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Comme le soulignent Wim Remysen et Sandrine Tailleur, codirecteurs de ce volume en hommage à France Martineau, cette dernière a su, en trente ans de carrière, laisser sa marque dans le domaine de la linguistique francophone. France Martineau a aussi largement contribué à développer le champ de la sociolinguistique historique. Ce qui caractérise également l’approche de la chercheuse, c’est la place privilégiée qu’elle donne aux comportements et aux pratiques linguistiques de l’individu, scripteur ou scriptrice, locuteur ou locutrice, dans la variation et dans l’évolution de la langue au fil du temps. Le titre du volume, L’individu et sa langue, est donc particulièrement bien choisi et laisse présager une mise en valeur de l’individu dans les études qui seront présentées dans l’ouvrage.

Le volume compte dix contributions qui s’organisent en quatre sections. La première partie, qui réunit deux contributions, vise à introduire des réflexions théoriques et méthodologiques autour du rôle de l’individu en sociolinguistique et en histoire de la langue. Dans le premier texte, Hélène Blondeau aborde les questions de la variation intra-individuelle et du cheminement sociolinguistique des individus au cours de leur vie. La chercheuse rappelle d’abord la distinction entre études transversales et longitudinales en sciences sociales, qui, dans l’étude du changement linguistique en sociolinguistique, recoupe les approches en temps apparent et en temps réel. L’exemple des études sur le français parlé à Montréal selon ces deux approches lui permet d’en montrer la complémentarité. La cueillette de données à intervalles réguliers – les corpus présentés ont été collectés en 1971, 1984 et 1995 – rend possible l’étude de la variation et des tendances évolutives du français parlé à Montréal, au niveau communautaire. En présentant l’étude des parcours sociolinguistiques des 12 locuteurs et locutrices ayant participé aux trois périodes d’enquêtes, Blondeau propose des résultats originaux qui illustrent la pertinence du suivi de cohorte et l’apport de cette perspective longitudinale aux recherches sur la variabilité et le changement linguistiques. Placer l’individu au coeur de l’analyse met en évidence l’effet des parcours de vie sur les comportements langagiers.

Dans le deuxième texte de cette section, Gilles Siouffi propose une réflexion au sujet de l’évolution diachronique de la notion d’usage qui le conduit à examiner la place que cette notion pourrait aujourd’hui occuper en sociolinguistique. À partir de la définition que Vaugelas donne de l’usage au milieu du XVIIe siècle, le chercheur montre que cette notion s’est, au fil des siècles, confondue avec celle de « bon usage », renvoyant ainsi à la dimension normative de la langue. Selon lui, cette confusion a contribué au flou et à la polysémie de la notion, ce qui peut expliquer l’abandon de la réflexion linguistique sur sa définition. Le chercheur suit la piste de la réhabilitation de cette notion, qui pourrait devenir opérationnelle en sociolinguistique, en revenant aux sources de sa conception : l’usage est à rapprocher de la notion de faits de langue et doit être considéré dans une dimension situationnelle dynamique. Siouffi souligne enfin l’intérêt de placer l’usager au centre de la production de l’usage : l’individu est alors conçu comme « un acteur doté de ses spécificités dans le lieu et dans le temps » (p. 57) qui exploite les ressources de son répertoire linguistique selon la situation de communication. Tout en tenant compte des limites que l’examen des productions individuelles peut représenter pour la généralisation, cette définition de l’usage permet de voir dans les productions langagières « ce que les usagers font à leur langue » (p. 58).

