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Dans un collectif intitulé Francophonie, minorités et pédagogie, Annette Boudreau et Lise Dubois (2008) se penchent sur les liens entre les représentations, la sécurité et l’insécurité linguistiques et l’éducation en milieu minoritaire. Un des aspects relevés par les auteures est l’importance des différentes variations linguistiques dans l’enseignement de la langue pour les élèves acadiens. Elles en appellent à réfléchir à la place de la littérature régionale dans l’enseignement : « En s’appuyant sur des auteurs qui traitent des réalités sociolinguistiques des élèves, les professeurs pourraient ainsi traiter de la langue standard en relation avec la langue locale et expliquer qu’une langue prend vie dans un contexte social déterminé. » (2008, p. 155) Le débat au sujet de la littérature qui devrait, qui doit, être enseignée au secondaire ainsi qu’aux autres niveaux d’enseignement ne date pas d’hier et n’est pas exclusif à l’Acadie. En effet, dans les travaux majeurs en sociologie de la littérature, les chercheurs ont reconnu que l’enseignement des lettres constitue non seulement une légitimation forte de la valeur littéraire, mais également une consécration des oeuvres émanant d’un corpus national. Ainsi, Pierre Bourdieu, dans « Le marché des biens symboliques » affirme que le « système d’enseignement […] n’accorde que post mortem et après une longue série d’épreuves et d’expériences ce signe infaillible de la consécration que constitue la conversion des oeuvres en “classiques” par l’inscription dans les programmes. » (1971, p. 73) Il faut également considérer que l’intégration d’oeuvres littéraires du corpus national témoigne d’une plus grande institutionnalisation de cette même littérature. Au-delà du lectorat, des critiques et des prix littéraires, l’oeuvre enseignée en salle de classe constitue la forme ultime de canonisation. Comme le suggèrent Benoit Denis et Jean-Marie Klinkenberg,

[l]’élément le plus déterminant de cette institutionnalisation est sans aucun doute l’école : c’est elle qui propose durablement une définition du littéraire, qui diffuse le mieux le système de valeurs dominant et qui impose (ou non) à la collectivité le corpus canonique des oeuvres auquel elle est censée s’identifier.

2005, p. 42

Dans le contexte de la littérature québécoise, il y a un peu plus de quinze ans, un débat entre Louis Cornellier, professeur de littérature au collégial et chroniqueur littéraire, et François Ricard, professeur à McGill et essayiste, a eu lieu pour tenter de déterminer si l’on devait enseigner la littérature française ou la littérature québécoise en premier. Comme la formation collégiale au Québec exige de réussir quatre cours de français, la question centrale était de savoir quelle était la meilleure façon de faire découvrir la littérature à des jeunes de 17-18 ans. Cornellier, partisan de la littérature québécoise avant tout, se posait d’abord la question suivante :

Comment se surprendre […] que tant de jeunes Québécois et Québécoises se sentent étrangers à une matière pourtant conçue pour susciter en eux le désir du questionnement autonome et celui d’apprendre à être soi-même en s’inscrivant dans une tradition et une société, quand le message qu’on leur transmet est que cette tradition et cette société ne valent que subordonnées à la vraie grandeur, toujours ailleurs, toujours lointaine?

2002, p. A7

De son côté, dans une réplique remplie d’ironie, Ricard écrivait : « Obligés de subir deux cours où il n’est question que de Rabelais, Ronsard, Voltaire, Lamartine et autres auteurs tout aussi morts et étrangers, comment voulez-vous en effet que nos jeunes ne périssent pas d’ennui et qu’ils se découvrent le moindre penchant pour la littérature? » (2002, p. B11) Les positions de Cornellier et de Ricard reposent sur des questions de proximité géographique, temporelle et même langagière; questions qui semblent aussi capitales en Acadie du Nouveau-Brunswick.

