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Les années 1960 et 1970 ont été des décennies centrales quant à la définition habituellement retenue du néonationalisme acadien, souvent opposé, de manière commode, à un nationalisme acadien conservateur et religieux (Belliveau, 2014; Landry, 2015). Certains événements clés de ces deux décennies ont été des moments de redéfinition collective du nationalisme – le Ralliement de la jeunesse acadienne, les contestations étudiantes, la création du Parti acadien, la Convention d’orientation nationale des Acadiens du Nouveau-Brunswick – et servent de points de référence relativement consensuels. Bien que l’idéologie néonationaliste acadienne ne compose pas un ensemble totalement original – les emprunts aux discours tiers-mondiste et anticolonialiste, ou autres variantes contestataires de la « nouvelle gauche » de l’époque sont évidents –, elle demeure en construction constante, notamment en réaction aux mobilisations historiques touchant la communauté acadienne d’alors (Massicotte, 2007 et 2011). Il est facile d’observer a posteriori la cohérence, ou à tout le moins un semblant de cohésion, du néonationalisme, mais ce serait oublier que la construction de telles idéologies se fait à tâtons, souvent en découlant de conflits avec des idéologies concurrentielles, ce qui a mené le sociologue Fernand Dumont (1974) à parler à cet effet de « conflit des interprétations ». C’est dire que nous aurions tort de partir d’une position de surplomb et de « penser qu’un programme, un projet, une idée, etc., se présentent dès leur origine avec les contours circonscrits de leur forme aboutie » (Volpé, 2019, p. 198).

Afin d’analyser la complexité idéologique du néonationalisme des années 1970, nous effectuons ici une analyse herméneutique des idéologies présentes dans la revue L’Acayen, périodique publié de 1972 à 1976 et lié de près au néonationalisme acadien de l’époque. En effet, nous cherchons à mieux comprendre les liens qui ont existé, durant cette période, entre les grands courants idéologiques en Acadie : le néonationalisme, mais également le socialisme et le féminisme. Ces ensembles idéologiques sont-ils à l’époque mutuellement intelligibles et complémentaires, ou sont-ils plutôt en opposition? L’histoire de L’Acayen – et du militantisme acadien des années 1970 – indique clairement la présence d’un fossé, de plus en plus grand à mesure que la décennie avance, entre, d’un côté, des partisanes et partisans d’une affirmation socialiste en Acadie et, de l’autre, des militantes et militants du Parti acadien, menant ultimement à la liquidation du périodique (Volpé et Massicotte, 2015). La césure qui prend place également au sein du Parti acadien entre le néonationalisme autonomiste et le socialisme correspond-elle à ce qui se retrouve dans les pages de L’Acayen, et si c’est le cas – comme nous le croyons –, une fine analyse herméneutique des pages de ce périodique peut-elle permettre une meilleure compréhension de cette césure idéologique? Nous savons également, par ailleurs, que les écrits féministes occupent une certaine place au sein de L’Acayen. De quelle nature est cet espace? La place des écrits féministes est-elle suffisamment importante pour croire que L’Acayen ait été un vecteur important du féminisme en Acadie durant cette période? Il s’agit certainement de pistes à explorer.

À partir d’une mise en contexte sociohistorique que nécessite l'analyse de ce périodique – notamment menée à partir de sources archivistiques[1] – et en continuité avec de récents travaux sur le néonationalisme et le socialisme en Acadie (principalement Volpé et Massicotte, 2019, mais également 2013 et 2015), nous tentons de mieux comprendre les nuances entre les différentes positions idéologiques présentes dans L’Acayen, leur évolution historique durant la courte histoire du périodique, de même que leur réception au sein de la fratrie militante en Acadie.

1. Aux sources de L’Acayen : « une revue libre pour un peuple qui veut être libre[2] »

La fondation de L’Acayen s’inscrit pleinement dans le sillon des mouvements contestataires en quête d’une redéfinition du projet collectif acadien du tournant des années 1970. Bien que la mise sur pied officielle du périodique soit largement redevable à l’engagement de militantes et militants du nord-est du Nouveau-Brunswick, c’est d’abord à l’initiative d’un groupe d’étudiantes et d’étudiants de l’Université de Moncton que ses contours commencent à se dessiner au cours de l’année 1970. Indignés que Michel Blanchard, étudiant convoqué en justice par les administrateurs de l’Université de Moncton en raison de son militantisme au moment des contestations étudiantes de 1968-1969, n’ait pu avoir accès à un procès en français, de jeunes iconoclastes – Raymond Guy LeBlanc, Paul-Eugène LeBlanc et Robert Arsenault –, rassemblés à la suite de l’événement, discutent de l’absence d’un organe d’information capable de rejoindre les Acadiennes et Acadiens et de les aider à structurer les débats entourant leur « prise de conscience » collective. En effet, depuis les dernières publications des journaux étudiants L’Insecte (1967-1968) et La Moustache (1969), un certain mutisme règne sur le campus de Moncton de l’Université de Moncton. Quant à la presse conventionnelle, les jeunes en sont alors à dénoncer la mainmise des « patentards » – anciens Commandeurs de l’Ordre de Jacques-Cartier – sur l’information et son traitement. C’est ainsi qu’autour de ce groupe de discussion, l’idée qu’il faut « un journal indépendant en Acadie », libre du « contrôle de l’information par la patente, les riches, etc. », et capable d’apporter l’information nécessaire à encadrer la « prise de conscience » acadienne de même que de réaliser des « enquêtes démasquant l’absurdité du système et son exploitation systématique des Acadiens », commence à se consolider[3].

Un premier pas vers la mise sur pied d’un périodique « critique des structures » et s’adressant à l’ensemble de la population acadienne est franchi alors que le groupe publie, avec l’appui de l’Association des étudiants de la Faculté des arts de l’Université de Moncton, le premier numéro du journal L’Embryon (1970-1971) en décembre 1970. Ce journal étudiant séditieux dénonce notamment l’absence d’un « véhicule capable d’exprimer efficacement la prise de conscience collective d’un groupe en pleine effervescence intellectuelle » (Éditorial : au commencement, décembre 1970, p. 2), à savoir les francophones ou les Acadiennes et Acadiens des provinces maritimes. C’est néanmoins alors que ce groupe d’étudiantes et d’étudiants fonde, à la suite d’une consultation avec les rédacteurs de la revue Mysterious East et en s’inspirant du modèle de l’Agence de presse libre du Québec (APLQ), les Presses libres de l’Acadie (PLA), dûment incorporées en janvier 1971, que leur initiative se met définitivement en branle. Comme indiqué dans ses statuts et règlements, les PLA aspirent à : « a) établir des services d’édition, de publication, de diffusion et des services d’information [sic]; b) traduire les aspirations des collectivités acadiennes dans un climat de liberté professionnelle; c) poursuivre des fins éducatives et soutenir des initiatives du peuple » (Presses libres de l’Acadie, s. d., p. 2). Suivant ces visées et le souhait des jeunes iconoclastes de publier un périodique indépendant ralliant les forces militantes en Acadie – à tout le moins celles du Nouveau-Brunswick –, les membres des PLA sont mis en relations, par leur conseiller juridique, l’avocat Roger Savoie[4], avec une cohorte de militantes et de militants du nord du Nouveau-Brunswick, dont les jeunes pédagogues Euclide Chiasson, Michel Roy et André Dumont. Ce dernier, propagandiste depuis les États généraux du Canada français de l’idée de créer une province acadienne, était déjà à baliser les contours du Parti acadien (Massicotte, 2015).