Les trois contributions de la deuxième partie du volume sont consacrées au médium écrit et les productions de scripteurs ou scriptrices peu lettrées, chères à France Martineau, y occupent une place importante. Dans la première contribution, Sylvie Dubois s’intéresse cependant à la production écrite d’une élite religieuse puisqu’elle analyse l’emploi de l’apostrophe dans un corpus manuscrit d’éloges funèbres rédigés entre la fin du XVIIe et le tout début du XIXe siècle par les mères supérieures, ou leurs conseillères, des maisons des Ursulines de Québec et de la Nouvelle-Orléans. La chercheuse met son corpus à l’épreuve de « l’hypothèse Martineau », qui postule que l’élite coloniale en Nouvelle-France et en Louisiane diffusait et adoptait les usages prescriptifs de la France métropolitaine. Proposant une analyse approfondie et comparative de son corpus, elle montre que, malgré le succès de l’apostrophe dans les imprimés dès le milieu du XVIe siècle, son adoption est lente dans l’écriture manuscrite des religieuses. La chercheuse apporte, en conclusion, quelques réponses à ce comportement orthographique essentiellement conservateur quant à cette nouvelle convention typographique. Elle mentionne notamment comme facteurs explicatifs le fait que l’introduction de l’apostrophe dans l’écriture manuscrite vient en bouleverser le rythme continu et qu’elle suppose une fine analyse morphosyntaxique de la langue; adopter une nouvelle manière d’écrire (ou de parler), c’est aussi instaurer une innovation qui entre en conflit avec l’ancrage traditionnel du milieu religieux.

Le deuxième texte de cette section est consacré à l’étude d’un corpus de correspondances familiales de la Grande Guerre. Agnès Steuckardt, Sybille Große, Beatrice Dal Bo et Lena Sowada y étudient ce qui relève du rituel et de l’innovation individuelle dans les formules de clôture de ces lettres rédigées par des peu-lettrés. À l’issue d’un bref panorama de l’histoire des manuels épistolographiques, les chercheuses rappellent que l’enseignement des formules de clôture dans l’art épistolaire est ancien et que la tradition épistolographique française offre un traitement synthétique de la clôture, en associant salutation et signature. Elles présentent ensuite une typologie syntaxique des formes de clôture en s’interrogeant sur certains procédés de détournement de leur caractère stéréotypé, observables dans le corpus étudié. Ce dernier témoigne d’une large palette de formules qui se répartissent entre deux pôles : celui de la simple signature à celui de l’accumulation de formules de clôture. En dehors de l’usage de formules de salutations se conformant à un « moule syntaxique stable » (p. 117), mais présentant de multiples petites variations, les chercheuses révèlent divers procédés qui sont autant de signes d’« appropriation des rituels » (p. 119). Elles donnent l’exemple de la correspondance d’un couple illustrant un détournement ludique de la formule rituelle qui se charge alors d’innovations individuelles.

Le dernier article de la section exploite la notion d’éthos telle que définie par l’analyse argumentative du discours. Émilie Urbain y étudie un corpus constitué d’une lettre manuscrite de 33 pages soumise en 1882 par une Franco-Louisianaise, la mystérieuse Margoton de Cypremort, à l’Athénée louisianais. Cette institution savante, fondée en 1876 à la Nouvelle-Orléans, était responsable de la publication périodique des Comptes rendus de l’Athénée louisianais, publication dans laquelle Margoton aspirait à voir sa lettre publiée. Dans son analyse, Urbain montre comment la scriptrice utilise la figure d’« une pauvre illettrée cadienne à qui il faut pardonner son audace […] son ignorance et ses maladresses langagières » (p. 134) afin de prévenir la condamnation des lettrés auxquels elle s’adresse. Naviguant entre l’humilité que lui commande son manque d’instruction et la revendication d’un certain savoir qui la fait se hisser au-dessus de son groupe socioéconomique, l’éthos de la scriptrice relève du « dit » et du « montré » (p. 136). En conclusion, Urbain souligne l’intérêt des archives manuscrites pour la sociolinguistique historique et critique : ces archives révèlent le travail d’écriture d’acteurs sociaux s’inscrivant dans un contexte politique et historique dynamique qui façonne les pratiques langagières; s’intéresser aux écrits des peu-lettrés, c’est aussi avoir accès à « des histoires de langues “par le bas” » qui fournissent à l’historien de la langue le matériau pour « construire des histoires alternatives » (p. 144).