En effet, remplaçons les mots Québécois et Québécoises par Acadiens et Acadiennes dans la première citation et la position de Cornellier prend tout son sens et offre une piste de réflexion sérieuse. Certes, les contextes sociaux, culturels, institutionnels et scolaires présentent plusieurs distinctions, mais la question fondamentale reste la même. Doit-on enseigner la littérature acadienne ou la littérature française en Acadie? Une des grandes différences entre le système d’éducation québécois et acadien est qu’au Québec, malgré les défauts associés à la formation collégiale, il n’en demeure pas moins que toutes les étudiantes et tous les étudiants, en sciences pures, en techniques de l’éducation à la petite enfance ou en techniques policières, doivent suivre des cours de littérature et de philosophie. Comme le système d’éducation en Acadie se termine en 12e année pour ensuite proposer le choix d’aller au collège (formation technique) ou à l’université, il semble pertinent d’analyser la conception et l’utilisation de la littérature au niveau secondaire. Certes, les enjeux et les finalités de l’enseignement au secondaire en Acadie et au cégep ne sont pas les mêmes, mais la littérature participe à la formation générale, culturelle et langagière, et ce, peu importe le niveau d’enseignement. De plus, comme la scolarisation est obligatoire jusqu’en 12e année en Acadie, ce n’est qu’à ce niveau que l’enseignement de la littérature touche tous les élèves. Il ne s’agit pas d’aborder la question de la didactique de la littérature au secondaire en proposant une enquête de terrain, mais plutôt de mieux comprendre l’intégration de la littérature dans les programmes d’enseignement en Acadie. Il est révélateur de constater que la seule thèse de maîtrise sur le sujet a été déposée il y a près de 20 ans. Dans cette thèse, intitulée Conception et didactique de la littérature dans le programme et les manuels du secondaire 2e cycle du Nouveau-Brunswick, Carole Boucher (2000) se penche sur les manuels de la collection « Cinq saisons », collection destinée à l’enseignement du français. Elle montre que ces ouvrages accordent une place trop grande à une approche normative de la langue, « […] ce qui diminue l’importance accordée à la dimension socioculturelle de la littérature […] acadienne. » (2000, p. i) De plus, comme elle l’indique dans son résumé, elle souhaite « provoquer une réflexion chez les intervenants concernés à propos de la didactique de la littérature. » (2000, p. i) Au cours des dernières années en Acadie, on a fait grand bruit de la publication de la Politique d’aménagement linguistique et culturel (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2017) dans le milieu de l’éducation. Pourtant, malgré le titre de la politique, les linguistes et les littéraires n’ont pas participé à la réflexion.

Les questions qui nous intéressent sont, pour le moment, d’ordre théorique. Que dit-on de la littérature dans les programmes de français de la 9e à la 12e année? En quoi la littérature participe-t-elle ou non à la construction identitaire de l’élève? Si, dans le profil de sortie d’un élève, on lit que la double mission du système est « la réussite éducative et le développement de l’identité linguistique et culturelle » (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2016, p. 6), comment la littérature peut-elle contribuer au deuxième volet de cette mission?

Afin de mieux saisir les enjeux liés aux finalités de l’enseignement de la littérature au secondaire, il faut d’abord s’intéresser aux programmes officiels du ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance qui datent des années 2008 et 2009 et qui doivent être révisés en 2019 et 2020. Par la suite, il s’agira d’analyser les listes de lecture à l’intention des enseignants préparées par le Ministère pour chaque année du secondaire pour mettre en lumière les suggestions que l’on y trouve en ce qui concerne les auteurs retenus. Enfin, à la suite de quelques constats, il sera pertinent de comparer ce qui se fait dans un autre milieu francophone minoritaire. Se pourrait-il que les choix de l’Ontario français fournissent des pistes de solution?