Les deux groupes, qui partagent une posture critique vis-à-vis les figures d’autorité traditionnelles en Acadie et leurs idéaux dits « traditionalistes », unissent bientôt leurs critiques pour faire front commun devant l’establishment acadien. En effet, à l’occasion de l’Assemblée générale annuelle de la Société nationale des Acadiens (SNA) en mai 1971, les jeunes contestataires se mobilisent, comme ils l’avaient fait au cours des années précédentes (Godin, janvier 1971), pour adresser leurs critiques – cette fois-ci plus sévèrement – à l’endroit de ladite organisation « nationale ». Alors que cinq ateliers thématiques – structure, éducation, culture, économie et politique – avaient été prévus à l’ordre du jour de l’Assemblée générale, voilà que la cohorte des jeunes dissidents, rassemblée autour d’Euclide Chiasson et d’André Dumont, revendique la formation d’un sixième atelier « interdisciplinaire » chargé d’étudier l’ensemble des thèmes retenus. C’est à la suite des échanges ayant eu lieu lors de cet atelier qu’André Dumont, appuyé par Paul-Eugène LeBlanc, présente une résolution, appuyée à 21 voix contre 3 par les militantes et militants de l’atelier, dénonçant l’abus de pouvoir, l’antidémocratisme et la non-représentativité de la SNA auprès des Acadiennes et Acadiens du Nouveau-Brunswick :

Attendu que la SNA prétend être un « organisme représentant le groupement francophone du N.-B. et officiellement reconnu comme tel »; Attendu que la SNA prétend pouvoir « se prononcer au nom de la population francophone du N.-B. »; Attendu que la population francophone du N.-B. n’a jamais choisi la SNA pour être son représentant ni officiellement ni officieusement; Attendu que la SNA n’a pas le droit de se prononcer au nom de la population francophone qui ne l’a jamais désignée pour ce faire; Attendu que la prétention de la SNA de représenter la population constitue une usurpation de pouvoir contraire au plus élémentaire principe démocratique et qui devient alors un genre d’autocratie réprouvable; Nous déclarons que la SNA ne représente pas la population francophone du N.-B. et n’a pas le droit de parler en son nom.

L’Assemblée générale annuelle de la SNA, 7 et 8 mai 1971

Alors que l’adoption de cette résolution conduit à l’organisation du Congrès francophone de 1972, lequel donne naissance, en 1973, à la Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick, les militantes et militants de l’atelier no 6 décident de faire bande à part et annoncent la création d’un groupe indépendant des initiatives de la SNA. Revisitant une idée en germe dans l’esprit du philosophe et poète Raymond Guy LeBlanc, qui depuis l’été 1970 proposait la création du « Mouvement libération Acadie[5] », les membres de l’atelier no 6 mettent sur pied le Mouvement acadien d’action populaire (MAAP). Bien que, dès sa fondation, le MAAP est tiraillé entre des militantes et des militants souhaitant, d’un côté, la création d’un parti politique et, de l’autre, l’organisation d’un mouvement de sensibilisation populaire, les membres s’entendent néanmoins pour critiquer les structures et les « buts trop restreints et trop culturels » de la SNA, priorisant une approche d’animation et de sensibilisation populaire. Militant ainsi, d’une part, pour « l’élaboration de structures permettant aux Français du N.-B. de se diriger et d’acquérir de plus en plus d’autonomie » et, d’autre part, pour l’organisation d’un « mouvement qui sensibiliserait la population à ses problèmes sociaux, économiques et politiques », les membres du MAAP se font porteurs d’un projet sociétal où l’autonomie nationale acadienne et la justice sociale vont de pair :

a) buts : – regrouper les Acadiens comme force politique – établir des structures permettant au peuple acadien de participer à l’élaboration de ses propres politiques – informer le peuple acadien sur ses droits fondamentaux – s’unir pour lutter pour que justice soit faite aux Acadiens – combattre l’exploitation – promouvoir un nationalisme dynamique du peuple acadien

Poirier, s. d., p. 2

Ultimement, une faction plus politique du MAAP donnera naissance, en 1972, au Parti acadien, et une seconde, priorisant un mouvement de sensibilisation aux enjeux sociopolitiques, mettra sur pied la revue L’Acayen. Il faut néanmoins relever qu’alors que l’équipe du périodique, dont le nom à l’origine devait être La Graine afin d’illustrer sa vocation de semeuse d’idées – « La revanche des idées[6] » –, devait voir à la fondation d’une revue par la collaboration entre des équipes de rédaction du Nord-Est et du Sud-Est, notamment coordonnées par les Presses libres de l’Acadie que pilotait Raymond Guy LeBlanc (« La Graine », s. d.; Dumont, Mailhot, Poirier, Godin, Pitre, s. d.), les militantes et militants du Nord, particulièrement les professeurs et étudiants du Collège de Bathurst, finissent par s’accaparer le projet pour le mener à terme avec la publication d’un premier numéro en avril 1972[7].

