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Depuis les années 90, une évolution stylistique, thématique ou des contenus est notable dans les films africains et a généralement été remarquée par les commentateurs[2]. Des réalisateurs tels que Abderrahmane Sissako ou Jean-Marie Teno, entre autres, ont commencé à proposer des représentations cinématographiques de destins individuels qui semblent correspondre à une forme de maturité pour des pratiques dont l’objectif sera de moins en moins de répondre, didactiquement, aux attentes d’un public acquis à telle ou telle cause politique, et de plus en plus de constituer un regard subjectif éprouvant sa liberté. Si la plupart de ces auteurs africains peuvent voir leurs films bénéficier d’une meilleure reconnaissance, il semble qu’ils ne se soient pas mis, à tout prix, en quête d’une légitimité politique dans les pratiques qu’ils mettront en place. Cette évolution revêt aussi un sens sur le plan social et politique et ouvre sur une perspective où les approches purement idéologiques de l’histoire révèlent leurs limites.

Par ses objectifs, le présent article implique de revenir sur les discours théoriques tels qu’ils ont pu être élaborés au sujet des cinémas africains depuis les années 80. Ainsi, on pourrait rappeler avec Paul Willemen que la théorie dite du Third Cinema a révélé certaines limites au regard de la question du « national », ou plus exactement, dans une sorte d’évitement de cette question[3]. Considérant que le nationalisme était d’abord une invention des Occidentaux, Willemen rappelait que les intelligentsias du ‘tiers-monde’ avaient négocié depuis longtemps ces problèmes, par exemple au moyen du déplacement de la question d’une « identité nationale » vers celle d’une « identité continentale »– l’internationalisme de type ‘tiers-mondiste’ – ou au moyen du déplacement de la question du « national » vers celle du « racial ». Mais il convient de situer dans la deuxième moitié du XXème siècle l’apparition de stratégies refusant à la fois le chauvinisme national et l’identification avec l’agresseur au profit d’une « vision plus complexe des formations sociales et de leurs dynamiques, incluant la relation tendue avec l’Occident » (Willemen, 1994 : 194, traduction par l’auteur). La tradition ne peut plus être considérée comme une vache sacrée, concluait-il. Une partie de la critique de Willemen est relative à la contradiction dans laquelle se trouvaient certains théoriciens ou critiques quand, dans un premier temps, ils semblaient convenir du fait que les cinémas entrant dans la catégorie du Third Cinema sont potentiellement l’objet d’une variabilité infinie mais qui, dans un second temps, coupent court avec cette perspective, pourtant plus proche de la réalité des pratiques, au profit d’une esthétique unifiante (sinon totalisante), celle précisément d’un Third Cinema. Cette tendance peut notamment apparaître dans le ‘rapport à l’histoire’ ou, plus exactement, par le biais d’une approche qu’il conviendra désormais de qualifier d’historiciste dans la mesure où elle voudrait imposer, par le biais du cinéma et de l’audiovisuel, un sens de l’histoire – liée traditionnellement à l’historicisme hégélien ou marxien – sans établir un ‘rapport de vérité’ avec l’histoire ainsi considérée (Willemen, 1994).

On doit mentionner, à ce stade, la critique de l’historicisme qu’a pu proposer Harrow (2007) récemment, tout en maintenant son analyse dans la perspective d’un Third Cinema. Le projet d’Harrow est de s’opposer aux conceptions selon lesquelles le ‘cinéma africain’ serait « important dans la communication de l’histoire, dans la correction des mauvaises représentations passées de l’histoire » (Harrow, 2007 : xi). Mais le sens du présent article doit être situé dans un horizon théorique autre que celui de Lacan et de ses successeurs (volontiers convoqués par Harrow). La question du symbolique n’est envisagé ici ni dans la perspective d’une théorie des sujets et des formes, ni dans le cadre d’un questionnement, d’ordre idéologique, sur le modernisme et le post-modernisme. Du reste, Harrow ne considère que la question de la « représentation de l’histoire » et non pas celle, plus englobante, de la représentation du passé. Il s’agit de prendre en compte les questions d’interprétation qui se jouent nécessairement dans le ‘rapport au passé’ et, donc, à l’histoire, et les questions d’ordre épistémologique qui sont alors engagées, en partant du principe qu’on ne peut faire dépendre la question du symbolique du seul ‘rapport à l’histoire’ – l’origine d’un phénomène ne peut être appréhendée sans une connaissance en amont de la structure symbolique de ce même phénomène.[4]

Plus généralement, la question du ‘rapport à l’histoire et à la mémoire’ est traitée comme une étude de cas au sein d’une recherche globale qu’il n’est pas possible de rapporter dans son intégralité, mais qu’on pourra qualifier de ‘méthodologique-épistémologique’; en ce sens, on considère qu’aucune ‘épistémologie achevée’ (de type linguistique ou relative aux sciences cognitives) ne peut être appliquée de manière satisfaisante à l’étude des médias cinématographiques ou audiovisuels d’Afrique subsaharienne, et qu’une ‘épistémologie à venir’ entretiendra nécessairement des liens étroits avec des recherches d’ordre méthodologique qui auront pu être conduites dans ce domaine d’étude, au point de ne jamais pouvoir complètement séparer le champ de l’épistémologie de celui de la méthodologie. Partant du constat que le problème de la représentation du passé a pris de plus en plus d’importance dans la littérature sur le sujet, sans être véritablement analysé, il s’agit de montrer qu’une telle analyse peut permettre d’appréhender le fait que les questions d’ordre identitaire sont inséparables des cinémas africains et des discours sur ces cinémas mais n’ont jamais été véritablement figées. Pour ce faire, il est nécessaire de se situer au niveau d’échanges symboliques par opposition aux discours essentialiste qui essaieraient de définir ‘ce qui serait spécifiquement africain’; le concept d’’échange symbolique’ utilisé ici devant être compris en un sens anthropologique général qu’on voudra bien accepter comme une prémisse du travail de recherche d’où est tiré cet article.[5]

