Corps de l’article

Il y a près de cent cinquante ans, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, de nombreux immigrants francophones en provenance du Québec et des provinces maritimes canadiennes (soit les provinces actuelles du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du Prince-Édouard) sont arrivés dans les États américains de la région de la Nouvelle-Angleterre, géographiquement proche du Canada. Ce mouvement migratoire est parfois surnommé « la grande saignée » puisque les historiens estiment que près d’un million de personnes en provenance des provinces canadiennes ont alors franchi la frontière à la poursuite d’une vie meilleure aux États-Unis (voir, par exemple, les travaux de Frenette, 1988, 1998; Roby, 2000; Ramirez, 2003). Les raisons de cette immigration massive de familles entières, qui a eu lieu principalement entre 1860 et 1930, étaient avant tout économiques : le nord-est des États-Unis était alors en pleine révolution industrielle, particulièrement dans le domaine de l’industrie textile, fort implantée en Nouvelle-Angleterre. À la même époque, les provinces du Québec et de l’est canadien étaient en proie à une situation économique difficile, dans laquelle les familles souvent nombreuses avaient de plus en plus de mal à vivre dignement du travail de leur ferme ou de leur pêche (Ciment et Radzilowski, 2013, p. 676-680). Peu à peu, une immigration de la campagne vers les villes a commencé, et certaines familles ont été alors recrutées par des agents envoyés au Canada pour embaucher des travailleurs québécois et acadiens pour le compte de grandes entreprises de filatures américaines implantées en Nouvelle-Angleterre. Ces Canadiens francophones qui ont immigré en Nouvelle-Angleterre sont communément appelés « Canadiens-Français » (en anglais French Canadians). Notons que bien qu’une importante immigration canadienne anglophone existait aussi à la même époque, ces derniers se dirigeaient plutôt vers le sud-ouest américain, notamment pendant la ruée vers l’or en Californie, ou bien dans les villes industrielles de l’État de New York, ou encore dans les plaines pour s’installer comme agriculteurs (Ramirez, 2003; Ciment et Radzilowski, 2013). Comme l’explique Gérard Brault (1986), cité par Édith Szlekák : « […] quatre éléments entrent en jeu dans la définition du Franco-Américain : naissance ou descendance franco-canadienne; langue maternelle française; religion catholique; domicile en Nouvelle-Angleterre » (2008, p. 11). Au fil des générations, les descendants de ces Canadiens francophones installés définitivement aux États-Unis sont devenus les Franco-Américains, qu’on appelle aussi les Francos.

Plus d’un siècle après l’arrivée de tant de francophones en milieu anglophone, que reste-t-il du français et de la culture apportés par ces Canadiens francophones en Nouvelle-Angleterre? Plus récemment, et surtout depuis le début des années 2010, de nouvelles populations francophones venues de pays où l’anglais n’est pas une langue officielle ou dominante (par exemple, le Congo ou la République démocratique du Congo) se sont implantées dans cette région, notamment des réfugiés venus de pays francophones d’Afrique subsaharienne. Existe-t-il des liens entre les immigrés francophones d’hier et ceux d’aujourd’hui en Nouvelle-Angleterre? Dans un premier temps, nous allons examiner la question franco-américaine grâce aux données recueillies dans notre corpus d’entrevues orales semi-dirigées, enregistré en 2011. Bien que nous ne disposions pas de corpus similaire pour la nouvelle immigration francophone d’origine africaine dans cette région (qui nous permettrait de mener une étude quantitative similaire à celle menée dans les communautés franco-américaines), nous examinerons dans un deuxième temps les interactions naissantes entre ces deux communautés francophones d’hier et d’aujourd’hui en Nouvelle-Angleterre, suivant la première étape de ce que Philippe Blanchet, dans son explication de l’approche empirico-inductive, appelle la démarche en « sablier : [qui] va du global (prises d’indices multiples en contexte complexe par observation participante) à l’analytique (via enquêtes semi-directives et directives, traitement des données, validation) pour revenir à une synthèse interprétative » (2000, p. 41).

L’immigration francophone en Nouvelle-Angleterre au XIXe siècle

Penchons-nous tout d’abord sur les questions de l’évolution de la représentativité linguistique et de la représentation identitaire des communautés franco-américaines, d’après un échantillon d’entrevues réalisées lors d’une vaste enquête de terrain menée en 2011, auprès de 62 locuteurs originaires des six États de la Nouvelle-Angleterre (Vermont, New Hampshire, Maine, Massachusetts, Connecticut et Rhode Island). Puisque la ville de Lowell au Massachusetts est souvent considérée comme le berceau de la révolution industrielle aux États-Unis et un lieu de prouesse d’ingénierie – ses filatures sont les premières à être alimentées à grande échelle par énergie hydraulique –, je l’inclus à plusieurs reprises comme exemple précis et emblématique de toute la région dont il est ici question (voir notamment Takai, 2008 et les trois tableaux inclus dans cet article). De plus, Lowell accueille maintenant une petite communauté francophone africaine de réfugiés, comme nous l’expliquons dans la deuxième partie de cette étude. Concernant la sélection des lieux franco-américains où l’enquête de terrain a été menée, ils ont tous en commun d’avoir été des localités importantes de la révolution industrielle qui a eu lieu durant la deuxième moitié du XIXe siècle et, du même coup, ils ont tous attiré de nombreux immigrés canadiens francophones durant cette période (voir notamment Frenette, 1998; Roby, 2000). Afin de sélectionner les villes incluses dans notre enquête de terrain, nous avons consulté les données du recensement américain de 2010 concernant l’ancestralité (« French Canadian »), ainsi que la langue parlée à la maison (United States Census Bureau, [2018] et Salmon et Dubois, 2014, p. 386 pour une liste complète des villes et les données des recensements qui ont servi à la préparation du travail de terrain). Nous avons aussi tenu compte des faits établis par les études sociolinguistiques majeures consacrées au français franco-américain en Nouvelle-Angleterre, qui indiquent toutes la même tendance : les générations franco-américaines les plus jeunes ne parlent plus français, mais le sentiment d’appartenance à l’identité culturelle du groupe est encore présent. Sans entrer dans les détails de chaque étude consultée, soulignons que les travaux de Cynthia Fox et Jane Smith (2005, 2007) ainsi que ceux de Cynthia Fox, Véronique Martin et Louis Stelling (2007), basés sur l’analyse de faits langagiers tirés de leur corpus franco-américain de 2001-2003, indiquent que l’identité franco-américaine reste toujours à définir dans certaines des communautés où leur travail de terrain a été effectué (Fox et Smith, 2005). D’autre part, Fox, Martin et Stelling (2007) concluent que la représentativité identitaire en Franco-Américanie est variable suivant les États, ce qui n’est pas surprenant étant donné la variété géographique (notamment la proximité ou non de la frontière canadienne), historique et sociale des six États qui constituent la Nouvelle-Angleterre. Szlezák (2010), dans son étude sur la disparition du français parmi les Franco-Américains du Massachusetts, analyse les facteurs qui ont contribué à l’assimilation linguistique et en partie culturelle du groupe. La tendance relevée dans la thèse d’Adèle Saint-Pierre (2011) sur le déclin du français dans la communauté franco-américaine de Jay-Livermore Falls dans le Maine est similaire. Les deux études confirment que la tendance générale concernant la représentativité linguistique des francophones est donc en chute libre parmi les communautés franco-américaines à travers la région. Pour ce qui est de la question de la représentation identitaire du groupe, référons-nous à la notion de « représentation linguistique », telle que définie par Cécile Petitjean :

