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L’oeuvre élaborée album après album depuis plus de trois décennies sous l’appellation Les Cités obscures obéit à un principe sériel tout en se distinguant notablement des pratiques de la sérialité qui prédominent dans la bande dessinée franco-belge “classique”. Dans la formule énigmatique de ce titre, le pluriel et la référence exclusive à des lieux soulignent la singularité de la “série”. En effet, avant la parution de LEnfant penchée, tous les titres d’albums scénarisés par Benoît Peeters et dessinés par François Schuiten comportent l’une des coordonnées du vaste univers de la fiction[1], en l’occurrence un toponyme (Samaris, Urbicande, Armilia, Brüsel) qui endosse une fonction similaire à ces invariants que sont généralement les noms de personnages. Même si certains protagonistes sont récurrents d’un album à l’autre, leurs actions sont fortement infléchies par les données de leur environnement, et la narration n’occulte pas la dimension monstrative. Le récit résulte souvent, en un instant de dérèglement qui préfigure le chaos, d’un acte minimal d’inscription dans le décor d’un corps féminin érotisé, lui-même se confondant, en tant qu’objet du désir et au gré de changements d’échelle, avec certains espaces. On pense en particulier à la case de grand format de la neuvième planche des Murailles de Samaris (Fig.1), où le corps nu de la femme dont la cambrure répond en miroir aux courbes dessinées par l’embrasure de la fenêtre centrale est progressivement rejeté hors-champ, dans un “geste” d’élision pudique de l’acte charnel, puis métaphoriquement substitué à une gigantesque béance ouverte sur le paysage urbain. Précédemment entr’aperçue à l’arrière-plan, la cité emplit désormais la case – circonscrite par une ouverture dont les contours tiennent à la fois de l’oeil et du sexe féminin – et s’offre à la contemplation d’un regard masculin dont la centralité est soulignée par la frontalité de la scène et la symétrie de la composition. Dans cet album sur lequel nous reviendrons infra, le héros quitte une ville et une femme, Anna – après qu’elle lui a signifié considérer leur séparation comme définitive, ce que souligne l’évanouissement hors-champ du personnage –, pour en retrouver une autre à Samaris (chimère qu’il aura tôt fait de perdre à son tour) dont le prénom (Carla) constitue une variante métathétique de celui de la soeur d’Anna, Clara, visualisée comme une personne rayonnante dans l’unique case en flash-back de l’album, visualisation d’un souvenir de Franz : les villes et les femmes se répondent et se confondent. On trouve un même lien entre une protagoniste du récit et la cité dans La Frontière de l’invisible, où l’énigmatique et fascinante tache de naissance de la jeune Shkôdra sera lue comme une reproduction cartographique du territoire de la cité dont la définition des confins représente l’un des enjeux du récit. Les hommes de sciences s’échinent d’ailleurs presque toujours chez Schuiten et Peeters à résoudre des énigmes qui tiennent à la géographie du lieu, ce qui occasionne le dévoilement progressif et simultané de deux territoires : l’espace urbain et le corps féminin.

Figure 1

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Rarement l’expression d’“architecture narrative” n’aura été moins galvaudée qu’en étant appliquée au résultat de cette collaboration fructueuse entre deux auteurs où le monde, premier, libère à la fois, dans un même élan, possibles narratifs et virtualités graphiques. Dans Les Cités obscures, le récit procède du lieu, voire se confond avec lui, la transformation propre au narratif n’affectant pas tant l’évolution de la psychologie des protagonistes que le milieu urbain lui-même ou la perception que les personnages, souvent cantonnés à un statut d’observateurs, ont de leur environnement. La prolifération des hexaèdres dans La Fièvre d’Urbicande est emblématique de l’impact exercé par l’environnement sur les actions des personnages et sur leurs interactions. Ce motif peut être en outre lu comme l’expression d’une approche réflexive fondée sur la convergence entre l’architecture de la ville et celle de la planche : comme l’a noté Vincent Amiel (1986 : 24-25), le réseau d’hexaèdres est structurellement proche du médium bédéique lui-même puisque la grille composée de montants verticaux et horizontaux qui peu à peu se “dessine” opère un découpage du paysage en autant de “cases”. Sans en avoir l’air – on ne verra par exemple jamais un personnage de la série se référer à la bande dessinée –, les Cités obscures procèdent à un jeu subtil sur la réflexivité dont nous nous proposons de rendre compte ici.

Dans un art de l’espace comme la bande dessinée où la disposition des cases sur la planche appelle un niveau de lecture tabulaire (facultativement subsumé en partie par la lecture linéaire), la démarche à l’oeuvre dans les Cités obscures constitue intrinsèquement un renvoi aux conditions fondamentales de la création/réception de la BD et aux matières de l’expression de ce médium, assurant ainsi, au même titre que les déclinaisons médiatiques et les formats d’album atypiques (qu’il s’agisse des dimensions de la page ou des modalités d’interaction entre textes et images), une strate de réflexivité constamment présente. Ainsi, lorsque le scénariste des Cités obscures fait paraître l’ouvrage théorique Lire la bande dessinée, il s’intéresse significativement à ces questions dans un chapitre – retravaillé à partir d’un article originellement paru en 1983, soit l’année même où le premier album de la série est publié – dont le titre, “Les aventures de la page”, est emblématique d’un déplacement de l’intérêt pour le récit (l’aventure vécue par les personnages) vers des préoccupations touchant à l’écriture proprement dite (l’aventure de la création) similaire à celui initié par les théoriciens du Nouveau Roman. La critique formaliste exerça une influence certaine sur Peeters qui explique sa prédilection pour des récits réflexifs.[2] À travers les exemples qu’il convoque (Winsor McCay, Régis Frank et Fred) pour illustrer sa typologie, on comprend bien que c’est une utilisation dite “productrice” (par opposition à celles respectivement qualifiées de “conventionnelle”, “décorative” et “rhétorique”) qu’il entend valoriser dans la production contemporaine (et par conséquent dans la sienne propre), c’est-à-dire une mise en page obéissant au principe selon lequel “c’est l’organisation de la planche qui semble dicter le récit” (Peeters 1998 : 68). L’auteur parle à ce propos d’une exacerbation déstabilisante de la tension entre mise en page et découpage dont on peut dire qu’elle contribue, comme il en va fréquemment dans les pages des Cités obscures, à afficher le statut et les principes formels de la représentation. La réflexion (et sans doute aussi la pratique) de Benoît Peeters est passablement irriguée par les travaux de Thierry Groensteen, auquel il se réfère d’ailleurs en note au début de ce chapitre; dans l’une de ses sommes théoriques inscrites dans une approche revendiquée comme “néo-sémiotique”, Groensteen élabore un cadre conceptuel qui confère à l’organisation spatiale des cases dans l’espace de la planche – soit à un réseau entre unités plutôt qu’aux unités en elles-mêmes – une importance cruciale. Sans discuter ici les notions qu’il propose à travers force néologismes, on notera en particulier le postulat méthodologique suivant :

