3. Méthodologie

Entre 1967 et 1969, de nombreux points d’eau ont fait l’objet de mesures périodiques de niveau statique par le BRGM dans le cadre des travaux de cartographie des nappes du Nord Cameroun. Ces mesures ont permis de dresser la carte piézométrique de la nappe du Logone-Chari-Tchad (Biscaldi, 1970; Tillement, 1970). Cette carte (Figure 2) met en évidence des zones déprimées de la surface piézométrique, interprétée comme des dépressions fermées.

Figure 2

Carte piézométrique de la nappe du Logone-Chari-Tchad (modifiée, d’après Biscaldi, 1970).

Piezometric map of the Logone-Chari-Chad water table (modified, from Biscaldi, 1970).

Carte piézométrique de la nappe du Logone-Chari-Tchad (modifiée, d’après Biscaldi, 1970).

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Les sondages ayant permis la construction de la carte piézométrique de la figure 2 n’étant plus retrouvables sur le terrain, les points d’eau utilisés dans ce travail ont été sélectionnés à la suite de nos visites de terrain et à l’aide des fiches techniques qui incluent le nivellement par GPS des points d’eau établis dans le cadre de divers projets d’hydrauliques urbaines et rurales qui ont été réalisés de 1984 à 1990.

En raison de la complexité des systèmes aquifères du Quaternaire (Ngounou Ngatcha, 1993) et d’un suivi insuffisant, les dépressions situées au Nord du 12e parallèle ne sont pas traitées ici, malgré leur intérêt. La présente étude est consacrée aux dépressions observées dans l’axe Tagawa-Am Talia, entre Louba-Louba et Andirni, ainsi qu’au voisinage de Yagoua. Les profondeurs du niveau d’eau y sont respectivement de 60 m, 40 m et 30 m.

Les phénomènes évaporatoires ont été généralement évoqués dans l’explication de ces zones déprimées. Fontes (1989) indique qu’il n’existe pas pour le moment de modèles simples pour estimer l’évaporation à partir de la composition isotopique d’une nappe phréatique. Par contre, dans les zones arides et semi-arides, quelques études ont été menées à partir des profils isotopiques obtenus dans la zone non saturée (Fonteset al., 1986; Barnes et Allison, 1983; Aranyossyet al., 1989; Aranyossy et Gaye, 1992; Aranyossy et Ndiaye, 1993; Simmerset al., 1997; Edmundset al., 2002).

Dans le cadre de ce travail axé essentiellement sur la zone saturée, nous utilisons :

  • l’étude géologique et hydrogéologique pour expliquer la structure des alluvions et éclairer le fonctionnement hydrodynamique des nappes;

  • l’étude des isotopes de l’environnement pour préciser les observations géologiques et hydrogéologiques ainsi que pour identifier l’origine des eaux et leurs processus de renouvellement.

Les régions arides et semi-arides présentent des conditions « idéales » pour compléter les méthodes classiques à l’aide des techniques isotopiques. Les isotopes stables devraient permettre de distinguer les eaux marquées par les variations saisonnières des teneurs liées à celles des températures et qui ont résidé quelques mois dans l’aquifère. D’après Fontes (1989), le tritium peut être utilisé pour déterminer l’époque et le mode de recharge ainsi que le régime de circulation de l’eau dans les réservoirs. Ces données sont indispensables à la gestion rationnelle des ressources en eau, notamment pour la définition des conditions aux limites lors de la modélisation des aquifères.

Au total, 27 points d’eau (8 forages et 19 puits) ont été sélectionnés en bordure et dans le centre des dépressions. Quatre campagnes de prélèvements d’échantillons d’eau (septembre-octobre 1989, juin 1990, octobre 1990 et mars-avril 1991), qui se regroupent en deux cycles hydrologiques (juin 1989 à mai 1991), ont été effectuées. Avant les prélèvements, un pompage prolongé à l’aide d’une motopompe dans les puits et des pompes installées sur les forages a le plus souvent été effectué de manière à obtenir un échantillon vraiment représentatif de l’eau de la nappe.