La littérature dans les programmes de français du secondaire au Nouveau-Brunswick

En écho à la réflexion de Boudreau et Dubois sur l’utilité des oeuvres acadiennes dans un système d’éducation en milieu minoritaire, les propos récents de l’écrivain acadien Gabriel Robichaud suggèrent que la situation qui prévalait il y a 10 ou 20 ans n’a pas véritablement changé :

En Acadie, à ma connaissance, encore à ce jour, hormis quelques enseignants zélés, la culture acadienne fait trop souvent figure d’absente au sein du milieu éducatif. Comme le milieu d’éducation en est un qui devient un espace social pour ses élèves, et que la raison d’être d’un système d’éducation en français est le fait qu’il existe une culture francophone, l’absence fréquente de la pertinence de ce qui s’est créé et (surtout) continue de se créer en Acadie dans ce qu’on enseigne à ses étudiants est aberrant.

2017-2018, p. 21

Il faudrait certes nuancer cette affirmation, car la culture acadienne, dans son sens large, est présente dans les écoles. Les artistes font des tournées, les écrivains participent à des visites scolaires. Si Robichaud se fonde surtout sur son propre parcours scolaire et ses impressions comme écrivain invité dans les écoles, il faudrait voir comment est abordée la littérature – la culture lettrée – dans les programmes de français. Sur le site du ministère de l’Éducation, on trouve toutes les versions des programmes de toutes les disciplines. En ce qui concerne l’enseignement du français, certains éléments communs sont partagés pour tous les niveaux du secondaire, c’est-à-dire de la 9e à la 12e année. La phrase clé, qui sert de fondement au rôle de la littérature, est la suivante : « Aux notions attendues des cours de français telles la grammaire, le lexique, la syntaxe ainsi que la littérature, viendront s’ajouter des compétences d’ordre transdisciplinaire […]. » (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2008, p. 30) Dans cette optique, on comprend que la littérature n’est pas moins importante ou plus importante que les notions traditionnelles associées à l’apprentissage de la langue. Comment alors choisir des oeuvres significatives à faire lire aux élèves? Pour répondre à cette question, il faut rappeler un principe général qui fait partie des programmes. On lit que les élèves doivent avoir « une bonne compréhension des combats menés par les francophones et les Acadiens afin de maintenir la langue française » et qu’il est « primordial de leur faire connaître une francophonie moderne, dynamique et tournée vers l’avenir. » (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2008, p. 29)

De façon plus concrète, chaque année du secondaire privilégie certains genres. Par exemple, en 9e année, les élèves sont initiés à la poésie moderne et à la chanson. Parmi les activités suggérées, il est possible pour l’enseignante et l’enseignant de choisir un poème de la littérature acadienne, canadienne ou de la grande francophonie à lire et à analyser en classe. Il faut noter que la poésie et la chanson se retrouvent au programme chaque année du secondaire. De plus, toujours en 9e année, l’élève doit lire des « romans jeunesse réalistes, fantastiques ou de science-fiction. » (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2008, p. 58) Enfin, l’élève sera initié au conte et à la légende, deux genres liés à l’oralité, traditionnellement importants en Acadie. Au cours de la 10e année, les genres à l’étude sont la nouvelle, le récit de vie, la poésie et la chanson à caractère narratif ainsi que le roman policier et le roman historique. Contrairement à l’année précédente, la 10e année comprend une norme quantitative : l’élève doit lire au minimum cinq oeuvres complètes (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2009a, p. 41). Quant à la 11e année, elle se concentre également sur des romans de styles variés incluant des oeuvres écrites par de « grands contemporains » (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2009b, p. 50). L’appellation demeure bien vague. De quels grands contemporains parle-t-on? La notion même de grandeur (d’un auteur, d’une littérature) participe d’un processus d’exclusion qui favorise les littératures hégémoniques. Par ailleurs, le théâtre dans toutes ses formes prend également une place importante au cours de cette année : classique, absurde, contemporain et même le théâtre d’été. On s’intéresse également à la poésie et à la chanson engagée. Quant à la 12e année, elle intègre le genre romanesque, la poésie et la chanson. De plus, comme en 10e année, il existe une obligation quantitative. L’élève doit lire six oeuvres complètes, dont au moins quatre romans. En ce qui concerne la poésie, on indique qu’il faut s’intéresser à des « textes marquants […] de la francophonie » et que l’élève doit prendre conscience « qu’un poème ou un poète se situe à l’intérieur d’un mouvement littéraire, d’une époque ou d’un genre » (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2009c, p. 44). Par ailleurs, le programme indique à plusieurs reprises que les choix de lectures reviennent aux élèves, pour autant que les romans constituent un « défi de lecture important » (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2009c, p. 40). Il est tout à fait logique de séparer l’étude de la littérature selon les genres. À ce sujet, Alain Viala expliquait que « les classes de textes [sont] érigées en codes collectifs, classes fondées sur des propriétés formelles et sémantiques, donc sur des façons d’écrire et de lire, et classes en même temps classées, fondant des hiérarchies de valeurs littéraires » (1990, p. 120). En ce sens, au Nouveau-Brunswick, les programmes de français au secondaire suivent ce qui se fait dans de nombreux départements d’études littéraires qui calquent leur enseignement selon les genres imposés par les grands ensembles hégémoniques, soit l’histoire littéraire française dans le cas présent.