Quand on considère les médias cinématographiques ou audiovisuels, on est nécessairement confrontés à de tels échanges symboliques; et, concernant l’Afrique subsaharienne, il apparaît que ce sont les questions les plus difficiles à médiatiser, à savoir les ‘cultures traditionnelles africaines’ et le ‘rapport au passé’, qui ont pu motiver l’action d’un certain nombre de réalisateurs et de leurs soutiens. En effet, c’est le lien entre la culture ou le passé, d’une part, et la politique, d’autre part, qui s’est quasiment institué comme le problème que les cinémas africains devraient traiter en priorité – une tendance qui est apparue plus nettement à partir des années 70, non seulement dans les films mais surtout dans les discours qui les ont progressivement accompagnés. Tout en revenant sur ces films et ces discours, il s’agit de voir comment l’émergence d’un ‘rapport particulier à la mémoire’ implique de reconcevoir l’approche des cinémas africains. Les films cités dans cet article sont pris à titre d’exemples, ne pouvant mentionner l’ensemble d’une production qui, depuis les années 60, a pu être engagée dans une représentation du passé; on pourra consulter toutefois la filmographie en fin d’article pour une information sur les films qui servent à illustrer notre analyse.

Représentation de l’histoire et pratiques cinématographiques africaines

On pourrait commencer par dire, d’un point de vue qui pourra sembler polémique, que le ‘cinéma africain’ n’existe pas dans la mesure où, en dehors de l’Afrique du Sud, il n’existe pas d’industries du cinéma au sens courant du terme dans les pays d’Afrique subsaharienne[6]. Ce qui existe, ce sont des films et des pratiques cinématographiques et audiovisuelles; le cinéma au sens d’une « institution, d’une industrie, d’une production signifiante et esthétique, [d’un] ensemble de pratiques de consommation » (Aumont, Bergala, Marie et Vernet, 1994 : 8), et, au-delà, des études généralement dédiées à l’analyse de ces différentes dimensions, n’existant, en Afrique, que par ces films et ces pratiques. Il conviendrait, en conséquence, d’utiliser plutôt l’expression de ‘films et pratiques cinématographiques et audiovisuelles africaines’ au lieu de celle de ‘cinéma africain’ ou, au moins, de parler des ‘cinémas africains’ ou des ‘médias cinématographiques et audiovisuels africains’[7]. Ces questions de terminologie ont leur importance car elles révèlent la confusion initiale à laquelle semble être confrontée la recherche dans ce domaine, témoignant aussi d’une opposition entre la difficulté de désigner clairement un objet d’étude, d’un côté, et la volonté de relier ces ‘cinémas africains’ à des objectifs politiques et idéologiques au-delà des films et pratiques, d’un autre côté.

Il n’est pas possible de décrire ici l’évolution historique de ces films et pratiques cinématographiques africaines et le rôle qui a pu leur être assigné depuis les années 50 environ; ce développement a en effet été très divers selon les contextes culturels, sociaux ou économiques et, surtout, selon les héritages coloniaux[8]. Les cinémas en provenance des ‘pays africains francophones’ ont pu être mis en avant en raison d’un développement artistique plus important durant les quarante dernières années, avec l’aide des politiques de coopération technique et culturelle de la France, d’abord, et des institutions européennes, ensuite. Plus généralement, la plupart des réalisateurs africains reconnus sur un plan international viennent de ‘pays francophones’ ou ont pu entretenir des liens avec le domaine francophone. Il n’en demeure pas moins qu’on a affaire, à chaque fois, à des pratiques individuelles et qu’on serait bien en peine de trouver une école ou une tradition réellement commune à chacune de ces pratiques (Haffner, 1978, 1996). Le développement du cinéma et de l’audiovisuel a été différent dans les ‘pays africains anglophones’, d’une part en raison d’une histoire coloniale différente et, d’autre part, en raison des différences même entre des pays comme le Nigeria (Haynes, 1997) et l’Afrique du Sud (Lelièvre, 2004a). Néanmoins, ces pays sont actuellement ceux où les pratiquescinématographiques et audiovisuelles sont parmi les plus dynamiques d’Afrique sub-saharienne. Quant aux films et pratiques d’ ‘Afrique lusophone’, il est peut-être encore plus difficile de leur reconnaître un sol commun, ayant été liés à des contextes politiques ‘révolutionnaires’ et étant aujourd’hui proche soit des pratiques qui ont pu apparaître et se développer dans les ‘pays francophones’ – c’est notamment le cas de la Guinée-Bissau ou au Cap Vert – soit des pratiques audiovisuelles de ‘pays anglophones’ – en raison des liens entre le Mozambique, l’Afrique du Sud, et l’Afrique australe en général.

Dans le même temps, indépendamment de cette incontestable diversité et des legs de l’histoire, il reste difficile de parler des films et pratiques cinématographiques ou audiovisuelles africaines sans être confrontés, tôt ou tard, à la question du ‘cinéma africain’ telle qu’elle transparaît dans les discours liés à l’engagement idéologique et politique qui a accompagné ces films et ces pratiques. Cet engagement, c’était d’abord celui du panafricanisme promu par des organisations professionnelles comme la Fédération Panafricaine des Cinéastes (FEPACI), laquelle entretient des liens avec l’Union Africaine ou l’UNESCO. À travers les diverses péripéties de ce qui allait devenir, d’une certaine manière, une institution du ‘cinéma africain’, c’est plus généralement les discours d’ordre identitaire qui peuvent se retrouver, établissant aussi des ponts entre le continent africain et ses diasporas. Il n’est pas possible de dresser ici un panorama complet de l’élaboration de ces discours; on peut seulement préciser qu’après les années 60 et 70 marquées par l’ascendant de la notion de « négritude », une seconde période marquée par la concrétisation de certaines recommandations de la FEPACI par des films faisant clairement la promotion des cultures africaines – Heritage Africa (1989) de Kwah Paintsil Ansah par exemple –, ce sont des États-Unis que peuvent provenir aujourd’hui des idées ayant une certaine influence – idées telles que l’« afro-centrisme » (‘Afrocentricity’).