La troisième partie du volume est consacrée au médium oral et regroupe trois contributions. La première présente les résultats d’enquêtes participatives permettant de cartographier un aspect de la variation géolinguistique au Canada francophone. Mathieu Avanzi et André Thibault consacrent leur étude à l’examen de la réalisation phonétique de neuf lexèmes (baleine, haleine, arrête, connaissent ; poteau, photo ; lacet, nage et crabe) qui présentent une variation de prononciation à l’échelle du pays en ce qui a trait à la longueur vocalique : alors que les francophones de certaines régions du Canada prononcent ces lexèmes avec une voyelle brève, les francophones d’autres régions les prononcent avec une voyelle longue. Ces « schibboleths » phonétiques, au côté d’autres variables linguistiques, ont fait l’objet de deux enquêtes en ligne (en 2016 et en 2017) auprès de plus de 8 600 répondantes et répondants de l’Est du Canada et de la province manitobaine. Sur la base des résultats de ces enquêtes, les deux chercheurs proposent, en inscrivant leur travail dans le cadre de l’ « atlantographie » (science des atlas linguistiques), une représentation par cartes permettant de visualiser les aires d’emploi des lexèmes à l’étude selon la quantité vocalique. Ils concluent en soulignant notamment la cohérence entre les aires dégagées par leur étude et celles mises en évidence par la dialectologie.

La seconde contribution de cette section présente les résultats d’une recherche sur la variation sociolinguistique à l’échelle familiale. Raymond Mougeon, Françoise Mougeon et Katherine Rehner y étudient deux variables sociolinguistiques dans le parler de huit individus de trois familles de la communauté franco-ontarienne minoritaire de Welland. Comme le soulignent les trois chercheurs, l’aspect novateur de cette étude, en regard de celles qui ont été menées en Ontario par Raymond Mougeon et son équipe depuis plusieurs décennies, tient au fait que les individus se trouvent au centre de la recherche. Les deux variables à l’étude sont les connecteurs ça fait que, so, alors et donc et l’alternance -ont/-iont vs -ent/-aient à la 3e personne du pluriel du présent et de l’imparfait, l’étude de cette dernière variable étant possible du fait de l’origine acadienne de l’une des trois familles. Les chercheurs se fixent comme objectif premier de comparer les usages des huit locuteurs et de les confronter à ceux obtenus pour des individus d’âge et de statut social semblables dans la communauté. En intégrant la dimension individuelle mais aussi intergénérationnelle à leur étude, ils visent également à tenir compte des parcours individuels dans l’interprétation des résultats et à examiner la question de la reproduction de l’usage parental chez les enfants. Les résultats font apparaitre des profils contrastés qui valident l’intérêt d’adopter « une approche mixte » (p. 204), où données quantitatives et qualitatives sont conjointement exploitées. Cette approche permet donc d’affiner la réflexion et d’interpréter certains usages qui, autrement, seraient inexplicables.