Les mesures pratiquées sur le terrain concernent le niveau statique. L’absence d’un réseau piézométrique dans la zone d’étude n’a pas permis de collecter suffisamment de données permettant de construire une carte piézométrique comparable à celles de Biscaldi (1970) et Tillement (1970). Toutefois, les mesures de niveaux statiques ont été effectuées dans des points d’eau témoins afin d’avoir une vue sur les variations des niveaux piézométriques dans le temps.

Les analyses de laboratoire portent sur l’oxygène‑18, le deutérium et le tritium. Elles ont été effectuées dans le laboratoire d’hydrologie de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) à Vienne en Autriche dans le cadre du projet RAF/8/012 de l’AIEA. Les données obtenues sont consignées dans les tableaux 1a et 1b. Les teneurs en oxygène‑18 et en deutérium ont été mesurées par spectrométrie de masse. Les résultats sont exprimés en δ ‰ vs. V-SMOW. Les précisions sur les mesures sont de ± 0,1 δ ‰ pour l’oxygène‑18 et de ± 1 δ ‰ pour le deutérium. Les teneurs en tritium ont été mesurées par comptage de scintillations en phase liquide et exprimées en unités tritium (UT) avec une incertitude de ± 0,5 UT.

Tableau 1a

Résultats des analyses isotopiques localisées dans la zone déprimée du Grand Yaéré (a : nappes superficielles).

Isotopic analysis results for the « Grand Yaéré » depressed zone (a: shallow aquifer).

Localités

Type ouvrage

Date de prélèvement

Oxygène-18

18O ‰ vs. SMOW)

Deutérium

2H ‰ vs. SMOW)

Tritium (UT)

Ardori

P

01/11/89

‑4,63

‑30,30

12,60

 

 

25/06/90

‑4,48

‑30,60

13,70

 

P

03/10/90

‑0,77

‑3,60

n.d.

Diéguere

 

27/03/91

‑0,37

‑4,00

n.d.

 

F

22/06/90

‑0,13

‑3,60

36,30

Fadaré

P

01/11/89

n.d.

n.d.

22,80

Guirvidig

P1

01/11/89

‑2,94

‑19,40

6,10

 

P2

05/10/90

‑1,79

‑16,80

4,60

Ngaba

P

22/06/90

n.d.

n.d.

28,80

Omaka

P1

01/11/89

‑3,53

‑21,70

23,90

 

P2

25/06/90

‑2,80

‑22,80

21,80

 

 

22/06/90

‑0,51

‑7,40

35,50

Tchédé

P

03/10/90

‑0,21

‑7,20

n.d.

 

 

27/03/91

‑0,26

‑6,50

n.d.

Vinguéleri

P

10/07/90

‑2,81

‑21,40

n.d.

 

 

30/03/91

‑3,68

‑25,20

n.d.

 

 

01/04/87**

‑3,79

‑23,40

n.d.

Waza

P

01/11/89

‑3,73

‑23,00

30,30

 

 

25/06/90

‑3,77

‑22,90

28,50

 

 

07/10/90

‑2,89

‑20,10

n.d.

Zina

P

27/03/91

‑2,91

‑19,10

48,86

P = Puits (well); F = Forage (borehole); P1 et P2 = Puits distincts dans la même localité (different well in the same locality); NS/Sol = Niveau statique par rapport à la surface du sol (Static level with regards to the topography).

n.d. : donnée non disponible (data not available).

** Analyse faite par Aranoyssy sur un échantillon prélevé au cours d’une mission de reconnaissance en vue de l’extension du projet RAF/8/012 au Nord Cameroun.

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Tableau 1b

Résultats des analyses isotopiques localisées dans la zone déprimée du Grand Yaéré (b : nappes profondes).

Isotopic analysis results for the « Grand Yaéré » depressed zone (b: deep aquifer).