À la lumière de ces éléments des programmes de français au secondaire, plusieurs questions s’imposent. Dans un premier temps, dans quel corpus national doit-on choisir les oeuvres? Certes, il faut lire en français, mais un élève pourrait-il pendant son parcours ne lire aucun auteur acadien? Est-il possible de lire des oeuvres en traduction? Quelles balises guident les enseignantes et les enseignants? Doivent-ils uniquement se fier à leur propre parcours à l’université ou se laisser guider par leurs intérêts personnels? Un élément de réponse à ces questions réside dans les listes de lecture établies par le Ministère.

Les listes de lecture

Il existe une liste de lecture pour chaque année du secondaire. Il s’agit de documents qui ne sont pas publiés sur le site internet du ministère de l’Éducation, mais qui sont disponibles pour le corps enseignant. Ces listes semblent suggérer plutôt que d’imposer. Un bref survol de chaque liste permet de voir à quels genres appartiennent les oeuvres préconisées par le Ministère. Ainsi, en 9e année, les romans et les bandes dessinées constituent les genres dominants. En 10e année, la liste de romans est volumineuse, mais le nombre est égal aux recueils de poésie et aux biographies. Tel que prescrit dans le programme, le théâtre est un genre obligatoire en 11e année. Il n’est pas surprenant que la liste offre de nombreux textes de théâtre, sans toutefois reléguer le genre romanesque au second rang. Enfin, la 12e année consacre encore au roman sa plus longue liste, même si l’essai occupe une place de choix. Ces quelques remarques sont plutôt d’ordre général et il faut peut-être regarder du côté des corpus nationaux en fonction des années pour obtenir un portrait un peu plus précis.

Tableau 1

Nombre d’oeuvres privilégiées par corpus national au Nouveau-Brunswick en fonction des années scolaires

Nombre d’oeuvres privilégiées par corpus national au Nouveau-Brunswick en fonction des années scolaires

