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Après un certain fléchissement de l’histoire sociale à la fin des années 1980, les études sur le monde rural dans la France de l’Ancien Régime sont revenues en force dans la décennie suivante et les recherches sur les justices de proximité ont largement contribué à revitaliser ce domaine. C’est dans ce courant dynamique que s’inscrit ce très bon livre de Jeremy Hayhoe qui porte sur les justices seigneuriales de la Bourgogne du Nord au XVIIIe siècle. L’impressionnante liste des références, en fin de volume, témoigne de l’ampleur du travail de terrain qui a été effectué par Hayhoe et de sa maîtrise d’une historiographie complexe, des deux côtés de l’Atlantique. Il soutient de manière convaincante que la justice seigneuriale en Bourgogne du Nord avait un rôle central dans les interactions sociales à l’échelle du village et que si les seigneurs en profitaient pour protéger leurs propres intérêts, cette justice de proximité répondait convenablement aux besoins des populations. De plus, contrairement à l’idée reçue d’une désintégration progressive des justices seigneuriales dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il a constaté que les mesures proactives prises par le Parlement de Dijon ont contribué à rendre les justices bourguignonnes plus efficaces dans la dernière décennie de l’Ancien Régime.

La démonstration porte sur un ensemble de 14 cours seigneuriales, dont les causes ont été examinées pour deux tranches chronologiques, soit 1750-1759 et 1780-1789. Ce coeur documentaire a ensuite été complété par les manuscrits des seigneurs (livres de compte, correspondances), des documents fiscaux et du matériel juridique (traités, factums). Hayhoe livre une intéressante réflexion méthodologique sur le cours de la justice, la nature du conflit et l’impossibilité de réduire le tout en statistiques, se distinguant ainsi des études quantitatives qui ont tenté par le passé de traduire en catégories pré-établies des réalités judiciaires complexes (p. 10-13). Dès l’introduction, il marque son désaccord avec l’historien américain Anthony Crubaugh, auteur en 2001 d’une étude qui décrit la justice seigneuriale de la fin de l’Ancien Régime en termes très négatifs[1]. L’opposition de Hayhoe à Crubaugh confine toutefois à l’obsession et il n’est pas un argument qu’il ne soumette à la comparaison avec l’oeuvre de son prédécesseur, le danger étant que le lecteur pourrait croire que Hayhoe a pu involontairement embellir la situation bourguignonne pour contrer Crubaugh.

La première partie examine le fonctionnement de la justice seigneuriale en Bourgogne du Nord. En dressant le profil des juges seigneuriaux, il constate que ceux-ci étaient éduqués et compétents. En revanche, les faibles émoluments des officiers de justice amenaient ces derniers à cumuler les charges et à tenir audience à leur domicile, obligeant les villageois à parcourir de longues distances pour obtenir justice. Hayhoe passe ensuite à une question fondamentale : comment les juges seigneuriaux pouvaient-ils servir les populations alors qu’ils étaient d’abord des employés du seigneur, dont les intérêts étaient souvent opposés à ceux de leurs censitaires/justiciables? La législation royale a tenté de contrôler les conflits d’intérêts en limitant la capacité d’action du seigneur dans sa propre juridiction, mais cela n’a pas empêché les seigneurs d’y introduire un certain nombre de causes. Toutefois, la grande majorité des instances, civiles et criminelles, concernait des conflits entre villageois et l’auteur estime que le nombre de causes suggère que les justiciables avaient volontiers recours à la justice locale pour apporter une solution à leurs différends. Une des spécificités de la Bourgogne est la vitalité de l’institution des Grands Jours, assises annuelles tenues dans chaque village pour régler les questions liées à la justice et aux affaires villageoises : élection des officiers locaux, règlement à faibles coûts de causes civiles et criminelles, publicité des édits royaux et provinciaux. La justice seigneuriale était également très active dans les affaires de juridiction volontaire, comme la nomination de tuteurs et curateurs pour les mineurs orphelins et la production d’inventaires après décès, contribuant ainsi à la gestion et au règlement des successions, ce qui touchait de nombreuses familles. Le dernier chapitre nuance ce portrait en présentant les autres modes d’arbitrage et de médiation qui étaient offerts aux villageois, même si les sources ne peuvent éclairer de manière satisfaisante les liens entre conflit, cour seigneuriale et processus d’entente.

La seconde partie relate les transformations de la justice seigneuriale bourguignonne dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sous l’impulsion de réformes royales et provinciales. Dans ce processus, c’est le Parlement de Dijon qui s’est montré l’un des plus actifs du royaume. Sans modifier le coeur du système, le Parlement a utilisé son pouvoir de supervision des cours inférieures pour mieux informer le personnel judiciaire et les encourager à suivre plus fidèlement les procédures ainsi qu’à favoriser l’accès des justiciables aux Grands Jours. Cela a cependant renforcé les pouvoirs des seigneurs qui, motivés par un certain capitalisme agricole croit l’auteur, ont multiplié les poursuites contre leurs paysans délinquants dans les dernières décennies de l’Ancien Régime. Hayhoe mesure les réactions des villageois à ces transformations en consultant les cahiers de doléances de 1789. Les critiques sont nombreuses, notamment la question des distances à parcourir pour obtenir justice, mais très peu de cahiers bourguignons demandent l’abolition du système, contrairement à d’autres régions françaises. Ce court chapitre est un peu décevant, car l’auteur ne laisse pas tellement parler les cahiers, préférant de longs tableaux de résumés. En outre, son efficacité démonstrative aurait été plus forte si le chapitre avait été placé en début de partie, pour souligner dès le départ le contraste entre la Bourgogne et le reste du royaume. En conclusion, Hayhoe offre une belle réflexion, basée sur la notion d’auto-régulation, qui ouvre la voie à une nouvelle conception de la communauté villageoise sous l’Ancien Régime.

Il y a fort à parier que l’exemple de la Bourgogne du Nord va désormais constituer la pierre angulaire des études comparatives des justices seigneuriales dans la France pré-révolutionnaire. Parce qu’il n’a pas cherché à décrire la justice seigneuriale d’Ancien Régime dans son ensemble, mais a plutôt revendiqué le caractère exceptionnel du cas bourguignon septentrional, Jeremy Hayhoe a ouvert la porte à une exploration des différences d’un système qui ne s’est jamais voulu national, malgré les efforts de la monarchie pour codifier et encadrer les procédures judiciaires.