Localités

Type ouvrage

Date de prélèvement

Oxygène-18

18O ‰ vs. SMOW)

Deutérium

2H ‰ vs. SMOW)

Tritium

(en UT)

Alagarno

P

31/10/89

‑4,59

‑29,00

1,00

 

 

30/03/91

‑4,43

‑31,70

1,00

 

P

30/10/89

‑4,91

‑33,90

0,20

Andirni

 

30/03/91

‑4,87

‑33,60

0,60

 

F

30/03/91

‑5,11

‑36,40

0,30

Boundérie

P

01/11/89

‑4,28

‑31,10

0,40

Djemegana

F

05/10/90

‑4,84

‑37,10

n.d.

 

P

30/03/91

‑4,29

‑28,10

n.d.

Djiddel

F

05/10/90

‑4,09

‑26,00

n.d.

 

 

27/03/91

‑4,02

‑27,30

n.d.

 

F1

05/10/90

‑4,85

‑32,90

n.d.

Guingley

 

30/03/91

‑4,73

‑29,20

0,20

 

F2

05/10/90

‑4,19

‑29,40

0,30

Habilé

P

30/10/89

‑4,94

‑32,70

n.d.

 

 

30/06/90

‑4,93

‑31,70

0,10

Louba-Louba

P

30/10/89

‑5,00

‑33,00

2,60

 

 

30/03/91

‑4,93

‑31,10

2,60

Magaldao

P

30/10/89

‑5,35

‑35,30

n.d.

 

F

30/03/91

‑5,29

‑33,60

n.d.

Nguerme

F

27/03/91

‑4,64

‑33,60

0,43

 

 

01/11/89

‑6,06

‑46,30

0,80

Tagawa

P

25/06/90

‑6,03

‑45,20

0,60

 

 

07/10/90

‑4,91

‑42,00

n.d.

Touchki

P

01/11/89

‑5,12

‑38,40

0,50

 

 

25/06/90

‑5,17

‑39,60

0,40

P = Puits (well); F = Forage (borehole); F1 et F2 = Forages distincts dans la même localité (different borehole in the same locality); NS/Sol = Niveau statique par rapport à la surface du sol (Static level with regards to the topography).

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4. Résultats et interprétations

4.1 Hypothèses géologiques et hydrogéologiques

Biscaldi (1970) et Tillement (1970) considèrent la nappe du Logone-Chari-Tchad comme une nappe libre généralisée monocouche. Grâce à l’acquisition de nombreuses données, notamment les corrélations des logs lithologiques des forages, les interprétations des essais de puits, les analyses chimiques au cours des projets d’hydraulique villageoise, les caractéristiques géologiques et hydrogéologiques des aquifères du Quaternaire ont été précisées. Dans la zone déprimée de la surface piézométrique, l’eau serait contenue dans les nappes perchées et les nappes sous-fluviales qui forment des nappes superficielles ainsi que dans les niveaux profonds du Quaternaire qui sont considérés comme des nappes profondes (Ngounou Ngatcha, 1993).

Ngounou Ngatchaet al. (2001) font remarquer que la zone déprimée a été le siège de mouvements épirogéniques, sensibles vers la fin du Mésozoïque et au début du Cénozoïque, qui ont engendré le fossé de Ngodeni. L’aire d’extension du fossé de Ngodeni est marquée au niveau de la surface du sol entre Koussérie et Yagoua par des dépressions géologiques occupées par des lacs (région de Kalfou-Yagoua) ou des mares (Yaéré stricto sensu). Les zones de dépression géologique coïncident avec les zones de dépression piézométrique. Les apports lacustres liés à l’affaissement des terrains ont été suivis probablement de venues fluviatiles, ce qui s’est traduit dans le secteur par la superposition de deux niveaux aquifères séparés par une couche argileuse semi-perméable pouvant diviser localement la nappe en étages indépendants (Figure 3). Des fluctuations piézométriques saisonnières de 1,5 m à 3 m ont été observées dans les nappes superficielles. Dans les nappes profondes, elles sont de l’ordre de 0,2 m à 0,3 m (NgounouNgatcha, 1993).