Une représentation sociale de la langue renvoie à un ensemble de connaissances non scientifiques, socialement élaborées et partagées, fondamentalement interactives et de nature discursive, disposant d’un degré plus ou moins élevé de jugement et de figement, et permettant au(x) locuteur(s) d’élaborer une construction commune de la réalité linguistique, c’est-à-dire de la ou des langues de la communauté ou de la ou des langues des communautés exogènes, et de gérer leurs activités langagières au sein de cette interprétation comme de la réalité linguistique.

2009, p. 67

Force est de constater que l’assimilation linguistique aboutissant à plus ou moins long terme à la disparition du français dans les communautés franco-américaines pourrait entraîner une assimilation culturelle (la réalité linguistique en français disparaissant) et du même coup à la disparition quasi-totale des marqueurs identitaires des franco-américains (langue et culture). Pourtant, les travaux de Sylvie Dubois portant sur les Cadiens de Louisiane (Dubois, 1997; Dubois et Mélançon, 1997), ainsi que les travaux comparatifs entre les communautés cadiennes et franco-américaines que nous avons faits en partenariat avec elle (Salmon et Dubois, 2010, 2014) relèvent tous de manière systématique que même si le français, en situation minoritaire, est en train de disparaître, les représentations identitaires subsistent à des degrés variables par le biais de marqueurs forts tels que la cuisine, la musique ou l’importance de la famille et des racines franco-canadiennes. La présente étude, basée sur le corpus Salmon et Dubois 2011, vise à apporter des éléments de réponse à l’état actuel des connaissances sur les représentations linguistiques, culturelles et identitaires des Franco-Américains pour chaque État de la Nouvelle-Angleterre, tout en soulignant les initiatives récentes de revitalisation du français, notamment par le contact avec de nouveaux immigrants francophones venus d’Afrique. La ville de Lewiston dans le Maine offre un très bon exemple de ces contacts entre l’ancienne et la nouvelle immigration francophone en Nouvelle-Angleterre. Dans son article « African Immigrants Drive French-Speaking Renaissance in Maine » publié dans le journal Press Herald en 2016, Peter McGuire relate la rencontre et les contacts linguistiques entre ces deux groupes francophones grâce au Hillview French Club où « people from French-speaking countries in Africa swap stories with third – and fourth – generation Franco-Americans. » Dans ce même article, Mitch Thomas, directeur du Franco Center de Lewiston affirme d’ailleurs que « [i]f French is going to have a resurgence in Maine, this is what is going to do it » (cité dans McGuire, 2016). McGuire précise dans son article que selon les estimations des Catholic Charities Refugee Immigration Services, depuis 2010, 437 personnes se sont installées dans le Maine en provenance de la République démocratique du Congo, du Burundi et du Rwanda, qui sont tous des pays francophones, ainsi que du Cameroun, de la République d’Afrique Centrale, du Chad, de Djibouti, de la Côte d’Ivoire et du Togo qui ont tous le français comme langue officielle (McGuire, 2016). Au-delà de l’aspect linguistique du contact de ces deux groupes, le journaliste souligne que la nouvelle communauté africaine francophone, majoritairement de confession catholique, a également contribué à la revitalisation des églises catholiques et des programmes parascolaires en français pour les enfants. Monseigneur Caron de Lewiston déclare d’ailleurs dans le même article : « They also bring something crucial to the survival of the French Mass – children [...]. The presence of French-speaking African Catholics has given that Mass [in French] a greater possibility of having a future. » (cité dans McGuire, 2016).

Les données du recensement américain de 2010 concernant l’ancestralité indiquent qu’une partie de la population des six États de la Nouvelle-Angleterre s’identifie encore comme étant d’origine canadienne francophone, avec un pourcentage plus élevé pour les États frontaliers avec le Canada : New Hampshire, 8,8 %; Vermont, 8,2 %; Maine, 7,7 %; Rhode Island, 4,9 %; Massachusetts, 3,7 %; Connecticut 2,7 % (United States Census Bureau, [FactFinder] 2010). Précisons ici les limites du recensement américain qui ne prévoit pas de question sur la langue maternelle. On ne peut donc véritablement s’appuyer que sur les données liées à l’origine « French Canadian ». Du nord au sud et d’ouest en est de la Nouvelle-Angleterre, nos informateurs sont originaires de Burlington et Winooski (Vermont), Manchester et Nashua (New Hampshire), Lewiston et Auburn (Maine), Lowell (Massachusetts), Waterbury et Bristol (Connecticut), et Woonsocket (Rhode Island). À quelques exceptions près, nos participants ont presque tous vécu dans ces villes ou aux alentours durant toute leur vie. Le tableau 1 ci-dessous récapitule la population totale des villes couvertes par notre enquête de terrain, ainsi que le pourcentage d’habitants ayant déclaré « French Canadian » comme leur ancestralité lors du recensement américain de 2010. Nous avons sélectionné ces villes pour notre travail de terrain, car elles étaient toutes d’importants centres industriels à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, pour la plupart dans le secteur textile, mais aussi métallurgique (le laiton à Waterbury, CT) ou encore horloger (Bristol, CT).

Tableau 1

Population des villes couvertes par le corpus Salmon et Dubois 2011 d’après le recensement de 2010 et pourcentage d’habitants ayant déclaré l’ancestralité « French Canadian »

Population des villes couvertes par le corpus Salmon et Dubois 2011 d’après le recensement de 2010 et pourcentage d’habitants ayant déclaré l’ancestralité « French Canadian »

Cette enquête de terrain appelée « Corpus Salmon-Dubois de français et d’anglais franco-américain » a été réalisée en 2011 en partenariat avec Sylvie Dubois et avec le soutien financier du Center for French and Francophone Studies de la Louisiana State University.