Il n’y a pas, d’un côté, une mise en relation d’espaces qui relèverait de la spatio-topie, et de l’autre une mise en relation de contenus qui ressortirait à l’arthrologie. Les articulations du discours de la bande dessinée portent indissociablement sur des contenus-incarnés-dans-un-espace, ou si l’on préfère sur des espaces-investis-d’un-contenu.

Groensteen 1999 : 27[3]

Ce principe de réciprocité est respecté de manière extrêmement systématique dans l’oeuvre de Schuiten et Peeters, où la réflexivité n’est par conséquent jamais autonomisée, mais exploitée et réinvestie aux niveaux sémantique et narratif. À cet égard, la série engage ce que Peeters dit admirer chez Alfred Hitchcock dans son opuscule consacré au cinéaste :

La séduction de l’oeuvre hitchcockienne tiendrait donc notamment à sa fragilité, au fait que la relation qui s’installe entre le film et son spectateur est un contrat toujours renouvelable, toujours sur le point de se défaire. Fabriquant de la croyance en ne cessant de jouer de l’invraisemblance, produisant de l’illusion en ne montrant que du factice, Hitchcock est pour moi le pur cinéaste du trompe-l’oeil […].

Peeters 1992 : 79

Cet entre-deux et le talent d’équilibriste qu’il suppose caractérisent également, selon nous, le travail de Schuiten et Peeters, même si leur oeuvre, située dans un après du classicisme, problématise le “trompe-l’oeil” de la représentation d’une manière plus explicite.

Le “miroir” : une question d’orientation

Si, dans Les Cités obscures, la thématisation récurrente d’un conflit entre permanence et changement pourrait être à corrélée avec le statut paradoxal du médium bédéique (qui joue avec la plasticité de l’image fixe tout en suggérant le mouvement de certaines des figures représentées) et si les personnages qui les peuplent entreprennent des périples sciemment analogues à l’acte de lecture d’une bande dessinée, nous ne souhaitons pas pour autant faire entrer cette série au panthéon des bandes dessinées ouvertement réflexives, à l’instar de celles de Marcel Gotlib ou de Marc-Antoine Mathieu. En effet, la réflexivité n’est selon nous, dans les albums de Schuiten et Peeters, que modérée, ne cédant jamais à cette virtuosité ostentatoire qui trahit bien souvent une lutte (é)perdue pour accéder à une légitimation culturelle accrue. Cette posture en demi-teinte tient au fait que l’oeuvre de Schuiten et Peeters accorde la prééminence à ce que nous avons appelé, à propos du cinéma, une “conception mondaine” selon laquelle l’univers prime sur le récit (Boillat 2014a).[4] Nous avons en effet identifié, en particulier dans la production contemporaine qui recourt massivement aux effets spéciaux numériques, un corpus de films dans lesquels la temporalité du récit tend à être court-circuitée par une prévalence de l’espace et des composantes d’un univers arpenté par un personnage (double du spectateur du film confronté lui aussi à une machine à représentation) et souvent révélé comme factice. Dans le travail de Peeters et Schuiten, la préséance accordée à la dimension mondaine conduit à ce que toute composante réflexive demeure indissociable de l’univers diégétique et d’une volonté d’immerger le lecteur dans celui-ci,[5] ne serait-ce parce que, mis dos à dos, notre monde et celui des Cités renvoient l’un à l’autre. Dans Les Murailles de Samaris, le monde du lecteur n’est pas convoqué : Xhystos imite Samaris dans un dédoublement qui fonctionne comme une clôture de l’univers diégétique. Alors qu’une posture réflexive appellerait à faire un pas de côté pour désigner l’oeuvre en tant que telle, les scénarios de Peeters déplacent ce recul à l’intérieur du périmètre de la fiction, gouffre auquel rien n’échappe, fût-ce au pris d’y inclure “notre” monde dans sa coexistence avec celui des Cités. Schuiten et Peeters ont effet souvent décrit le monde de leur série comme un univers parallèle au nôtre produit par une sorte de “miroir déformant” (voir Diekmann 2010 : 86). Comme dans de nombreuses productions montrant en alternance la représentation de deux mondes possibles relativement similaires et exploitant la curiosité suscitée par cet écart, à l’exemple de la série Fringe ou du film Another Earth (Cahill 2011; voir Boillat 2014a : 101-105), le “miroir” n’est pas tendu au lecteur ou au spectateur, mais accueille le reflet de notre monde en une mise en abyme que Stéphane Fevry qualifierait d’“homogène” en ce qu’elle n’implique pas l’introduction d’une oeuvre (ici bédéique) seconde, mais constitue une réflexion de l’énoncé qui conduit, sur un plan connotatif, à l’exhibition des caractéristiques sémiotiques du médium : “Noyée dans la polysémie de l’image, privée du soutien du verbal, la mise en abyme imagée tend à se fondre dans la diégèse. Cependant, certains indices dans la composition de l’image peuvent attirer l’attention du spectateur” (Fevry 2000 : 41). Toutefois, chez Schuiten et Peeters, l’image n’est pas seule en cause : dans Les Citées obscures, l’unité de la diégèse postulée par Fevry vole en éclat, l’écart entre les mondes renvoyant au processus même de la création fictionnelle.