Pour l’ensemble de son existence, L’Acayen (1972-1976), dont le tirage des numéros oscille entre 2000 et 4000 exemplaires, est publié de façon irrégulière. Cette réalité est redevable, pour une large part, à des problèmes financiers qui empêchent de couvrir les frais d’impression et imposent de lourdes charges de travail à la vingtaine de bénévoles qui travaillent au contenu et à la mise en page de la revue. En effet, les demandes d’allocation pour des projets étudiants aux autorités gouvernementales – sans cesse rejetées (Leblanc, 1er mai 1974; Hyslop à Dumont, 22 avril 1975) –, les subsides accordés par les organismes acadiens comme les conseils régionaux d’aménagement et la SANB, les faibles revenus obtenus en termes de publicité (Landry à Savoie, 1976), et le nombre d’abonnements – entre 200 et 800 (L’Acayen à Bédard, 26 novembre 1973; Landry à Savoie, 1976) – peinent à répondre aux besoins financiers du périodique. Durant la courte vie de L’Acayen, ces conditions financières sont responsables de nombre d’interruptions de sa publication et d’un certain roulement du personnel. Ainsi, alors que les trois premiers numéros de la revue (avril 1972, juin 1972 et février 1973) sont largement redevables au travail d’étudiants et de professeurs gravitant autour du Collège de Bathurst, les cinq suivants voient le jour grâce à un prêt de 2000 $ du Conseil régional d’aménagement du Nord et l’appui de la Compagnie des jeunes Canadiens qui délègue son volontaire Jean-Marie Nadeau pour tenter, sans succès, de relancer le périodique sur un modèle coopératif (L’Acayen à Bastarache, 6 mars 1974; Nadeau, 8 juin 1974; Nadeau, 18 juillet 1973). Enfin, après un second assoupissement de décembre 1973 à juillet 1974, la revue est redynamisée par une troisième équipe, dirigée par Romain Landry, alors qu’elle commence à être imprimée par l’Agence de presse libre du Québec, que la Compagnie des jeunes Canadiens paie les salaires de trois employés permanents et que la SANB lui octroie 3000 $ pour couvrir une large part de ses frais d’impression (Landry à Savoie, 1976; La troisième génération de L’Acayen, 12 septembre 1974, p. 13).

2. L’Acayen par thèmes

Afin d’explorer plus avant la dimension idéologique de L’Acayen s’échelonnant sur les 21 numéros publiés sporadiquement entre 1972 et 1976, nous avons choisi de procéder par une analyse de contenu en catégorisant, de manière assez générale, les 343 articles de la revue selon leur thème principal. Ainsi, nous avons classé ces textes selon le sujet abordé : économie, néonationalisme, éducation, etc. Ce procédé permet une première lecture des orientations idéologiques de la revue. Certaines catégories sont assez larges. L’économie regroupe tous les textes abordant des questions entourant la question économique au sens très large : syndicalisme, entreprises, critique du capitalisme, coopératisme, économie agricole, chômage, pauvreté, consommation, etc. Le néonationalisme inclut l’ensemble des textes portant sur des questions d’ordre national, politique et linguistique, principalement. Ces deux catégories occupent une part très importante dans la revue, comme le montre bien le tableau 1. Les autres catégories répertoriées touchent essentiellement aux questions d’éducation, de féminisme, de religion, d’environnement, ou d’enjeux internationaux – conflits armés ou immigration, essentiellement. La catégorie « culture » regroupe des thématiques variées qui auraient pu constituer d’autres catégories : bandes dessinées, poèmes, créations littéraires, critiques d’albums, de spectacles ou de cinéma, paroles de chanson, entrevues avec des artistes, etc. Les catégories « santé » et « société » apparaissent rarement; elles n’ont été créées que parce que les articles qui leur correspondent concordent mal ou peu avec les autres thèmes retenus. Nous avons exclu de cette catégorisation le courrier des lecteurs puisque, malgré le fait que les sujets abordés dans ces courts textes reflètent jusqu’à un certain point les idéologies présentes dans la revue, leur présentation et coordination échappent aux rédacteurs du périodique. Enfin, reconnaissons que le nombre d’articles n’illustre pas nécessairement la place exacte qu’occupe un thème dans le périodique, certains articles étant beaucoup plus longs que d’autres. Nous pouvons donner en exemple à ce sujet le numéro de juin-juillet-août 1976 qui ne contient que quatre articles et dont les deux seuls n’ayant pas trait à l’économie n’occupent que trois pages (sur 40). Nonobstant cette importante nuance, nous sommes d’avis que notre classification par thèmes sert tout de même d’indicateur utile pour illustrer et périodiser une bonne part des tendances idéologiques qui ont traversé le périodique durant son existence.

Ainsi, ce qui est habituellement affirmé de la revue L’Acayen est ainsi reflété dans la répartition des thématiques idéologiques, telles que nous les retrouvons dans le tableau 1. Ajoutons que la revue a souvent été présentée, à tort ou à raison, comme l’organe officiel du Parti acadien, ce qui a maintes fois conduit l’équipe de rédaction à s’en défendre :

Les membres de l’équipe partagent certaines idées de base quant à la nature de nos problèmes, mais nous n’avons pas opté pour une formation politique. L’Acayen n’est donc pas l’organe du Parti acadien récemment fondé, comme certains avaient pu le supposer, ni le porte-parole d’une région du Nouveau-Brunswick en particulier.

Notre revue, juin 1972, p. 7

L’histoire du Parti acadien, du point de vue idéologique, est loin d’être aussi linéaire que le prétendent de récentes études (Poplyansky, 2018), et la trajectoire de L’Acayen suit un parcours similaire (Volpé et Massicotte, 2019). Nous savons que l’histoire de ce parti a été jalonnée par des tensions internes entre, d’une part, les promoteurs d’un néonationalisme politique de gauche et, d’autre part, des militantes et militants socialistes et syndicalistes très critiques de l’économie capitaliste. Il en a été de même pour L’Acayen. À ce sujet, la répartition temporelle des thèmes traités dans les articles du périodique est intéressante à plus d’un égard. Dans un premier temps, des catégories prédominantes se dégagent, soit les articles abordant des thèmes touchant à une facette ou une autre de la réalité économique (132 articles dans 21 numéros), ou encore des enjeux néonationalistes (67 articles dans 18 numéros) et culturels (64 articles dans 18 numéros). Notons que les textes d’ordre « culturel » recoupent souvent des thématiques néonationalistes : les bandes dessinées de Louis Comeau, les paroles de chansons de Calixte Duguay, les critiques des disques d’Édith Butler ou les poèmes de Gérald LeBlanc ont certainement contribué aux débats identitaires et néonationalistes de l’époque. En regroupant les deux catégories, nous dénombrons 131 contributions néonationalistes ou culturelles, soit un nombre pratiquement identique à celui des articles relatifs à l’économie. Bien que nous puissions noter une augmentation au fil des publications du nombre d’articles traitant de phénomènes économiques, alors que l’inverse est faux pour les sujets néonationalistes – les publications abordant la culture ont une présence stable dans les pages de la revue jusqu’aux cinq derniers numéros –, les responsables de L’Acayen semblent tout de même conscients, dès les premiers numéros, de cette cohabitation, voire cette tension, entre les deux thèmes :

À chaque numéro il y aura dans la mesure du possible des articles spécialement pour les pêcheurs, les bûcherons, les forestiers, les coopératives, les syndicats, les groupes populaires […]. La cause populaire dont on s’occupera sera principalement celle des francophones, ce qui ne veut pas dire qu’on sera anti-anglais […]. Notre monde est donc celui des défavorisés, mais comme les francophones constituent à peu près 85 % de cette [sic] gang, notre revue sera donc avant tout francophone […]

Nadeau, juillet 1973, p. 3

Tableau 1

Catégories thématiques dans L’Acayen (1972-1976)

Catégories thématiques dans L’Acayen (1972-1976)

Tableau 1 (suite)

Catégories thématiques dans L’Acayen (1972-1976)

* Numéro spécial, « L’Acayenne », portant sur le féminisme. À noter que la totalité des articles publiés dans ce numéro aborde une question relative aux femmes, même si elle n’est pas prédominante et qu’elle se retrouve dans une autre colonne du tableau.