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Inspirée par la méthodologie suivie en 1997 par Sylvie Dubois et son équipe lors de la constitution du corpus Dubois de français et d’anglais cadien (Dubois, 1997; Dubois et Melançon, 1997; Salmon et Dubois, 2010), notre échantillon comporte un nombre égal d’hommes et de femmes dans chaque État qui sont, autant que possible, issus de générations différentes afin d’obtenir un échantillon couvrant une période aussi large que possible en temps apparent. En moyenne, nos locuteurs constituent la troisième ou quatrième génération de Franco-Américains née aux États-Unis, sauf pour quelques locuteurs plus jeunes de Bristol au Connecticut, qui appartiennent à la première ou deuxième génération. Tous les locuteurs de notre corpus sont issus de familles d’origine québécoise. Notre échantillon couvre à peu près trois générations et 95 ans de français et d’anglais franco-américain en temps apparent, soit plus des trois quarts de la période durant laquelle les Franco-Américains réellement bilingues ont vécu en Nouvelle-Angleterre (comme établi par de nombreux historiens; voir, par exemple, Frenette, 1998; Roby, 2000), puisque notre locutrice la plus âgée, qui résidait au Connecticut, est née en 1916 et y a vécu toute sa vie. Notre locuteur le plus jeune est né en 1982 et réside au New Hampshire, où il a toujours vécu depuis sa naissance. Le corpus comporte 10 locuteurs (5 hommes et 5 femmes) bilingues de naissance pour chaque État, à l’exception du Connecticut et du New Hampshire qui ont fourni 11 locuteurs chacun. Au total, nous avons réalisé 124 entrevues auprès de 62 informateurs franco-américains parfaitement bilingues, qui ont tous été interrogés deux fois (en français et en anglais), le critère du bilinguisme étant essentiel à la sélection de nos participants. Les deux entrevues, qui portaient sur les mêmes thèmes, servaient à vérifier que le locuteur était effectivement bilingue. En moyenne, les entrevues en français duraient entre 45 et 60 minutes et celles en anglais, entre 30 et 45 minutes. Afin d’obtenir une situation de communication aussi naturelle et authentique que possible sur le plan de la langue, nous avons eu recours à un membre local, originaire de la communauté franco-américaine de Lowell, pour enregistrer toutes les entrevues en français de ce corpus. Ainsi, les personnes interrogées se sont senties plus à l’aise et ont moins ressenti l’interférence et l’insécurité linguistique que génèrent inévitablement les conversations menées par une personne parlant une autre variété de français (dans notre cas, le français de France). Ce travail ayant couvert les six États de la région en quelques mois, en respectant des critères identiques pour la sélection des informateurs dans chaque localité, avec un questionnaire semi-dirigé, commun à toutes les entrevues, le corpus Salmon et Dubois permet donc d’effectuer une comparaison cohérente des communautés qui ont toutes été visitées quasi simultanément (voir Salmon et Dubois, 2014, pour la méthodologie complète concernant la sélection des participants).

Le questionnaire, suivant un format semi-dirigé, demandait aux informateurs de parler de leurs souvenirs d’enfance en tant que francophones dans les « petits Canadas » — terme qui désignait les quartiers où habitaient les immigrés canadiens-français —, tels que les écoles paroissiales et l’enseignement bilingue, les visites à la parenté au Canada et leurs plats traditionnels préférés pour Noël ou Pâques. Cependant, certains participants ont parfois souhaité aborder d’autres thèmes, ce qu’ils ont pu faire librement. Certains ont évoqué leur propre expérience de travailleurs dans les usines ou bien celles de leur famille proche (parents, frères et soeurs, etc.). L’extrait ci-dessous est tiré de l’entrevue avec Mireille (née en 1956), qui vit à Burlington au Vermont. Elle répond à la question « Pis à Noël, comment ça se passait? » de la façon suivante :

Des réveillons, et puis le r’pas à la veille de Noël, et puis le r’pas le soir de Noël, parce que deux r’pas pour la famille, on a r’joint des vi-familles qui visitent, la famille qui… not’famille plus la famille qui visite [du Canada]. On faisait deux r’pas, euh… des tourtières, toujours des tourtières, euh… […] Oh, du suc’ à la crème, toujours du suc à la crème avec des … you know… […] oui, sirop d’érable.

Mireille

La réponse de Mireille est emblématique des réponses faites par la plupart de nos locuteurs, ce qui montre bien l’importance des traditions familiales et culinaires de la communauté, qui perdurent encore aujourd’hui. L’extrait qui suit, de l’entrevue avec Gabrielle (née en 1951), de Manchester au New Hampshire, décrit les conditions de logement dans les appartements des « petits Canadas », où plusieurs générations de la même famille vivaient souvent ensemble :

Tout le temps, toujours ensemble, tout le temps… et pis heureux! Pis ma grand-mère restait en haut, ma tante alle restait en arrière, en arrière de nous-aut’, et pis euh…. aussi en arrière de nous-aut’ c’était les pompiers qui, qui…et pis mon père y jouait aux cartes avec eux-aut’, et pis on était… on avait pas de besoin de beaucoup, pas comme aujourd’hui, pas comme aujourd’hui.

Gabrielle

Si nos entrevues confirment que les participants et leurs familles partagent tous des expériences similaires concernant leurs conditions de vie dans les « petits Canadas » et qu’ils observaient tous des traditions similaires, à travers chaque entrevue de notre corpus, nous avons pu observer que toutes les communautés ont aussi vécu la même expérience d’assimilation linguistique décrite par de nombreuses études sociolinguistiques (Saint-Pierre, 2011 au Maine; Szlezák, 2010, au Massachusetts, par exemple), depuis leur arrivée au XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, au profit de l’anglais qui est désormais la langue dominante parmi toutes les communautés franco-américaines de la région (voir Salmon et Dubois, 2014).

Tableau 2

Population canadienne-française en Nouvelle-Angleterre de 1860 à 1930

Population canadienne-française en Nouvelle-Angleterre de 1860 à 1930

Tableau 2 (suite)

Population canadienne-française en Nouvelle-Angleterre de 1860 à 1930

Tableau 2 (suite)

Population canadienne-française en Nouvelle-Angleterre de 1860 à 1930

* Les données sont pour l’année 1897 et proviennent de Roby, Y. (2000). Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre : rêves et réalité. Sillery : Les éditions du Septentrion, p. 33. (Source : Macdonald, W. (1981). Dans M. Giguère (dir.). A Franco-American Overview, vol. 3. Cambridge : National Assessment and Dissemination Center for Bilingual/Bicultural Education, p. 6.)

** Les données pour « population française » et « % de distribution » de 1860 à l930 par État proviennent de Takai, Y. (2008). Gendered Passages. New York : Peter Lang, p. 38.