Figure 3

Diagramme schématique du système aquifère alluvionnaire du Quaternaire dans la plaine des Yaérés (d’après Ngounou Ngatcha, 1993).

Schematic diagram of the Quaternary aquifer in the Yaérés plain (from Ngounou Ngatcha, 1993).

Diagramme schématique du système aquifère alluvionnaire du Quaternaire dans la plaine des Yaérés (d’après Ngounou Ngatcha, 1993).

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Les variations annuelles et interannuelles de la piézométrie observées entre 1967 et 1968 par l’UNESCO (1969), celles de Naah entre 1984 et 1987 ainsi que celles réalisées dans cette étude entre 1989 et 1992 (Tableau 2) et contrôlées à la suite de visites de terrain en 1998 et 1999 aux mêmes points de mesure ne font ressortir aucun abaissement à caractère permanent dans les points d’eau profonds situés dans la zone d’étude. On peut remarquer un niveau général très stable dans la nappe profonde, sur lequel viennent se greffer les fluctuations saisonnières qui ne sont très sensibles que dans les nappes superficielles. Tout se passe comme si plus les profondeurs des niveaux statiques augmentent, moins les variations de niveau deviennent significatives, ce qui peut aussi signifier que plus la profondeur du niveau croît, plus l’effet de l’évapotranspiration décroît jusqu’à une certaine profondeur à partir de laquelle la nappe tend à rester en équilibre.

Tableau 2

Niveaux statiques dans quelques ouvrages situés dans la zone déprimée.

Static levels of some wells and boreholes located in the depressed zone.

Localités

Type nappe

Type ouvrage

Profondeur

(en m)

Niveau statique

(en m)

Date de mesure

Ardori

NS

P

28,80

26,50

27,10

26,80

30/10/89

22/06/90

30/10/90

Omaka

NS

P

15,00

9,00

10,20

8,95

30/10/89

22/06/90

30/10/90

Waza

NS

P

15,00

8,00

12,10

30/10/89

22/06/90

Alagarno

NP

P

51,30

48,50

49,00

47,83

31/10/89

22/06/90

30/10/90

Andirni

NP

P

52,00

46,00

45,95

45,90

30/10/89

22/06/90

30/10/90

Louba-Louba

NP

P

44,00

39,00

39,20

37,80

39,00

30/10/89

22/06/90

30/10/90

27/03/91

Tagawa

NP

P

90,00

53,22*

53,00

55,70

53,80

22/01/68*

01/11/89

07/10/90

30/03/91

Touchki

NP

P

63,50

43,00

42,80

44,20

42,75

01/11/89

25/06/90

07/10/90

30/03/91

NS = Nappe superficielle (shallow groundwater); NP = Nappe profonde (deeper groundwater); P = Puits (Well);

* Cette valeur est tirée de Biscaldi (1970) (This value is from Biscaldi, 1970).

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Par ailleurs, en se plaçant dans le cas d’une zone de dépression caractérisée par une nappe libre généralisée monocouche, et au regard des mesures des niveaux statiques du tableau 2, nous remarquons qu’on passe d’un niveau piézométrique de l’ordre de 301 m à Waza et Omaka à un niveau piézométrique de 253 m à Tagawa (Figure 4). Les distances qui séparent Tagawa de Waza et Omaka ne sont respectivement que de 2 km et de 4 km environ. Cette situation est identique entre Tchédé (niveau piézométrique, 298 m) et Andirni (niveau piézométrique 304,5 m) ou Alagarno (niveau piézométrique 269 m). Sur une distance d’environ 2 à 4 km seulement entre deux points d’eau, les gradients hydrauliques varient entre 8 ‰ et 22 ‰. Avec des gradients hydrauliques aussi élevés, on s’attendrait, dans le schéma de nappe monocouche proposé par Biscaldi (1970) à ce que la vitesse de l’eau infiltrée soit aussi plus grande et que toute vidange dans les niveaux profonds soit rapidement compensée. Ceci n’est pas le cas. La faible perméabilité de la formation argileuse qui sépare les alluvions superficielles et profondes pourrait expliquer de tels gradients. Comme la fluctuation de la surface piézométrique est moins forte en profondeur qu’en surface, les nappes superficielles se vidangent probablement assez vite en comparaison aux nappes profondes et la circulation des eaux y est plus rapide.