La “mise en abyme” se confond dans Les Cités obscures avec les abîmes des villes monumentales, et les zones intermondaines y sont figurées par des espaces diégétiques (et, pour le lecteur, des surfaces) noires, insondables (voir notamment dans La Tour lorsque le héros accède, au-delà du mur, au “centre” du bâtiment-monde). À cet égard, la série s’inscrit plutôt dans la filiation de Winsor McCay (voir Boillat 2013) ou de Philémon de Fred, mais l’onirisme ou le merveilleux y fait place à l’actualisation effective de la dystopie (en particulier dans Brüsel). Chez Schuiten et Peeters, la réflexivité se manifeste au travers du désir d’un personnage prométhéen de créer un monde (qui s’avère aussi chimérique que l’oeuvre est fictionnelle) – la maquette urbaine de Brüsel dans laquelle se déplacent les politiciens tels les géants de Little Nemo in Slumberland témoigne de manière littérale d’une forme d’enchâssement –, mais ce niveau de lecture ne se manifeste qu’en sourdine : plutôt que de convoquer le motif du miroir, nous proposons plutôt celui du miroir sans tain, mieux adapté à “l’obscurité” de ces cités retranchées dans des zones inaccessibles, éclairées le temps d’un album à l’intention du voy(ag)eur en qui se projette le lecteur, “de l’autre côté du miroir”. Le passage d’un monde à l’autre si souvent thématisé par Peeters postule une inscription de la création d’une oeuvre à l’intérieur de l’oeuvre. C’est d’ailleurs un artiste, le personnage du peintre Augustin Desombres qui, dans un extrait d’un journal fictif, explique ainsi son refus de poursuivre la communication avec Les Citées obscures après y avoir abandonné l’être aimé : “Le voile noir s’est déchiré devant moi. J’ai supprimé les miroirs. […] Desombres doit disparaître” (Schuiten & Peeters 2002 : n.p.). La perméabilité de la frontière intermondaine est dupliquée dans ce livret qui accompagne un DVD en raison de sa facture imitant toutes les caractéristiques d’un ouvrage sur l’art (à l’instar des reproductions photographiques d’oeuvres picturales assorties de légendes), et donc de l’apparence d’un texte factuel, alors qu’il s’inscrit dans le prolongement de la fiction des Cités obscures dont il cite plusieurs épisodes auxquels il confère, par le déplacement dans une catégorie textuel autre, un effet de réel certain. De tels jeux sur la fiction sont fréquents chez Schuiten et Peeters, et conduisent non seulement à une amplification narrative et mondaine de la série, mais aussi à une expansion à travers d’autres médias comme la conférence illustrée, la dramatique sonore, la photographie ou le film.

Nous proposons de partir sur les traces de la réflexivité dans Les Cités obscures en prenant pour point de départ et centre de gravité la première oeuvre du duo.

Samaris : les variantes d’un simulacre

L’album avec lequel Schuiten et Peeters inaugurent Les Cités obscures, intitulé LesMurailles de Samaris (1983), constitue sans doute le plus radical de la série en termes de réflexivité dans la mesure où son récit repose explicitement sur un leurre progressivement révélé tant au protagoniste, Franz (héros kafkaïen s’il en est), qu’au lecteur. Parti de Xhystos, ville parcourue de sinuosités végétales de style Art Nouveau, Franz voyage jusqu’à Samaris après avoir reçu la mission, entourée de mystère et suscitant la crainte de ses amis, de rendre compte de cette cité lointaine et méconnue à ses supérieurs. Au regard surplombant Xhystos (cf. Fig. 1) s’oppose, à son arrivée par voie maritime, les cases en contre-plongée sur Samaris, cité qui apparaît de la sorte majestueuse et écrasante. Un effet de miroir s’instaure entre ces deux villes : à chacune d’elles est respectivement associé, comme nous l’avons dit, un personnage féminin, mais il s’applique aussi à la représentation elle-même puisque Franz, semblablement, tel le naufragé de L’Invention de Morel de Bioy Casarès ou l’anti-héros du film Truman Show (Peter Weir 1998), en viendra à prendre conscience du fait que toute la ville qu’il découvre est factice, peuplée d’êtres mécaniques et mue par un ensemble d’engrenages.

Dans la notice consacrée à cet album dans la bibliographie de son ouvrage sur Peeters, Jan Baetens a fort justement noté les implications réflexives de ce récit avant tout loué pour sa représentation virtuose d’espaces urbains : “Cependant, réduire LesMurailles de Samaris à la seule mise en scène du décor, pour spectaculaire qu’en soit la promotion, c’est méconnaître la richesse thématique d’un récit qui se veut surtout réflexion sur le trompe-l’oeil et le déni de l’illusion référentielle” (1995 : 136). De manière plus explicite encore que dans le film Vertigo (Alfred Hitchcock 1958) dont Peeters dira qu’il est “l’histoire d’une entrée dans l’illusion”, “une métaphore de la situation cinématographique” (Peeters 1992 : 47), le trompe-l’oeil fonctionne dans Les Murailles de Samaris à l’intérieur de la fiction : ce n’est qu’après avoir brisé une cloison contrefaite puis avoir gagné le sommet du bâtiment où il loge que Franz pourra poser sur la cité un regard excentré qui suspendra l’effet illusionniste (ce renversement réinstaure d’ailleurs les vues en plongée qui prédominaient à Xhystos, indice d’une supériorité cognitive). Ce motif, s’il permet une déconstruction de l’utopie – fondamentalement associée au descriptif (voir Marin 1973 : 75-76) – et fonctionne donc au bénéfice d’un gain de narrativité (le récit du parcours du héros, tant physique que mental), comporte par ailleurs une composante méta-narrative : la compréhension rétrospective et la vanité de l’aventure révèlent combien “le récit est un piège” (pour reprendre la formule qui donne son titre à un autre ouvrage de Louis Marin (1978) dans lequel le récit, à l’instar des mythes des origines et discours utopiques des Cités obscures, est envisagé en termes de pouvoir). La question de “l’illusion référentielle” concerne quant à elle l’oeuvre elle-même : en dévoilant un espace urbain réduit à un ensemble de cloisons amovibles, de constructions en profondeur limitées à un savant enchevêtrement de surfaces planes, le récit fait écho au système sémiotique du médium qui consiste en une juxtaposition aux combinaisons variables d’unités bidimensionnelles et ruine le réalisme méticuleusement élaboré par Schuiten dans sa figuration de motifs architecturaux. Significativement, les indices qui éveillent la curiosité de Franz sont de nature sonore, à l’instar du bruit provenant de la chambre d’hôtel voisine de la sienne dont il découvrira qu’il émane de la machinerie en mouvement de la cité (sorte d’instance énonciative assurant le bon déroulement de la “mécanique narrative” de la visite à Samaris) : il s’agit précisément d’un type de perception qu’un médium strictement visuel comme la bande dessinée est incapable de rendre, si ce n’est via des conventions.