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En moyenne, on trouve plus de 25 oeuvres issues de la littérature française chaque année. Quant à la littérature canadienne-française (constituée surtout d’oeuvres de la littérature québécoise), on recense 39 oeuvres en moyenne par année. Du côté des littératures du monde, on compte à peu près une dizaine d’oeuvres en moyenne. Enfin, les choix en littérature acadienne sont d’en moyenne 15 titres par année. Il serait donc faux d’affirmer que la littérature acadienne n’est pas présente dans les listes de lecture. L’annexe A fournit d’ailleurs les titres des oeuvres acadiennes suggérées en fonction des années. On remarque que la plupart des auteures et auteurs majeurs de l’Acadie contemporaine s’y trouvent. On peut tout de même relever des choix moins consensuels ainsi que des oublis. Par exemple, il n’y a aucun texte de Ronald Després ou de Guy Arsenault. Entre autres, le poème « Nouvelle politique d’école », tiré du recueil Acadie Rock (1973), cadrerait parfaitement en 11e ou 12e année. Dans le cas de certains auteurs majeurs comme Herménégilde Chiasson et Gérald Leblanc, on inclut des recueils de poésie comme Parcours ou Les matins habitables, alors que les textes de Mourir à Scoudouc, Climats ou Complaintes du continent possèdent une valeur littéraire plus convaincante en raison des prix obtenus et des commentaires critiques élogieux. Au sujet des biographies, la liste offre des choix acadiens variés, malgré un corpus plutôt limité.

Si la représentativité des différents corpus semble équitable, on peut se demander ce qui guide les fonctionnaires et leur équipe dans leur choix d’inclure telle oeuvre, acadienne ou non. Les listes de lecture suggèrent non seulement un écrivain, mais également une oeuvre en particulier. Certes, on pourrait dire comme Roland Barthes que « la littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout » (1984, p. 49), mais les exemples qui suivent témoignent d’une conception trop généreuse de la littérarité. En 9e année, alors que les élèves ont 14 ans, il semble normal de retrouver une dizaine d’Astérix ou encore toute la série des Chevaliers d’Émeraude d’Anne Robillard. La bande dessinée et le roman fantastique de grande consommation s’avèrent une belle porte d’entrée vers des oeuvres plus difficiles. Ces oeuvres vont possiblement intéresser les jeunes, même si on peut se demander en quoi elles participent à la construction identitaire en milieu minoritaire. Comme le souligne Marie-Christine Beaudry, « [j]usqu’à 14-15 ans, l’élève effectue une lecture souvent de surface : l’adolescent typique reste au stade du simple intérêt pour la progression de l'action et à celui de l’empathie ou de l'analogie avec les personnages. » (2009, p.  134)

Or, à mesure que l’élève avance dans son parcours scolaire, le choix des oeuvres doit permettre le développement d’une lecture littéraire. Beaudry fait remarquer que « [c]e n’est que vers 17 ans, donc à la fin du secondaire et au collégial, que l'élève devient réellement en mesure de réaliser une lecture littéraire complète en alternant entre la compréhension et l’interprétation. » (2009, p. 134) Les remarques de Beaudry sont peut-être trop générales, mais il est clair que le niveau de difficulté de lecture devrait augmenter d’année en année. Pourtant, dans les listes de lecture en 11e et en 12e années, à côté des Honoré de Balzac, Victor Hugo, Éric-Emmanuel Schmitt ou Michel Tremblay, on trouve les romans Casino d’Allan Tremblay et La fin des dieux de Bryan Perro. Allan Tremblay est le fils de Réjean Tremblay, journaliste et scénariste qui est très connu au Québec pour sa série Lance et compte sur le hockey, duquel on a tiré des romans. Casino est d’abord une série télévisée sur le monde du jeu duquel on a tiré un roman, basé sur le scénario de Réjean Tremblay. Se pourrait-il qu’entre faire lire Marcel Proust ou Allan Tremblay, il y aurait un juste milieu qui participe plus significativement à la construction identitaire en milieu minoritaire et au développement de compétences lectorales?