Plus concrètement, sur quel terrain pouvaient s’appuyer des films et pratiques qui, aujourd’hui encore, sont à la recherche d’une légitimité non seulement auprès des populations africaines mais aussi auprès des bailleurs de fonds et des publics occidentaux? Très tôt, ce fut essentiellement le terrain à la fois politique et idéologique. Ainsi a pu apparaître, dans un premier temps, une conception léniniste du cinéma (« le cinéma comme le premier des arts ») dans les pays les plus engagés en la matière. Ce projet fut, par exemple, clairement énoncé par le Burkina Faso de Thomas Sankara, même si l’ambition initiale a évolué et s’est adaptée aux réalités économiques des médias cinématographiques et audiovisuels. De leur côté, les cinéastes travaillant en Afrique ou depuis une situation d’exil et les États africains qui ont tenté, à partir des années 60, de mettre en place des politiques de soutiens au cinéma et à l’audiovisuel, sont restés attachés, consciemment ou non, à un cinéma considéré comme un médium suffisamment puissant pour avoir un impact politique sur les milieux socioculturels africains[9].

L’émergence d’un réalisme social, s’appuyant sur le postulat selon lequel il existerait un lien représentatif et concret entre les films et les réalités socioculturelles africaines, a pu constituer une motivation, une justification, voire un vecteur important pour le développement des discours de légitimation politique, au moins depuis Borrom Sarret (1963) de Ousmane Sembène ou encore Jemina and Johnny (1965) de Lionel Ngakane. Cela s’est parfois fait par opposition au réalisme des pratiques ethnographiques considéré comme réducteur ou parfois même qualifié de « néo-colonialiste ». Un tel ‘réalisme social’ pourrait être considéré comme une sorte de degré zéro du discours politique des cinémas africains. Par ailleurs, en raison du développement de la vidéo[10], il convient de remarquer, aujourd’hui, une nouvelle forme de légitimation par le ‘réalisme’, même si l’on se situe dans une autre perspective que celle du cinéma engagé des années 60 et 70. Le passage d’un cinéma didactique au service d’un discours politique à des problématiques qui seraient davantage d’ordre stylistique a eu lieu par le passage d’une forme de réalisme social à un cinéma plus complexe sur le plan esthétique, c’est-à-dire symbolique; des pratiques se mettront alors en place qui tenteront, de manière plus ou moins explicite, de se constituer en tant que représentation de l’histoire.

Ceddo (1976) de Sembène Ousmane va inaugurer cette nouvelle ère dans les pratiques cinématographiques africaines. Basé sur des faits réels, le récit de ce film est situé au XVIIème siècle, quand le Christianisme et l’Islam pénètrent l’intérieur de l’Afrique de l’Ouest et l’espace du futur Sénégal. Ayant réussi à s’imposer auprès du roi Demba War et sa famille, l’Islam est confronté aux Ceddos qui refusent de se convertir. La princesse Dior Hocine, fille du roi, est enlevée par un Ceddo s’opposant à l’islamisation de la cour royale; mais ce dernier est assassiné, conduisant la princesse à riposter en tuant, à son tour, l’imam à l’origine du premier meurtre. Par ce geste, elle apparaît comme la véritable représentante du peuple dans l’Histoire. Tout en refusant d’en donner un sens qui ne pourrait être que métaphorique, Serge Daney situait précisément le récit de Ceddo dans ce cadre historique – débordant du cadre même de l’histoire propre au récit filmique[11]. Les cinéastes africains qui, comme Souleymane Cissé, Gaston Kaboré ou Cheick Oumar Sissoko, ont pu emprunter ces nouvelles voies ouvertes par Sembène, en les orientant dans d’autres directions, ont travaillé dans des contextes socioculturels proches ou comparables à celui de Ceddo.

Le film d’Ousmane Sembène n’est pas la seule source d’inspiration pour les pratiques africaines engagées dans une représentation de l’histoire. Avec Sarraounia (1986), Med Hondo perpétue, dix ans plus tard, cette idée d’un ‘cinéma historique africain’. Ce film relate l’histoire réelle de Sarraounia, reine des Aznas, qui a réussi à contrer, dans la région du Niger actuel, une colonne militaire de l’armée française venue du Soudan en 1899. Par sa mise en scène de l’histoire et par son style, Sarraounia a obtenu un grand succès[12]. Dans ce film, l’héroïsme et le sens de l’honneur de la reine Sarraounia contraste avec la barbarie et le décadentisme des officiers français; la pratique de Med Hondo revêt toutefois un caractère encore plus didactique sur le plan narratif – le didactisme lié à une forme de reconstitution historique. Cette approche est aussi celle d’un Mauritanien qui a surtout vécu en France et qui, en tant que réalisateur et acteur, est informé non seulement des réalités de l’industrie cinématographique et audiovisuelle mais des questions politiques liées à l’immigration, à l’exclusion, et au racisme – ce qui l’amènera à s’engager dans le débat français sur la « visibilité des Noirs » dans les médias. L’objectif principal de Sarraounia semble clairement de réussir à capter un public grâce à des procédures narratives que celui-ci connaît et par rapport à des contenus qui le concernent.

