Corps de l’article

Le journalisme scientifique construit et entretient un « troisième champ » de culture. Telle est notre hypothèse. Que le journalisme scientifique et l’enseignement se réclament de l’éducation à la science constitue certainement un premier argument qui suggère pareille hypothèse. On sait que cette posture d’éducateur persiste aujourd’hui encore (Marcotte et Sauvageau, 2006). Il y a aussi le postulat de la parenté historique : les auteurs s’accordent à faire coïncider la naissance du journalisme scientifique et son cheminement avec ceux de la science moderne. Mais, malgré d’heureuses tentatives (Raichvarg, 2005 ; Raichvarg et Jean, 1991), l’histoire du journalisme scientifique n’a pas encore révélé toute sa richesse. Aussi notre hypothèse tire-t-elle sa pertinence de l’interrogation principale des travaux des chercheurs : quelle est la fonction du journalisme scientifique ?

La thèse du « troisième champ » s’inspire de celle du « troisième homme ». Développée par Moles et Oulif (1967) elle est reprise régulièrement par nombre d’auteurs (Laszlo, 1993 ; Ouellet, 2009 ; Schiele, 2008). Moles et Oulif constatent que la complexification du monde moderne crée un désarroi pour l’individu qui se trouve au centre de sollicitations hétéroclites l’obligeant à renoncer à tout comprendre. Il y renonce d’autant plus que les décisions importantes sont aux mains des spécialistes qui les prennent sur la base d’arguments mystérieux. Par surcroît, ces spécialistes n’ont pas toujours la capacité d’expliquer les tenants de leurs décisions au public. Il y a donc nécessité que la société se donne des intermédiaires entre les spécialistes et le public, des intercesseurs. Ce médiateur est un créateur de la communication ; il doit avoir une capacité de synthèse, des aptitudes intellectuelles spéciales lui permettant d’expliquer clairement les choses complexes. « On attend de son truchement un discours scientifique, non plus formulé dans un jargon technique, mais dans la langue de tous les jours » (Laszlo, 1993 : 38). Cependant, le « troisième homme » nous semble être un acteur ou un ensemble d’acteurs alors que le « troisième champ » désigne le périmètre culturel qui légitime ce genre de pratiques et leur donne un sens.

Après la relecture des recherches sur le journalisme et la vulgarisation scientifiques dans la première strate de ce texte, nous montrons, dans une deuxième partie, en quoi consiste le « troisième champ » et ensuite, comment le journalisme scientifique participe à sa construction.

1. Le journalisme scientifique

Pour la plus grande partie de ses praticiens, la vulgarisation scientifique consiste à mettre les produits de la connaissance scientifique à la disposition d’un public muni d’un minimum d’instruction et d’information sans viser la formation de spécialistes. Fontenelle (1855 : 6) voyait déjà dans ses oeuvres une occasion « d’instruire et de divertir tout ensemble ». Plusieurs auteurs le suivront dans cette définition et diront du journalisme scientifique ou de la vulgarisation scientifique qu’ils constituent une éducation informelle intégrant la traduction, l’explication et la diffusion de la science.

Pendant de longues années, les recherches sur la vulgarisation scientifique se sont concentrées sur deux pôles : un premier pôle cognitif ou psychopédagogique, un second sociologique. Les recherches cognitives se situaient dans le prolongement des études sur l’institution scolaire et sur celles des effets des médias initiées depuis Lazarsfeld (1940). La diffusion de la science supposait, dans ce cas, l’établissement d’un rapport analogique entre le message du vulgarisateur et le background des destinataires ; d’où le concept de « troisième homme », médiateur et traducteur pour décrire la fonction du journaliste scientifique. Ces recherches (Jurdant, 1970 ; Roqueplo, 1974) révélaient que jamais les conditions idéales n’étaient réunies autrement que dans un cadre de type scolaire. Ces recherches trouvent un écho dans le « modèle du déficit » lancé par Snow (1974).

Pour sa part, la recherche sociologique mettait l’accent sur les conditions sociales de la distribution des connaissances : les mobiles, les usages, l’utilité, l’impact. Quelles étaient les modalités d’accession du public au patrimoine du savoir ? Les sociologues des années 1970 (Akerman et Dulong, 1971) eux aussi, aboutissaient à la conclusion que le journalisme scientifique élargissait la distance entre la science et le public.

Qu’elles fussent cognitivistes ou sociologiques, les recherches affirmaient que le journalisme scientifique et toute l’oeuvre de vulgarisation de la science ne parvenaient qu’à une impasse voire à une illusion. Jurdant (1970) a été explicite à ce sujet. Il affirme que la vulgarisation ne transmet pas la science, et que le journaliste scientifique est une fiction dès lors qu’on ne peut définir son véritable statut. Est-il un profane ou est-il un savant ? Qui lui confère la légitimité nécessaire pour l’exercice de sa fonction de messager  ?