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3. L’économie au pluriel

Le tout premier numéro de L’Acayen semblait annoncer ce qui allait être un forum d’expression du néonationalisme en pleine continuité de la mouvance de la fin des années 1960 : des articles de la plume du sociologue Pierre Poulin, et des historiens Léon Thériault et Michel Roy, qui allaient tous deux signer des ouvrages majeurs abordant de manière frontale les enjeux nationaux quelques années plus tard (La question du pouvoir en Acadie et L’Acadie perdue, respectivement), pouvaient laisser croire qu’il s’agissait là d’une tendance qui allait teinter les futures parutions de la revue. Les articles aux thèmes davantage économiques y étaient beaucoup moins présents, leur nombre augmentant à partir de la publication du quatrième numéro avec l’arrivée de l’équipe de rédaction dirigée par Jean-Marie Nadeau. En fait, à l’instar du Parti acadien au moment de sa fondation, L’Acayen se montre tiraillé entre le développement d’une pensée néonationaliste et l’élaboration d’une critique socialiste de l’Acadie du Nouveau-Brunswick. À cet égard, une analyse des premiers numéros reflète ce que nous pouvons percevoir dans le manifeste du Parti acadien (Chiasson et al., 1972) : un réquisitoire pour une plus grande autonomie de la communauté acadienne accompagnée d’une critique des effets du grand capital sur la classe ouvrière acadienne, bref la « recherche d’une définition [et d’une « solution »] globale de l’Acadie » (Notre revue, juin 1972, p. 7). Au départ, ces discours peuvent se compléter, à l’image de la notion de classe-ethnie développée dans les années 1960 par Marcel Rioux et Jacques Dofny (Dofny et Rioux, 1962; Rioux, 1965).

L’Acayen a envie de parler de ceux qui construisent l’Acadie, au jour le jour, avec difficulté. En fait, l’Acadien n’est pas seulement un exilé, il est aussi un homme d’aujourd’hui qui, sans trop comprendre comment il se fait exploiter, comprend qu’elle est belle l’Acadie. L’Acayen essaiera d’expliquer comment l’Acadie se fait exploiter, en lui donnant du mieux possible des moyens pour s’en sortir. Tous ceux qui ont des recettes, des idées, des expériences pouvant faciliter la libération du peuple acadien, les pages de L’Acayen sont là pour vous permettre de les raconter

L’équipe de rédaction, juillet 1974, p. 3

À partir de juillet 1973, alors qu’entre en scène la seconde équipe de rédaction du périodique, la grille d’analyse qui prévaut dans les pages de la revue se veut davantage axée sur une lecture économiste du réel :

Sans fumisteries et sans nuances L’Acayen est et restera une revue engagée prônant un meilleur vivre [ensemble] collectif pour les Acadiens et les travailleurs. […] Cependant, L’Acayen croit être assez mûr pour réfuter le capitalisme comme modèle de développement en Acadie. […] L’Acayen veut, tant bien que mal, garder ses pieds dans la réalité et à la lumière des idéologies et des expériences existantes (capitalisme occidental, Russie, Cuba, Chili, Acadie, Acadie, Acadie) tenter de rechercher avec les autres groupes organisés de la société acadienne un modèle de développement qui nous est propre.

Nadeau à Losier, 1974, p. 6

Nous observons dès lors que l’interprétation néonationaliste se voit soit éclipser par des thématiques d’ordre économique, ou encore englober dans des interprétations plus larges. À cet égard, la lecture du colonialisme proposée par l’auteur de Cri de terre, qui est à faire la promotion du marxisme et de l’internationalisme ouvrier à l’époque (LeBlanc à Dumont, 21 mai 1973), en constitue un exemple parmi d’autres :

Le colonialisme se définit surtout par les rapports de force existant entre deux groupes; d’un côté le colon, de l’autre, le colonisé. Choisissons un comportement de colonisé que l’on pourrait trouver par exemple au C.N. [Canadien National] : le colon, c’est le patron anglais, le colonisé, c’est le travailleur acadien.

LeBlanc, juillet 1973, p. 16

Il s’agit donc ici d’importer et d’appliquer une lecture sociopolitique du réel fondée sur un rapport de classe – le parton et le travailleur – et de l’appliquer au contexte acadien. Évidemment, le néonationalisme est lié dans les années 1960 à la montée et à la circulation d’idéologies tiers-mondistes telles que l’anticolonialisme et les mouvements de décolonisation. La part « économiste », pour ne pas dire carrément socialiste, de l’analyse néonationaliste deviendra néanmoins de plus en plus importante au fil des publications. Dans l’esprit de bien des auteurs, la piètre situation dans laquelle se retrouve la communauté acadienne s’explique par une forme ou une autre de domination économique. Même lorsqu’il est question d’analyser le rôle de l’État, du gouvernement ou des aléas de la politique provinciale, la grille néonationaliste, ou même plus prosaïquement linguistique, est troquée au profit d’une lecture économiste, comme nous pouvons le percevoir, par exemple, dans ce texte sur le pouvoir exercé par l’entreprise agroalimentaire McCain au sein de la société néo-brunswickoise :

Premièrement, la famille McCain règne en roi et maître absolus sur le Ministère [sic] d’Agriculture du Nouveau-Brunswick. Deuxièmement, et ceci découle de la première constatation, les McCain ne tolèrent pas que quelqu’un s’oppose à leurs volontés. À la limite, le pouvoir absolu débouche sur l’asservissement. Voilà où l’on en est rendu au Ministère [sic] de l’Agriculture du N.B. [sic].