Il convient finalement de considérer l’approche élaborée, la décennie suivante, par Haile Gerima dans son film-fétiche Sankofa (1993). Sankofa, un terme Akan signifiant « retour au passé pour avancer », est le nom du ‘gardien spirituel’ du château de Cape Coast au Ghana dans lequel les négriers emprisonnaient les esclaves avant de les déporter aux Amériques. Mona, une mannequin afro-américaine visite ce château pour une séance de photos; le film de Gerima va alors relater son retour vers le passé, un voyage par lequel la jeune femme va connaître tous les affres de la déportation, de l’esclavage, et de l’exploitation la plus violente dans une plantation de canne à sucre. Comme Med Hondo, le point de vue d’Haile Gerima est celui d’un exilé ou d’un expatrié et revêt, peut-être en raison de cette situation, un caractère revendicatif plus important que ce qu’on peut percevoir dans tout le cinéma d’Ousmane Sembène. Comme Sembène, néanmoins, cette pratique est le résultat d’une élaboration dont on peut imaginer qu’elle engagea le cinéaste dans un long effort, une réflexion importante, notamment afin de traiter, dans un style qui serait convaincant, de cette référence à une période particulière douloureuse de l’histoire africaine et mondiale. Les qualités esthétiques de Sankofa sont réelles; et, par un tel sujet, le spectateur est conduit à se souvenir à quel point ‘histoire’ et ‘violence’ se confondent. Dans le même temps, c’est une histoire sur laquelle on imprime une orientation idéologique particulière à notre temps; ce n’est pas, à proprement parler, l’histoire des historiens.

Ces trois exemples pourraient néanmoins être considérés comme des sources récurrentes ou incontournables quand il s’agit d’approcher considérer la question de la représentation de l’histoire dans les cinémas africains – indépendamment du fait que, d’un côté, on ne peut pas déterminer une histoire des cinémas africains d’une manière aussi linéaire ou englobante que pour la plupart des cinémas occidentaux et que, d’un autre côté, ces pratiques et films sont innombrables et divers, constituant une production au sein de laquelle de multiples références à l’histoire peuvent être repérées, souvent dans une perspective assez subtile. On sait que les films et pratiques de Sembène, Hondo et Gerima ont été l’objet d’une reconnaissance internationale importante, ont pu parfois même revêtir le statut de modèle non pas seulement pour d’autres réalisateurs africains mais au sein des discours sur ces cinémas africains; ce sont des films (et des pratiques) qui ont été vus par un public aussi large que possible, qui se situent d’emblée dans le cadre des relations entre Afriques, Europe et Amériques, des relations d’échanges tantôt affirmées tantôt niées mais qui les déterminent en tant que films (et pratiques). Et c’est grâce à ce type de films et de pratiques que la question de la représentation de l’histoire est apparue de la manière la plus explicite dans la littérature sur les cinémas africains.

La question demeure, cependant, de savoir à qui s’adressent ces films, quelle est leur intelligibilité? Au stade des pratiques qui ont commencé à se mettre en place dans les années 70, il semble que la question d’une représentation de l’histoire va d’abord servir à légitimer le sens et les contenus de ces films sur un plan politique et idéologique; une mise en discours de cette question de la légitimité – ce qu’on résumera désormais par le concept de légitimation politique – qui va se jouer dans les divers messages qui peuvent apparaître dans ces représentations cinématographiques africaines. Évidemment, on se situe davantage ici, d’une part, dans une logique de revendication et de reconnaissance vis-à-vis des anciens pouvoirs coloniaux – en commençant par la France dont l’action dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel constituait un cas particulier –, et, d’autre part, dans la recherche d’une légitimité auprès des peuples africains – l’appel à ces derniers demeurant une constante dans la littérature sur les cinémas et audiovisuels africains jusqu’à aujourd’hui, généralement en arguant de la nécessité pour les Africains de produire leur propre image. Mais, dans cette façon de poser le problème de la représentation du passé, on sort très largement du cadre symbolique propre à l’image et, plus généralement, à l’esthétique, pour entrer dans celui du discours, de la rhétorique, voire de l’idéologie.

En fait, la question d’une légitimation politique, entre actions et revendications, brille à la fois par son caractère incontournable – sans être pourtant directement nommée – et son côté indéfini, voire les contradictions qu’elle révèle. Elle est incontournable dans la mesure où elle est induite par presque tous les discours politiques qui ont accompagné l’émergence et le développement de ces cinémas africains au cours de ces années 70. Dans leurs relations avec des institutions telles que la Coopération française, et, en tant que pratiques, les cinémas africains rapportaient cette légitimité à un devoir de « réparation historique », sans sortir ou en maintenant du même coup une forme de dépendance. Or, on sait que cette question de la ‘dépendance’ peut être assez redoutable car elle peut facilement devenir le lieu d’une contradiction voire de conflits si elle n’est pas circonscrite à un cadre politique (et juridique) précis. À ce stade, on ne peut que constater l’existence d’une telle contradiction; elle pourrait être formulée de la façon suivante : dépendre de la reconnaissance et du soutien de politiques occidentales dans l’affirmation d’une indépendance des pratiques. À partir des années 70 et 80, la question de la représentation du passé et de l’histoire se situe au coeur de cette problématique. Le problème sera différent par la suite, soit parce que c’est l’affirmation d’une indépendance qui est mise en avant – au détriment de la reconnaissance d’une relation d’échange symbolique –, soit parce qu’il est devenu plus simples – en considérant cette question de la représentation du passé pour ce qu’elle est, à savoir un enjeu symbolique lié à des films et pratiques non réductibles à leurs seuls enjeux idéologiques.