Certains se demandent si, en fin de compte, le journalisme scientifique vu sous l’angle de la vulgarisation ne cache pas en réalité, pour reprendre Roqueplo (1974 : 191), « sous l’illusion du partage du savoir, la dure réalité de sa rétention généralisée à tous les niveaux de la hiérarchie sociale ». D’autres soumettent que la transmission de ce savoir devrait s’effectuer de haut en bas, dans des conditions fiables, garantissant son intégrité (ou mieux encore, son intégralité), l’orthodoxie de son contenu et sa conformité aux résultats acceptés par la communauté scientifique. Enfin, on rencontre l’hypothèse qu’une vulgarisation (dans le sens d’une médiatisation) de la science constituait irrémédiablement une dégradation, au sens de détérioration et de mutilation. Au total, le journalisme scientifique apparaissait comme une sorte d’entreprise impossible.

Les modèles récents d’analyse de la communication scientifique ont une approche plus diversifiée (Cheng, Claessens, Metcalfe, Schiele, et Shi, 2008). Pour ce faire, elles font, avant tout, place nette. Il a souvent existé, en effet, un encombrement des lieux avec de nombreux concepts qui ne se ramenaient pas toujours les uns aux autres. Vulgarisation scientifique, communication scientifique, journalisme scientifique, médiatisation de la science appartiennent à cet univers. Si, autrefois, ils renvoyaient tous à une présentation publique et informelle de la science aux non scientifiques, ils désignent désormais des activités spécifiques. Bien que proches, ils ne se confondent plus. La « vulgarisation est-ce que c’est traduire ? Simplifier ? Expliquer ? Enseigner ? Un peu tout cela, mais à des doses différentes suivant nos balises personnelles » (Lapointe, 2008 : 19). La vulgarisation demeure, même dans les médias, très pédagogique et s’étend sur des activités de culture et de connaissance allant de la presse à la muséologie, en passant pas l’édition, le loisir, le ludique, les foires et expositions, le roman, les salons, les cabinets de curiosités, etc. La communication scientifique recouvre, quant à elle, un large éventail d’opérations de circulation de la connaissance à l’intérieur ou à l’extérieur de la communauté qui la produit. Sa diversité est d’autant plus observable que la fracture s’élargit, que le public exprime des doutes et que s’imposent donc des actions à la fois locales et à long termes (Cheng, Metcalfe et Schiele, 2006).

Nous viserons la science produite par les journalistes dans les médias de masse (radio, télévision, journaux, internet). On parlerait alors de médiatisation de la science. Il est vrai, ce concept n’éclaire pas, non plus, définitivement la distance entre les termes, mais au moins, la marque-t-elle. Il existe encore en effet, aux yeux des auteurs, une grande connivence entre les journalistes et leurs sources scientifiques, complicité qui rend ardue une distinction à la pièce (Sicard, 1997), De même, une confusion persiste avec l’oeuvre d’éducation (Marcotte et Sauvageau, 2006). Nous sommes aussi convaincus, par ailleurs, que les activités de ce que Paillart et Schiele (2005) désignent par « publicisation de la science » contribuent toutes à l’édification du champ dont nous avons fait l’hypothèse.

Mais il y a bien une différence. Lapointe (2008 : 97) la dévoile. « Aux yeux du scientifique, le vulgarisateur, c’est celui qui va l’aider à passer son message. C’est l’intermédiaire entre le public et lui. (…) Mais si vous êtes journaliste, votre rôle est d’observer le scientifique avec les yeux et les oreilles du public. De porter à l’attention du public des faits ou des questions, que ce soient ou non des faits ou des questions que le scientifique aurait aimé qu’on lui pose ».

Les journaux scientifiques ont vu le jour avec la naissance de la science moderne expérimentale au 17e siècle. Apparaît dès 1668 Le journal des savants en France, puis Acta Eruditorum en 1682 en Allemagne et Philosophical Transactions en 1683 en Angleterre. La forme et le contenu des journaux scientifiques ont changé aujourd’hui. Leur nombre aussi : on en compte plusieurs centaines de milliers désormais et ils couvrent tous les aspects de la science. Certains sont réservés à des spécialistes, d’autres ont un public populaire ou visent des jeunes enfants.