L’équipe de rédaction, décembre/janvier 1975-1976, p. 14

Les derniers numéros de la revue sont presque exclusivement consacrés aux enjeux économiques, la dimension néonationaliste ayant été presque entièrement évacuée au profit de dossiers sur les pêcheurs, les travailleuses et travailleurs d’usine, le coopératisme, etc. Or, il n’existe pas, dans L’Acayen, une unanimité idéologique autour de ces questions, sinon sur la place respective qu’elles se doivent d’occuper dans les pages du périodique. La pluralité des objets, que nous avons évoquée plus haut, varie selon les numéros et les auteurs : certains articles présentent un portrait statistique informé sur une situation donnée, d’autres sont plus transparents dans leurs postulats idéologiques – critique marxiste de l’État, de l’entreprise, etc. Certains sujets ou enjeux – le coopératisme et l’agriculture en sont de bons exemples – sont abordés dans une perspective davantage réformiste que marxiste en bonne et due forme. Ce sera d’ailleurs une des pommes de discorde au sein du comité éditorial durant les dernières années d’existence de L’Acayen.

Le pluralisme idéologique se dissipe néanmoins durant la dernière année d’existence du périodique, alors que l’équipe de rédaction annonce, en avril-mai 1976, l’orientation désormais socialiste de L’Acayen :

L’objectif de L’Acayen se résume à ceci : [d]émasquer les injustices et les contradictions du système capitaliste. Il n’est pas normal qu’un petit groupe de personnes possède toutes les richesses et jouisse d’une vie facile alors que la masse des travailleurs vit dans une situation difficile. Développer une conscience politique chez les travailleurs, encourager la construction d’une organisation politique en vue d’instaurer le socialisme de sorte que les travailleurs arrivent un jour à diriger la société.

Orientation de L’Acayen, avril-mai 1976, p. 2

Il faut mettre en relief que l’affirmation socialiste de la revue n’est pas sans lien avec le réseau de sociabilité de ses membres, notamment avec l’Agence de presse libre du Québec et l’équipe de rédaction de son Bulletin populaire; l’APLQ, rappelons-le, imprimant L’Acayen depuis juillet 1974. En effet, le Bulletin populaire, dont la posture idéologique est à maints égards analogue à celle de L’Acayen, avait également décidé, quelques mois auparavant, de revoir son orientation et de se donner comme « objectif principal [de] travailler à la mise sur pied d’une organisation politique de la classe ouvrière dans le but de renverser le capitalisme […] et de construire le socialisme[8] ». C’est également à compter de ce moment que l’équipe de L’Acayen décide d’anonymiser son contenu, sans doute pour se protéger des préjugés auxquels font face les militantes et militants gauchistes à l’époque, mais aussi et surtout parce qu’il importe dès lors de s’effacer au profit de « la cause » prolétarienne[9]. Qu’importe les égos, ce qui prime à ce moment, c’est le mouvement ouvrier dans lequel se fondent les personnalités : « À l’avenir, les articles rédigés par les membres des équipes de L’Acayen ne seront plus signés. En effet, ces articles sont devenus le fruit d’un travail d’équipes et sont destinés à la collectivité des travailleurs. » (NDLR, avril-mai 1976, p. 2)

Bien qu’un relatif consensus eût jusque-là conduit les collaboratrices et collaborateurs du périodique à prioriser des initiatives de développement régional afin d’assister les Acadiennes et Acadiens dans leur entreprise de relèvement économique, notamment caractérisé par la promotion de jardins communautaires (Aubé, septembre 1973), de comptoirs alimentaires (Simard, février-mars 1975), de coopératives de consommateurs (Comeau, juillet 1973), etc., voilà qu’avec l’affirmation socialiste une mise à distance de ces projets, décriés comme réformistes, se consolide. Percevant dorénavant le système capitaliste qui « manufacture » les défavorisés comme étant « le » facteur à l’origine des maux qui affligent l’Acadie, voire les travailleuses et travailleurs dans leur ensemble, indépendamment de leur statut linguistique (Simard, octobre-novembre 1975; Gauvin, novembre-décembre 1974), les collaboratrices et collaborateurs de L’Acayen dénoncent le fait que ces initiatives de développement régional, qui cherchent à réformer l’État plutôt qu’à le renverser, n’ont l’effet que d’un cataplasme sur une jambe de bois.

Sous l’orientation socialiste, un certain dogmatisme marxiste-léniniste commence ainsi à normaliser le discours du périodique et à écarter les individus n’emboîtant pas le pas dans l’exact tracé de la « ligne juste ». Ainsi, alors qu’un certain christianisme de gauche, notamment porté par l’abbé et propagandiste de la théologie de la libération Yvon Sirois[10], avait pris place jusque-là dans les pages du périodique, la nouvelle orientation du périodique allait y mettre un terme. Romain Landry (1998), proche de l’abbé Sirois, aura sans doute été le dernier à véhiculer une critique des disparités sociales inspirée de la théologie de la libération au sein de l’équipe de rédaction, défendant l’idée que les fidèles n’ont pas à attendre la mort avant d’être libérés de leur situation d’infortune « ici-bas » : « L’objectif de L’Acayen est de devenir un outil d’information et d’éducation au service de ceux qui luttent pour un peu plus de justice et de partage ici-bas. De plus en plus de gens refusent d’attendre dans l’au-delà pour que justice leur soit faite[11]. »

En définitive, l’affirmation socialiste de L’Acayen aura été son chant du cygne, car seulement deux numéros paraissent sous cet insigne. Après que les articles de ces numéros aient largement critiqué le programme réformiste des militantes et militants acadiens de l’époque, lequel était tourné vers l’animation sociale, le développement régional, les coopératives, etc., les membres du comité de rédaction décident de se faire hara-kiri et de mettre un terme à la publication du périodique. L’orientation socialiste aura conduit les derniers rédacteurs à percevoir L’Acayen comme un mauvais véhicule pour le mouvement prolétarien; la revue étant dès lors jugée « petite-bourgeoise », « populiste », « réformiste », « nationaliste », et contribuant à fractionner l’unité prolétaire dans la lutte des classes. S’appuyant dès lors sur les travaux de Vladimir Lénine et Joseph Staline, les membres de L’Acayen, convaincus que « l’aliénation culturelle des Acadiens découle largement du capitalisme devenu dominant », embrassent la « théorie révolutionnaire » et décident de prioriser le ralliement des forces militantes dans un seul parti d’avant-garde d’orientation marxiste-léniniste : « Le processus révolutionnaire ne peut se mettre en branle que dans la mesure où il existe un parti ouvrier communiste, fonctionnant à partir des principes marxistes-léninistes qui, face aux actions économiques et défensives, a le rôle de diffuser la théorie révolutionnaire dans les mouvements de masse » (L’Acayen, s.d. [1976], p. 15).