Légitimations politiques dans les discours sur les cinémas africains

C’est sur le plan du discours, d’une forme de théorisation, qu’a été traitée de manière plus complète la question d’une représentation du passé et de l’histoire dans les films et pratiques cinématographiques ou audiovisuelles d’Afrique sub-saharienne. Et c’est sur ce plan qu’un rapport plus direct à une légitimation politique a été recherché mais se trouve être finalement non-résolu en raison de l’oubli (ou de la négation) du décalage existant nécessairement entre les pratiques et les différents aspects institutionnels, économiques ou esthétiques des médias cinématographiques et audiovisuels. Si les cinémas africains ont suscité, depuis qu’ils existent, un nombre grandissant de discours, l’époque contemporaine a élevé cette tendance à un niveau qui déborde parfois des enjeux réels de ces médias sur les plans culturels et sociaux. Des pistes de réflexion concernant ce ‘rapport au passé’ doivent, malgré tout, être débusquées à l’intérieur de cette situation, nouvelle et contradictoire, de surabondance des discours, d’une part, et de confusion conceptuelle et de censure (ou d’autocensure), d’autre part. Ce n’est pas lieu d’entrer dans le détail de tous ces discours et de leurs enjeux théoriques; il s’agira de considérer, avant tout, la façon dont est abordée la question de la représentation du passé.

On pourrait identifier alors deux grands types de discours : un premier type de discours serait relatif à des questions d’ordre ‘idéologique’; un second à des questions d’ordre ‘épistémologique’. Le premier discours, qui a été développé plus spontanément, est étroitement lié à l’évolution historique des cinémas africains depuis les années 60. La plupart des chercheurs qui ont travaillé dans cette perspective entretenaient des relations étroites avec les réalisateurs africains. On pourrait prendre l’exemple des travaux de Paulin Soumanou Vieyra – qui était à la fois un cinéaste, un historien, et un critique. Un autre exemple est celui de Pierre Haffner qui, à partir des années 70, a initié des travaux universitaires sur ces cinémas émergents. Deux points doivent être gardés à l’esprit et qui demeurent au centre de ces discours : tout d’abord, la référence au panafricanisme comme fondement idéologique pour un engagement africain en direction du cinéma; ensuite, la question de pouvoir considérer une spécificité des pratiques cinématographiques africaines en relation avec une spécificité de l’Afrique elle-même, avec toutes les difficultés, les contraintes, et les besoins qui caractérisent la situation des pays de ce continent. En résumé, l’approche idéologique était présentée comme entretenant un rapport de proximité avec les films et pratiques considérés.

Un autre type d’approche, qu’on a pu définir comme étant d’ordre ‘épistémologique’, est relatif à l’évolution des études cinématographiques et audiovisuelles dans un cadre universitaire ou de recherche en sciences humaines et sociales. Mais tandis qu’une institutionnalisation de ces études est apparue dès les années 60, une réflexion sur les médias cinématographiques et audiovisuels d’Afrique subsaharienne, qu’on pourrait rattacher à une perspective ‘épistémologique’, est elle-même toujours en cours et n’a pas encore réellement considéré de manière approfondie cette question de la représentation du passé, alors même qu’on a pu voir que celle-ci a de plus en plus souvent été mise en avant dans la littérature sur le sujet.

Il apparaît relativement vain d’essayer de synthétiser ces deux approches : cela est dû, concernant la première approche, à une possible orientation vers une forme d’essentialisme et, concernant la seconde approche, à une forme d’ethnocentrisme occidental[13]. On est confronté ainsi à la première aporie des discours sur les cinémas africains – laquelle pourrait conduire à penser qu’aucune théorie des cinémas africains ne saurait exister en tant que telle. Une seconde aporie serait relative aux conséquences disciplinaires de la discussion d’ordre épistémologique qui a régulièrement lieu au sein des études sur les médias cinématographiques et audiovisuels. Tout en constituant un champ de recherche entre plusieurs disciplines académiques, ces études ont essayé d’apporter leur contribution à ce qui est généralement considéré comme le tournant cognitif des sciences humaines et sociales[14]. Un tel développement, cependant, était limité par le cadre épistémologique fournit par les sciences cognitives[15], lequel pourrait être considéré comme ne permettant pas d’englober un enjeu important des cinémas et audiovisuels africains en relation avec les pratiques culturelles et sociales africaines : l’interaction entre le cinéma ou l’audiovisuel comme mode de représentation visuelle et sonore, d’un côté, et les milieux socioculturels représentés, d’un autre côté. Des approches prenant en compte cette interaction apparaîtront dans le cadre des recherches d’ordre ‘historique’ et concernant les rapports entre différents médias (intermédialité); mais, en raison de l’importance qui est généralement donnée aux déterminations économiques (voir Allen et Gomery, 1994), d’une part, et de la spécificité des milieux socioculturels africains, d’autre part, elles ne sont guère applicables ou n’ont guère été appliquées aux médias cinématographiques ou audiovisuels d’Afrique sub-saharienne.