Nous dirons donc du journalisme scientifique qu’il consiste en un discours médiatique de réélaboration du matériau scientifique afin de le sortir de son cadre initial pour le situer dans un contexte d’interprétation auquel le plus large public prend part. Pour cela, le journaliste apporte la science au public mais aussi, fait jaillir de la science les intérêts non perceptibles de prime abord, les débats et les incertitudes qu’elle entretient en son sein, les méthodes qui la génèrent, l’esprit qu’elle cultive, les idées qui l’entourent, les rêves qu’elle sublime. Il replace la science dans son contexte social et humain duquel elle a naturellement tendance à s’évader pour s’enfermer dans ses constructions logiques. Ce faisant, il participe à l’édification d’une culture que nous appelons le « troisième champ ».

Mais, en quoi consiste réellement ce territoire ? Pour comprendre cette troisième culture, il faut traverser deux autres terres culturelles : la culture commune et la culture savante.

2. La culture commune

Au point de départ de notre relation avec le monde, il y a l’expérience première, concrète et naturelle. La connaissance des sens premiers en constitue le noyau. La culture commune l’entoure. Cette culture appartient à notre existence quotidienne et justifie nos actes courants. Là se juxtaposent les observations de première évidence et s’accumulent des expériences familières, directement accessibles aux sens.

Selon Bachelard (1980 : 10), « l’expérience immédiate et usuelle garde toujours une sorte de caractère tautologique ». Les procédures d’explication y sont des généralités intuitives. On y a recours à l’explication verbale, « le règne des mots et des définitions » sans perspective, ou avec des extensions abusives, des images familières saisies par une intuition directe. Les observations, parce qu’elles sont imparfaitement structurées, demeurent des faits non effectivement vérifiés.

La culture commune s’érige sur nos procédés habituels de percevoir spontanément le monde, d’exprimer le vécu et de communiquer. Elle se transmet par l’intermédiaire de la famille. Des groupes de parenté, des cercles d’amitié, de voisinage ou de jeu promulguent ses codes d’interprétation, partagent ses expériences, dispersent ses messages et font circuler ses symboliques.

Ce « sens pratique », pour reprendre une expression de Bourdieu (1977), fonctionne selon une logique qui ne vise pas à remettre en question l’organisation des choses et les propriétés reconnues de l’univers. Son art participe du folklore, ses croyances tiennent de la superstition, sa connaissance des impressions sensorielles directement perceptibles. Cet art, ces croyances, cette connaissance doivent donner des réponses faciles à déchiffrer aux préoccupations des individus, de la famille et des groupes sociaux qui y ont recours.

Tout acteur social utilise d’abord la connaissance commune dans sa vie de tous les jours. Par la suite, il peut expressément approfondir son observation des choses en étant attentif au détail ordinaire, en imaginant de nouvelles dimensions de l’observation, en composant des traits originaux, en découvrant des qualités inhabituelles. C’est ce tempérament particulier qui distingue le savant ou l’artiste.

3. La culture savante

Dans sa célèbre analyse des paradigmes et des révolutions scientifiques, Kuhn (1963) montre qu’il existe des périodes dites de « science normale » où la science poursuit des développements tributaires d’un paradigme. La science obéit pendant cette période à une tradition établie, solidement ancrée dans la pratique, parce qu’elle a fait ses preuves. Des recherches continuent d’affiner les théories et en préciser les applications, mais toujours à l’intérieur d’une orbe paradigmatique.

Un moment, lorsque dans l’usage d’une théorie, les échecs se répètent et que les anomalies s’accumulent, le paradigme s’épuise. C’est alors que survient la révolution scientifique, moment de rupture que Kuhn désigne par « science exceptionnelle » (extraordinary science). La connaissance sort alors de ses conceptions courantes et cherche de nouveaux modèles en s’inspirant de son milieu.

Les savoirs savants ne réduisent donc pas leur espace d’expression aux résultats connus, aux concepts et aux lois constitués. Ils donnent aussi naissance à des cercles de pensée, des croyances, des mythes et des idéologies. En s’élargissant, les résultats de la science provoquent un regard, suscitent des attitudes et suggèrent des règles de comportement. Ils se transforment en culture : la culture savante.

On discerne cette culture savante dans les rôles qu’elle distribue à ses membres et dans les statuts qu’elle leur accorde. Ainsi, lorsqu’on parle des intellectuels, de l’intelligentsia, des élites, des savants, on désigne les références qu’elle octroie. Dumont (1987 : 153) analyse la genèse de cette culture :

Il faut que l’intellectuel imagine une autre société que celle où il partage l’existence du commun des mortels, et qui lui donne droit de se prononcer sur les événements et le destin de l’histoire. Pour fonder pareille société de survol, la compétence en un domaine de la science ou de l’art est indispensable ; elle n’est pas suffisante. Qu’est-ce qui pouvait bien rassembler, au bas du « Manifeste des intellectuels » lors de l’affaire Dreyfus, des biologistes et des linguistes, des romanciers et des historiens  ? Ne serait-ce pas le sentiment communément partagé qu’il y a une culture savante, qui détient ses propres références ? Et que cette conviction réunit une société des experts, quelle que soit par ailleurs la dispersion de leurs savoirs et de leurs créations ?