Le récit des Murailles de Samaris a connu plusieurs versions qu’il nous paraît important de comparer dans la mesure où certains changements modifient le degré d’affirmation d’une posture réflexive. Dans sa parution originale sous forme de feuilleton dans quatre numéros successifs (53 à 56) du mensuel (À suivre) de juin à septembre 1982, le récit est segmenté en chapitres identifiés par des titres (“La mission”; “L’arrivée”; “Soupçons”; “Révélations”) soulignant le caractère progressif du dévoilement. La dernière partie, qui débute précisément au moment où le protagoniste passe à travers le mur qu’il a brisé, donne lieu à un finale ouvert, ambigu : Franz, après des années d’un voyage épuisant, regagne sa ville natale où, pour des raisons qui demeurent inexpliquées, plus personne ne se souvient de sa mission ni ne s’y intéresse. Comme le personnage de Kafka dans la nouvelle Devant la loi, il attend sur les marches du palais dans l’espoir de pouvoir s’adresser au Conseil; lorsqu’enfin cette opportunité lui est donnée, il est confronté à une indifférence totale. Cette fin est reprise dans la première édition en album chez Casterman en 1983, mais connaît dès l’année suivante une modification profonde qui occasionne l’ajout de pages supplémentaires : devant ses “juges”, Franz se rend compte qu’il a affaire, tout comme à Xhystos, à un simulacre. Cette révélation, à peine suggérée dans la première version dans laquelle le lecteur est confronté à la réaction quelque peu énigmatique de Franz prenant conscience de l’impasse qui est la sienne lorsqu’il identifie sur la paroi de l’estrade l’emblème associé à la ville de Samaris (Fig. 2), est attestée dans l’édition remaniée par une case (Fig. 3) d’un strip de format vertical (propice à la représentation de rapports hiérarchiques) séparée en deux colonnes (le champ/contrechamp de l’interaction entre Franz et le président du Conseil) qui reproduit exactement le contenu visuel de la vignette précédente, mais qui change le point de vue perceptif porté sur le président : le passage de la frontalité à une vue de trois quarts révèle (au lecteur) que l’interlocuteur de Franz n’a, littéralement, aucune profondeur, portrait postiche relié à un haut-parleur (et sans doute à un appareil phonographique) situé derrière lui.

Ici encore, le son constitue le premier indice, puisqu’en monologue intérieur (c’est-à-dire dans le récitatif) Franz s’étonne du ton utilisé par les membres du Conseil de sa cité. Le scénario de Peeters opte ici pour un dévoilement de l’illusion du “synchronisme vocolabial” absent de la bande dessinée (l’image d’un locuteur associé à une bulle de texte demeure fixe) mais fréquemment représenté au cinéma, un médium audiovisuel dont le pouvoir illusionniste capitalise fortement depuis la généralisation du parlant sur l’effet illusoire du synchronisme, du Testament du Dr. Mabuse de Fritz Lang (1933) au Magicien d’Oz (Fleming 1939) en passant par À nous la liberté! (René Clair 1931) (à propos de ce dernier film et du geste réflexif d’exhibition de la source sonore effective, voir Boillat 2014b).

Figure 2

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Figure 3

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L’illusion, dès lors, concerne dans cette version des Murailles de Samaris (reprise dans les éditions ultérieures) l’intégralité du monde figuré dans l’album – sauf à considérer que Xhystos a été “contaminée” entre-temps par la facticité de sa rivale, conformément à la prédiction lue par Franz dans un obscur grimoire consacré à Samaris, et donné à lire au lecteur (“Jour après jour elle étendra plus avant ses racines”); rétrospectivement, certaines représentations d’habitants de Xhystos sous forme de silhouettes désinvidualisées, de surfaces vides qui se fondent dans le décor, peuvent être associées à la vacuité de vies d’automates (par exemple à la deuxième case de la page 11, où un protagoniste au première plan énonce “On nous ment, on ne cherche qu’à nous tromper”). La mention écrite diégétique lue par Franck lorsqu’il découvre Samaris s’accompagne dans le document d’un symbole en forme de plante rampante recroquevillée sur elle-même, en référence sans doute à la circularité de ce récit organisé entre deux cités qui, une fois démasquées, apparaissent soumises à un principe identique. Dans la version parue en 1982-1983, cet emblème que Franz voyait représenté sur les tribunes du Conseil – signe absent dans une vignette précédente et donc dévoilé au lecteur dans une seule case, de sorte que ce surgissement pourrait être lu comme l’effet des troubles obsessionnels de Franz – constituait l’unique indice lui permettant de soupçonner le trompe-l’oeil de Xhystos à la fin du récit. Etonnamment, Franz en déduisait que la ville tentaculaire était Xhystos et s’empressait de regagner Samaris qu’il considérait dès lors comme sa ville natale. Cette réversibilité qui n’est pas sans décontenancer le lecteur – elle invalide toute forme de clôture, puisque Franz sait déjà ce qui l’attend dans la cité où il retourne – est liée au projet de Peeters d’une logique aporétique qu’il annonçait en des termes qui s’appliquent à notre sens parfaitement à ce finale des Murailles de Samaris : “La série devrait se présenter peu à peu comme un jeu d’emboîtement impossibles, chaque ville prétendant maîtriser celles qui l’entourent.” (Cahiers 1986 : 17). Rappelons qu’à la toute fin de l’album de 1983, on trouve une page déchirée d’un manuscrit stipulant par le texte et l’illustration (une carte avec des cercles concentriques) la centralité de Samaris, cette “plante” carnivore menaçant d’engloutir ses voisines. Le scénariste a expliqué dans la postface d’une version ultérieure de l’album – autocritique mal reçue et que lui-même dira regretter (Jans & Douvry 1994 : 50) – ce choix de modifier l’album :

L’album fut réalisé dans un enthousiasme permanent, une excitation de chaque instant qui n’allèrent pas, nous semble-t-il, sans quelques aveuglements. Quelques mois après la sortie de l’album, la perplexité de nombreux lecteurs face aux dernières pages de l’histoire nous incitait à les modifier. […] la nouvelle version du finale, plus longue, un peu plus explicite, nous paraît apporter à ce récit une conclusion nettement plus cohérente.