À ce stade, il apparaîtrait que le cadre théorétique qui conviendrait à l’approche des cinémas africains manque encore; car il faudrait précisément pouvoir prendre en compte l’interaction entre les représentations cinématographiques ou audiovisuelles africaines et les milieux socioculturels représentés. La question du lien entre des milieux socioculturels et des médias (cinématographiques ou audiovisuels) est engagée non seulement dans les médias produisant ces représentations – lesquels sont liés aux aspects institutionnels, économiques ou esthétiques du cinéma – mais aussi dans les représentations résultant de ces médias eux-mêmes. Il serait, en fait, nécessaire de se situer dans un cadre interdisciplinaire afin de demeurer ouvert aux enjeux liés aux représentations cinématographiques ou audiovisuelles des milieux sociaux et culturels africains. On pourrait se souvenir ici de l’exemple de l’ ‘anthropologie visuelle’[16] qui a toujours entretenu des relations particulières avec les cinémas africains. De la série des Sigui de Jean Rouch en pays Dogon (1966-1974) à Yeelen de Souleymane Cissé (1987)[17], par exemple, l’anthropologie africaniste est liée à ces films et pratiques d’Afrique sub-saharienne, au-delà des différends qui ont pu être institués entre ces deux univers. Un ‘rapport à la mémoire’ s’y trouvait également engagé; on était ainsi passé de la question, souvent abstraite, d’une représentation de l’histoire à celle d’une représentation de la mémoire, plus en phase avec les milieux socioculturels.

Dans cette question du ‘rapport à la mémoire’ serait suggéré un rapport à une spécificité des cinémas africains et une manière d’aller au-delà des apories qui résultent généralement de l’opposition, sur un plan théorétique, entre ‘idéologie’ et ‘épistémologie’ ou, sur un plan disciplinaire, entre ‘histoire’ et ‘anthropologie’. On aborderait, à cet égard, les théories où la question d’une ‘esthétique’ et d’un ‘rapport à la mémoire’ – et non plus seulement à l’ ‘histoire’ – a été (en partie) traitées. Ce fut le cas de la théorie, évoquée en introduction de cet article, du Third Cinema, une théorie qui a accompagné les discours souhaitant rendre compte de certaines spécificités culturelles – comme, par exemple, la ‘tradition orale’ – et ses implications pour les pratiques cinématographiques et audiovisuelles africaines.

Plus généralement, trois perspectives théoriques semblent se dessiner qui mettent en jeu un ‘rapport à la mémoire’ ou qui remettent en cause un ‘rapport traditionnel à l’histoire’. Une première perspective se jouerait par le biais d’une sorte de relativisme culturel : le cinéaste africain y serait consacré en tant que ‘griot’ par référence à une culture de l’oralité au sein de laquelle cette figure avait aussi un rôle d’ ‘historien’ ou de « gardien d’une mémoire populaire ou traditionnelle ». Une seconde perspective correspondrait à une forme d’immanentisme : les films africains seraient définis comme un « cinéma de la crise » par lequel ce ne serait plus un ‘rapport à l’histoire’ qu’il faudrait envisager mais, en quelque sorte, une ‘histoire-en-train-de-se-faire’. Une dernière perspective, finalement, tournerait autour de la question du nomadisme : l’histoire et sa représentation éventuelle ne peuvent exister que grâce à une « langue cinématographique » dont l’accent particulier dénoterait un ‘rapport à une mémoire personnelle et collective’. Le problème commence quand, de ces différents plans où s’élabore un ‘rapport à la mémoire’, on aboutit au concept de « mémoire populaire » dont l’objectif rhétorique serait à la fois de contester une conception (ethnocentriste) de l’ ‘histoire’ tout en demeurant dans le cadre d’un historicisme.[18] Au-delà de cette logique spécieuse, le risque est de cumuler les inconvénients d’une ‘histoire’ prise dans son ancienne acceptation d’un sens de l’histoire ainsi que ceux d’une conception identitaire et idéologique de la mémoire – au risque de déboucher sur ces « guerres des mémoires » qui ont pu apparaître en France depuis une décennie (Blanchard et Veyrat-Masson, 2008).

On peut comprendre que ce développement théorique résulte de la nécessité de faire référence aux spécificités socioculturelles auxquelles ces films et pratiques d’Afrique subsaharienne sont liés. Mais ce sur quoi s’appuient le plus souvent ces discours, c’est un postulat selon lequel ces films et pratiques auraient, esthétiquement, un impact politique; or le lien le plus direct et trivial qui peut être identifié entre ‘politique’ et ‘esthétique’ se situe au niveau des aides gouvernementales ou institutionnelles en faveur de ces cinémas et audiovisuels africains. D’une manière générale, il est impossible d’évaluer l’impact politique d’un film (africain); ce qui peut conduire, assez naturellement, à surévaluer (plutôt qu’à sous-évaluer) ce genre d’impact, le plus souvent dans des discours spéculatifs au service de telle ou telle idéologie. Il était inévitable que les discours élaborés à propos des cinémas africains se confrontent à la question de la représentation du passé car cette question détermine des enjeux symboliques qui intéressent un ‘rapport à la violence’ – le rapport postcolonial à diverses périodes historiques – ou à une ‘mémoire heureuse’ – les diverses stratégies de réappropriation des cultures africaines. Mais l’idée développée par ces pratiques discursives de légitimation est qu’un certain ‘rapport à l’histoire’ serait engagé par la notion même de « mémoire populaire » : c’est comme s’il était supposé que de l’exposition cinématographique ou audiovisuelle des mémoires populaires découlerait des représentations (légitimes) de l’histoire. Pour comprendre ce genre de confusion ou glissement conceptuel d’un ‘rapport à la mémoire’ vers un ‘rapport à l’histoire’, on est obligé de se situer dans le cadre idéologique d’une légitimation politique et non pas dans un cadre théorétique (incluant la question de l’esthétique).