Dès le premier coup d’oeil, on constate que la culture savante se manifeste par la conviction que les savants partagent d’être différents et de comprendre les choses de manière spécifique et singulière. C’est ce que Dumont nomme la « société des experts ». Elle contient ensuite l’ensemble des oeuvres et de la symbolique produite par les « les savants » membres de la communauté intellectuelle : universitaires, scientifiques, spécialistes et autres détenteurs d’une connaissance de haut degré d’abstraction et de généralité différente des savoirs ordinaires par son statut élevé. Pour une première attitude, la culture savante s’engage à disqualifier, mieux, à discréditer la culture commune. « La science, la littérature, les arts ont, écrit Dumont (1987 : 83), délimité leur terrain d’exercice ; leur existence repose sur la critique des savoirs habituels et des symboliques communes. »

La culture savante entend sortir des voies ordinaires du savoir, cultiver la recherche perpétuelle de la nouveauté et se refuser à croire que l’acquis est définitif. L’intellectuel et le savant sont, lorsqu’ils prennent place dans la culture savante, des créateurs. Imaginer l’absent, découvrir l’inédit, dépasser les apparences constitue le fondement de leur démarche : elle ne prend plus appui sur la tradition ni sur l’expérience sensitive. La culture savante apparaît même à plusieurs titres comme un style de vie (Fournier, 1981). Jadis, « l’honnête homme » désignait tout à la fois l’homme instruit, cultivé, dépositaire d’un enseignement élevé et l’homme avenant, courtois et sociable qui entretenait les bonnes manières. Bref, pour se réclamer de la culture savante, il faut acquérir une expertise ; ensuite, renoncer à voir la réalité par la méthode de l’expérience familière généralisée ; enfin, s’obliger à la création.

4. La culture scientifique

Nous appellerons culture scientifique ce domaine particulier de la culture savante qui recourt à la science pour son édification et sa légitimation. La sociologie de la science en a d’ailleurs fourni, au cours de ces dernières décennies, de nombreuses descriptions. Elle a circonscrit les impératifs particuliers qui orientent les chercheurs dans leurs activités de connaissance, dans leur communauté et dans les réseaux de leurs relations mutuelles. Nous ne rappellerons que quelques-unes des orientations principales de cette quête sociologique qui, l’on s’en doute, connaît de multiples ramifications.

Merton fut le premier à exposer une formulation de l’articulation de la société scientifique. Dans un article intitulé The normative structure of Science publié en 1942 et repris dans The Sociology of Science (1973) il énonce les principales caractéristiques de la science. Les faits scientifiques tranchent, pensait-il, par leur rationalité, leur cumulativité et leur caractère non conflictuel. Enrichissant la position mertonienne, Hagstrom (1965) pense que c’est l’échange qui construit la culture scientifique. On y apporte des aptitudes, des talents et, en retour, on reçoit de la notoriété, de la reconnaissance. La méthode scientifique apparaît alors comme un instrument de mesure de qualité qui assure, par surcroît, la communication parmi les savants. Bourdieu (1975) a aussi analysé le « champ scientifique ». Il est, à son avis, « un système de relations objectives entre les positions acquises (par les luttes antérieures), il est également le « lieu » (c’est-à-dire l’espace de jeu) d’une lutte de concurrence qui a pour enjeu le monopole de l’autorité scientifique. »

Une manière de comprendre la science et la société scientifique utilise les ethnométhodologies. Latour (1989) ou Knorr Cetina (1981) estiment que le fait scientifique est une construction. Dans la cité scientifique, la fabrication des faits est un processus collectif. Les laboratoires constituent des lieux où se déroulent des « épreuves de force ». La plus grande partie du travail dans cette cité consiste au recrutement des alliés et à la construction des faits.

Il existe donc une « culture scientifique ». Godin (1999 : 84) en a fait une excellente présentation, et en propose une compréhension pluridimensionnelle : collective et individuelle, l’établissant comme « l’appropriation de la science par une société et l’expression de celle-ci (dans des comportements individuels et des institutions) ».

