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Si l’exécution de la musique est purement sonore, la plupart des oeuvres de la tradition occidentale supposent une étape préalable, leur notation.[1] Il n’existe pas un système de notation musicale, mais une pluralité de notations et de conceptions afférentes. On pourrait énumérer le Jianpu – forme d’écriture chiffrée qui est actuellement la notation d’usage en Chine –, les neumatiques médiévales (diastématique, duplex, triplex, etc.), la notation byzantine ekphonétique, les chiffrages de la basse continue, les tablatures, les grilles de jazz, l’écriture Braille de la musique, etc. Ces systèmes de notation ne recourent pas, ou seulement alternativement, à ce qu’on pourrait appeler l’écriture académique occidentale, grosso modo le système fixé à partir du XVIe siècle qui est enseigné aujourd’hui dans les cours de solfège du conservatoire, avec ses portées de cinq lignes, notes, clés, armures, altérations, compositions et décompositions du temps (noires, croches, blanches, etc.), indications de mesure, de tempo, de mouvement, etc. Ce système sera dorénavant référé comme la notation “traditionnelle” au cours du présent article.

Le but de cet article est de réfléchir aux conditions de possibilité de la notation musicale en général. Que fait-on lorsqu’on note un morceau de musique? Quelles sont les conditions pour qu’une telle pratique soit possible? Que voit-on au juste sur une partition?

Quelques éléments d’analyse de la notation musicale en termes sémiotiques seront proposés ici dans l’espoir ultérieur d’évaluer les différents systèmes les uns par rapport aux autres, voire d’en proposer des améliorations. Il devrait apparaître que l’iconicité est un trait désirable de l’écriture musicale, comme il l’est de la notation logique. À cet égard, l’analogie entre les systèmes de notation logique et musicale servira de guide à la présente étude.[2]

1. Imparfaites en cela que plusieurs

S’il est vrai que la musique est sous certains rapports une sorte de langage, on peut rapprocher les différents types de musique des langues naturelles parlées, et les systèmes de notation des langages écrits. C’est présupposer que la musique peut être écrite. Isidore de Séville déplorait qu’“à moins que les hommes les conservent en mémoire, les sons périssent, car ils ne peuvent être notés.” ([§ III, circa 630] : 2009). Selon toute vraisemblance, certaines informations peuvent néanmoins être couchées par écrit, telles que la hauteur des sons et leur durée. Leur choix fait partie intégrante du problème de la notation.

On reconnaît généralement que la notation “traditionnelle”, à l’image de tout langage naturel, est très imparfait. Intuitivement, on conçoit que parmi les qualités d’une notation figurent sa complétude (le nombre de paramètres qu’elle transcrit), sa précision, sa lisibilité (ou son “évidence” à l’oeil), sa simplicité (un minimum de signes et des signes non composés). Ces critères, qui méritent certes d’être définis, explicités et justifiés, sont à la base d’un système rationnel d’écriture. Or la notation “traditionnelle”, n’ayant pas été développée dans le but de satisfaire de tels critères, est grevée d’imperfections et d’irrégularités constitutives. Dans les termes du musicologue Dahlhaus, le système musical de l’harmonie tonale (avec son tempérament égal) est “un simple compromis, qui cache des tendances contradictoires” (1993 : 31), voire “une fiction acoustique” (ibid. : 189).

Le système “traditionnel” est un système bricolé qui fut amendé au cours de son évolution, ce qui a donné lieu à des aberrations, redondances et équivoques. Il viole les principes évidents d’“éthique” de la notation – un réquisit éminemment peircien. Ainsi, premièrement, un même signe peut référer à deux entités différentes – par exemple l’intervalle entre ré et mi se note de la même façon que l’intervalle entre mi et fa, alors que le premier est d’un ton et le second d’un demi-ton. Et deuxièmement, des graphies distinctes peuvent renvoyer à une même entité : do dièse et ré bémol par exemple en sont venus à désigner la plupart du temps (quand ils sont joués au clavier notamment) la même note. Il est donc commun de considérer à propos de la notation traditionnelle que ses “signes tyranniques ne sont eux-mêmes, le plus souvent, que le résultat très empirique de multiples tâtonnements où alternent les trouvailles de génie et les plus lamentables déficiences du sens commun” (Chailley 1965 : 7).

Face à ce système imparfait – et à d’autres systèmes également insatisfaisants –, nombreux sont les réformateurs qui ont cherché un système préférable, équivalent dans le domaine des langues à une logique. Comme l’a souligné Schönberg : “Le besoin d’une nouvelle notation, ou d’une amélioration radicale de l’ancienne, est plus important qu’il ne semble, et le nombre d’esprits ingénieux qui se sont affrontés à la difficulté est plus grand qu’on ne pourrait le penser” ([1924] 1975 : 7). Une des voies de la rationalisation du système notationnel a privilégié la portée chromatique, c’est-à-dire l’usage de portées avec un ton entre chaque ligne (donc un demi-ton pour chaque note, les altérations devenant de ce fait inutiles).[3]

L’exigence globale est de faire apparaître la “grammaire réelle” de la musique. Par exemple, une des contraintes sera de donner à chacune des douze notes une égale importance, car on suppose que “dans la musique” (ou “dans la nature”, ou “en soi”) aucune note n’a de préséance. Or ce n’est pas le cas dans le système “traditionnel” (où do dièse, ré bémol, ré dièse, etc. apparaissent comme des notes naturelles ayant subi une altération, donc des dérivés d’un matériau plus primitif, les sons de la gamme de do majeur).

Cela suppose qu’il existe une grammaire de la musique, et non simplement de telle musique, de même que la logique suppose qu’il existe une grammaire de profondeur du langage, et non simplement de telle ou telle langue. Si les dix catégories d’Aristote sont dépendantes de la langue grecque, alors elles ne relèvent pas de la logique (ni de la métaphysique) mais de la linguistique. De même, si une notation dépend du goût de certaines sociétés pour une certaine musique, alors elle ne constitue pas une logique de la musique, c’est-à-dire une logique des musiques possibles, une logique des sons.