Les ressources critiques de la mémoire

Est-ce que les films et pratiques cinématographiques et audiovisuelles d’Afrique sub-saharienne bénéficient, aujourd’hui, d’une meilleure ou d’une plus grande reconnaissance grâce au développement des discours de légitimation politique décrits précédemment ? En fait, ce à quoi on a assisté, après l’époque du cinéma engagé et didactique d’Ousmane Sembène, Med Hondo ou Hailé Gerima, et après les discours qui les ont accompagnés, c’est à une forme d’institutionnalisation des conceptions historicistes associés à ce type de cinéma. Cela est perceptible, de manière triviale, dans la communication qui peut ressortir des festivals où l’argument sur le ‘rapport à l’histoire’ des films africains est assez spontanément utilisé... Une partie de la production contemporaine continue, par ailleurs, de se situer dans le prolongement des efforts entrepris par une première et seconde génération de cinéastes africains. Tout s’est passé comme si des questions qui existaient depuis toujours, mais de manière discrète, se sont radicalisées, contribuant à faire du ‘rapport à l’histoire’ l’un des principaux enjeux non seulement narratifs ou esthétiques mais aussi idéologiques de ces films et pratiques d’Afrique subsaharienne.

De plus en plus de réalisateurs africains ont, depuis les années 90, pris davantage possession de leur métier. Et si on considère que les cinémas africains sont également nés d’une confrontation avec la question du ‘pouvoir’ – pouvoir colonial ou postcolonial, pouvoir ‘traditionnel’ africain –, il était inévitable que des représentations du passé restent importantes quantitativement. Elles conserveront en partie l’orientation didactique développée au cours des décennies précédentes. En plus des films comme Waati de Souleymane Cissé (1994) ou Buud Yam de Gaston Kaboré (1996) qui se situent dans le prolongement des pratiques mis en place dans les années 80 – notamment par ces mêmes auteurs –, on pourrait citer Le Grand blanc de Lambaréné de Bassek Ba Kobbio (1994) sur les vingt dernières années de la vie d’Albert Schweitzer, Adanggaman, Roi Nègre de Roger Gnoan M’Bala (2000) sur un jeune homme qui tente de sauver son peuple rendu captif par un roi négrier, et, dans un style volontairement plus standard, Lumumba de Raoul Peck (2000) sur l’histoire de Patrice Lumumba, le premier ministre d’un Congo indépendant qui a été assassiné par des puissances occidentales avec la complicité du dictateur Mobutu. Ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres.

Par rapport aux décennies précédentes, il faut pourtant compter avec un phénomène de banalisation de l’image et de globalisation des pratiques, quand on avait pu croire, auparavant, à la force subversive d’un cinéma engagé – lequel demeurait dépendant des échanges internationaux. Une forme de banalisation est également liée à la démultiplication des pratiques audiovisuelles en Afrique subsaharienne, principalement par le développement des technologies vidéo et les changements socioculturels qu’un tel développement implique. En bref, le sens de ces films et pratiques n’est plus le même, que l’on se place sur le plan des contenus ou des manières de faire, d’une part, ou des échanges auxquels ces films et pratiques se rattachent, d’autre part. Et, dans le phénomène de globalisation des échanges, le ‘rapport au passé’ s’est nécessairement trouvé modifié dans la mesure où ce n’est plus, par exemple, les relations de coopération entre la France et certains pays africains qui vont déterminer le développement de ces pratiques, mais le cadre général des échanges, à l’échelle du continent africain ou intercontinentale[19].

En fait, c’est la situation politique qui n’est plus la même, ni au niveau des films et des pratiques ni, finalement, au niveau des institutions qui, malgré tout, ont progressivement été mises en place pour soutenir ces films et pratiques. Ce n’est probablement pas un hasard si l’une de ces institutions, la Coopération Française, a dû non seulement accompagner les changements d’orientation liés à son intégration au Ministère des Affaires Étrangères en 1999, mais n’accorde plus une place spécifique aux cinémas africains. Si le lien avec l’Afrique sub-saharienne demeure, c’est bien désormais de « cinémas du Sud » dont il est question pour la plupart des institutions qui les soutiennent. Sans réduire les films et pratiques d’Afrique sub-saharienne à une représentation de l’histoire, cette évolution institutionnelle et un certain éloignement vis-à-vis du militantisme politique des années 60 à 80 ne sauraient être séparés de la question du ‘rapport au passé’ : la représentation du passé et de l’histoire est devenue une représentation parmi d’autres, même si on peut croire qu’elle demeure lourde de sens. La production cinématographique et audiovisuelle africaine est également constituée de documentaires à vocation pédagogique ou scientifique, de court-métrages de fiction de type plus expérimental, de films d’animation, de séries télévisées, de clips vidéos ou publicitaires – autant de genres et catégorie qui sont parfois l’objet de programmes spécifiques de la part des bailleurs de fonds.

Depuis les années 90, une autre partie de la production africaine va illustrer cette nouvelle relation au passé, une relation qui n’est pas moins passionnée mais qui serait, semble-t-il, moins connotée idéologiquement.[20] Il s’agit aussi d’une relation plus individualisée et qui ne concerne plus seulement le passé mais les images de ce passé. En fait, de nombreux films traitent directement d’un ‘rapport à la mémoire’ au sein de récits de fiction; c’est ce que fait, par exemple, Mweze Ngangura dans Pièces d’identités (1998), afin de décrire le parcours du roi Mani Kongo et sa fille, réutilisant aussi des images d’archives qui rappellent l’histoire commune à la Belgique et à l’actuelle République Démocratique du Congo. D’autres fois, les films mettent en scène, si on peut dire, ce ‘rapport à la mémoire’ en devenant des documentaires basés sur les souvenirs d’individus. C’est notamment le cas de David Achkar qui, dans Allah Tantou (1990), réalise un film sur l’emprisonnement et l’injustice à partir de lettres écrites par son père Marof Ackkar harcelé par le régime de Sékou Touré et assassiné par des membres du pouvoir en place. On trouve même une catégorie de films se situant, d’une certaine façon, à l’intersection de la ‘fiction’ et du ‘documentaire’ : en mêlant souvenirs familiaux, enquête et narration personnelle (en voix-off) et images d’archives, Lumumba, la mort d’un prophète (1991) de Raoul Peck pourrait constituer un exemple particulièrement pertinent en la matière – et sur un mode beaucoup plus intéressant que son long-métrage de fiction Lumumba[21]. Un peu dans le prolongement de cette dernière catégorie, on peut également prendre l’exemple de Thomas Sankara de Balufu Bakupa-Kanyinda (1991), un film qui, grâce à des témoignages et des archives audiovisuelles, propose un portrait du président de la Haute Volta devenu le « Burkina Faso » le 2 août 1984, l’un des pays africains les plus engagés dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel.