La science (de la nature, de l’humain ou de la société) a ses imageries et ses idéaux constamment soulignés dans les livres, les conférences, les articles de revue. Elle a une éthique, des héros, des croyances et des rites intériorisés dès l’école. Les universités, les centres de recherches, les sociétés savantes la défendent. C’est la culture scientifique qui légitime la communauté scientifique, ce faisceau de liens qui se tissent entre spécialistes de la science, ce microcosme social qui s’est doté d’institutions de contrôle, de structures de formation et d’instances qui norment le savoir, reproduisent ses exigences, enseignent et perpétuent ses valeurs.

Aujourd’hui, des auteurs vont jusqu’à exiger une reconnaissance publique et forte de l’importance de la culture scientifique et technique comme éléments central de la culture du 21e siècle.  Ou que, plus que simplement, on réintègre la science dans le discours public parce que les idéologues religieux, la faiblesse du système d’éducation, les politiciens « scientophobiques » ont créé une situation dangereuse que les scientifiques échouent à contrer (Mooney et Kirshenbaum, 2009). Il convient d’ailleurs de souligner que cette culture ne suscite pas que de l’euphorie. Vandelac et Mergler (2003 : 276) préfèrent y poser un regard critique au regard, notamment, des progrès de la cybernétique et des technosciences du vivant. Interrogeant les « nouveaux territoires scientifique et technique », ils se demandent si la « culture scientifique » ne sert pas plutôt « d’enrobage alléchant, qui, au nom d’une conception quelque peu instrumentale de la culture, nous ferait tout avaler ou presque, y compris des développements technoscientifiques qui érodent les paramètres biologiques des espèces et de la biosphère et sapent les fondements anthropologiques servant de creuset à la symbolisation de la culture  ? »

Quoi qu’il en soit, voici donc les deux principaux espaces d’action qui se font face : celui de notre vie de tous les jours et celui des savoirs savants. L’un et l’autre sont générateurs de culture : culture commune pour le premier, culture savante pour le second. Une partie de la culture savante plonge ses racines dans l’épistémologie rigoureuse : c’est la culture scientifique. C’est cette dernière qui fait que la science donne lieu à des normes communément acceptées. Le « troisième champ » occupe le terrain de la culture scientifique. La culture contemporaine nous propose en effet un univers de pratiques particulières qui visent la rationalité scientifique et récusent le vécu familier : les nouveaux modèles de famille (on évoque déjà des enfants avec 3 parents ou plus), les nouvelles religions, les nouvelles pratiques et relations sociales issues des réseaux des technologies de l’information et de la communication (téléphone portable, facebook, twitter, ipad, etc). On vit l’émergence de nouvelles valeurs sociales (Tremblay, 2007 : 17), et on y voit la « redéfinition de la notion de richesse, de démocratie et la revendication d’une meilleure qualité de vie qu’on commence à décliner en fonction d’un ensemble de conditions déterminantes, comme une alimentation saine, un environnement intègre, un milieu de vie stimulant ». Il faut d’ailleurs « s’abstenir de célébrer béatement », pour reprendre Vandelac et Mergler (2003), cette démocratisation de la culture scientifique à cause des nombreux pièges qu’elle charrie.

5. L’édification du « troisième champ »

Envisageons le journalisme scientifique sous l’angle de son implication culturelle à l’instar de tout journalisme (Sormany, 2000). Dans la transmutation du savoir scientifique qu’il opère, il transforme la science en culture. Il est vrai, la question habituelle demeure : les sciences font-elles, peuvent-elles faire partie de la culture ? Gingras (2008 : 139) regrette que semblable pont ait encore de la difficulté à s’établir et déplore que le sens dominant du mot culture reste artistique alors qu’une « véritable dichotomie s’est installée mettant d’un côté la culture avec grand C et de l’autre la science avec petit s ».

Pour que la transformation de la science en culture ait lieu, il faut que l’ensemble des relations qui composent la science soit susceptible d’extension, c’est-à-dire qu’il puisse exister un moment où une théorie scientifique, par exemple, commence à perdre sa rigidité formelle et devenir progressivement argument de préoccupations non exclusivement scientifiques. Les productions scientifiques s’éloignent alors de leur cercle d’origine, éclatent parfois et leurs composantes, prises séparément, en viennent à légitimer des conduites, des approches, des règles en vigueur dans des milieux non scientifiques. Cela fait dire à Gingras (2008) que nous vivons désormais dans un monde à « haute teneur scientifique ».