Le système “traditionnel” a été arrangé pour correspondre à la musique dont il est la notation, de sorte que cette adéquation se fait au prix d’une cécité aux autres “types” de musique. Au contraire de ce qui devrait être le cas, la notation tend à réduire les possibilités d’écriture plutôt qu’à les ouvrir. On pourrait dire que tout se passe comme si les morceaux de musique étaient tous engendrés à partir d’un morceau préécrit (en do majeur) – comme si pour communiquer nous devions toujours utiliser la même phrase, et l’assortir d’une variété de corrections afin d’exprimer aussi bien que possible le message visé.

2. Réquisit d’iconicité des partitions

Mettant à plat la “grammaire réelle” de la musique (si tant est qu’une telle chose existe), les réformateurs ont donc tenté d’élaborer un mode de représentation qui donnerait de la musique une intuition quasi immédiate. Ce que les langages artificiels (du type de l’écriture conceptuelle de Frege, de la notation analytique de Russell ou des inscriptions diagrammatiques de Peirce) sont aux langues naturelles, les systèmes rationnels de musique le seraient à la notation traditionnelle et aux autres systèmes d’écriture historiquement constitués. L’analyse logique permet de déceler sous la grammaire superficielle le fait que deux phrases comme “les Grecs sont mortels” et “l’actuel roi de France est chauve” ont des formes propositionnelles complètement dissemblables (respectivement (∀x, Gx → Mx) et (∃x, Rx&Cx)). De même, un bon système de notation musicale devrait rendre sensible à la simple lecture les caractéristiques structurelles profondes de la musique représentée.

L’analogie entre notation musicale et notation logique, fondée sur la notion d’isomorphisme, a été soulignée par un certain nombre d’auteurs. Même s’il n’est pas le plus clair, Wittgenstein en fait partie :

4.014 Le disque de phonographe, la pensée musicale, la notation musicale [die Notenschrift], les ondes sonores sont tous, les uns par rapport aux autres, dans la même relation représentative interne que le monde et la langue. À tous est commune la structure logique. (Comme dans le conte, les deux jeunes gens, leurs deux chevaux et leurs lis. Ils sont tous en un certain sens un.)

4.0141 Qu’il y ait une règle générale grâce à laquelle le musicien peut extraire la symphonie de la partition, et grâce à laquelle on peut extraire la symphonie des sillons du disque, et derechef, selon la première règle, retrouver la partition, c’est en cela que repose la similitude interne de ces figurations apparemment si différentes. Et cette règle est la loi de projection qui projette la symphonie dans la langue de la notation musicale. C’est la règle de traduction de la langue de la notation musicale dans la langue du disque.

Wittgenstein 1993 : 52

Parmi les logiciens qui ont insisté sur le parallèle entre notation musicale et notation en logique symbolique, Johann Heinrich Lambert a développé la logique symbolique en contribuant au développement des diagrammes et d’une sémiotique. Il critique dans son Neues Organon de 1764 la déficience visuelle de la notation musicale : on ne peut pas lire directement la grammaire des notes à même la partition. Notamment, il y a besoin d’analyser les signes pour déterminer si un intervalle est consonant ou dissonant. C’est selon lui une lacune du système.

Joseph Jastrow, l’élève de Peirce, s’est intéressé au système symbolique de Lambert, et résume le réquisit de la façon suivante :

le système idéal est un système dans lequel les signes des concepts correspondent parfaitement aux choses, de sorte que l’un puisse être mis pour l’autre. Pour cela, il est nécessaire que les relations enveloppées dans les choses soient aussi enveloppées dans les signes. Les notes de musique, les points d’une boussole, les signes du zodiaque, ceux de l’astronomie, de la chimie, etc., etc., sont des exemples de méthodes symboliques.

1886 : 195. Ma traduction

Tout en les qualifiant de symboliques – ce qui n’a bien sûr rien d’erroné –, Jastrow rapproche ces systèmes en raison de leur caractère essentiellement diagrammatique. Aux relations impliquées par les choses correspondent des relations impliquées par les signes : cela définit la classe des diagrammes, qui “représentent les relations, principalement dyadiques, ou considérées comme telles, entre les parties d’une chose, par des relations analogues entre leurs propres parties” (CP 2.277).

Or, s’il est vrai que tout diagramme est par nature une icône, le degré d’iconicité peut varier. L’exigence pour un bon système est qu’il autorise une lecture aussi iconique que possible, c’est-à-dire intuitive, au sens où l’analyse de ses éléments ne serait pas requise. De manière générale : “Un diagramme doit être aussi iconique que possible; autrement dit, il faut qu’il représente les relations par des relations visibles qui leur sont analogues” (CP 4.433). En regardant une bonne partition, on pourrait ainsi “entendre avec l’oeil” (Collins Judd 2000), et non seulement avec l’oreille interne.

3. Sons et couleurs, qualités et rapports

Tout diagramme est une icône, mais les partitions sont iconiques à plusieurs titres : premièrement comme qualisignes, parce qu’elles représentent des qualités sonores; d’autre part comme diagrammes, parce qu’elles représentent des relations entre sons; et troisièmement comme signes de priméité, en représentant de simples possibilités.[4] En effet, l’objet de l’icône est une qualité potentielle non encore attribuée à quelque objet que ce soit : typiquement, une portée musicale représente l’“espace” sonore potentiel où peuvent se réaliser des sons déterminés; même la représentation d’une note ne définit qu’une possibilité qui sera instanciée (avec un timbre déterminé par exemple) de manière indicielle lors de l’exécution musicale proprement dite. On pourrait dire que jouer une oeuvre, c’est la faire passer du statut d’icône à celui d’indice[5] : le ré du trompettiste est un “objet d’expérience direct [qui] attire l’attention sur un objet réel [– en l’occurrence, le ré –] par lequel sa présence est causée” – telle est la définition que Peirce donne du sinsigne indexical rhématique (CP 2.256).

3.1. La qualité sonore

Quant aux sons, leur particularité est de se donner d’emblée de deux manières : d’une part comme qualités, d’autre part comme rapports.