Schuiten et Peeters 1988

Cette désambigüisation de la coda mise en place dès l’album de 1984 par une savante combinaison d’ajouts et de remontages favoriserait-elle la dimension réflexive du récit en ce qu’elle souligne l’analogie entre le simulacre urbain et la représentation bédéique? Ce serait à notre sens mésestimer l’impact d’autres cases ajoutées dès 1984. Nous y voyons le protagoniste principal errer comme un mendiant (ou un fou) dans les rues de Xhystos à la recherche d’explications et se rendre à l’ancien domicile de sa compagne (désormais occupé par un certain Robick, architecte, tout droit issu du deuxième récit de la série avec laquelle le lien est ainsi renforcé). L’objectif de cette modification est avant tout d’augmenter l’épaisseur réaliste de la représentation du retour de Franz, réduite dans la version originelle – non sans une sécheresse de ton qui fait le charme de cette première mouture plus radicale – au schématisme d’une allégorie de Kafka. Toutefois, il s’agit également d’incarner plus fortement le personnage de Franz en faisant partager au lecteur ses sensations, en l’occurrence un vertige ressenti au moment où il s’apprête à descendre les escaliers d’un pont suspendu entre deux immeubles. Dans une case en triptyque (Fig. 4), le lecteur partage le trouble du personnage ainsi que sa vision hallucinatoire qui lui fait apparaître Carla, la jeune femme rencontrée à Samaris, enserrée par les tiges presque crochues de la plante qui symbolise la ville. Ces images, où les verticales rigides des constructions architecturales se courbent en une vision qui semble issue du Cabinet du Dr. Caligari (Wiene 1920), ouvrent la voie à une interprétation différente qui accorde une place accrue à la subjectivité du protagoniste (elle n’est certes pas exclue par la version antérieure, mais rien ne vient la conforter), et donc à une motivation de type diégétique qui atténue fortement (voire suspend) la contestation de l’illusion référentielle, dans un mouvement de prise de distance par rapport à la modernité que Baetens a constaté (sans toutefois évoquer les variantes de Samaris) au fil des albums de la série (1995 : 56) : si Xhystos est devenue un simulacre d’elle-même, c’est parce que Franz, affecté par son périple à Samaris, souffre d’une maladie mentale et perçoit la réalité de manière altérée. L’emblème organique de la “plante” figurerait dans cette perspective deux hémisphères du cerveau (il apparaît d’ailleurs dans la version de 1983 exactement entre des ornements d’abord figurés dans le prolongement de la tête de Franz vu de dos face aux membres du Conseil), autorisant une lecture basée sur l’intériorisation du phénomène. Ce nouveau sens a d’ailleurs été corroboré ultérieurement par les auteurs dans la rubrique “Le Mal de Xhystos” de l’encyclopédie fictive Le Guide des cités, qui se réfère à un certain docteur Elkaïm et est accompagnée d’une déclinaison en noir et blanc de la case des Murailles de Samaris montrant les escaliers en plongée où Franz se sent gagné par le vertige :

Selon le psycho-systématicien, le fameux effet-Samaris ne serait que la forme la plus radicale de ce mal de Xhystos. A l’appui de sa thèse, le docteur Elkaïm invoque le fait que les seules descriptions qui en ont été données (la plus célèbre étant celle de Franz Bauer) viennent de citoyens de Xhystos.

Schuiten & Peeters 2002 : 146

Figure 4

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D’un “effet” l’autre : nous sommes bien passés d’une déconstruction de l’effet de réel à sa réaffirmation via une assertion pseudo-documentaire et une motivation psychologique.

En dépit de ce changement dont nous avons essayé de montrer l’importance par rapport à la question qui nous importe ici, LesMurailles de Samaris n’en demeure pas moins l’album le plus ouvertement réflexif des Cités obscures. Les pérégrinations de Franz dans les ruelles labyrinthiques de Samaris, parmi des êtres froids qui semblent s’adonner à des mises en scène ritualisées, ne sont pas sans évoquer les traversées de couloirs aux parois de stuc de L’Année dernière à Marienbad ( Resnais 1961) scénarisé par Alain Robbe-Grillet. Nous avons dit que Baetens inscrivait Peeters dans la filiation de la modernité. Mais la ville-simulacre de Samaris n’appartiendrait-elle pas, déjà, aux pratiques postmodernes, à l’instar du dernier album de Schuiten et Peeters, Revoir Paris (2014), dans lequel la référence aux romans de Robida et à leurs illustrations est explicitement recyclée par une jeune femme qui se projette en un monde composé de fictions antérieures?

Dark Cities : les machines à fictions de la post-modernité

Lorsque Rem Koolhaas s’interroge sur les raisons de l’impact considérable qu’exerça l’ouvrage illustré The Metropolis of Tomorrow (1929) de l’architecte Hugh Ferriss sur l’imaginaire urbanistique américain, il souligne le rôle joué par le dessin au fusain qui, moins précis que la gravure, permettait aux lecteurs de laisser libre cours à leur imagination. Il en va parfois de même des dessins de Schuiten, qui, s’inspirant de propositions telles que celles de Ferriss – nom donné à un hôtel dans lequel le héros de L’Ombre d’un homme rejoint un client au début de l’album –, combine la précision d’une esquisse d’architecte et la fantaisie de la fiction. Les thèses de Koolhaas nous paraissent constituer à divers titres une grille de lecture fort intéressante pour aborder LesCités obscures, mais nous nous en tiendrons à la conception que le théoricien de l’architecture se fait de cette idéologie qu’il nomme “manhattanisme” :

Pour étayer l’alibi du monde des affaires, la tradition naissante de la technologie du fantasme est déguisée en technologie pragmatique. L’attirail de l’Illusion, qui vient de subvertir la nature de Coney Island en un paradis artificiel – électricité, climatisation, pneumatiques, télégraphe, rails et ascenseurs –, resurgit à Manhattan en attirail de l’Efficacité.