On perçoit ces extensions lorsque la science doit expliquer les phénomènes de la nature et de vie de tous les jours ou encore lorsqu’elle doit interpréter les événements de l’actualité ou de l’histoire des groupes humains. Cela survient également lorsqu’elle doit trouver des solutions aux préoccupations pratiques des ensembles humains. Dans ce cas, la science, passant à des applications, se juge à travers elles. L’épreuve pratique que la science subit alors devient le moyen pour elle de démontrer son efficacité.

Maintenant que nous avons montré que l’existence du « troisième champ » est réelle puisqu’elle se trouve attestée par diverses facettes de notre culture contemporaine, il nous faut à présent élucider les voies par lesquelles le journalisme scientifique contribue, à sa manière, à l’édification d’un tel champ.

6. Journalisme scientifique et « troisième champ »

On ne saurait nier la double érosion que pratique le journalisme scientifique : érosion du domaine scientifique, d’une part et, d’autre part, désenchantement de l’univers connu. Pour reprendre Laszlo (1993 : 57) « l’information scientifique redécoupe le savoir. Elle y installe des liens insoupçonnés. Toute percée scientifique change notre perception du monde (…) Elle incite à la rêverie, plus encore qu’elle n’encourage à la réflexion ». De fait, pour susciter une intelligence de notre environnement, le journalisme scientifique demande un double effort : des scientifiques vers le public pour se faire comprendre ; du public vers les scientifiques pour les comprendre. Ouellet (2009 : 67) repère ce tiraillement chez le scientifique parce que « le chercheur devra de plus en plus accepter une communication bidirectionnelle : chercheur vers le public et public vers le chercheur. Les liens se resserrent entre les deux groupes ».

On rencontre pareille opération au sujet de la critique littéraire et artistique. Fayolle (1978 : 5) rappelle à ce sujet La Grande Encyclopédie qui disait de la critique littéraire qu’elle n’était pas « un genre à proprement parler, mais plutôt la contrepartie des autres genres, leur conscience esthétique, si l’on peut dire, leur juge ». Comme le critique littéraire ou artistique, le journaliste ne se bornera pas à décrire les productions, il examinera, jugera, évaluera, commentera les objets qu’il présente ; tentera d’aller au-delà du manifeste pour traquer le sens et l’usage latents. C’est à une véritable recherche qu’il devra se livrer.

Mais, comment la « critique de la science » peut-elle créer un espace de culture ? Dumont (1987) s’est posé une question analogue au sujet de l’art : comment l’art devient-il culture ? Dumont pense que la reprise de l’oeuvre d’art et sa transformation en culture intéresse moins l’artiste lui-même que le critique d’art. La critique artistique en effet, pour faire surgir de l’oeuvre d’art des idées qui ne sont pas spontanées, tout en appuyant son discours sur l’oeuvre d’abord, est obligée de considérer un univers plus vaste dans lequel cette création diffuse un sens. Aussi, pour permettre au public de comprendre une production artistique, la critique doit-elle faire appel à des contextes, à des styles, à des règles, à des notions qui en expliquent la lecture et en déterminent les clés d’interprétation.

En somme, la critique prolonge et amplifie le message de l’art, tente de retracer la genèse, la fonction, la destination, les modalités de réalisation ou de lecture, en fait la promotion auprès du public : la critique fait oeuvre de valorisation et vulgarisation.

N’existe-t-il pas, par analogie, des stratégies qui rempliraient pour la production scientifique ce qu’assume la critique d’art ou de littérature ? Des auteurs ont proposé la « critical science » (Gentzler, 1999) une sorte de mouvement de dissidence des scientifiques qui décideraient de s’adresser directement au public en violant les normes et les voies traditionnelles de la communication scientifique institutionnelle. Leur action consisterait à arrimer le discours scientifique de haut niveau à des problèmes d’existence concrète. Mais la « science critique » a contre elle le fait qu’elle ne serait effectuée que par les scientifiques eux-mêmes, ce qui, malgré tout, perpétue, plutôt que de le rejeter réellement, l’élitisme du discours de la cité scientifique.

En rapport avec l’activité scientifique, il existe cependant une entreprise plus permanente qui présente un parallélisme intéressant avec la critique artistique et littéraire. Elle se réfère à la fois à la science pure et à la plus vaste culture : c’est le journalisme scientifique. Si, du temps où Fontenelle (1855) l’exerçait dans les salons, la vulgarisation scientifique était d’abord une manière d’exposer simplement, elle a depuis lors évolué. L’introduction des sciences dans l’enseignement au 19e siècle, la demande du public et la pression due à l’abondance des événements dont le journalisme scientifique rend compte ne permettent plus aux praticiens de se contenter d’un exposé simpliste. Désormais, un véritable observateur de la cité scientifique est nécessaire. Et, comme le critique d’art, le journaliste scientifique dit n’appuyer son discours que sur la science dont il se veut l’analyste et le commentateur privilégié.