Premièrement, les sons donnent lieu à des sensations, des impressions vécues qualitativement. À ce titre, ils ont la même nature que les goûts, les odeurs et les couleurs : ils emplissent le champ de la conscience aussi longtemps qu’ils sont vécus. Peirce parle d’une note de musique prolongée comme étant “presque autant que possible, un état de sensation purement monadique” (CP 1.303). En outre, il existe un continuum qui permet de passer de n’importe quel son à n’importe quel autre, de sorte qu’on pourrait presque parler d’un espace continu de pure perception. C’est un point que les sons ont en commun avec les couleurs.

Les qualités se fondent les unes dans les autres. Elles n’ont pas d’identité parfaite, mais seulement des ressemblances, ou des identités partielles. Certaines d’entre elles, comme les couleurs et les sons musicaux, forment des systèmes bien compris. Il est probable que si l’expérience que nous en avons n’était pas si fragmentaire, il n’y aurait pas de démarcation abrupte du tout entre elles.

CP 1.418

Les notes de la gamme n’interrompent en effet le continu sonore que de manière abstraite et relativement arbitraire. Elles sont des “habitudes d’action” :

Essayer, par exemple, de compter toutes les teintes de rouge serait futile. Certes, nous comptons les notes de la gamme; mais loin de constituer toutes les hauteurs possibles, ce sont simplement celles qui sont usuellement employées en musique, c’est-à-dire, ce ne sont que des habitudes d’action. Mais le système des nombres ayant été développé durant la période de formation du langage, les mathématiciens l’ont repris, et en généralisant à partir de lui ont créé un système idéal conçu d’après les préceptes qui en découlent.

CP 4.159

La continuité des sons musicaux et celle des teintes semblent se répliquer – au point que Peirce émet l’hypothèse qu’une expérience plus synthétique que la nôtre les percevrait sans solution de continuité. Pour cette raison, l’analogie entre couleurs et sons a été beaucoup exploitée. L’échelle “chromatique” des notes a été nommée d’après le khrôma grec, la couleur dont elle déploie la palette acoustique. Inversement, Newton a identifié sept couleurs fondamentales par référence aux notes de la gamme.

L’analogie avec les couleurs se poursuit. De même qu’il est d’usage de définir une couleur par sa teinte, sa saturation et son intensité, de même un son se définit par sa hauteur, son timbre et son intensité. Pour la lumière, la teinte est le ton de la couleur; la saturation représente la quantité de blanc contenue dans la sensation de couleur; et l’intensité est son caractère plus ou moins brillant ou sa luminosité. Cette tripartition traditionnelle (notamment chez Helmholtz) subit une variation chez Peirce, qui substitue la chromaticité à la saturation. De même, parler pour les sons de pureté plutôt que de timbre permet d’échelonner sur un continuum quantitatif ce qui paraît sinon un critère purement qualitatif et inanalysable. Ainsi, les sons musicaux sont dotés d’une grande pureté, par opposition aux bruits.

D’où une trichotomie de la qualité en soi, qui comprend en elle-même sa simplicité, un caractère dyadique et un caractère de triade : la “qualité de la qualité” est la hauteur du son ou la teinte de l’espace coloré; la secondéité de la qualité est son intensité absolue (force ou luminosité); sa tiercéité est “l’intensité relative de ses éléments les plus forts” – pour un son, ses harmoniques. Telle est la “loi générale de la qualité” (CP 1.484).

3.2. La relation sonore

Mais, c’est le deuxième point, les sons se définissent également les uns par rapport aux autres. Il s’agit d’une part de qualités presque pures, c’est-à-dire valant indépendamment de toute relation avec un autre que soi, et d’autre part d’éléments perçus dans un système de relations. Ce que l’oreille perçoit, au moins autant que des qualités sonores pures, ce sont des intervalles. C’est ce que soulignait Rousseau, en effaçant un peu exagérément le caractère qualitatif des sons musicaux :

Un son n’a par lui-même aucun caractère absolu qui le fasse reconnaître; il est grave ou aigu, fort ou doux par rapport à un autre; en lui-même il n’est rien de tout cela. Dans le système harmonique un son quelconque n’est rien non plus naturellement; il est ni tonique ni dominante, ni harmonique ni fondamental; parce que toutes ces propriétés ne sont que des rapports, et que le système entier pouvant varier du grave à l’aigu, chaque son change d’ordre et de place dans le système, selon que le système change de degré.

1995 : 420

La déclaration de Rousseau est discutable, pour au moins deux raisons. D’une part, parce que contrairement à ce qu’il soutient il est possible de “décider sur un son unique que ce soit un ut plutôt qu’un la ou un ré” (175).[6] L’oreille dite “absolue” renvoie à cette capacité à reconnaître les notes pour elles-mêmes à la manière dont on peut dire sans la comparer à rien que telle teinte est un jaune plutôt qu’un bleu. D’autre part, parce qu’on peut arguer que, même sans l’oreille absolue, les sons ont des qualités sensibles différentes. Un accord de la majeur, structurellement équivalent à un accord de do majeur, serait par exemple plus dramatique, un accord de sol majeur plus brillant, etc. Dans ses Règles de composition, Marc-Antoine Charpentier a ainsi proposé une “énergie des modes”,[7] dont l’objectivité est certes discutable, mais qui reflète que pour un compositeur, la qualité pure du son joue un rôle décisif.[8]

Ces caractères des tonalités pourront laisser sceptique, tant par leur subjectivité que par une certaine banalité (les modes majeurs sont vaguement joyeux ou guerriers, les mineurs plaintifs et obscurs). Mais même subjective et ineffable, la perception de différences qualitatives entre les sons prouve qu’ils ne s’équivalent pas, et que, comme les couleurs, chacun comporte une nature qualitative intrinsèque.