Source : Roby, Y. (2000). Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre : rêves et réalité. Sillery : Les éditions du Septentrion, p. 33, d’après Ralph D. Vicero, R. D. (1968) Immigration of French Canadians to New England, 1840-1900. A Geographical Analysis. Thèse de doctorat non publiée, Université du Wisconsin à Madison, États-Unis, p. 289

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Le tableau 2 (Roby, 2000), compare, par État, le nombre de Canadiens-Français venus s’installer en Nouvelle-Angleterre entre 1860 et 1930, date à laquelle l’immigration des Canadiens-Français ralentit considérablement, comme l’ont bien établi les historiens spécialistes de la communauté franco-américaine (voir, par exemple, Frenette, 1998; Roby, 2000; Takai, 2008). Il apparaît très clairement qu’à partir de 1880, et surtout entre 1900 et 1930, l’État du Massachusetts était de loin la première destination américaine pour les immigrés canadiens-français (une expansion proportionnelle à celle des usines au Massachusetts à cette époque) et que, dès 1880 et encore en 1900, la ville de Lowell était la deuxième destination la plus populaire, après la ville de Fall River, et ce, en raison des nombreuses filatures et autres usines présentes dans ces villes (Salmon et Dubois 2014; Szlezák, 2008). Prenons donc la ville de Lowell comme exemple d’implantation de ces nombreuses communautés francophones dans les villes industrielles du nord-est des États-Unis (voir Takai, 2008). La population canadienne-française à Lowell s’est initialement organisée autour des mêmes structures et des mêmes valeurs que l’on retrouve à travers toute la Nouvelle-Angleterre chez les Franco-Américains : dans l’ensemble, une fois arrivés aux États-Unis, les immigrés vivaient plutôt entre eux, en réseau fermé dans des enclaves nommées « petits Canadas », qui étaient toutes situées au pied des filatures et autres usines dans lesquelles ils étaient embauchés (la plupart d’entre eux se rendaient au travail à pied). Au coeur des « petits Canadas » se trouvait toujours une paroisse catholique, organisée autour de l’église (beaucoup de villes ont de magnifiques églises qui étaient souvent financées par les deniers des ouvriers eux-mêmes) où les prêtres disaient la messe en français. Tout comme au Canada, la communauté canadienne-française de la Nouvelle-Angleterre était à ses débuts très fortement influencée et contrôlée – en particulier moralement – par l’Église, qui avait notamment établi le principe de « la survivance », dont l’une des valeurs phares était l’adage « Qui perd sa langue perd sa foi » (Sorrell, 1975; Roby, 2000; Frennette, 2016). Toutes les paroisses franco-américaines à cette époque ont également fondé des écoles élémentaires paroissiales. Ces écoles étaient très souvent bilingues : les enfants recevaient une éducation en français durant la moitié de la journée, tandis que les cours de la deuxième moitié de la journée étaient dispensés en anglais. Un autre locuteur, Paul (né en 1935), de Woonsocket dans le Rhode Island, raconte ses souvenirs à l’école paroissiale :

[…] on a toujours, nous-aut’ on l’avait comme toi, euh…moitié de la journée en français et moitié de la journée en anglais avec les soeurs de Sainte-Anne à l’école catholique de Mandeville, Saint-Jacques de Mandeville, ça c’était la primaire, pis ensuite, au Mont Saint-Charles avec des frères du Sacré-Coeur, et pis euh… j’ai toujours aimé le français, mais euh… malheureusement, pas comme vous-aut’, j’ai …j’ai pas continué à faire les études comme peut-êt’ j’aurais dû, mais euh…

Paul

Un autre phénomène important dans la création des communautés franco-américaines est la présence de religieuses issues d’ordres basés à Montréal ou à Québec, telles que les Soeurs Grises, qui supervisaient l’éducation des enfants et assuraient l’enseignement, mais qui jouaient aussi un rôle crucial en matière de santé publique, car elles travaillaient dans les hôpitaux, ce qui permettait aux ouvriers et à leur famille d’avoir accès aux soins en français et à moindre coût (voir notamment le documentaire de Mary Rice-Defosse, tourné en 2012, sur les Soeurs Grises à Lewiston dans le Maine). Souvent, les religieuses géraient également les orphelinats, comme c’était le cas à Lowell. Comme l’ont établi de nombreux historiens travaillant sur la Franco-Américanie, la pratique du bilinguisme quotidien à l’école a officiellement cessé vers le début des années 1960 (après le Concile de Vatican II), ce qui a du même coup contribué à l’accélération de la disparition du français comme langue de communication quotidienne parmi les membres de la communauté (Roby, 2000; Takai, 2008). De nos jours, beaucoup de ces écoles privées subsistent, et parfois, certaines enseignent encore le français comme langue étrangère. C’est le cas par exemple à l’école Sainte Jeanne d’Arc à Lowell, où les enfants de la maternelle à la huitième année reçoivent tous des cours de français (cela fait partie du curriculum obligatoire), et où quelques Soeurs Grises font encore partie de l’équipe pédagogique et dirigent l’école. Un autre pilier commun à toutes les communautés franco-américaines est l’importance de la famille et des valeurs familiales. Ainsi, contrairement à d’autres modèles d’immigration bien établis par les sociologues et les historiens, où les hommes immigrent en premier et font ensuite venir leur famille, les Canadiens-Français à cette époque immigraient souvent tous ensemble, sans séparation du noyau familial (parents et enfants, et parfois grands-parents). En outre, lorsqu’une famille de la parenté avait immigré avec succès aux États-Unis, elle avait tendance à encourager d’autres membres de la famille à les imiter, et elle servait ainsi de point de départ à l’installation de nouveaux arrivants, dans un esprit de solidarité familiale très fort, qui rendait le passage aux États-Unis moins incertain pour les nouveaux venus (Frenette, 1998; Roby, 2000; Takai, 2008). Au-delà de la religion et de la famille, il est important de noter que les traditions culinaires et musicales étaient aussi extrêmement vivantes dans les « petits Canadas », et que nos participants les ont souvent mentionnées avant même que nous abordions ces questions. Ces deux éléments sont des piliers saillants de l’identité culturelle que l’on retrouve chez d’autres groupes francophones aux États-Unis, comme l’a bien établi l’ethno-historien James Dormon (1983), entre autres, au sujet de la population cadienne de Louisiane. Dans les entrevues du corpus Salmon et Dubois 2011, plusieurs informateurs sont musiciens, et certains d’entre eux pratiquent la musique traditionnelle canadienne-française (que l’on retrouve au Québec et en Acadie des Maritimes) de manière quasi-professionnelle. Nous avons remarqué qu’ils s’expriment de manière plus engagée dans leurs entrevues en français, notamment au sujet de la représentation linguistique (telle que définie par Petitjean, 2009 et mentionné plus haut), culturelle et identitaire à titre individuel, mais aussi pour le groupe franco-américain en général, par rapport à d’autres groupes exogènes. Concernant les plats traditionnels, près de 90 % de nos participants mentionnent la tourtière pour Noël ainsi que le pâté au saumon ou la tarte au sucre. Un nombre plus réduit de participants ont aussi parlé du repas traditionnel de Pâques, mais de manière moins systématique. On voit ici la corrélation entre religion catholique et tradition culinaire, ces deux fêtes étant très célébrées dans toutes les communautés catholiques du monde, et le repas de famille étant un élément commun à toutes ces communautés (avec des plats différents suivant les pays et les régions). Enfin, un autre point commun à la structure de toutes les communautés franco-américaines de la région est la présence de nombreux clubs sociaux qui avaient pour fonction d’aider les Canadiens-Français à s’intégrer à la société américaine, tout en préservant les spécificités linguistiques et culturelles du groupe (certains clubs aidaient notamment leurs membres à devenir citoyens américains). De nos jours, certains clubs subsistent encore (ils sont pour la plupart anglophones, même si certains membres parlent occasionnellement français), mais leurs membres sont en général âgés et les générations suivantes, dans l’ensemble, ne semblent pas partager le même intérêt pour la préservation de ce type d’activités communautaires. Peut-être que ce changement est l’une des conséquences de l’assimilation linguistique et culturelle plus avancée des générations franco-américaines actuelles dans la société américaine (Szlezák, 2010; Frenette, 2016).