Même dans leurs parcours respectifs, des analogies existent entre la critique artistique et le journalisme scientifique. Par exemple, autrefois, tous les deux comparaient les productions analysées avec un modèle ou un chef-d’oeuvre. Le journaliste avec les travaux des chercheurs de renommée, le critique avec les oeuvres célèbres des maîtres. Tout en ouvrant le public à la lecture de ces objets intellectuels, ils devaient les évaluer et les classer. Aujourd’hui, tant le journalisme scientifique que la critique littéraire ou artistique procèdent à des enquêtes de plus en plus approfondies sur la science et sur l’art. Des enquêtes dont ne peuvent d’ailleurs plus se passer ni les scientifiques ni les créateurs, ni les publics. Prenant ainsi de la distance et de l’oeuvre créée (scientifique ou artistique) et du public, elles nous plongent dans un « troisième champ » de culture.

Un dernier rapprochement : le journalisme scientifique et la critique ont souvent eu mauvaise réputation, l’un auprès des scientifiques et l’autre auprès des auteurs et des artistes. Fayolle (1978 : 5) se souvient encore de cette époque où l’on opposait le critique à l’artiste créateur comme « l’aisance à la difficulté, la mesquinerie à la générosité, l’impuissance à la force, le pédantisme à la simplicité, la lourdeur à l’intelligence ». Des récriminations que l’on entend souvent dans la bouche de certains scientifiques à propos du journalisme scientifique. Souvenons-nous de Tissandier qui déplorait que les savants qualifiaient ses oeuvres « d’inutiles et futiles », de Figuier, lui-même scientifique, qui se plaignait de sa mise à l’index par ses collègues à cause de ses écrits de vulgarisation scientifique accusés d’abaisser la dignité de la science, de Pasteur qui manifestait du mépris pour les vulgarisateurs. Voilà de bons exemples mentionnés par Raichvarg et Jacques (1991). Et encore, de nos jours, (Ouellet, 2009 : 59), « il existe une certaine méfiance des chercheurs face aux journalistes qui, craignent-ils, risquent de déformer leur propos. (…) Au début des années 1980, par exemple, les journalistes qui souhaitaient participer au congrès de l’Acfas étaient considérés très suspect, et même refusés dans certains cas ». Cela rappelle étrangement les très éminents Flaubert, Zola, Coppée et même Goncourt qui, selon Mauras (1932), ne se privaient pas de mépriser la critique littéraire. Ou encore Laszlo (1993 : 118) qui attire l’attention sur le fait que « la médiation du Troisième Homme aboutit trop souvent à pervertir la denrée ».

L’oeuvre du journalisme scientifique ne se présente donc pas sans secouer les certitudes et les habitudes autant des scientifiques que du commun des mortels. La « publicisation » des progrès de la recherche scientifique affecte notre mode d’existence et dérange le confort de nos traditions. Le journalisme scientifique nous oblige à réagir. Comparable à l’écrivain qu’évoquait Sartre (1964 : 24), le journaliste choisit de dévoiler la science aux hommes afin que ces derniers « prennent en face de l’objet mis à nu leur entière responsabilité ». La montée de la bioéthique, le débat sur le changement climatique ou sur l’environnement en général, par exemple, de quelque côté qu’on les sonde, disent bien l’incertitude qui s’empare de la société lorsqu’elle réfléchit à une aventure qui s’offre à elle. Ils nous apparaissent alors comme des indicateurs du changement culturel parce qu’ils sont significatifs d’une hésitation consécutive à un arrachement à notre culture commune. Parce qu’elles se réfèrent à des normes, à des considérations humaines, à des valeurs de société, ces demandes révèlent, elles aussi, la dimension culturelle du champ que construit le journalisme scientifique.

7. Déconstruction et émergence

Face à cette demande, le citoyen oscille parfois avant de se prononcer. Cette tergiversation confirme la destruction de ses habitudes et la naissance de nouvelles attitudes. La médiatisation de la science est l’un des supports de ce double mouvement de déconstruction et d’émergence. Devant cet ébranlement, une partie de la culture commune s’ajuste. Pour survivre, elle doit accepter la mutation. Pareillement, la culture savante travaillée par le journalisme scientifique se transforme également. Et cette nécessité qui construit le « troisième champ » interpelle à la fois, sa forme et son contenu.

La mutation de la culture scientifique commence par sa langue. Tous les journalistes scientifiques et tous les vulgarisateurs de la science l’affirment en rappelant opportunément qu’ils exercent leur rôle en tout premier lieu dans la transformation de la langue des sciences. C’est pour cette raison que ses aspects traduction et explication semblent si inévitables et si souvent affirmés. Mais il faut prendre cette exigence de traduction dans toute sa profondeur.