Néanmoins, la perception musicale repose aussi, et peut-être surtout, sur la perception de rapports entre les sons. Ce fait a été exacerbé par le système tonal occidental, comme le remarque Catherine Kintzler : “La musique apparaît avant tout comme un ensemble réglé de relations, et qui veut en comprendre la nature doit la traiter comme un réseau et la parcourir comme une grammaire” (1988 : 30-31). Quand nous écoutons une mélodie ou un morceau de musique, ce n’est pas seulement, et peut-être pas avant tout, une succession de sons que nous apprécions chacun pour ce qu’il est, mais une totalité dont nous saisissons la structure. Le plaisir auditif provient moins de la vibration de chaque son que de la comparaison entre les vibrations. C’est ce que retient Peirce de la comparaison entre les sons et les couleurs :

à l’oreille, la différence entre une fréquence de vibration et l'autre est à peine perceptible jusqu'à ce que deux sons différents soient comparés. Si une mélodie est transposée dans une autre tonalité, l’effet est presque le même; mais un peintre qui transposerait le rouge en jaune, le jaune en vert, le vert en bleu, et le bleu en violet, ferait de sa peinture un véritable cauchemar.

N 2.71, [1894] 1975

Dans ce texte, paru pour la nécrologie de Helmholtz, Peirce souligne l’originalité de la position de ce dernier concernant la différence constatée entre sons et couleurs : “la conclusion de Helmholtz est que les qualités de sens distinguent les choses en soi à peu près aussi bien et à peu près aussi arbitrairement que les noms Henri, Charles et Jean divisent le genre humain”. Alors que d’autres auraient pu conclure à l’irréductibilité du mental (les sensations) et du matériel (les vibrations), Helmholtz infère que les qualités ne sont que des signes arbitraires des choses. D’où l’idée de les traiter uniquement comme des signes, dans l’élaboration d’une sémiotique qui n’a pas manqué d’inspirer Peirce.

Toutefois, s’il est vrai que la sensation colorée éprouvée n’a aucun rapport avec le spectre lumineux, les sons entendus ont une certaine relation avec leurs longueurs d’onde correspondantes. On ne peut pas vraiment expliquer pourquoi l’onde de vibration 440 Hz donne à entendre tel la, mais de là on peut déduire par exemple que les fréquences 880 Hz et 220 Hz produiront les octaves supérieure et inférieure. Rien de tel en revanche pour les couleurs :

Pourquoi la partie médiane du spectre paraît-elle verte plutôt que violette? Il n’y a à cela aucune raison concevable, ni rien qui y oblige. Pourquoi suis-je né au XIXe siècle sur Terre plutôt que sur Mars il y a mille ans? Pourquoi ai-je éternué aujourd’hui, très précisément à cinq heures quarante trois minutes et vingt secondes après que quelqu’un se soit mis à siffler en Chine? Tous ces faits sont des faits qui sont ce qu’ils sont parce qu’il se trouve qu’ils sont ainsi.

CP 2.85

Mais se demander pourquoi une qualité est comme elle est, pourquoi le rouge est rouge et non vert, ce serait de la folie. Si le rouge était vert, il ne serait pas rouge; c’est tout. Et si la question peut sembler avoir une once de bon sens, c’est dû à ce qu’elle ne porte pas exactement sur la qualité, mais sur la relation entre deux qualités, bien que même cela soit absurde.

CP 1.420

S’il est difficile de se prononcer sur les “raisons suffisantes” éventuelles des qualités sensibles, force est en tout cas de reconnaître qu’à la différence des couleurs, les sons ont une “grammaire” ou une logique assez ouvertement apparente. Or élaborer une logique des couleurs a été une entreprise récurrente chez les philosophes, alors qu’une logique des sons, entendue minimalement comme une représentation (voire, comme une axiomatique ou un système déductif), semble plus accessible.[9] Elle prend chez Peirce une forme diagrammatique.

4. Les diagrammes musicaux chez Peirce

Si Peirce n’a guère été loquace sur l’écriture musicale, il a en revanche évoqué la possibilité pour les diagrammes de ne pas être visuels : ils peuvent mobiliser n’importe quel autre sens, et notamment, l’ouïe. Il faut donc distinguer deux questions : celle de la représentation des sons (qui se fait, nécessairement, et de manière plus ou moins consciemment assumée, au moyen de diagrammes), et celle de la représentation par des sons, qui concerne les diagrammes constitués eux-mêmes d’un substrat non pas visuel mais auditif. La première désigne les possibilités d’une écriture diagrammatique de la musique, la deuxième renvoie à une logique acoustique.[10]

En fait, la distinction entre les deux est sans doute plus ténue qu’il n’y paraît, puisqu’un diagramme représente les relations de son objet par la relation entre ses propres parties. Dès lors, les relations entre les sons et la représentation scripturale de ces relations ne sont que les deux versants d’un même diagramme : l’un, quel qu’il soit, peut servir d’interprétant à l’autre. Logique des relations musicales et logique musicale des relations se complètent sans s’opposer.

Peirce a de très loin privilégié le développement des diagrammes visuels. Voici le genre d’annotations que l’on peut cependant relever au sujet des diagrammes acoustiques.

Premièrement, le sentiment (qualisigne) excité par une pièce de musique est une icône de cette pièce. On peut, estime Peirce, la considérer comme une représentation de l’intention du compositeur (CP 8.335). On pourrait s’étonner que la détermination par l’objet ne définisse pas l’indice mais l’objet; mais il n’en va pas ici d’une détermination causale. Le rapport entre objet et signe est réglé par une “nature interne” : c’est bien en fonction de ses caractères propres que le signe est icône de son objet (par exemple, c’est parce qu’elle est rouge que la tache de peinture représente une tomate de façon iconique).

Pourquoi Peirce ne mentionne-t-il que deux termes (le signe et son objet) dans le cas de la vision, et trois (le sentiment, le son et l’intention) dans le cas de la musique? Il est sans doute difficile de dire que le sentiment a les mêmes caractères que la musique, et Peirce ne veut probablement pas s’engager dans une théorie diagrammatique du feeling (dont les parties seraient en correspondance avec les parties du matériau musical); en revanche, l’émotion musicale peut avoir les qualités musicales prévues par le compositeur lorsqu’il écrivit la musique (s’il n’a pas échoué). Peirce s’en explique quelques années plus tard :

Cet “interprétant émotionnel”, comme je l’appelle, peut équivaloir à beaucoup plus que ce sentiment de reconnaissance; et dans certains cas, c’est le seul effet signifiant déterminé que le signe produit. Ainsi, l’exécution d'un morceau de musique polyphonique est un signe. Elle transmet, et est destinée à transmettre, les idées musicales du compositeur; mais celles-ci sont généralement constituées simplement d’une série de sentiments. Si un signe produit un autre effet signifiant déterminé en plus, il le fera à travers la médiation de l'interprétant émotionnel, et cet effet supplémentaire supposera toujours un effort.