Soulignons que cette décision prise par les militantes et militants de L’Acayen en 1976, qui est suivie par les radicaux du Parti acadien en avril 1977, n’est à nouveau pas sans lien avec l’évolution idéologique du Bulletin populaire. La publication de l’APLQ, qui vit également une montée du marxisme-léninisme chez ses rédacteurs (Raboy, 1982, p. 26 et 30; Dansereau, 2004, p. 29), a, elle aussi, quelques mois auparavant, vu sa ligne éditoriale jugée « erronée » et son personnel commander sa dissolution en faveur du ralliement de l’ensemble des forces de gauche dans un parti d’orientation marxiste-léniniste (Équipe de l’APLQ , 29 janvier 1976, p. 7). Dans un cas comme dans l’autre, les militantes et militants de L’Acayen et du Bulletin populaire, imbriqués dans un même réseau de sociabilité, vont par la suite joindre la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada (Volpé et Massicotte, 2019).

4. Néonationaliste, L’Acayen?

De prime abord, un périodique affligé d’un nom comme « L’Acayen » transpire à la fois l’engagement nationaliste et un certain parti pris populiste. Pouvons-nous vraiment remettre en question l’engagement de la revue envers la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick? Tel qu’évoqué plus haut, la question économique occupe une place prédominante dans le périodique. Il est pertinent de noter que le tout premier texte paru dans L’Acayen intitulé « Fin de l’à-plat-ventrisme », écrit par le sociologue Pierre Poulin, aborde de front la question du « nationalisme économique » :

Les francophones (qui constituent 75 % de la population du nord-est [sic]) sont de plus en plus conscients qu’ils ne deviendront eux-mêmes que le jour où ils connaîtront une meilleure situation économique. La polarisation des efforts ne tend plus vers la conservation d’une langue et d’une religion, mais vers le développement de toute une culture dont la pierre d’angle est l’économie. […]. Devant ces nouvelles préoccupations, l’Ave Marie Stella et la fête de l’Assomption, quelque vénérables qu’elles soient, prennent une nouvelle place dans l’échelle des inquiétudes des Acadiens.

Poulin, avril 1972, p. 5

Image 1

Les grosses poches

Source : Louis Comeau. (1974, novembre). L’Acayen, 2(3), 6

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À la suite de l’influent sociologue Alain Even, plusieurs militantes et militants de la fin des années 1960 nourris à des travaux sur la décolonisation, dont ceux d’Albert Memmi, de Frantz Fanon et de Jacques Berque, avaient pu affirmer qu’« on peut trouver chez l’Acadien des traits qui sont dignes du “portrait du colonisé” » (Even, 1970, p. 179). L’« Anglais » était alors perçu comme « l’exploiteur » à abattre dans la lutte pour « la libération » de l’Acadie. Dans l’optique de Pierre Poulin et des collaboratrices et collaborateurs subséquents de L’Acayen, une certaine transition commence à s’opérer en faveur d’une conception essentiellement économique et populiste du néonationalisme selon laquelle, tel qu’illustré par la caricature de Louis Comeau (image 1), l’ennemi n’est plus l’autrui significatif (négatif) incarné par la figure de « l’Anglais », mais les élites et surtout, « les grosses poches ». Ce glissement consolidera ainsi, chez certains, une critique du traditionalisme et de l’autoritarisme des élites de l’époque, et amorcera, pour d’autres en marche vers l’extrême-gauche, l’éclosion d’une critique de la question nationale en soi, qui en viendra à être reléguée au rang de « contradiction secondaire » (Gauvin, novembre-décembre 1974).

Nous avons tenté, dans l’exercice de catégorisation et de classement illustré par le tableau 1, de distinguer clairement les textes traitant de thématiques économiques des textes traitant de thématiques néonationalistes. En vérité, plusieurs textes traitant de l’enjeu national, politique ou linguistique arborent également une dimension économique. Ce fait n’a néanmoins pas empêché les collaboratrices et collaborateurs du périodique de promouvoir un nationalisme acadien foncièrement « prospectif[12] ».

La conception de la « nation » adoptée par L’Acayen, lorsqu’il en est question, s’aligne sur une définition territoriale, politique, institutionnelle, voire civique ou linguistique, soit une définition largement promue par les mouvements contestataires ou étudiants des années 1960-1970 en Acadie du Nouveau-Brunswick et s’éloignant sensiblement d’une conception plus traditionaliste du nationalisme tournant autour de l’identité ethnique, la religion, l’histoire, et dans laquelle l’acadianité serait définie suivant le récit diasporique hérité de l’Acadie coloniale : « Le nationalisme que l’on veut prôner à L’Acayen ne sera pas strictement historique, mais tendra plutôt à avancer “l’idée acadienne”  comme une identité à créer[,] à devenir. » (Nadeau à Losier, 1974) Dans un texte rédigé par les rédacteurs de la revue en 1972, une telle définition de l’acadianité est proposée, prenant non seulement des distances face à la diaspora, mais également envers l’Acadie des provinces maritimes :

Nous, à L’Acayen, ne croyons pas à une Acadie extra-spatiale ou extra-temporelle. Pour nous en effet l’Acadie ce n’est pas les bayous de la Louisiane ou les rochers de Belle-Isle-en-Mer, ni même les côtes de l’Île-du-Prince-Édouard ou de la Nouvelle-Écosse (où la majorité de ceux qui sont d’origine française ne peuvent plus parler le français). L’Acadie, ce n’est pas non plus celle du Grand Dérangement, interprétation qui a divisé les Francophones du Nouveau-Brunswick en deux classes : les soi-disant Acadiens « pures-laines », c’est-à-dire les descendants des déportés, et les autres, c’est-à-dire les Francophones qui ont une origine historique différente comme ceux du Madawaska notamment. […] Pour nous en effet l’Acadie a une connotation linguistique et géographique. L’Acadie c’est un territoire que nous voulons voir se développer, et ce territoire c’est ce qui est au nord d’une ligne Dieppe-Grand-Sault

Notre revue, juin 1972, p. 7

Il s’agit là, presque mot à mot, de la conception « prospective » de l’Acadie développée à la même époque par l’historien Léon Thériault, une conception territoriale du néonationalisme et inclusive de l’ensemble des locuteurs français du Nouveau-Brunswick, indépendamment de leurs origines ethniques; une conception qu’il défend d’ailleurs plus avant dans son maître-ouvrage La question du pouvoir en Acadie[13] (1982). Cette définition englobante et prospective de l’acadianité, Thériault la profilait déjà dans le premier numéro de L’Acayen dans le cadre d’un plaidoyer en faveur du ralliement des francophones du Nouveau-Brunswick sous le gentilé « Acadien » :