Parce qu’il est traduction, le journalisme scientifique connaît les mérites et les frémissements propres à cet exercice. Par exemple, les traducteurs savent que toute traduction conduit à des pertes ou à des ajouts de sens. Elle vit inéluctablement avec ce que la théorie de la communication reconnaît comme les parasites, les bruits, les interférences et les distorsions (Lohisse, 2009) ; car, même une répétition mécanique en rajoute : toute répétition entraîne une accumulation. On sait que la répétition est mise en valeur par la publicité qui l’utilise pour intensifier le message et en réitérer le contenu. Des figures de styles (l’anaphore, l’épiphore, l’allitération, l’assonance, etc.) la soutiennent et la peaufinent. L’amplification accompagne la répétition, parfois jusqu’à la saturation ou la redondance.

Toute traduction est par conséquent interprétation, reformulation, transmutation. L’opération de traduction n’est, en réalité, jamais neutre : elle adapte et segmente. Elle contient, par sa simple action, des phénomènes de modification, de mutilation, de compensation, de compromis, de dispersion. La traduction résume, greffe, embellit, perfectionne. Lorsqu’elle désire restituer intégralement, elle en rajoute ou retranche. Elle souhaite n’être que l’écho d’un auteur, mais elle brode, elle crée. Aussi le traducteur passe par l’angoisse des nuances que les mots suggèrent, des images qu’ils réveillent, des vertus qu’ils incarnent. Et c’est bien à raison que l’on évoque souvent le traducteur, inconfortable entre deux chaises, résidant entre deux langues, habitant entre deux continents. Il parle souvent une troisième langue que personne ne parle effectivement, mais que tous tentent de comprendre.

Si le journalisme scientifique est une traduction, à l’instar de celle-ci, il est une transformation - toujours imparfaite, il est vrai - non pas d’ailleurs uniquement de la langue, mais aussi du matériel significatif qu’elle transporte ou qu’elle accompagne. Il est une aventure au coeur de l’intention de faire comprendre ; intention qui doit se heurter et vaincre les barrières des usages, des codes, des classes, des valeurs, bref, les barrières de la culture.

Il existe une dimension que les traducteurs valorisent et qui nous semble pertinente ici. C’est que, pour parvenir à une bonne traduction, la compétence linguistique du traducteur ne suffit plus. Il lui faut encore une immersion culturelle. Il se doit d’être attentif aux valeurs des interlocuteurs, à leur histoire, à leurs contextes. On cite souvent ce cas : dans un contexte américain par exemple, « civil war » ne se traduit pas « guerre civile » mais bien « guerre de sécession ». Et le traducteur qui ne le comprendrait pas ainsi serait coupable de négligence susceptible de provoquer des équivoques graves.

C’est dire que toute transformation formelle de la langue considère l’histoire, la géographie, les normes, les connotations, les pratiques, les interdits, les sous-entendus, etc. Elle se ramène à la construction d’objets culturels. Aussi, l’action du journalisme scientifique, lorsqu’elle n’est perçue que comme simple traduction du langage scientifique, contribue-t-elle déjà à dessiner et à révéler des objets culturels.

Mais même au-delà de la langue, le journalisme scientifique entretient dans l’esprit du public un grand nombre de concepts. On peut les repérer dans les images que les non scientifiques produisent sur des problématiques scientifiques. Le jargon scientifique cesse donc d’être une barrière absolue (Legget et Finlay, 2001).

8. Conclusion

Concluons en examinant en dernier ressort le fait que le journalisme est une oeuvre de communication. Cela signifie bien qu’il joue le rôle d’interface qui met en rapport le créateur, le scientifique, fabricant et émetteur du message et le public, son destinataire. L’interface enrichit le sens du message et provoque une nouvelle expérience. Le contenu du journalisme scientifique, s’il concerne le public du fait de son appartenance à un temps, à un milieu, à une culture, s’il transcrit les observations qu’inspire le spectacle humain auquel le public participe, entend cependant les dépasser. Le journalisme scientifique est donc aussi une oeuvre qui exige des talents, de l’imagination, des richesses et ne saurait plus être une simple imitation, une vulgaire copie. Le journaliste scientifique se soumet au verdict de deux publics.

Sortir de deux mondes, proposer une nouvelle expérience, favoriser l’émigration sur une nouvelle terre, une nouvelle culture, telle nous apparaît donc, en fin de compte, la fonction fondamentale du journalisme scientifique.