CP 5.475

L’engendrement d’un interprétant de ce genre était auparavant analysé, sans contradiction, comme une inférence inconsciente. L’émotion musicale provenant de l’arrangement raisonné de sons est produite par une inférence hypothétique :

Or, quand notre système nerveux est excité d’une manière complexe, de façon qu’il y ait une relation entre les éléments de l’excitation, le résultat est une perturbation unique et harmonieuse que j’appelle une émotion. Ainsi, les divers sons produits par les instruments d’un orchestre frappent l’oreille, et le résultat est une émotion musicale particulière, très différente des sons eux-mêmes. Cette émotion est essentiellement la même chose qu’une inférence hypothétique, et toute inférence hypothétique implique la formation d’une telle émotion.

W3.337, 1878

Déjà dans la citation qui précède, bien avant le développement de la logique graphique, Peirce insiste sur le caractère complexe et relationnel de l’arrangement du stimulus, en l’occurrence l’excitation sonore. L’émotion n’en partage certes pas la structure, mais celle-ci est indispensable à la création d’un effet harmonieux. C’est donc bien une saisie relationnelle qui se joue dans la perception musicale.

L’émotion musicale appartenant au vécu subjectif, on pourrait redouter qu’en s’appuyant sur elle on encoure un risque de relativisme. Peirce y répond dans un extrait expliquant que nous percevons tout au plus des analogies entre couleurs et sons, par exemple le rouge et un éclat de trompette (CP 1. 314). Mais pour les humains la vue est une source d’information, les odeurs une source de plaisir, et les sons probablement les deux. La crainte sceptique d’une relativité des sensations musicales est artificielle, car la confiance en un partage des sentiments est une preuve suffisante de cette communauté des émotions (ibid.).

Rien ne s’oppose donc à ce qu’une science objective des relations sonores existe. L’absence à ce jour d’une mathématique auditive “n’est, après tout, qu’un accident” (MS 229). Une science auditive de la déduction ne différerait pas fondamentalement des mathématiques visuelles, puisque “toute déduction suppose l’observation d’un diagramme (qu’il soit optique, tactile ou acoustique)” (EP 2.502). La particularité d’un diagramme auditif est simplement de ne pas se déployer dans l’espace mais dans le temps (CP 3.418). Or bien qu’il ait surtout exploré l’usage de l’espace dans ses graphes existentiels, Peirce a aussi mentionné qu’un diagramme peut consister en parties séparées dans le temps, même si, comme l’a souligné Pietarinen, il “n’a jamais poursuivi cette ligne de pensée en détail” (art. cit., 2010 : 75).

5. Qu’est-ce qu’un (bon) diagramme musical?

Si une partition en général consiste en une représentation iconique – car figurative, potentielle, diagrammatique et qualitative – de la musique (c’est-à-dire à la fois d’une intention musicale, de son exécution sonore et de son interprétation émotionnelle), on peut se demander quel système de représentation est le plus approprié pour bénéficier des atouts de l’iconicité, ou du moins quels sont les critères d’iconicité à privilégier. Qu’est-ce qui fait d’un système de notation musicale qu’il est meilleur qu’un autre? Une iconicité maximale est-elle du reste toujours souhaitable, et en quoi consiste-t-elle?

5.1. Rythme

On peut d’emblée séparer deux paramètres dont la représentation est assez nettement distincte : la hauteur et la durée des sons. La première est représentée verticalement, la seconde horizontalement. Si l’on assimile une partition à un graphique dans un repère, la durée est donc représentée en abscisse et la hauteur en ordonnée.

De prime abord, il peut sembler que la représentation de la durée déroge largement au réquisit d’iconicité de la représentation. Les relations spatiales entre notes ne correspondent pas à leurs durées, ou du moins pas essentiellement : l’espace horizontal alloué à chaque note n’est pas en relation directe avec sa longueur dans le temps. Des signes d’apparence arbitraire représentent le rythme : ainsi, un rond évidé pourvu d’une queue (une blanche) sera joué plus longtemps qu’un rond plein pourvu d’une queue (une noire), mais moins qu’un rond évité et équeuté (une ronde).

Toutefois, on peut objecter que ces symboles ne sont probablement pas complètement arbitraires. L’évidement de la note a un rapport d’analogie avec le vide de la durée (ou du mouvement, du changement) : le partage du caractère commun (“être vide”) est précisément la caractéristique essentielle de l’icône. Quant aux “queues” des notes, on conçoit aisément qu’elles représentent des attaches destinées à grouper entre eux les sons les plus rapprochés, et qu’elles jouent donc une fonction spatiale analogue au resserrement des sons entendus. Les symboles rythmiques véhiculent donc au moins une part non négligeable d’iconicité originaire.

En outre, une séquence de sons plus brefs, donc plus rapprochés dans le temps (par exemple des triples croches), sera le plus souvent représentée par des notes moins espacées (que deux blanches par exemple). Il est vrai que cela ne constitue pas la manière de représenter le rythme, et qu’en théorie rien ne s’oppose à ce que toutes les notes soient espacées pareillement, dès lors que leur durée est figurée par les symboles rythmiques conventionnels. Néanmoins, en cas d’écriture polyphonique, la nécessité de pouvoir superposer les mesures des différentes voix impose cette contrainte spatiale, de sorte qu’un minimum de diagrammaticité se trouve réintégrée spontanément.[11]

L’examen de la possibilité d’une logique de la notation musicale exigerait de prendre en compte le statut particulier du temps en logique, en relation avec cet art du temps qu’est la musique. Le temps ne semble pas devoir jouer de rôle en logique, et pourtant, l’inférence peut être considérée comme requérant une forme de succession (comme en témoignent certains paradoxes de l’inférence, la réfutation de la thèse infinitiste ou même de la possibilité d’une cognition première). De fait, Peirce a pris au sérieux le rôle du temps en logique (cf. par exemple W8.130-134). Néanmoins, la succession n’est en logique que le support de l’inférence, et “la relation illative est la relation sémiotique fondamentale et primordiale” (CP 2.444, n1).[12] Que rien en musique n’équivaille à l’illation constitue une limite sérieuse à la pertinence d’une logique, et même d’une sémiotique musicale. Mais est-ce le cas? Pour le déterminer, il faut passer à la partie “verticale” de la notation.