Linguistiquement parlant, pour reprendre le concept des réseaux sociaux tels qu’établis par Milroy (1987), on peut affirmer que jusqu’au milieu du XXe siècle, les réseaux franco-américains étaient des réseaux « denses » ou fermés (close-knit) qui participaient généralement au maintien de traits linguistiques, et peut-être, par extension, des traditions culturelles. Le modèle migratoire et la structure organisationnelle des communautés que nous venons de décrire a permis la préservation du français au sein de la communauté durant presque un siècle, malgré le contact quotidien avec l’anglais, et ce, pour deux raisons principales : l’immigration était volontaire et perméable, ce qui veut dire que les immigrés gardaient un lien fort avec leurs racines géographiques et familiales francophones. Grâce au chemin de fer, présent dans presque toutes les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre depuis le milieu du XIXe siècle, les familles étaient en mesure de voyager assez facilement entre leur lieu d’origine au Canada et leur lieu d’immigration aux États-Unis. Notons que la frontière, en ce temps-là, était très poreuse (bien qu’établie dès 1763 avec le traité de Paris, il faut attendre 1907 pour que le tracé actuel de la frontière entre le Canada et les États-Unis soit déterminé, et 1925 pour que la frontière soit complètement surveillée et stabilisée). Il était donc assez facile pour ces francophones de rester en contact avec leurs racines au Canada. Du même coup, ils ont maintenu l’usage de la langue française en Nouvelle-Angleterre et avec leurs familles au Canada, car ils avaient de réelles motivations pour maintenir ce bilinguisme afin de pouvoir faire face aux situations de communication avec leur famille et leur réseau resté au Canada. Ceci leur a aussi permis d’être conscients de l’utilité de parler français, même si de nombreux participants racontent avoir été stigmatisés dans leur enfance en Nouvelle-Angleterre à cause de leur accent français ou parce qu’ils s’exprimaient en français. Par ailleurs, du fait de l’organisation des communautés en réseaux fermés, les Canadiens-Français qui vivaient aux États-Unis pouvaient vivre leur vie quotidienne en français, car tous les services étaient disponibles dans cette langue : l’école, les soins, la messe, les journaux, et la plupart des commerces.

Si les communautés francophones d’origine canadienne constituaient l’un des plus larges groupes migratoires en Nouvelle-Angleterre à la fin du XIXe siècle, il faut cependant se rappeler que de nombreux autres groupes, venus pour la plupart d’Europe, étaient aussi présents et que les rapports entre groupes migratoires, mais aussi entre les Américains et les immigrés, étaient parfois très tendus. Les Irlandais formaient le groupe d’immigrés le plus nombreux; ils avaient en commun avec les Franco-Américains d’être catholiques. Du fait que les paroisses irlandaises avaient été établies avant l’arrivée des Canadiens-Français, ces derniers ont tout d’abord dû assister à la messe en anglais aux côtés des Irlandais, avant de fonder leurs propres paroisses catholiques francophones. Religion et langue étaient deux points de tension majeurs entre ces deux communautés à travers toute la Nouvelle-Angleterre, et, parmi les nombreuses crises entre les deux groupes, la plus célèbre reste sans doute la fameuse « affaire de La Sentinelle » qui secoua la paroisse de Woonsocket dans le Rhode Island de 1924 à 1929 (voir notamment la thèse de Richard S. Sorrell, 1975 ou encore Roby, 1990). D’ailleurs, nombre de témoignages et d’anecdotes de nos locuteurs relatent jusqu’à nos jours le fait bien établi par les historiens selon lequel les relations entre ces deux communautés catholiques d’immigrés étaient parfois très tendues (Sorrell, 1975; Roby, 2000). De manière plus générale, l’image des immigrés venus de tous horizons n’était pas positive auprès des Américains à cette époque. Comme l’explique Roby :

L’arrivée des Canadiens-Français s’inscrit dans une sorte de tourbillon qui, de 1860 à 1900, amène 14 millions d’étrangers aux États-Unis. Alors qu’au début les Anglais, les Allemands, les Scandinaves et les Irlandais constituaient l’essentiel des arrivants, les Italiens et les Européens de l’Est fournissent, par la suite, les plus forts contingents. Pauvres et la plupart catholiques, ils inquiètent et provoquent le ressentiment des Américains.

2000, p. 62

L’hostilité des Américains envers les immigrés franco-américains en particulier est exprimée de manière incontestable dans le tristement célèbre douzième rapport annuel du Bureau des statistiques du travail, soumis à la législature du Massachusetts en janvier 1881, où l’on peut lire que « [à] quelques exceptions près, les Canadiens-Français sont les Chinois des États de l’Est. Ils ne portent aucun intérêt à nos institutions civiques et politiques ou à notre système d’éducation. » (Roby, 2000, p. 61)