2002 : 87

Avec une oeuvre comme LesMurailles de Samaris, Schuiten et Peeters font renaître cette fantasmatique de la démesure et du trompe-l’oeil qui traversera l’ensemble de leur série, et dont l’actualisation figurative peut être appréhendée à travers le prisme de la notion d’ “attraction” discutée par les historiens et théoriciens du cinéma des premiers temps et qui, appliquée à une autre période, permet de rendre compte de phénomènes de réflexivité. En effet, comme le résume Philippe Dubois (1998 : 84), ce régime scopique, irréductible à la seule mise en récit, se caractérise par “l’exhibition accrocheuse de ses propres moyens de figuration plutôt que [par] l’effacement en vue d’une transparence de l’action racontée”. Ayant toujours plus ou moins partie liée avec la question de l’adresse au spectateur, l’attraction entretient certaines parentés avec ce que Dällenbach (1977 : 105) a nommé la “mise en abyme énonciative”, sans toutefois impliquer nécessairement une réduplication du cadre dans un enchâssement ou des figures de l’auteur et du lecteur empirique.

Lorsque, à la fin d’une page de droite, Franz enfonce dans LesMurailles de Samaris une paroi, débouche sur le vide (indice de l’incomplétude de ce monde factice) puis, enfin, risque un regard au-delà de l’extrémité supérieure d’une cloison pour découvrir la machinerie productrice de l’illusion, ou lorsque, de manière similaire, Giovanni déchausse un bloc de pierre et passe la tête au travers du mur dans La Tour (thématique préfigurée par un récit dessiné resté inachevé intitulé Les Mystères de Pâhry, finalement édité sous la forme d’une série de fragments à la suite des Murailles de Samaris en 2007), la représentation du parcours du héros dans sa découverte d’un espace occulté par une tradition fondée sur une conspiration (ou simplement donné comme tel, mystérieux et insondable) est en tout point similaire à la séquence de Dark City (Proyas 1998) dans laquelle le héros et le détective démolissent à la hache une muraille et se rendent compte que, au-delà de cette frontière située aux confins de la cité artificielle conçue par des extra-terrestres comme un gigantesque laboratoire, ne règne que le vide interstellaire. Or nous avons montré en quoi ce film dont la sortie est quasi contemporaine de celle de The Matrix (Wachowsky 1999) se situait à la fois dans la filiation de la cyberculture et du postmodernisme (Boillat 2014a : 263-275). Cette ville en perpétuelle reconfiguration, dont les éléments sont agencés dans le seul but d’abuser les habitants qui font inconsciemment office de cobayes, est similaire à Samaris, si ce n’est que dans l’album de bande dessinée, inscrit moins dans la science-fiction (et le film noir) que dans le fantastique allégorique, aucune motivation n’est fournie à la mise en place du simulacre. Le titre même du film de Proyas – traduit pour sa sortie québécoise “Cité obscure” – semble d’ailleurs faire allusion à celui de la série dessinée. La publication en anglais des Murailles de Samaris dans le magazine Heavy Metal débute en novembre 1984 déjà – c’est pourquoi, en dépit de l’ouverture à la culture européenne de ce cinéaste né en Egypte de parents grecs, il s’agit sans doute d’une source d’inspiration plus probable que l’album Sur les terres truquées de la série Valérian, prépublié dès 1976 mais n’ayant fait l’objet d’une traduction en anglais que très récemment, en 2014.

Comme Proyas dans Dark City, les auteurs des Cités obscures procède à un recyclage de motifs antérieurs – leurs villes sont des (bri)collages hétéroclites de styles architecturaux distincts –, font primer le caractère spectaculaire de l’exhibition des mondes créés et abrogent au profit d’un espace-temps de pure fiction presque tout repère historique, selon une démarche “uchronique” néanmoins différente des productions cinématographiques voisines en ce qu’elle témoigne paradoxalement d’un intérêt certain pour l’histoire, ses traces (ruines, manuscrits, tableaux d’histoire et même, dans L’Affaire Descombes, partitions musicales) et ses mythes (chroniques de voyages extraordinaires, récits des origines), ainsi qu’à l’égard d’imaginaires associés à une période définie (en particulier la fin du XIXe siècle). Il n’est donc pas surprenant qu’une chercheuse en vienne à faire, en introduction d’une étude des Cités obscures, le constat suivant : “Cities of the Fantastic is a perfect illustration of the concept of the “pastiche” as it has been developped by Fredric Jameson in his landmark publication on postmodernist aesthetics” (Diekman : 84). Comme on l’a vu, LesMurailles de Samaris est sans doute l’album qui pousse le plus loin, d’entrée de jeu, l’exploitation du motif du simulacre ensuite atténué (voire révisé) dans la série des Cités obscures, sans doute parce qu’il conduisait à une impasse en termes d’expansion de l’univers. En raison des parentés qu’elle présente avec la posture postmoderne, la démarche de Schuiten et Peeters est en quelque sorte intrinsèquement réflexive. Hormis LesMurailles de Samaris, qui conclut à une vacuité totale du monde (à moins qu’il ne s’agisse d’un monde intérieur limité à un individu), l’influence des avant-gardes des années 1910-1920 (futurisme, art déco) sur le style graphique de Schuiten et celle du Nouveau Roman sur Peeters situe toutefois à notre avis le travail du duo quelque peu en deçà du postmodernisme et de la standardisation, dans le contexte de la culture de masse, d’une réflexivité à la fois constante et cyniquement niée par cette omniprésence même. En témoignent non seulement les références à des oeuvres littéraires explicitement données comme hypotextes – ainsi, par exemple, le héros de l’album L’Ombre d’un homme, employé des Assurances Générales (comme le fut Kafka à Prague), s’appelle-t-il Albert Chamisso, en référence à Adelbert Chamisso, auteur de L’Étrange histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre (1813) –, mais aussi le recours à des procédés spécifiques de mise en abyme qui hiérarchisent la représentation et thématisent le fonctionnement de la fiction (au lieu de le nier dans une maximisation décomplexée de l’immersion fictionnelle). Nous proposons d’examiner l’un de ces procédés qui a la particularité de se situer à la confluence de la dimension graphique et de l’écriture romanesque et qui appartient à ce que Jean Ricardou a nommé “mutations” du récit, c’est-à-dire des passages du texte (romanesque) où s’opère abruptement un glissement du récit posé comme réel à une représentation présente en tant qu’image (tableau, sculpture, etc.) dans la diégèse, ou inversement (Ricardou 1990 : 121-124). Dans Les Cités obscures, ce type de procédé fonctionne comme ouverture à une seconde diégèse.