5.2. Hauteur

La verticalité de la notation renvoie d’une part à la notation de la hauteur d’un son sur une portée, d’autre part à la synchronie ou “superposition” des sons (sur des portées différentes ou sur la même) dans la polyphonie. Ce deuxième sens est à la fois rythmique, en ce qu’il indique la concomitance, et lié à la hauteur, puisqu’il crée l’harmonie.

Tandis que la notation rythmique pouvait sembler essentiellement symbolique mais s’est révélée fortement iconique, la notation de la hauteur des sons peut sembler plus iconique qu’elle ne l’est.[13] Elle est en effet apparemment diagrammatique : aux relations de diapasons correspondent des relations spatiales (à tel point qu’on est le plus souvent obligé de recourir à la métaphore spatiale en parlant de “hauteur”). Plus un son est aigu, plus il est représenté en haut d’une portée, plus il est grave et plus il est noté en bas; de deux sons, celui représenté le plus en bas sur l’espace de la portée sera le plus bas en fréquence acoustique.

La portée figure elle-même des brisures discrètes dans un continuum de sons, de façon que deux portées dotées de clés différentes peuvent imaginairement représenter la partition d’un seul continuum (par exemple les portées correspondant à chacune des mains du piano, ou celles du violon, de l’alto et du violoncelle). La page blanche représente alors l’espace des sons possibles comme la feuille d’assertion représente en logique l’ensemble des propositions vraies.[14] Au reste, il ne fait guère de doute que la représentation des lignes mélodiques fut à l’origine continue, les nécessaires éléments de rupture étant figurés par les syllabes d’un texte chanté.[15]

Néanmoins, comme cela a été souligné dans la première partie de cet article, le rapport des relations est seulement approximatif, le même espacement pouvant notamment représenter tantôt un ton tantôt un demi-ton – sans parler du fait que sur un conducteur d’orchestre, une voix grave peut figurer au-dessus d’une voix plus aiguë. La répartition verticale des sons est donc principalement iconique, mais aussi symbolique, et ne diffère donc pas essentiellement de leur disposition horizontale.

Puisque le continuum sonore est divisé en hauteurs discrètes uniformément réparties (tous les demi-tons, du moins dans un système tempéré)[16], on peut être tenté de le rapprocher du continu arithmétique. Cela permet-il de représenter plus fidèlement les relations diagrammatiques entre sons musicaux? La notation chiffrée est en fait très commune, et constitue la principale option alternative à la notation “traditionnelle”. Dès le XVIIe siècle au moins des moines introduisirent la notation chiffrée. Le célèbre Projet concernant de nouveaux signes pour la musique de Rousseau repose sur ce choix. Trois hommes, mathématiciens et musiciens, popularisèrent ce type de notation au début du XIXe siècle, et lui donnèrent leur nom : la notation Galin-Paris-Chevé fut introduite en Chine où elle devint prédominante, tandis qu’un système analogue se diffusait au Japon depuis les États-Unis.

Le système chiffré de Rousseau ne souffre pas des défauts qu’on lui imputa alors, car il ne s’agit pas d’une solmisation fixe mais mobile (“solfège par transposition” dans les termes de son créateur) : à chaque chiffre ne correspond pas un son fixé définitivement (par exemple 1 pour do), mais un son choisi dans le cadre d’une exécution particulière. De la sorte, la transposition, ardue dans le système de notation “traditionnel”, ne présente ici aucune difficulté, indice que ce sont bien des rapports entre sons (et non des sons eux-mêmes) qui sont visés par la notation.

Ce bénéfice diagrammatique, pour ainsi dire, se double toutefois quelque peu paradoxalement d’un déficit d’iconicité. Rousseau a lui-même admis “sans réplique” l’objection ainsi formulée par Rameau :

Vos signes, me dit-il, sont très bons, en ce qu’ils déterminent simplement et clairement les valeurs, en ce qu’ils représentent nettement les intervalles et montrent toujours le simple dans le redoublé, toutes choses que ne fait pas la note ordinaire : mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution. La position de nos notes, continua-t-il, se peint à l’oeil sans le concours de cette opération. Si deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d’oeil le progrès de l’une à l’autre par degrés conjoints; mais pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre; le coup d’oeil ne peut suppléer à rien.

285-286

La notation de Rousseau accroît la distance entre déchiffrement et lecture musicale.[17] Cette perte du “coup d’oeil” trahit un défaut d’iconicité.

5.3. Harmonie

Peut-être une solution acceptable pour la lecture musicale réside-t-elle non pas dans la recherche d’une iconicité la plus complète, mais justement dans la visée d’une combinaison de signes de natures diverses. Il est acquis que la notation logique, propositionnelle en particulier, doit s’appuyer sur des éléments iconiques, indexicaux et symboliques. À la nature iconique “symboloïde” de la notation traditionnelle du rythme et de la hauteur sur portée sont nécessairement associés une indication (au moins implicite) de tempo, indice de la réalité du temps et donc de la vitesse d’exécution, et une clé, référentiel indexical de la hauteur sonore.

À cet égard, un compromis entre iconicité et arithmétique, entre dessins des lignes mélodiques sous forme de petites billes de sons et codification intégrale des sons, peut consister dans les chiffrages des basses continues, traditionnellement associés à la musique dite baroque mais en cours en réalité jusqu’à Beethoven au moins (et pratiquement, à la technique de direction d’orchestre depuis le clavier), et jusque dans l’enseignement actuel de l’analyse musicale (avec d’importantes variantes dans le détail des chiffrages toutefois). Le principe en est simple : la note fondamentale de chaque étape harmonique est représentée sur la portée, tandis que l’accord correspondant est indiqué par un chiffrage synthétisant les intervalles entre la fondamentale et chaque note de l’accord (par exemple, 64 pour un accord de quarte et sixte).