En fait, la réponse à cette question repose peut-être sur une autre question, plus fondamentale, et mise de l’avant par Jean-Louis Dufays : « […] dans l’enseignement obligatoire, la littérature doit-elle privilégier le développement de compétences, ou bien plutôt l’apprentissage de savoirs (historiques, techniques et génériques) et d’attitudes (forcément non évaluables) qui permettront à l’élève de mettre en oeuvre ces compétences? (2006, p.  99) Le cas de Bryan Perro est plus délicat. Son cycle Amos Aragon a été lu par de nombreux jeunes. Ciblant plus particulièrement les garçons de 10 à 12 ans, le cycle comporte 15 romans. Rappelons qu’en 11e année, les élèves ont 17 ans. Ainsi, à moins de se trouver devant un élève avec de grandes difficultés de lecture, il est difficile de comprendre le raisonnement derrière l’inclusion d’un roman de Bryan Perro en 11e année. En effet, comme l’expliquait Érick Falardeau (2003), l’acquisition de stratégies qui participent à la compréhension est accrue lorsque les apprenants sont en contact avec des textes plus difficiles. Il s’agit de l’une des incongruités de ces listes de lecture auxquelles s’ajoutent les questions suivantes. Qui choisit les oeuvres? Comment l’enseignante et l’enseignant peuvent-ils s’y retrouver et faire des choix pertinents? Offre-t-on du matériel pédagogique pour aider à construire des séquences d’enseignement? Est-ce que les livres sont même disponibles pour des classes entières? Cette réflexion ne prétend pas vouloir répondre à toutes ces questions, mais, à tout le moins, proposer un point de départ à partir duquel il serait possible de mieux circonscrire les oeuvres suggérées afin qu’elles constituent un défi de lecture important et qu’elles ne témoignent pas d’une conception trop généreuse de la littérature pour les dernières années du secondaire. De plus, en ne proposant pas de balises plus concrètes dans les programmes, des élèves du secondaire pourraient ne jamais lire d’oeuvres issues de la littérature acadienne qui s’est tout de même institutionnalisée depuis les années 1970 (Boudreau, 2007). Comme le signalent Sylvie Blain, Martine Cavanagh et Laurent Cammarata, il faut mettre en place « des interventions pédagogiques dans le cadre de disciplines particulières, et [étudier] leurs effets sur le sens d’appartenance des élèves. » (2016, p. 9) Dans la discipline littéraire, il semble que l’on peut faire mieux qu’Allan Tremblay pour développer le sens d’appartenance des élèves ainsi que les compétences de lecture littéraire. À ce titre, l’exemple de l’Ontario français doit être évoqué.

L’Ontario français comme piste à explorer

En Ontario français, les programmes de 9e et de 10e années forment un seul document tout comme les programmes de 11e et de 12e années. Il existe également des cours de français légèrement différents, selon les cheminements préuniversitaire, préemploi ou précollégial. Cependant, en ce qui concerne les genres littéraires à lire, les différences entre les programmes ne sont pas significatives. Pour ne prendre qu’un seul exemple, en 11e année, on doit lire des oeuvres contemporaines du Canada français, dont un roman, des extraits significatifs de la littérature française des 18e et 19e siècles et des extraits significatifs de la littérature de la francophonie ontarienne, canadienne ou mondiale d’avant 1960. Pour chaque année scolaire, les programmes dans cette province se penchent sur des corpus nationaux et des périodes temporelles précises. De plus, deux notes de bas de page sont particulièrement pertinentes dans le cadre de cette réflexion. Les programmes de 9e et de 10e années indiquent que « [p]armi les textes littéraires qui lui sont proposés, l’élève doit interpréter, avant la fin de sa 10e année, un minimum de trois oeuvres d’auteurs de l’Ontario français dont un roman et, au choix, une pièce de théâtre, une bande dessinée ou un recueil (contes, légendes, poèmes, chansons). » (Ministère de l’Éducation, 2007a, p. 43) Dans les programmes de 11e et de 12e années, la même exigence légèrement modifiée existe :

Parmi les textes littéraires qui lui sont proposés à l’oral et en lecture, l’élève doit interpréter, en 11e et 12e année, un minimum de trois oeuvres d’auteurs de l’Ontario français dont un roman et, au choix, une pièce de théâtre, une bande dessinée ou un recueil (contes, légendes, poèmes, chansons).