Dans le dernier article de cette section, Françoise Gadet et Anaïs Moreno Kerdeux s’intéressent à la présence et à la fréquence de certains marqueurs discursifs dans deux corpus de français parlé : un corpus central, collecté dans un milieu multiculturel à Paris, et un corpus complémentaire, collecté à Orléans. Les deux chercheuses font les hypothèses sociolinguistiques que pour les corpus oraux examinés, deux facteurs pourraient influencer la présence et la fréquence des marqueurs : l’âge et les relations, notamment de « proximité », entre les interactantes et interactants. Parmi les nombreux marqueurs discursifs candidats, sept sont retenus (genre, zaama, wesh, bluff, tu vois, style et putain) et font l’objet de l’analyse. Cette dernière met en évidence des différences dans la présence et la fréquence des sept marqueurs qui tiennent essentiellement à la méthodologie différente de recrutement des participantes et participants pour les deux corpus. Quant aux hypothèses sociolinguistiques, la première se vérifie : ce sont surtout les jeunes appartenant à la tranche d’âge des 15-25 ans qui emploient les marqueurs dans les deux corpus. Pour la deuxième, si elle se vérifie pour le corpus parisien, il n’en va pas de même pour le corpus orléanais. Là encore, cette disparité tient probablement aux critères distincts de construction des corpus, la question de la proximité se trouvant davantage au centre de la construction du premier corpus que du second. En définitive, cette étude présente des résultats qui ouvrent plusieurs pistes, que les deux chercheuses recommandent de poursuivre sur d’autres marqueurs et dans d’autres corpus, notamment dans le contexte de l’Amérique du Nord francophone.

La quatrième et dernière section du volume réunit deux textes qui présentent deux parcours individuels. Le premier fait le portrait d’Antoine « Fracassonne » (Ferguson), un Métis de Saint-Laurent-de-Grandin en Saskatchewan. Après avoir donné quelques éléments contextuels sur l’histoire des Métis de l’Ouest canadien, Robert A. Papen y relate, de manière personnalisée et intime, sa rencontre avec ce locuteur du français mitchif et du mitchif, langue mixte bilingue composée de cri et de français. Si l’on suit le chercheur dans sa découverte du parcours d’Antoine Ferguson et des pratiques et attitudes linguistiques de ce dernier, Papen nous convie également à découvrir la genèse de son intérêt pour cette variété de français et cette langue de l’Ouest canadien, intérêt qui déterminera son propre parcours de linguiste. Il partage aussi un pan du patrimoine métis en proposant la transcription de plusieurs chansons du répertoire du Métis. Ce portrait exemplifie de manière évidente la richesse que peut receler une entrevue et l’importance qu’une simple rencontre peut avoir sur une carrière.

Le dernier texte du volume s’organise également autour d’un individu, Paul, un locuteur acadien des Îles-de-la-Madeleine. Dans cette étude de dialectologie consacrée au phénomène de la variation stylistique, Carmen LeBlanc propose de considérer quatre situations d’interactions et deux registres de parole (narration de contes et de récits anecdotiques) au cours de deux époques de la vie de Paul afin d’examiner si l’un ou l’autre de ces paramètres ont un effet sur les formes linguistiques qu’il emploie. Les variables étudiées sont lexicales (emprunts à l’anglais, archaïsmes et régionalismes) et morphosyntaxiques (interrogatives totales et morphologie verbale à la 3e personne du pluriel). La chercheuse formule trois hypothèses : certaines formes non standards devraient être plus employées lorsque l’auditoire est constitué de membres de la famille de Paul, le registre de parole ne devrait avoir que peu d’effet sur le style et les données plus anciennes devraient contenir plus de formes du parler acadien local. En conclusion de son étude, LeBlanc constate que même si ses hypothèses ne se voient pas clairement confirmées, quelques généralisations sont possibles. Les analyses révèlent notamment certaines particularités propres aux contes : ces derniers contiennent plus d’archaïsmes lexicaux, moins d’emprunts et l’inversion dans l’interrogation y est favorisée.

À l’issue de la lecture de ce volume, on constate qu’il tient sa promesse : l’individu, qu’il écrive ou qu’il parle, se trouve au coeur de la plupart des contributions de l’ouvrage. Les études analysent une palette de corpus francophones issus de contextes géographiques, sociaux et historiques divers et reflètent adéquatement la variété des intérêts que France Martineau a eus tout au long de sa carrière. Les références à ses travaux sont régulières dans le volume et plusieurs contributions soulignent l’importance et le caractère pionnier de ses recherches : en ce sens, c’est bel et bien un hommage fort mérité, que ces linguistes adressent à la chercheuse.