Il semble que de ce système on puisse tirer quelque enseignement. Premièrement, l’harmonie est intrinsèquement à la fois rythmique et polyphonique : il est inutile et en fait impossible d’y séparer une rythmicité de la représentation des hauteurs, car elle n’est autre qu’un rythmeharmonique. Deuxièmement, la basse chiffrée, qui pourrait sembler faire coexister deux systèmes hétérogènes, peut aussi, peut-être avantageusement, être considérée comme une notation unifiée combinant des principes iconiques, indexicaux et symboliques. C’est cette diversité, plutôt qu’une iconicité maximale, qui garantit la lisibilité de la notation. Cette représentation de “matière” (des sons) et de formes (les intervalles) semble s’approcher d’une sorte de notation des relations non dépourvue de contenu. Peut-on en induire une logique interne à la composition des accords?

Telle est la troisième remarque. L’origine de la polyphonie, telle qu’elle a été imaginée, reconstituée, et observée dans des groupes, donne à la quinte une importance particulière. Ce degré, qui fait entendre la première harmonique d’un son après l’octave, se manifeste spontanément comme une sorte de bourdon sur la tonique. On peut le concevoir comme une sorte de miroir de cette dernière, de renvoi dual, qui ancre la note (la possibilité des harmoniques) dans la réalité du son, sa secondéité. Mais l’ensemble des deux sons, fondamentale et cinquième degré, ne constitue pas à soi seul un accord : le vis-à-vis doit être interprété par un troisième son, la tierce de l’accord. Selon qu’elle sera plus ou moins proche des deux sons structurants (deux tons de l’un, un ton et un demi-ton de l’autre), elle définira deux “couleurs” très différentes, et formera un accord soit mineur, soit majeur. Ce troisième son, analogue à l’interprétant, donne à entendre la relation sémiotique à même la composition harmonique des sons. Si cette interprétation s’avère, un propos similaire pourrait être tenu à propos des accords de sixte (selon qu’ils contiennent une tierce majeure ou une quarte, voire une tierce mineure pour le renversement de l’accord de quinte diminué). Ce serait l’ébauche d’une véritable logique des relations musicales.

Enfin, on peut soupçonner que les enchaînements rythmiques de l’harmonie seraient dotés d’une forme de nécessité (éventuellement : dans un système musical donné). Ainsi, le fait que l’accord de septième de dominante conduise quasi toujours dans la musique d’une certaine époque vers une tonique ou son relatif mineur, puis possiblement vers une sous-dominante, puis dans le jazz par exemple vers une grande variété d’accords, invite à reformuler les règles de l’harmonie sous forme de principes d’enchaînement analogues à des implications logiques. C’est à cette tâche que devrait s’atteler une logique des relations musicales.

La possibilité en est questionnable, d’une part parce qu’elle devrait inclure les interprétations émotionnelles possibles, nécessairement relatives (par exemple, le fait que la résolution d’un accord de septième de dominante sur sa tonique donne une impression de satisfaction alors que l’arrivée sur le relatif mineur évoque la déception – la plupart du temps, ou chez la plupart des personnes, ou dans la culture qui nous est la plus familière, tous paramètres difficiles à prendre en compte), d’autre part (et corrélativement) parce qu’elle décrirait un système existant plutôt qu’une possibilité, et risquerait de dériver des règles d’enchaînement à partir de productions culturelles, ou, pour le dire vite, un devoir-être d’un être.

Si l’interprétant émotionnel a une place légitime dans la sémiotique musicale, est-il pour autant possible de le figurer? Peut-être à cette fin les paramètres irréductibles de timbre et de phrasé ne devraient-ils pas être négligés par une logique de la notation musicale, ce qui la ferait entrer dans une dimension d’ordre supérieur – un peu à la manière dont les graphes existentiels gamma de Peirce, pour prendre en charge les modalités ou la trivalence, requièrent une extension du domaine de la représentation (par des couleurs ou une troisième dimension spatiale notamment).[18]

6. Icônes, diagrammes, métaphores

L’iconicité de la partition renvoie à une exigence de lisibilité immédiate, de déploiement spatial d’un objet temporel constitué d’ondes sonores (c’est-à-dire de vibrations mécaniques d’un fluide). Cette lisibilité s’exprime plus précisément en termes de ressemblance, ou mieux encore, de partage de qualités (un portrait peut ainsi être une icône du modèle malgré l’absence totale de ressemblance, du fait que des traits leur soient communs). La diagrammaticité d’une partition désigne sa nature isomorphe : les relations entre ses parties correspondent systématiquement aux relations entre les parties de son objet et réciproquement (par exemple, à deux sons dont l’un est plus aigu que l’autre correspondent deux notes dont l’une est notée au-dessus de l’autre). Or on a vu que le gain d’iconicité ne correspond pas nécessairement à un gain de diagrammaticité, pas plus que l’inverse. Cela peut sembler paradoxal dans la mesure où un diagramme est essentiellement une icône : pour un signe, être un diagramme, c’est partager une qualité particulière de son objet, nommément une structure de relations.

Le paradoxe n’en est pas vraiment un, et se dissout dans la théorie des hypoicônes (cf.CP 2.277). Peirce distingue trois types d’icônes, sans préciser nettement s’ils épuisent les possibilités iconiques (ce qui est toutefois une hypothèse plausible) (Fisette 2004 : 101-120), ni même si ces classes peuvent se recouvrir. Les icônes peuvent être des images, des diagrammes ou des métaphores. Une image se rapproche de l’iconicité pure, dont s’éloigne le diagramme, et plus encore la métaphore. On comprend dès lors comment un diagramme peut être à la fois iconique et “dégénéré” par ce que Peirce identifie comme un élément de secondéité.