Ministère de l’Éducation, 2007b, p. 43

Ainsi, si les enseignants suivent le programme, l’élève aura lu six oeuvres franco-ontariennes pendant le secondaire. Peut-on en dire autant en Acadie?

On voit bien que le programme de lecture est plus précis en Ontario et sert possiblement à mieux encadrer la construction identitaire des jeunes. S’il n’existe pas de listes de lecture pour la 9e et la 10e année, on trouve en annexe à la fin des curriculums de 11e et de 12e année une liste d’auteurs et auteures. Dans cette liste, il n’est pas question de suggérer des oeuvres précises, mais des auteures et auteurs divisés selon le genre pratiqué et leur appartenance à des entités nationales ou identitaires. L’avertissement liminaire qui accompagne l’annexe est clair :

Cette liste sert uniquement à indiquer le niveau d’exigence des cours d’études littéraires : FRA3U, FRA4U, FLO4U et FLC4M. Elle ne suggère pas de lectures obligatoires et ne représente pas non plus un jugement de valeur sur les auteures et auteurs qui ne sont pas mentionnés. Elle permet de choisir des oeuvres de différentes époques et de diverses origines. Le choix des oeuvres doit se conformer à la politique du conseil scolaire quant à la sélection du matériel didactique.

Ministère de l’Éducation, 2007b, p. 179

Ainsi, les listes recensent des auteures et auteurs de l’Ontario français, du Canada français (ce qui inclut le Québec, l’Acadie et l’Ouest canadien), d’autres pays d’expression française (incluant la France) et présentés en traduction. Pour ne donner que deux exemples, dans le domaine du théâtre canadien-français, Michel Tremblay côtoie Antonine Maillet, Herménégilde Chiasson et Rhéal Cenereni. Dans le même genre pour l’Ontario français, on inclut les dramaturges majeurs de cette littérature d’André Paiement à Jean Marc Dalpé en passant par Michel Ouellette. Ainsi, le choix des auteurs retenus témoigne d’une conception du littéraire différente de celle proposée au ministère équivalent au Nouveau-Brunswick. Des oeuvres littéraires singulières ne sont jamais déterminées, mais les auteures et auteurs retenus font partie des canons de la littérature française, canadienne-française et franco-ontarienne. On peut donc conclure qu’en Ontario français, la lecture de genres littéraires variés est tout aussi importante qu’en Acadie, mais à cela s’ajoute des corpus nationaux précis et l’obligation de lire six oeuvres franco-ontariennes. L’Acadie pourrait s’inspirer du modèle franco-ontarien pour développer sa propre approche qui intégrerait mieux la littérature acadienne au secondaire.

Quelles conclusions doit-on tirer de cette réflexion? Même si la culture acadienne dans son acception populaire fait partie du parcours scolaire des élèves en raison des visites d’artistes dans les classes, il n’en demeure pas moins que la littérature constitue l’angle mort de cette même culture. Bien que les finalités d’enseignement au secondaire relèvent davantage du domaine des langues que de la littérature, la lecture d’oeuvres permet de s’approprier des savoirs grammaticaux et lexicaux. Se pourrait-il que l’obsession liée à l’enseignement de la langue française normative nuise à l’intégration d’oeuvres acadiennes? La réponse est tout simplement non. En Acadie, le rapport à cette obsession liée à la langue normative a évolué. Les programmes d’études sont clairs à ce sujet : « Sans adopter une attitude trop puriste face à la langue orale et sans jamais dénigrer la langue de la région, l’enseignant pourra faire valoir à l’élève l’importance de connaitre le français standard qui lui permettra de communiquer avec le reste de la francophonie. » (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2009a, p. 19)