L’entrée dans le tableau

Dans son célèbre essai consacré à la “métapeinture”, Victor Stoichita s’interroge en ces termes sur les marges de l’image picturale :

Le cadre sépare l’image de tout ce qui est non-image. Il définit l’encadré comme monde signifiant, face au hors-cadre qui est le monde simplement vécu. On doit cependant se demander : auquel des deux mondes le cadre appartient-il? La réponse ne peut être que bivalente : aux deux et à chacun.

Stoichita 1999 : 53

Dans Les Cités obscures où les “images dans les images” sont nombreuses, ne serait-ce que parce que le paysage urbain encadré par une embrasure de fenêtre y jouxte souvent une “scène d’intérieur”, le monde “simplement vécu” est déjà celui de la fiction, et le cadre, commun à celui-ci et à un monde second, matérialise le rapport d’enchâssement et fait office de passage. L’album qui exploite de la manière la plus productive cette thématique est La Tour, identifié dès sa quatrième de couverture et dans des renvois ultérieurs (notamment dans L’Archiviste) par la présence de cadres délimitant des zones, traçant par endroits une ligne de démarcation entre représentation monochrome et image en couleurs. Dans un commentaire publié à l’époque de la sortie de cet album dont le sujet prend ses origines dans La Tour de Babel de Pieter Brueghel l’Ancien, Luc Dellisse en proposait une lecture foncièrement réflexive :

[…] Milena et Giovanni deviennent les héros de la première mise en abyme d’une intrigue par son propre médium. L’histoire imprimée s’identifie, au sens propre, à la contingence dans laquelle les héros de papier se débattent. Ils n’ont quitté leur cadre que pour rejoindre un univers en deux dimensions : celui de la case même.

1986 : 33

L’oeuvre picturale, qu’il s’agisse des tableaux de la bibliothèque de La Tour ou des fresques de Desombres dans L'Enfant penchée, font office de représentations secondes, enchâssées, par lesquelles la “métalepse” (au sens de Gérard Genette) est possible.[6] Comme l’a souligné Philippe Marion, “le glissement d’un type d’image à l’autre, voire d’un média à un autre média, rejoint la panoplie des déclinaisons de la quête du passage, un des motifs les plus actifs dans le cycle des Cités obscures” (2009 : 40-41). La représentation en bande dessinée d’un art à la fois parent et fortement légitimé comme la peinture s’accompagne inévitablement d’un discours sur le médium lui-même.[7] Dans la biographie qu’il consacre à François Schuiten et dans laquelle il entend réinscrire le dessinateur dans son contexte familial fortement marqué par un intérêt pour les arts visuel et l’architecture, Philippe Marion note :

Aux yeux de son père, le dessin n’est qu’un moyen, un outil, pas une fin en soi. Un moyen de […] préparer le terrain de ce qu’il considère comme la consécration artistique : la peinture. Au fond se profile ici une opposition traditionnelle, entretenue par l’histoire de l’art classique.

2009 : 44-45

Il n’est donc pas étonnant que dans La Tour, le monde auquel ouvrent les représentations picturales constitue une libération, un dépassement et un aboutissement. Figurées en couleurs dans un album en noir et blanc, les peintures viennent en quelque sorte combler une carence, affirment leur supériorité par le degré de fascination qu’elles exercent sur le héros qui les contemple – un regard sur un fragment déchiré d’une toile suffit à redonner confiance à l’explorateur, comme la promesse d’un ailleurs (Schuiten et Peeters 2008 : 93) –, ce Giovanni Battista dont le nom consonne avec Leon Battista Alberti,[8] dont la célèbre formule définissant métaphoriquement le tableau (et par-là la conception perspectiviste) comme “fenêtre ouverte sur le monde” semble ici prise à la lettre.

La première surface en couleurs apparaît dans La Tour significativement au moment où le personnage de Giovanni, au seuil d’une nouvelle pièce, écarte une lourde tenture sombre qui dissimule encore la majeure partie de la toile située à l’arrière-plan (Fig. 5). Faisant écho au prologue de l’album dans lequel Giovanni s’adresse au lecteur sur scène dans un monologue théâtral, dévoilant l’ombre des personnages du récit à venir en écartant le rideau situé derrière lui, cette case suggère l’avancée dans un espace dédié au spectacle. Cette connotation est renforcée par le fait que Giovanni soit représenté sous les traits d’Orson Welles, associé non seulement aux éclairages contrastés et à la forte profondeur de champ de ses films dont se rapprochent les images de Schuiten dans cet album, mais aussi à ses rôles shakespeariens, voire à son apparition dans La Ricotta de Pasolini (1963), moyen-métrage dans lequel l’auteur de Citizen Kane (1941) interprète un cinéaste dans des images en noir et blanc qui contrastent avec les “tableaux vivants” de la Passion de Christ qu’il est en train de filmer, représentés quant à eux en couleurs (intertexte qui fait sens non seulement au niveau de la logique de l’enchâssement, mais aussi du point de vue de la thématique de la déréliction divine). Toutefois, le Giovanni du prologue regarde le lecteur, donne à voir, tandis que lors de l’apparition discrète de la couleur, il est sujet percevant, centre identificatoire. L’intrusion subreptice et restreinte de la couleur la soustrait à sa dimension spectaculaire pour en faire l’une des étapes du parcours herméneutique du personnage (et, corrélativement, de sa redécouverte du corps féminin après des années de solitude passées à maintenir en état une zone spécifique de la monumentale Tour, la jeune Milena étant explicitement associée, dans une planche onirique, à un personnage de l’une des toiles). Le fragment polychrome en grande partie dérobé au regard apparaît à la dernière case d’une planche de droite, là où le lecteur s’apprête à tourner la page, et donc à imiter le geste du héros qui pousse la tenture sur la gauche afin d’en voir plus. À la fin de l’album, cette situation se répète : Giovanni quitte une pièce dans laquelle se sont amoncelés les décombres – notamment un grand nombre de cadres vides abandonnés par les “pionniers” qui ont déserté leur poste dans les cimes de La Tour – et débouche sur un paysage représenté en couleurs que le lecteur n’a tout d’abord fait qu’entrevoir dans la dernière case d’une page de droite; une fois la page tournée, il est invité à gagner un autre monde où règne la couleur (en l’occurrence le sien, à l’époque des guerres napoléoniennes).