À cet égard, il est possible que les classes des hypoicônes constituent un outil précieux pour une analyse plus large des enjeux philosophiques de la musique. La notion d’image, la plus labile car en principe non susceptible de conceptualisation et au ras de l’apparaître pur, ne prend son sens qu’en perspective de son cas limite, la disparition dans l’objet même. Lorsque l’illusion est parfaite et que le tableau trompe, l’espace d’un instant, l’oeil, lorsque l’on croit voir des raisins dans leur figuration, l’icône est pure – et l’image, par là-même, se dissout. Dans le domaine des sons, on s’approche de l’appeau : la flûte évoque l’oiseau, le hautbois de la Symphonie fantastique imite le chant du coq, etc. Mais ces qualités imitatives et illustratives de la musique sont certes marginales, tout comme les onomatopées d’un cratylisme toujours fantasmé.

Aussi une compréhension plus complète de la musique passe-t-elle par la saisie de son caractère diagrammatique, qui suppose le passage par un médium écrit. Un diagramme représente des relations, principalement dyadiques ou considérées comme telles, des parties d’une chose par des relations analogues dans ses propres parties. Non seulement les rapports entre matériau sonore et notation consistent-ils en une relation de relations, mais les rapports des sons entre eux sont également diagrammatiques, comme l’a exposé la section précédente. Mais, on l’a vu, cette approche se heurte au problème de l’intégration de l’interprétant émotionnel, dont la structure n’est manifestement pas diagrammatique.

D’où l’hypothèse suivante : une compréhension unifiée de la musique nécessite les trois niveaux de l’iconicité, car elle est essentiellement métaphorique. La notion peircienne de métaphore, la représentation “du caractère représentatif d’un representamen par la représentation d’un parallélisme dans quelque chose d’autre” (CP 2.277), ne laisse pas d’embarrasser les commentateurs. Mais elle est manifestement apparentée à la notion de métaphore conceptuelle, et constitue un vecteur essentiel de signification.(Cf.CP 2.222).[19] La métaphore est souvent interprétée comme une forme de diagramme au second degré, sorte de rapport entre diagrammes : plutôt que représenter des relations par une analogie avec d’autres relations analogue, la métaphore représente de cette façon l’ensemble du processus représentatif.

L’application de la notion de métaphore à la musique n’a pas été suggérée par Peirce. Mais dans un cadre totalement non-peircien, Christopher Peacocke a proposé de considérer la musique comme l’expression métaphorique de propriétés[20] : “Lorsqu’on entend une oeuvre musicale comme exprimant une propriété P, on entend une caractéristique de la musique métaphoriquement-comme P” (2009 : 260).

La conception de Peacocke est hautement “Peirce-compatible”, voire “Peirce-soluble”.[21] En particulier, Peacocke développe l’idée que la perception musicale ne fait qu’exploiter la métaphore sans la représenter : même si la métaphore repose sur un isomorphisme, ce n’est pas parce qu’on fait l’expérience d’une pensée métaphorique que l’on pense à une correspondance ou à un isomorphisme. Autant dire que la métaphore peut signifier sans reprise consciente, et par la seule pratique des renvois sémiotiques.

Ceux-ci définissent selon Peirce une habitude interprétative, ou dans les termes de Peacocke une règle, par opposition à une liste : percevoir comme X métaphore de Y, ce n’est pas être capable d’énumérer les différents traits de X et leurs équivalents dans Y, mais comprendre la loi du transfert de l’un à l’autre. L’exemple de Peacocke est celui de la vie comme voyage : il ne s’agit pas de lister des termes en relation comme dans un diagramme, mais de comprendre le caractère signifiant de la possibilité de cette mise en relation. Peut-être est-ce précisément ce qui pour Peirce distingue le diagramme de la métaphore : à travers celle-ci, c’est le caractère représentatif en général d’un objet qui se trouve représenté, plutôt qu’une relation définie particulière.

On pourrait ajouter que la conception développée par Peacocke n’est pas étrangère à toute forme de pragmatisme, puisque pour lui, entendre la musique comme expression d’une émotion particulière est rendu possible par le fait d’entendre la musique comme se tenant dans une certaine relation à l’égard d’une action expressive.

L’usage par Peacocke de la métaphore comme vecteur de signification de la musique semble donc apparenté à celui de Peirce. Il semble en outre approprié pour une analyse plus intégrative du phénomène musical que le diagramme. En effet, si l’interprétant émotionnel n’est manifestement pas diagrammatique, en revanche la propriété qui est métaphoriquement évoquée par l’audition d’une oeuvre n’est pas nécessairement une émotion. En outre, la notion de métaphore permet de traiter jusqu’aux émotions de manière suffisamment objective. Comme le précise Peacocke à propos d’une pièce de musique “triste” :

La musique en elle-même n’est pas littéralement triste (elle n’est pas un esprit); il n’est pas nécessaire que le compositeur ait été triste quand il l’a écrite, pas plus qu’il n’est nécessaire qu’elle exprime sa tristesse imaginaire ni celle de quelqu’un d’autre; l’interprète n’a pas besoin d’être triste; l’auditeur n’a pas besoin d’être triste. La notion de tristesse intervient seulement comme un élément essentiel du contenu intentionnel, plus précisément du contenu intentionnel métaphorique, de la perception de la musique.

2009 : 263

Cette propriété qui est métaphoriquement signifiée par la musique n’est autre, en termes peirciens, qu’un interprétant émotionnel. Le problème de la nature particulière, subjective et circonstancielle de l’émotion ou de la propriété est dissout par Peacocke dans l’idée d’un “sujet de l’expérience musicale” qui, sans être une pure abstraction, est l’auditeur dont on aurait ôté les expériences non relatives à la musique.

Conclusion

La conception de Christopher Peacocke se constitue délibérément contre une approche sémantique des relations musicales et émotionnelles. Par contraste avec l’idée d’un système musical structuré comme un langage, l’adoption d’une perspective sémiotique permet de lier l’interprétant émotionnel avec les réquisits de la notation dans une saisie intégrative de l’expérience musicale. Les trois niveaux d’iconicité de la musique – métaphore-sens, diagramme-intervalle, image-son – sont indispensables à l’analyse philosophique des enjeux de la musique. Quant à l’écriture musicale proprement dite, elle doit être guidée par les exigences d’iconicité de toute écriture logique, même si un vaste travail de mise au jour de ses propriétés reste encore à faire.