Le déclin de l’industrie textile en Nouvelle-Angleterre a commencé dès le début du XXe siècle et s’est vu précipité par la crise de 1929, qui a provoqué les premières fermetures. Le mouvement s’est poursuivi jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Dès le tournant du siècle, les propriétaires des filatures de la Nouvelle-Angleterre ont cessé d’investir dans les usines, utilisant les fonds ainsi économisés pour développer l’industrie textile dans le sud des États-Unis. Après 1945, les filatures n’étaient plus en mesure de résister à la concurrence des autres pays, surtout ceux d’Asie, dont les usines pouvaient désormais produire du textile à meilleur marché. Toutes les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre connurent alors une profonde et longue période de déclin économique, notamment à Lowell dans le Massachusetts où la récession commença dès 1936 (Lowell National Historical Park, 2018). Parallèlement, au Québec, la situation économique s’était améliorée grâce au développement de l’industrie et de nombreuses familles d’origine canadienne-française qui avaient immigré aux États-Unis ont décidé de rentrer chez elles à cette époque. Cependant, un grand nombre de Franco-Américains sont restés en Nouvelle-Angleterre, car ils y étaient désormais bien établis. Notons qu’il est très difficile d’obtenir des statistiques sur la question du retour au Canada, comme l’explique très clairement Paul-André Linteau (2000). C’est donc au milieu du XXe siècle que l’on peut commencer à parler de glissement d’une identité linguistique, où le groupe s’identifiait à part entière à travers son bilinguisme, vers une identité culturelle, où les us et coutumes ont pris une valeur égale voir supérieure à celle de la langue française dans la définition identitaire du groupe, car le français commençait alors à décliner de manière radicale. La destruction de la plupart des « petits Canadas », jugés insalubres dans les années 1960, a contribué à la dispersion géographique des communautés jusque-là resserrées. Parallèlement, les enfants de la première génération née aux États-Unis de parents canadiens-français se sont rapidement assimilés linguistiquement et ont gravi l’échelle sociale grâce à leur niveau d’éducation. À Lowell comme ailleurs, au fil des générations, l’évolution de la représentation identitaire des Franco-Américains a connu ce glissement d’une identité linguistique vers une identité culturelle, parallèlement à la perte de vitesse de la langue française dans la communauté au profit de l’anglais. Pour reprendre le modèle des réseaux de Milroy (1987) déjà mentionné, cet éclatement géographique de la communauté marque aussi la fin des « réseaux denses » et, du même coup, la porosité des communautés francophones à l’anglais dominant. Les historiens estiment qu’en 1920, 50 % de la population lowellienne parlait français et qu’on pouvait donc y vivre sans vraiment parler anglais (Takai, 2008). Aujourd’hui, à Lowell, tout comme dans les autres villes au passé industriel en Nouvelle-Angleterre, la communauté franco-américaine (soit près de 4 % de la population totale actuelle de la ville, voir tableau 1) est encore présente culturellement, mais est en phase de devenir totalement monolingue anglais. Le tableau 3 montre l’évolution des estimations du nombre de personnes parlant français, par État, en Nouvelle-Angleterre depuis 1990, d’après les statistiques et les informations obtenues grâce au recensement américain des années 1990, 2000 et 2010 (Salmon et Dubois, 2014, p. 386).

Tableau 3

Nombre de résidents déclarant parler français à la maison en 1990, 2000 et 2010 pour chaque État de la Nouvelle-Angleterre et en Louisiane

Nombre de résidents déclarant parler français à la maison en 1990, 2000 et 2010 pour chaque État de la Nouvelle-Angleterre et en Louisiane

Les chiffres entre crochets indiquent le pourcentage de francophones dans la population totale dans chaque État pour chaque décennie.

Le * indique que le chiffre correspond au nombre réel de résidents déclarant parler français.

Le ** rappelle que le chiffre obtenu est une approximation basée sur le pourcentage de francophones, selon les données du recensement américain de 2000 (voir Salmon et Dubois, 2014, p. 385-386).

Le *** est une projection du nombre total de résidents parlant français à la maison, basée sur la baisse de 30 % du nombre de ces résidents en Louisiane entre 1990 et 2000 (Salmon et Dubois, 2014, p. 385-386).

-> Voir la liste des tableaux

L’enquête de terrain de 2011 a permis de constater que tous les Franco-Américains interrogés partagent le même sentiment concernant l’avenir de la langue française. À la question : « D’après vous, est-ce que les Franco-Américains vont continuer à parler français? », tous disent que non, car les plus jeunes générations ne sont plus bilingues, voire ne parlent absolument pas le français. Cependant, certains d’entre eux décident d’apprendre cette langue à cause de leurs racines ou pour des raisons professionnelles. Henri (né en 1945), un locuteur de Lewiston dans le Maine, résume bien le sentiment général de toutes les personnes que nous avons interrogées quand il donne la réponse suivante à la question sur l’avenir de la langue française chez les Franco-Américains :

Ah, mes enfants, y parlent pas français, y parlent pas français… […] ils comprennent un peu, mais moi et ma femme, on les a élevés deuxième génération, moi je suis première génération, on est ici aux États. Ça fait que, en se parlant, c’était plus facile à se parler en français quand qu’on voulait pas les enfants nous comprennent. Ça fait que euh…on l’a pas, c’tait plus facile parler en anglais, hein, y allaient à l’école. […] L’affaire de la langue, c’t’une question de …hum… commodité.

Henri

Ce dernier commentaire sur la langue présentée comme une « commodité » nous pousse à nous demander à quel point, même pour nos participants bilingues, la langue est fortement rattachée à la représentation identitaire franco-américaine actuelle. Les participants ont aussi été questionnés sur ce que cela voulait dire pour eux, aujourd’hui, que d’être Franco-américain. Là encore, la similarité des réponses à travers la région est frappante et indique une forte cohésion en termes d’identité du groupe. La locutrice Charlotte (née en 1935), de Waterbury dans le Connecticut, partage sa définition de l’identité franco-américaine avec la plupart de nos locuteurs : « […] C’est une personne, I would think. Qui vient du Canada? […] ou qui viennent d’une parenté qui vient du Canada, et puis qui sont Américains (rire). » (Charlotte) Il est intéressant de noter que, par contraste, les locuteurs plus âgés dans l’échantillon mentionnent le fait de parler français comme un critère dans leur définition, tout en ayant pleinement conscience que celui-ci est abandonné par les locuteurs des générations suivantes. Par exemple, la locutrice Angèle (née en 1921), à Lowell au Massachusetts, nous confie :

[…] hum… [être Franco-Américaine], ça veut dire que…si… ch’connais, j’suis capable de parler deux langues… l’anglais pis le français, et pis…[…] mais la plus jeune [sa plus jeune fille] dans la famille, y parle pas…j’veux dire ça, mais je dis alle parle pas français comme moi j’suis accoutumée à parler français, ouais.