Figure 4

Coupe géologique suivant l’axe A-B de la figure 1 indiquant des niveaux statiques, des faciès chimiques et des teneurs en isotopes dans quelques puits situés dans la zone déprimée.

Geological section A-B (from Figure 1) showing the static water table levels, the chemical facies and the isotopic concentration in some wells located in the depressed zone.

Coupe géologique suivant l’axe A-B de la figure 1 indiquant des niveaux statiques, des faciès chimiques et des teneurs en isotopes dans quelques puits situés dans la zone déprimée.

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D’un point de vue hydrochimique, Ngounou Ngatcha (1993) ainsi que Njitchoua et Ngounou Ngatcha (1997) notent une stratification des eaux de la nappe du Logone-Chari-Tchad avec des eaux bicarbonatées calciques en surface (nappes superficielles) et des eaux bicarbonatées sodiques en profondeur (nappes profondes). Ngounou Ngatcha (1993) explique cette stratification par la présence de la couche argileuse semi-perméable qui sépare les deux niveaux aquifères et qui est le siège des processus d’échange de base.

En somme, l’absence de dépendance nette entre les niveaux piézométriques superficiels et les niveaux profonds remet en question l’existence d’une nappe généralisée monocouche dans le Grand Yaéré.

4.2 Étude par l’oxygène-18 et le deutérium

Les teneurs isotopiques des précipitations représentent la fonction « entrée » actuelle des aquifères et constituent ainsi une référence pour l’interprétation des teneurs isotopiques des eaux souterraines. Dans notre zone d’étude, les précipitations n’ont pas fait l’objet de mesures isotopiques. Pour combler cette lacune, nous nous référons à la chronique mensuelle de l’AIEA à N’Djamena (à moins de 100 km de la région étudiée) entre 1965 et 1978 (AIEA, 1992).

Les pluies de N’Djamena s’alignent approximativement sur une droite δ 2H = 6,3 δ 18O + 4,2 (Leduc et al., 2000). L’intersection de cette droite avec la droite météorique mondiale (δ 2H = 8 δ 18O + 10) donne la teneur moyenne en 18O (‑3,40 ‰) de la masse d’air humide qui est à l’origine des précipitations tombant sur la région étudiée.

Les résultats montrent que dans les aquifères du Quaternaire de la zone d’étude, les teneurs en 18O s’établissent entre ‑4,63 ‰ et 0,77 ‰ pour les nappes superficielles et ‑6,06 ‰ et ‑4,94 ‰ pour les nappes profondes et les teneurs en 2H entre ‑30,60 ‰ et ‑3,60 ‰ pour les nappes superficielles et ‑46,30 ‰ et ‑27,30 ‰ pour les nappes profondes.

Les teneurs en isotopes sont distribuées selon deux droites de régression linéaire (Figure 5) dont les pentes sont différentes de celles des pluies de N’Djamena.

Figure 5

Relation oxygène-18/deutérium des eaux souterraines des niveaux aquifères superficiels et profonds dans la zone déprimée.

Correlation between δ 18O and δ 2H values of the shallow and the deep groundwater in the depressed zone.

Relation oxygène-18/deutérium des eaux souterraines des niveaux aquifères superficiels et profonds dans la zone déprimée.