Comme pour les décennies précédentes, ces films sont relatifs à des pratiques individuelles. En fait, un certain nombre d’auteurs, séjournant pour la plupart en Europe, se sont en quelque sorte spécialisés dans une réflexion sur la mémoire, la représentation du passé et la condition postcoloniale. Depuis Afrique, je te plumerai! (1991) jusqu’à LeMalentendu colonial (2004), en passant par Clando (1996), Chef! (1999) ou Vacances au pays (2001), les films de Jean-Marie Teno explorent de manière symptomatique les conséquences, pour le Cameroun ou l’Afrique d’aujourd’hui, non seulement de la colonisation mais des premières décennies de l’indépendance, le plus souvent par des entretiens de personnes (célèbres ou inconnues), des enquêtes ou des documents d’archives. Dans un tout autre style, Abderrahmane Sissako retrace dans Rostov-Luanda (1997) son voyage à la recherche d’un ami angolais rencontré en URSS lors de ces études, articulant également ‘rapport à l’histoire’ et ‘mémoire personnelle’. On pourrait également citer Asientos de François Woukoache (1995), un film sur un jeune africain traumatisé par la violence du monde qui, depuis son imaginaire, en vient à se confronter à l’histoire de la traite négrière. Aux antipodes des films didactiques et historicistes, l’originalité de Woukoache est de considérer directement l’absence d’images ou de témoignages vivants pour dire le lien entre la mémoire et l’imaginaire. En 2000, Woukoache réalisait Nous ne sommes plus morts sur la situation du Rwanda, cinq ans après le génocide; il s’est tout particulièrement impliqué dans la catastrophe rwandaise, à travers et au-delà de l’expression cinématographique elle-même.

À l’issue des développements qui sont apparus depuis les années 90, il apparaît qu’aucun film africain ne saurait se substituer aux travaux des historiens. En écrivant cela, on s’oppose de fait aux discours pouvant apparaître chez des cinéastes africains et (surtout) chez leurs commentateurs. Pour autant, un travail de représentation du passé peut bien évidemment exister, parfois de manière particulièrement forte. Le plus souvent, cela passe par le biais de représentations mémorielles qui auront toujours un sens à la fois social (ou politique) et esthétique. Au sujet des médias cinématographiques et audiovisuels africains, le danger a toujours été plutôt du côté de la légitimation politique de tel ou tel ‘rapport à l’histoire’ que du côté d’une ‘relation symbolique et esthétique à la mémoire’. Si les discours de légitimation peuvent renvoyer à des questions sociales importantes ou potentiellement conflictuelles, une juste appréhension du cadre symbolique dans lequel ces questions peuvent être comprises doit empêcher le développement de tout métadiscours sans rapport avec les films et les pratiques ainsi considérés.

Dans une conférence où il reprenait l’analyse développée en l’an 2000 dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricoeur (2006) se proposait de passer d’un discours sur la production de l’histoire (l’historiographie) à un discours sur la « réception du travail historique ». En tant que « matrice de l’histoire » mais aussi comme un « canal de réappropriation du passé historique », Ricoeur (p. 26) rappelait alors que

la mémoire collective n’est pas privée de ressources critiques; les travaux écrits des historiens ne sont pas ses seules sources de représentation du passé; ceux-ci sont en concurrence avec d’autres types d’écriture (…) mais il existe aussi des modes d’expression non écrite : photos, tableaux, et surtout films.

Les cinémas africains d’aujourd’hui qui s’attachent à élaborer des représentations du passé pourraient être considérés dans une telle perspective.

L’histoire et la mémoire sont, pour les médias cinématographiques et audiovisuels africains, l’objet de représentations parmi d’autres représentations possibles au sein d’un ou plusieurs cadres de référence liés à ces milieux sociaux et culturels africains : l’histoire en tant que récit plus ou moins institutionnalisé et pouvant occasionnellement se réapproprier les travaux d’une communauté scientifique travaillant sur l’histoire africaine; la mémoire en tant qu’elle se rapporte davantage à des cultures populaires qu’on ne saurait négliger et pour lesquels la notion de culture orale, par exemple, revêt une importance particulière. Il convient de rapporter le sens politique de ces films et pratiques africaines au socle rationnel relatif à la pensée humaine; la plupart des discours qui sont élaborés au sujet de la relation entre l’histoire, la mémoire, et medias cinématographiques et audiovisuels africains ne devant être remis en question non pas seulement pour leur ineptie ou une forme de sous-développement théorique, mais pour les dangers d’ordre idéologique auxquels ils peuvent conduire. Il n’en demeure pas moins que la question de la représentation du passé, pour être comprise dans toute sa complexité, doit nécessairement être située dans le cadre d’oppositions, de conflits, ou de tensions, dans une dialectique des rapports de force, même s’il s’agit, au bout du compte, de poser des garde-fous face à certains risques, et de résister, de cette façon, aux spéculations générées par la confusion qui est généralement faite entre ‘rapport à l’histoire’ et ‘rapport à la mémoire’.