Angèle

Dans l’ensemble, ces témoignages démontrent que même si les jeunes générations franco-américaines s’identifient désormais à une culture fortement basée sur l’ancestralité et les traditions plutôt qu’à une langue, l’assimilation linguistique n’est pas synonyme d’une assimilation culturelle totale. De plus, il est évident que, au fil des générations, les membres de la communauté franco-américaine ont connu une ascension économique et sociale en accédant à l’éducation en anglais, tout en continuant à respecter et à transmettre les valeurs fondamentales inculquées par leurs ancêtres, telles que l’importance de la famille, de la musique, de la cuisine, et pour certaines personnes, de la religion catholique. Dans toutes les conversations avec les participants, il ressort clairement que le critère linguistique (parler français) disparaît de leur réponse quand on leur demande « Qu’est-ce que c’est pour vous, que d’être franco-américain aujourd’hui? », au profit du critère culturel (avoir des ancêtres canadiens-français et perpétuer des traditions familiales, culinaires, musicales, etc.). L’expression de cette appartenance culturelle est également très fréquente parmi la population estudiantine de la région, dont les noms de famille sont d’origine québécoise ou acadienne, et qui décide de prendre des cours de français, par exemple à l’Université du Massachusetts à Lowell. Souvent, leur motivation première pour apprendre le français est de pouvoir communiquer directement avec leurs grands-parents ou d’autres membres de leur famille, car ils s’identifient avec fierté comme étant membres de la communauté franco-américaine. Même si le français est devenu pour leur génération une langue étrangère, beaucoup d’entre eux se rendent souvent au Québec (rappelons que tous nos participants sont d’origine québécoise), qui est proche géographiquement, et certains continuent de garder des liens avec les membres de leur famille restés au Canada.

Une nouvelle immigration francophone en Nouvelle-Angleterre : l’exemple de Lowell

La question du rapport entre langue ou apprentissage de la langue et migration est actuellement des plus importantes parmi les sociolinguistes, étant donné les mouvements migratoires – volontaires ou forcés – sans précédents autour du monde depuis le début du XXIe siècle (voir notamment Deprez, 2005). S’il est vrai que Lowell est particulièrement connu pour son importante communauté franco-américaine – comme nous venons de le montrer – il ne faut pas oublier que la ville a par ailleurs toujours été reconnue pour sa longue tradition d’accueil des immigrés venus du monde entier. Parce qu’elle a été bâtie pour et par la diversité de ses immigrants d’hier, Lowell n’a jamais cessé – et continue aujourd’hui – d’accueillir de nouveaux arrivants originaires de toutes les régions du monde, parlant des langues diverses et pratiquant une multitude de religions (voir notamment Library of New England Immigration). Historiquement, depuis sa création en 1826, Lowell a d’abord accueilli les « Yankee girls » qui venaient des fermes dans les environs pour travailler dans les filatures. Quelques années plus tard, arrivèrent les Irlandais, les Grecs, les Polonais, les Italiens, les Portugais et beaucoup d’autres groupes originaires d’Europe. Autour de 1860, le groupe le plus nombreux commença à arriver : les Canadiens-Français. Par la suite et jusqu’à aujourd’hui, de nombreux groupes d’immigrés sont arrivés à Lowell, parlant français ou non (Library of New England Immigration). De nos jours plus que jamais, Lowell reste une ville d’immigrants, où les communautés d’hier accueillent les communautés d’immigrants d’aujourd’hui et, espérons-le, celles de demain, qui viennent du monde entier. Nous partageons ici quelques statistiques sur la population lowellienne actuelle, qui rendent compte de la diversité ethnique, linguistique et culturelle de la population. D’après les données du dernier recensement (United States Census Bureau, 2010 et 2015), la population totale de la ville en 2015 était d’environ 110 000 personnes, ce qui place Lowell comme étant la quatrième ville la plus peuplée du Massachusetts. En termes de diversité, le recensement de 2010 nous indique que la ville est majoritairement blanche (52,8 %), mais qu’on y trouve aussi la deuxième communauté cambodgienne-américaine des États-Unis (20,2 %), suivie par la communauté hispanique ou latino (17,3 %) et la communauté noire ou africaine- américaine (6,8 %). En outre, entre 2011 et 2015, les estimations du recensement indiquent que 25,8 % de la population de Lowell est née à l’étranger (pour comparaison, le taux de l’État du Massachusetts dans son ensemble est de 15,5 %). Ceci veut dire que Lowell est encore, par excellence, une ville diverse qui accueille non seulement une large population d’immigrés volontaires qui s’y installent pour des raisons économiques, mais on y retrouve aussi des réfugiés qui se sont exilés de force; Lowell puise sa force d’attraction pour les nouveaux arrivants dans la mosaïque existante de multiculturalisme et de multilinguisme[1]. Depuis 2010, de nouvelles vagues d’immigrants sont arrivées à Lowell, et, parmi elles, nous constatons l’arrivée récente d’un groupe d’immigrés congolais, ainsi que d’autres Africains francophones essentiellement originaires de pays de l’Afrique de l’Ouest et ayant le français comme langue officielle, en raison de leur histoire coloniale. Les statistiques de 2015 sur l’immigration africaine des réfugiés au Massachusetts, cumulées par le programme Massachusetts Refugees Resettlement, indiquent une hausse constante du nombre de réfugiés venant d’Afrique qui s’installent au Massachusetts, alors que, toutes régions d’origine confondues, le nombre de réfugiés s’installant dans cet État est globalement en baisse depuis 25 ans (1 342 personnes au total en 2015, contre 4 261 en 1990). Ce mouvement migratoire de réfugiés en provenance de pays d’Afrique majoritairement francophones est la conséquence directe de la situation politique instable, voire dangereuse, de certains pays africains en proie à des guerres et autres menaces à la démocratie, mettant la population civile en danger. Le nombre de réfugiés originaires du monde entier et installés à Lowell en 2015-2016 grâce à l’aide du bureau l’International Institute of New England (IINE) était de 201 personnes, dont 73 personnes originaires de la République démocratique du Congo, pays ayant le français comme langue officielle et où la population est majoritairement francophone puisque selon les statistiques de l’Organisation Internationale de la Francophonie, 37 millions de Congolais, soit 47 % de la population du pays, sont capables de lire et d’écrire le français (OIF, 2014, p. 17). Ce groupe de 73 personnes originaires de la RDC est de loin le plus large de tous les groupes de réfugiés actuellement accueillis au Massachusetts, et surtout à Lowell. On peut donc raisonnablement estimer que ces nouveaux arrivants, qui représentent 36 % des réfugiés récemment relocalisés à Lowell, sont francophones. Cependant, les travailleurs sociaux du bureau de l’IINE de Lowell, qui sont chargés d’aider à l’installation et l’intégration sociale de ce groupe de population, nous ont confié que la plupart d’entre eux sont certes francophones, mais presque illettrés, et ne savent parfois ni lire, ni écrire dans aucune langue.