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Les points de la nappe superficielle s’alignent sur une droite de pente égale à 5,60. Cette pente est inférieure à celle des eaux météoriques mondiales. La droite des eaux profondes est sensiblement parallèle à la droite météorique mondiale. Les trois points encadrés sur la figure 5, qui se détachent du reste, ont été obtenus à Tagawa dans un puits non entretenu, probablement pollué où en raison de la profondeur du niveau statique (-53 m) il n’a pas été possible de réaliser un pompage.

On attribue les pentes différentes au phénomène d’enrichissement dû à l’évaporation de la précipitation au cours de sa chute vers le sol. De plus, dans la région, la répartition des précipitations dues à la mousson peut être fortement modifiée par les lignes de grains qui se déplacent d’est en ouest et les conditions d’apparition des averses correspondantes peuvent modifier profondément la composition isotopique des précipitations et des eaux souterraines (El Tayeb, 1993; Taupinet al., 1995).

En outre, la pente de la droite qui est voisine de celle de la droite météorique mondiale et supérieure à la pente de précipitation de N’Djamena laisse penser que les eaux de la nappe profonde se sont infiltrées très rapidement sous un climat moins chaud et à une température plus basse que celle de 1965-1978 (El Tayeb, 1993) ou qu’il s’agit des eaux fossiles qui ne dépendent pas du cycle hydrologique actuel (Edmundset al. 2002). Ainsi, les eaux qui ont contribué à la recharge de la nappe profonde n’ont pas subi d’évaporation en cours de chute. Par conséquent, l’appauvrissement en isotopes lourds des eaux souterraines des niveaux superficiels vers les niveaux profonds témoigne sans doute d’une moindre contribution des pluies actuelles à la recharge de la nappe profonde, et donc la présence d’un stock d’eau probablement plus ancien.

L’effet d’enrichissement par évaporation lors de l’infiltration des eaux est plus marqué dans les nappes superficielles, dont les niveaux piézométriques sont situés à moins de 20 m par rapport à la surface du sol. Ngounou Ngatcha (1993) indique que les chlorures qui sont de bons marqueurs de l’influence de l’évaporation sont en très faibles concentrations dans les eaux des aquifères du Grand Yaéré. Onugba (1990) remarque que dans les systèmes aquifères de la Haute Bénoué (Nigeria), la profondeur moyenne jusqu’à laquelle l’évaporation peut exercer son influence est de 8 à 10 m. Les études isotopiques faites au Mali (Aranyossyet al., 1989) ainsi qu’au Nigéria (Edmundset al., 2002) indiquent que l’enrichissement isotopique est important jusqu’à 10‑12 m de profondeur et qu’il peut affecter certains échantillons jusqu’à 18‑20 m. En effet, le flux évaporatoire, estimé à 500 mm/an à un mètre de la surface du sol, n’est que de quelques dixièmes de mm/an au-delà de 20 m (Coudrain-Ribsteinet al. 1998).

4.3 Étude par le tritium

Les teneurs en tritium dans les précipitations ont beaucoup diminué ces dernières années en Afrique comme dans les autres régions du monde. Elles représentent des valeurs de 5 à 10 UT en 1988 au Sénégal, de 9 à 16 UT en 1988 au Nigeria, 11 UT en 1990 au Soudan (El Tayeb, 1993). Une chronique des moyennes mensuelles des teneurs en tritium des pluies existe à N’Djamena pour la période de 1953-1985 (AIEA, 1992).

Pour ce qui concerne les eaux souterraines étudiées, trois groupes se distinguent en fonction de leurs teneurs en tritium par rapport aux teneurs actuelles relevées dans les pluies :

  • > 15 UT, supérieures à la teneur des précipitations actuelles;

  • 4 - 15 UT, comparables aux teneurs des précipitations actuelles;

  • < 4 UT, inférieures aux teneurs des précipitations actuelles.