Figure 5

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Dans son étude consacrée aux modalités d’insertion d’oeuvres picturales dans des pages de bande dessinée, Danielle Chaperon distingue d’une part l’absorption du pictural par le style du dessinateur qui en aplanit considérablement l’effet disruptif et, d’autre part, un principe d’hétérogénéité observable dans des albums qui proposent d’“accueillir au contraire l’oeuvre comme un élément étranger et “voyant” – mais celui-ci menace alors la vraisemblance du monde construit par la fiction et perturbe la lecture des planches” (2007 : 21). Dans La Tour, la rupture de l’unité de l’univers diégétique provoquée par le contraste entre d’un côté un style de dessin réaliste extrêmement méticuleux rappelant la gravure et de l’autre une imitation des peintures vives et colorées de Delacroix fonctionne au bénéfice d’une mise à mal de l’unicité de ce monde, mais non de sa vraisemblance, puisqu’il se voit précisément défini à travers l’écart qui se creuse avec un autre monde. Comme dans le cas des deux villes dédoublées des Murailles de Samaris, la bimondanité maintient dans La Tour le cloisonnement traditionnel entre la diégèse bédéique et le monde du lecteur : contrairement au héros éponyme de la série Julius Corentin Acquefacques de Marc-Antoine Mathieu qui, dans le deuxième épisode de l’hexalogie (La Qu…, 1991), découvre qu’il manque à son monde dessiné la quadrichromie, Giovanni ne fait jamais mention de la couleur des toiles qui semblent éveiller ses fantasmes (même s’il est constamment question de l’effet exceptionnel qu’elles produisent), puis du monde auquel on peut dire que, symboliquement, il accède par leur truchement (tout en restant, lui et sa compagne, figurés en noir et blanc); les divers glissements et entrelacements qui s’opèrent entre trois ordres de réalité – le monde de La Tour, les rêves de Giovanni et le référent des représentations picturales – ne rompent pas l’autonomie de la “mégadiégèse” des Cités obscures. Le recours à une opposition entre le noir/blanc et la couleur afin de distinguer, dans la facture même de l’image, deux mondes distincts constitue un procédé fréquent au cinéma, comme nous l’avons discuté ailleurs (voir la section “La couleur est-elle diégétique?” dans Boillat 2014a : 147-169). La bande dessinée permet toutefois un usage sélectif de la couleur difficilement envisageable au cinéma (du moins avant la généralisation des outils infographiques). Plus encore, comme l’a souligné Marion en recourant au concept de “graphiation”, le marquage énonciatif de la représentation est plus important en bande dessinée, où “le dessin est une image en actes : quelqu’un vient de passer par là pour nous reconstruire le monde à sa façon” (2009 : 37). Si, au cinéma, il suffit d’opter pour un type de pellicule plutôt qu’un autre, le style graphique de Schuiten porte en lui la trace de la performance du dessinateur, et le passage du noir et blanc à la couleur attire l’attention sur l’acte de création. Cette différence au niveau des conditions de production et de réception d’un médium est en quelque sorte reversée sur la ségrégation entres les mondes des Cités obscures, envisagés par leurs auteurs dans une perspective résolument intermédiale. Leur réflexion sur les médias et les relations qui se tissent entre eux est d’ailleurs formulée dans une introduction à un ouvrage théorique en des termes spatiaux, prélude à l’élaboration de mondes :

Pour notre part, le seul terrain de compétence que nous revendiquions est celui des passerelles. Or, les domaines ici évoqués sont transversaux. S’étant développés loin des balises et des arts majeurs, la plupart sont composites, à commencer par la bande dessinée […]. Mais le roman-photo, le cinéma, la scénographie et a fortiori le multimédia se situent eux aussi au carrefour de plusieurs territoires.

Schuiten & Peeters 1996 : 10

Comme on l’a vu, la romance qui réconcilie dans la plupart des premiers albums le texte et le dessin en injectant du narratif semble, du simulacre urbain des Murailles de Samaris aux toiles de La Tour, nécessiter un média. Dans L'enfant penchéee, c’est au roman-photo qu’incombe la représentation de l’acte pictural : l’ancrage y est fortement référentiel (et même indiciel) avant l’échappée dans l’imaginaire. L’oeuvre pictural y joue le rôle d’une zone de rencontre entre l’oeuvre dessinée qui accueille le monde “premier” et la photographie : comme dans les cases où Giovanni demeure en noir blanc dans un environnement en couleurs, LEnfant penchée présente une situation hybride où le peintre, revenu des Cités obscures dans son monde représenté par la photographie, conserve une trace de son passage en l’espèce d’une main dessinée. L’ontologie du monde habité par les personnages est par conséquent définie par l’exhibition matérielle du moyen d’expression. L’une des forces des travaux de Schuiten et Peeters réside précisément dans cette capacité à détourner la réflexivité de sa fonction usuelle d’instauration d’une distance (souvent, en bande dessinée, sur un mode humoristique) pour renforcer l’immersion fictionnelle dans le monde obscur des cités, qui absorbe tout, tel une spirale (motif récurrent chez Schuiten, voir Groensteen 1984 : 89-90), y compris la genèse des oeuvres dessinées. Dans le film pseudo-documentaire L’Affaire Desombres, où se superposent différentes couches médiatiques (on y projette lors d’une conférence illustrée un film montrant des images photographiques documentant la création d’oeuvres picturales), François Schuiten et Benoît Peeters déclarent dans un entretien fictif avoir créé leurs albums de bande dessinée à partir des croquis de Desombres dont ils se seraient servis en tant que substituts des fresques disparues de l’artiste méconnu. En plaçant l’un de leurs personnages à la source de l’oeuvre qui pourtant le contient, les auteurs érigent le paradoxe métaleptique de la poule et de l’oeuf en principe esthétique, l’expression d’une circularité définissant leur pratique réflexive dans Les Cités obscures, où, dans le miroir, l’oeuvre proprement dite demeure constamment dans l’ombre des mondes de la fiction.