Mais une condition capitale s’impose : c’est de vider la définition des expressions Acadie et Acadien de leur exclusivisme à caractère extra-spatial et extra-temporel. Il ne faut pas nier bien sûr qu’il y a ailleurs des gens qui se disent « Acadiens », c’est leur affaire et ils ont, en un sens raison. Mais il faut retenir que quant à nous, du Nouveau-Brunswick, ce qui compte ce sont tous les citoyens de langue française d’ici. Il faut au plus vite faire cette intervention chirurgicale : les Acadiens du Nouveau-Brunswick, ce sont tous les francophones de notre province, qu’ils soient d’origine française, anglaise, ou autre, que leurs ancêtres aient été déportés ou non.  […] Emparons-nous des expressions Acadie et Acadien et donnons-leur un sens large qui rallie l’adhésion à la fois de ceux qui en ont été exclus jusqu’ici et de ceux qui ne sont pas d’accord avec certaines définitions

Thériault, avril 1972, p. 32

Cette conception du nationalisme prônée par L’Acayen est transportée en bonne partie par les projets de société élaborés dans le cadre des mouvements de contestations des années 1960. Ces mouvements, suivant de quelques années les réformes des premiers mandats du premier ministre Louis J. Robichaud, avaient en commun une remise en question radicale des élites et des différentes formes d’autorité : le mouvement étudiant et la remise en question des administrateurs de l’Université de Moncton; les chômeurs et les pêcheurs, et leur méfiance des instances gouvernementales; les jeunes nationalistes vis-à-vis leurs aînés – les Commandeurs de l’Ordre de Jacques-Cartier, par exemple –; les prêtres défroqués, etc. Nous avons évoqué ailleurs une « crise de l’autorité » en Acadie, soit l’émergence d’un sentiment, partagé par une multitude de groupes et d’acteurs, d’anti-autoritarisme face aux institutions établies en Acadie : l’Église catholique, les politiciens établis et les élites institutionnelles – continuellement rattachés à la défunte « Patente » –, L’Évangéline, l’Université de Moncton, les caisses populaires, etc. Ce nationalisme nouveau, où s’exprime de manière assez univoque un anti-autoritarisme tous azimuts, exprime une volonté d’émancipation associée, d’abord, au peuple acadien – dont les élites sont exclues –, et que les membres de L’Acayen finissent par associer plus directement à la classe ouvrière acadienne, qu’ils ne soupçonnent pas d’élitisme (Volpé et Massicotte, 2019).

Image 2

La bénédiction de l’Église et de la Patente

Source : Anonyme. (1975, janvier), L’Acayen, 2(4), 8

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5. En marge du capitalisme et de la nation

La place au sein de L’Acayen d’études portant sur l’économie, le néonationalisme ou la culture étant prépondérante, les thématiques échappant à ces trois catégories apparaissent, somme toute, relativement marginales. Outre des thèmes apparaissant plutôt rarement dans les pages de L’Acayen – la religion et l’histoire viennent en tête –, certains enjeux distincts du néonationalisme ou de la critique du capitalisme trouvent tout de même leur place au sein de la revue, nommément le féminisme, l’éducation, l’environnement et l’information internationale.

Si des articles sur le féminisme apparaissent çà et là, plutôt sporadiquement il faut le dire, dans les pages de la revue, il faut souligner que leur poids augmente sensiblement avec la parution d’un numéro spécial en mai 1975, intitulé L’Acayenne pour l’occasion, dont l’ensemble du contenu est consacré aux questions féministes, ou de femmes, afin de « donner la chance aux femmes de dire ce qu’elles pensent » (Équipe éditoriale, mai 1975, p. 2). Le numéro spécial présente une variété de thématiques allant de l’avortement à l’aliénation découlant du travail ménager, en passant par la sexualité, les moyens de contraception, etc. Une bonne partie des textes de ce numéro spécial sont de la même mouture que l’ensemble des textes du périodique de l’époque. Un des articles publiés dans ce numéro spécial, écrit par Suzanne Chabot et intitulé de manière emblématique et univoque « La libération des femmes exige le renversement du capitalisme », présente la thèse de son titre qui annonce une prédominance sans ambages de la question économique sur les autres enjeux sociaux :

L’oppression de la femme a un caractère historique, social et économique. Elle n’a rien de subjectif ou de psychologique, c’est-à-dire qu’elle ne reflète pas certaines « attitudes » personnelles, mais elle est reliée aux réalités matérielles de la société dans laquelle nous vivons. [...] [L]es femmes doivent mener la lutte pour gagner leurs revendications en s’organisant indépendamment, cela dans le but d’arracher des gains immédiats et de hâter le combat général contre le capitalisme.

Chabot, mai 1975, p. 22

Il n’en demeure pas moins que, n’eût été de ce numéro spécial publié à l’occasion de l’Année internationale de la femme, la place des femmes et du féminisme dans L’Acayen aurait été anecdotique, pour ne pas dire insignifiante, et ce, même si dès les premiers numéros un intérêt pour ces questions avait été annoncé, notamment autour de la figure de l’artiste et professeure d’arts au Collège de Bathurst, Hilda Lavoie, qui comptait rédiger des articles, jamais menés à terme, sur le « Statut de la femme en Acadie » et la « Condition de la femme comme étudiante » (Conseil de la revue, 10 décembre 1971).

Outre le féminisme, l’éducation réapparaît souvent comme thématique secondaire dans les pages de L’Acayen. À l’instar du féminisme néanmoins, cette apparente récurrence du thème est quelque peu tronquée, puisque la moitié des articles (11 sur 22) proviennent d’un numéro spécial consacré au sujet de l’éducation. L’esprit général d’une bonne partie de ces articles portant sur l’éducation dénote une certaine familiarité avec les tendances idéologiques du reste de la revue : antiélitisme, critique des institutions et du capitalisme, parti pris populiste, etc. Jean-Marie Nadeau par exemple, écrit dans l’introduction de ce numéro spécial :

Peut-être qu’on pourrait suggérer que les écoles, les collèges et universités descendent un petit peu plus dans la population afin d’être vraiment aux services [sic] de la communauté. Au lieu de faire faire des études au monde, assis et dans les livres, on pourrait peut-être aussi leur faire faire des études debout et dans la vie.

Nadeau, septembre 1973, p. 5

Les articles sur l’éducation dénoncent ainsi les conditions de travail des enseignantes et enseignants, leur absence de liberté et le contrôle administratif de leurs conditions de travail, de même que les iniquités en termes de conditions de travail entre les corps enseignants anglophone et francophone dans la province (Les professeurs français ont plus d’étudiants que les profs anglais, septembre 1973). De manière globale, l’éducation est considérée comme un enjeu important au sein des pages de L’Acayen, mais la lecture faite du phénomène est, à l’instar du féminisme, teintée par les idéologies principales de la revue, à savoir le néonationalisme et, surtout, le socialisme.