L’activité en tritium inférieure à 4 UT correspond à des teneurs dans les précipitations d’avant les essais thermonucléaires, et donc à une recharge avant 1953. L’interprétation des teneurs supérieures à 4 UT est délicate en raison de la diminution importante des concentrations en tritium observée dans les pluies depuis l’arrêt des essais thermonucléaires. La corrélation entre les teneurs en tritium et en oxygène-18 (Figure 6) montre qu’on a deux groupes d’eau correspondant à des périodes de recharge différentes. Les eaux ayant des teneurs en tritium inférieures à 4 UT peuvent être mises en relation avec les teneurs en oxygène‑18 relativement appauvries. Ce phénomène pourrait être rattaché à l’infiltration de ces eaux pendant la période de pluies abondantes des années 1940-1950 ou même plus ancienne, période marquée par moins d’évaporation et plus d’effet de masse. Ces eaux sont caractéristiques des nappes profondes où des variations latérales de faciès des aquifères sont importantes dans le sens d’un enrichissement en argiles; perméabilité réduite et circulation très lente sont liées à un taux de renouvellement faible et par conséquent un temps de séjour plus long.

Figure 6

Corrélation entre teneur en tritium et oxygène-18 ainsi que entre teneur en tritium et niveaux statiques des eaux souterraines des niveaux aquifères superficiels et profonds dans la zone déprimée.

Correlation between 3H and δ 18O content and between the tritium content and the static levels of shallow and deep groundwater in the depressed zone.

Corrélation entre teneur en tritium et oxygène-18 ainsi que entre teneur en tritium et niveaux statiques des eaux souterraines des niveaux aquifères superficiels et profonds dans la zone déprimée.

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Les eaux ayant des teneurs en tritium supérieures à 4 UT se rencontrent dans les nappes superficielles, marquées par une circulation locale plus rapide grâce à une bonne perméabilité des dépôts sédimentaires et, par conséquent, un taux de renouvellement élevé, ce qui est en accord avec les fluctuations élevées observées au niveau de ces nappes.

En outre, aucun lien n’existe entre des teneurs en tritium et niveau statique (Figure 6). Toutefois, dans la zone d’étude, les premiers 20 m sont caractérisés par de faibles teneurs en tritium. Á 30 m de profondeur et au-delà, les teneurs en tritium sont inférieures à 4 UT. Ceci est en conformité avec la stratification des eaux en deux nappes.

La distribution géographique des teneurs en tritium (Figure 7, exécutée à partir de l’axe CD sur la figure 2) fait apparaître une évolution particulière : les échantillons ayant des teneurs en tritium faibles (0,2 UT à 2,6 UT) dans l’axe des dépressions (nappes profondes) et des teneurs plus élevées (4,6 UT à 48,9 UT) en bordure des dépressions (nappes superficielles). Ceci permet d’affirmer que l’on se trouve en présence d’eaux d’âges différents ayant des périodes et épisodes de recharge différents. Ces arguments apportés par les teneurs en tritium rejoignent ceux suggérés par les isotopes stables ainsi que l’hydrodynamique.

Figure 7

Distribution géographique des teneurs en tritium et allure de la surface piézométrique suivant la coupe C-D de la figure 2.

Geographical distribution of tritium content and shape of piezometric surface following the section C-D from Figure 2.

Distribution géographique des teneurs en tritium et allure de la surface piézométrique suivant la coupe C-D de la figure 2.

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Le schéma conceptuel de synthèse de la circulation générale des eaux souterraines dans la zone déprimée du Grand Yaéré en bordure du cordon sableux Limani-Yagoua est donc le suivant (Figure 8) :

  • la bordure des dépressions est caractérisée par des nappes superficielles (nappes perchées et nappes sous-fluviales) accessibles par des puits de faibles profondeurs. Ces nappes se biseautent sur un substratum semi-perméable;

  • dans l’axe des dépressions, les nappes sont profondes. L’eau souterraine peut alors difficilement être exploitée autrement que par forages;