Si, dans l’enseignement du français en milieu minoritaire, les élèves doivent être sensibilisés à la notion de variation linguistique, comme le mentionnent Boudreau et Dubois (2008), et s’il existe différentes façons de s’exprimer à l’oral selon le contexte, il semble que l’enseignement de la littérature devrait être conçu de la même façon. En s’inspirant des pratiques de l’Ontario, ne faudrait-il pas concevoir la littérature à la lumière de la notion de variation littéraire, faute de meilleur terme? Cette variation permettrait de travailler à la construction identitaire selon l’héritage français, canadien-français et acadien, et ce, sans nier la diversité culturelle. Pour donner un exemple concret, en 11e année, le genre théâtral est mis de l’avant. Il serait possible de faire lire une pièce de Molière, un extrait des Belles-soeurs du Québécois Michel Tremblay et le monologue « Le recensement » qui fait partie de la pièce La Sagouine d’Antonine Maillet. L’élève verrait alors que l’utilisation d’une langue littéraire varie selon les contextes géographiques et culturels. Il serait par ailleurs crucial de proposer des normes quantitatives d’oeuvres à lire en littérature acadienne. L’idée aurait été difficile à mettre en place il y a 40 ans, alors que le nombre d’oeuvres acadiennes était limité. Maintenant qu’un corpus important existe, il faut penser à mieux l’intégrer dans le curriculum. Comme le rappelle avec justesse Bourdieu :

Une des fonctions du système d’enseignement pourrait être d’assurer le consensus des différentes fractions sur une définition minimale du légitime et de l’illégitime, des objets qui méritent ou ne méritent pas la discussion, de ce qu’il faut savoir et de ce qu’on peut ignorer, de ce qui peut et de ce qui doit être admiré.

1971, p. 96

Dans le contexte acadien, le fait d’inclure des oeuvres acadiennes dans les pratiques lectorales scolaires servira, entre autres, à légitimer ce corpus. Les romans de France Daigle, la poésie de Georgette LeBlanc et le théâtre d’Antonine Maillet, qui font partie des oeuvres possibles à enseigner, peuvent constituer un objet de savoir. Quand on lit la Politique d’aménagement linguistique et culturel du gouvernement néo-brunswickois, on remarque qu’on y parle très peu de littérature et aucunement de littérature acadienne. Pourtant le document offre des réflexions pertinentes en souhaitant « créer des conditions qui favorisent des expériences positives par rapport à la langue ainsi qu’à la culture. » (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2017, p. 72) La variation littéraire permettrait de créer des liens avec la francophonie canadienne et mondiale à partir d’un point de vue acadien. Si le milieu de l’éducation francophone au Nouveau-Brunswick croit réellement que « [l]’appréciation d’oeuvres d’artistes du milieu joue également un rôle important dans le développement de l’identité culturelle des jeunes en facilitant le contact avec la culture collective » (Ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance, 2017, p. 74), il faudrait aller au-delà des voeux pieux. La culture, ce n’est pas seulement rencontrer un écrivain en salle de classe, mais aussi lire son oeuvre. Enfin, quand vient le temps de choisir une oeuvre à lire, les corpus nationaux n’ont pas à entrer en compétition. Il ne s’agit pas d’opposer la littérature française à la littérature acadienne : l’une ou l’autre, l’une contre l’autre. Comme le signale Jean-Louis Dufays dans son étude sur la place de la littérature belge dans les programmes en Belgique, « [l]a position la plus féconde – et partant la plus didactique – ne consiste-t-elle pas à établir un va-et-vient dialectique entre le point de vue universel et l’ancrage régional, entre l’ouverture au divers et l’engagement dans un contexte spécifique? » (1998, p. 161) Il faut lire, mais lire dans un contexte acadien. Certes, toute cette réflexion reste théorique et se base sur une évaluation, c’est-à-dire un jugement objectif des programmes de français en Acadie. La suite sera évidemment d’aller rencontrer les enseignantes et enseignants sur le terrain et d’effectuer une étude sociolittéraire en Acadie.