Nos remarques partagées ici sur la communauté de réfugiés francophones en Nouvelle-Angleterre et en particulier à Lowell correspondent à l’étape initiale de la démarche en sablier décrite par Blanchet, et sont constituées d’« observations participantes » qui ont été recueillies par nous-mêmes, qui nous trouvons dans une posture « intérieure-extérieure » par rapport à la communauté observée ici (en tant que membre de la communauté francophone de Lowell, mais pas membre de la communauté des réfugiés africains). Notre situation correspond donc parfaitement ici à l’approche que Blanchet décrit :

Ce type d’enquête consiste à recueillir des données en participant soi-même aux situations qui les produisent [...] lors de conversations spontanées auxquelles le chercheur participe ou auxquelles il assiste dans la vie quotidienne, hors de toute situation explicite et formelle d’enquête.

2000, p. 41

C’est ce que l’on pourrait aussi appeler une « observation fortuite ».

Au printemps 2016, deux étudiants en français de l’Université du Massachusetts ont effectué, sous notre supervision, un stage à l’IINE de Lowell, afin d’aider une des enseignantes d’anglais langue seconde (ALS) elle-même non-francophone à mieux communiquer avec une classe composée d’une vingtaine de réfugiés congolais francophones adultes. Cette situation nous a permis d’effectuer des « observations participantes » qui, sans être un travail de terrain formel, nous ont conduit à une observation de la « situation globale » des réfugiés africains francophones à Lowell et en Nouvelle-Angleterre, pour reprendre les termes de Blanchet.

Ces cours d’anglais gratuits ont permis à certains d’entre eux d’accéder du même coup à l’alphabétisation, ce qui, combiné avec d’autres services essentiels à l’insertion sociale des primo-arrivants francophones (obtention du permis de conduire, recherche d’un travail et d’un logement, par exemple), leur fournit les outils indispensables à une bonne intégration dans leur nouveau pays d’accueil. Un groupe de femmes francophones s’est également formé à cette même période, afin d’aider les francophones adultes de leur communauté à mieux maîtriser la conversation en anglais. Prise dans son ensemble, cette situation n’est pas sans rappeler les travaux actuels de Delahaie et Canut (2018) sur la question – très actuelle dans le monde entier – de l’apprentissage de la langue et de l’intégration sociale chez les migrants. Même si les immigrants francophones à Lowell en ce début de XXIe siècle sont moins nombreux que leurs prédécesseurs canadiens-français qui s’y étaient installés au XIXe siècle, et même si, bien sûr, les raisons et les conditions de leur migration ne sont pas comparables, le processus d’intégration de ces francophones dans leur nouveau pays est cependant identique et la structure même de la société américaine leur apporte les mêmes mécanismes d’insertion et les mêmes chances de réussite : apprendre l’anglais, pour pouvoir fonctionner dans leur nouvel environnement et faire de leur habilité à parler français un atout supplémentaire, et non un handicap; trouver un travail, aller à l’école et/ou envoyer les enfants à l’école; devenir citoyens américains tout en restant fiers et respectueux de leur culture d’origine et de leur(s) langue(s) maternelle(s), même si ces dernières sont parfois l’objet de stigmatisation. C’est d’ailleurs la mission que s’est fixée l’African Community Center de Lowell, géré par des membres de la communauté afro-américaine locale, qui vient tout particulièrement en aide aux réfugiés et aux membres de la diaspora africaine. Ceci n’est pas sans rappeler le rôle que les clubs sociaux ont joué dans l’insertion sociale des Canadiens-Français, comme nous l’avons mentionné précédemment. Dans une étude ultérieure, il serait intéressant d’examiner dans quelle mesure la communauté franco-américaine de Lowell et la petite communauté francophone africaine nouvellement arrivée interagissent linguistiquement.

Depuis quelques années, on recense plusieurs autres groupes d’immigrants africains francophones qui se sont installés à travers la Nouvelle-Angleterre, dans les anciennes villes industrielles qui avaient autrefois une large population francophone, comme à Lowell. Parfois, la langue française est alors le lien qui permet d’établir des connections entre les Franco-Américains qui parlent encore français et les Africains qui ne parlent pas encore tout à fait anglais. Par exemple, nous avons déjà mentionné qu’à Lewiston-Auburn, dans le Maine, les francophones des deux communautés se retrouvent chaque semaine et conversent en français, apprenant ainsi les uns des autres (Sharon, 2017). Ce genre de rencontre permet aux deux groupes d’établir une solidarité qui va au-delà du partage linguistique, puisqu’elle permet de faciliter l’intégration des nouveaux arrivants à leur nouvelle communauté, tout en revalorisant les compétences linguistiques encore disponibles dans la communauté implantée depuis plus d’un siècle (Bigood et Seelie, 2017). Citons également l’exemple du documentaire Réveil : Waking Up French de Ben Levine (2006) dans lequel une Franco-Américaine de Woonsocket dans le Rhode Island raconte comment elle a pu réapprendre le français en se liant d’amitié avec une réfugiée sénégalaise.

Grâce à son passé migratoire francophone, la Nouvelle-Angleterre voit donc ses francophones d’hier tisser des liens linguistiques, mais aussi culturels avec les francophones d’aujourd’hui et de demain, ce qui constitue le coeur même du tissu social de la région, qui offre ainsi aux immigrés la promesse d’un avenir meilleur. Le futur linguistique des Franco-Américains dans un espace global et anglo-dominant est pour le moins incertain. Cependant, la fierté des francophones de tous horizons est palpable, à Lowell, grâce en partie aux nouveaux arrivants et aux exemples de revitalisation géographiquement proches, tels qu’à Lewiston dans le Maine comme nous l’avons expliqué, et des initiatives récentes qui s’efforcent de valoriser la francophonie locale. À Burlington, dans le Vermont, la municipalité investit depuis quelques temps dans la signalisation bilingue en centre-ville et offre aux commerçants des cours de français gratuits, puisque beaucoup de touristes québécois viennent séjourner dans cette ville proche de la frontière. On constate donc que, par le biais d’initiatives diverses et innovantes, il existe toujours une dynamique linguistique et culturelle des communautés franco-américaines en Nouvelle-Angleterre, car le français a désormais un attrait économique, en plus de l’attrait culturel, artistique et touristique déjà existant dans la plupart des communautés de la région, notamment dans les États géographiquement proches des provinces francophones du Canada que sont le Vermont, le Maine et le Nord du New Hampshire. Grâce à l’arrivée récente de nouveaux immigrants francophones venus d’Afrique, et aux liens qui commencent à se nouer entre les immigrations francophones d’hier et celles d’aujourd’hui, il semblerait que notre prochaine étape dans ce projet de recherche sociolinguistique soit une enquête de terrain qui nous permette de partir à la rencontre des nouveaux immigrés francophones originaires d’Afrique afin de pouvoir approfondir les remarques présentées ici. Il semblerait que la francophonie soit en train de se réinventer et qu’elle fasse encore bel et bien partie du paysage linguistique et culturel de la Franco-Américanie actuelle.