  • la construction de la carte piézométrique de la nappe du Logone-Chari-Tchad par certains auteurs, sans tenir compte de la différenciation de ces deux nappes, a conduit à considérer l’existence dans le Gand Yaéré de dépressions plus profondes qu’elles ne le sont en réalité;

  • cette carte piézométrique faisant apparaître des dépressions fermées dont les points les plus bas atteignent 60 m sous la surface du sol s’interprète difficilement dans l’hypothèse d’une reprise évaporatoire;

  • seules les nappes superficielles, dont les niveaux statiques ne sont situés qu’à moins de 20 m, présentent des eaux avec des teneurs en isotopes stables indiquant qu’elles ont été rechargées par des précipitations ou des eaux marquées par l’évaporation.

Figure 8

Schéma conceptuel de synthèse de la circulation générale des eaux souterraines dans la zone déprimée du Grand Yaéré en bordure du cordon sableux Limani-Yagoua suivant l’axe A’–B’ de la figure 1.

Conceptual map of the general groundwater circulation in the «Grand Yaéré» depressed zone along the Limani-Yagoua mega sand-ridge following the section A’-B’ from Figure 1.

Schéma conceptuel de synthèse de la circulation générale des eaux souterraines dans la zone déprimée du Grand Yaéré en bordure du cordon sableux Limani-Yagoua suivant l’axe A’–B’ de la figure 1.

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5. Conclusion

L’utilisation de l’hydrogéologie et des isotopes de l’environnement a conduit à remettre en question la cause des grandes profondeurs des niveaux statiques observées par certains auteurs dans les dépressions piézométriques de la nappe du Logone-Chari-Tchad.

Les données géologiques et hydrogéologiques mettent en évidence dans la zone déprimée de la surface piézométrique deux nappes superposées (superficielles et profondes). L’équilibre de ce système aquifère est lié à la pluie. Une diminution de celle-ci, qui se traduit par un déficit de pluie efficace annuelle, peut provoquer un abaissement de la surface piézométrique. La fluctuation annuelle de la surface piézométrique est plus forte dans les nappes superficielles que dans les nappes profondes.

L’analyse des relations oxygène-18/deutérium montre que les effets d’enrichissement par évaporation lors de la recharge des nappes sont plus marqués dans les eaux des nappes superficielles dont la profondeur des niveaux piézométriques ne dépasse pas 20 m par rapport à la surface du sol. Les « dépressions fermées » dont les points les plus bas atteignent 60 m sous la surface du sol s’interprètent difficilement dans l’hypothèse d’une reprise évaporatoire. L’appauvrissement des teneurs en isotopes stables avec la profondeur rend compte de l’existence d’une stratification des eaux en rapport avec le système bicouche.

La distribution des teneurs en tritium confirme le cloisonnement des aquifères : superficiels dans lesquels on rencontre des eaux modernes, et profonds avec des eaux plus anciennes. Les divers types d’eau correspondent à des modes et à des épisodes de recharge distincts.

Il résulte de cette étude que l’absence de dépendance nette entre les niveaux piézométriques superficiels et les niveaux profonds place le problème des anomalies piézométriques du Grand Yaéré dans un contexte totalement différent de celui des anciens auteurs dont les interprétations se sont appuyées sur l’existence d’une nappe libre généralisée monocouche. À l’avenir, la construction de la carte piézométrique de la nappe du Logone-Chari-Tchad doit tenir compte de la structure des deux nappes superposées.

Il serait intéressant d’appliquer les études isotopiques aux dépressions signalées au nord du 12e parallèle pour voir si ce mode de fonctionnement est caractéristique de la partie camerounaise de la cuvette tchadienne ou, au contraire, s’il est une particularité du Grand Yaéré. Par ailleurs, une étude des profils évaporatoires dans la zone non saturée, dans ce secteur du bassin du lac Tchad, est importante pour avoir une estimation de la profondeur jusqu’à laquelle l’influence de l’évaporation est prépondérante dans la région.