Outre le féminisme et l’éducation, deux autres ensembles thématiques meublent les pages de L’Acayen durant sa brève existence. Il s’agit de textes portant sur des événements internationaux – conflits, mouvements politiques, immigration, etc. –, ou encore d’articles portant sur la crise environnementale. Dans les deux cas, ces thématiques servent à nourrir, voire à justifier, la posture socialiste – et néonationaliste dans une moindre mesure – de la revue, sans nécessairement occuper une part significative de la réflexion ou du discours dans le périodique. Il faut concevoir qu’avec la montée de l’extrême-gauche au sein de la revue, l’orientant alors de plus en plus vers une interprétation « globale » des disparités sociales, ces thèmes plus spécifiques que sont le féminisme, l’environnement et l’éducation pouvaient être considérés comme des enjeux sectoriels éloignés de la source du problème contre lequel il importait, de l’avis des membres, de faire front commun : le système capitaliste et les impérialismes américains et soviétiques. Certes, nous conviendrons que le renversement du patriarcat poursuivi par le mouvement féministe et la défense de l’environnement des écologistes ne sont pas de minces affaires, mais la spécificité de chacun de ces mouvements, qui les éloigne de l’idéal révolutionnaire poursuivi par les militantes et militants gauchistes qui aspirent au renversement de l’ordre mondial par la lutte des classes, peut expliquer, en partie, leur marginalisation dans les pages de L’Acayen durant sa courte histoire.

Au début des années 1970, le sociologue Jean-Paul Hautecoeur, qui était à poursuivre son analyse des idéologies en Acadie, disait entrevoir dans les pages de L’Acayen l’affirmation d’une « nouvelle positivité de l’Acadie », d’une Acadie, qui par la parole et l’écrit, était à connaître un éclatement de son discours et de ses mythes, profilant par le fait même sa « reconquête », voire le dépassement d’une simple « résurrection de la valeur » en faveur d’une « insurrection de la valeur » (Hautecoeur, s. d.; Hautecoeur, 1976). L’Acayen s’est en effet constitué en lieu de convergence idéologique de la fratrie militante et contestatrice en Acadie du début des années 1970, ayant notamment été un lieu d’élaboration et de diffusion d’un nationalisme « prospectif », voire de nouvelles moutures du projet national acadien. D’un périodique né dans le sillon des idées de la décolonisation qui insistaient sur une convergence entre les questions économique et nationale, une distanciation assez rapide de cette lecture anticolonialiste se dessine durant les premiers numéros du périodique au profit de la montée d’une affirmation socialiste, qui fera dès lors de plus en plus de la bourgeoisie, voire du système capitaliste, le bouc émissaire des maux de la petite société acadienne, et non plus l’« Anglais ». Cette posture socialiste, alimentée par un certain réseau de sociabilité international et québécois, allait bientôt conduire à une critique du programme économique initialement réformiste des militantes et militants d’Acadie en faveur d’un programme d’orientation marxiste-léniniste. Bien que cette trajectoire n’ait pas été celle de l’ensemble des militantes et militants d’Acadie – les tiraillements entre les orientations nationalistes et socialistes s’étant accompagnés de plusieurs déclinaisons –, elle illustre néanmoins bien les tendances idéologiques en Acadie de la période. Ainsi, malgré un certain pluralisme idéologique entre des préoccupations féministes, écologiques, anticolonialistes, réformistes, catholiques, etc., il demeure qu’en Acadie de la première moitié des années 1970, les orientations de L’Acayen apparaissent de tout temps avoir été d’aspirations soit socialistes, soit néonationalistes.

La prédominance incontestable de ces deux thèmes traduit à la fois un certain monolithisme idéologique au sein des franges militantes acadiennes, ainsi qu’une inévitable concordance historique entre ces thèmes et l’évolution globale des ensembles idéologiques dont s’inspiraient les auteurs et rédacteurs de L’Acayen. La revue a été un monstre à deux têtes idéologiques : à la fois néonationaliste et socialiste, le débat et les tensions internes entre ces postures illustraient également une dynamique idéologique plus large. Au sein de la communauté acadienne du Nouveau-Brunswick, ces idéologies compétitionnaient dans les différents mouvements sociaux et politiques de l’époque, alors qu’au sein des principales institutions acadiennes, le réformisme libéral issu des années 1960 était encore prédominant et avait du mal à reconnaître ces nouvelles idéologies comme des solutions valables. Cette absence de reconnaissance, L’Acayen allait la reproduire à plus petite échelle dans ses propres pages en réservant un traitement marginal aux enjeux idéologiques ne correspondant pas à la doxa militante de l’époque, comme en fait foi le numéro L’Acayenne. Le pluralisme idéologique que nous évoquions plus haut est digne d’intérêt, certes, mais ces autres idéologies ne constituent pas à l’époque des solutions interchangeables au néonationalisme ou au socialisme. De même, il faut comprendre que cette évolution idéologique, graduelle et historique, qu'a connue la revue, laquelle est partie d’une préoccupation principalement néonationaliste pour ensuite effectuer un virage socialiste, sans pour autant qu’aient été unilatéralement écartées les correspondances entre ces deux courants idéologiques, s’inscrit à la suite de courants idéologiques plus larges dépassant le contexte particulier de l’Acadie. L’opposition entre néonationalisme et socialisme n’est pas propre à l’Acadie; nous retrouvons le même débat au Québec. L’histoire de L’Acayen se termine en 1976; l’histoire du militantisme acadien se poursuit après coup : les factions néonationalistes et socialistes emprunteront des voies différentes. Le Parti acadien deviendra résolument néonationaliste et autonomiste, les socialistes acadiens investiront l’action syndicale, entre autres formes de militantisme. Puis viendront les années 1980, moment où le socialisme se dissipe, où le néonationalisme se transforme en se judiciarisant, et où les enjeux présents, mais un peu marginaux, dans les pages de L’Acayen gagneront en importance : féminisme, environnementalisme, etc. De nouvelles publications, engagées et militantes, prendront le relais de L’Acayen durant les années 1980, notamment le Bulletin progressiste acadien, de 1983 à 1984, et Ven’d’Est, de 1985 à 1999.

Que retenir de la revue L’Acayen? Qu’elle a peut-être davantage été un véhicule de débats et d’expression d’idées militantes qu’un lieu d’analyse d’enjeux économiques, culturels, nationaux et sociaux, ce qui n’empêche néanmoins pas d’y entrevoir une fascinante capsule temporelle résumant les débats et les projets qui ont animé l’Acadie de l’époque, engagée et prospective.