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Comme le nom de la collection l’indique – Snapshots –, le plus récent livre de Larry Hurtado, Honoring the Son[1], se veut une brève présentation de l’histoire de la dévotion primitive au Christ au premier siècle. En un tour de force – 76 pages de texte seulement –, Larry Hurtado réussit à introduire avec brio sa thèse concernant l’origine de l’adoration du Christ.

Le livre commence avec un avant-propos écrit par David B. Capes. Celui-ci dresse une vue d’ensemble des grandes orientations suscitées par les travaux de théologiens en christologie primitive comme Wilhelm Bousset, Martin Hengel et d’autres. Les concepts clés du modèle de Hurtado sont ensuite esquissés et certaines évolutions dans sa pensée sont mentionnées (remplacement du terme binitarian pour dyadic, le premier résonnant trop comme trinitarian). La thèse de Hurtado est bien mise en évidence : les disciples sont parvenus à la conviction que Dieu leur ordonnait d’adorer Jésus et quatre principaux facteurs ont contribué à cela (p. xi) :

  1. Comment ils se sont souvenu de Jésus – ce point ne sera pourtant développé qu’à la négative dans la suite comme pour démontrer une coupure entre le Jésus historique et l’origine de la dévotion au Christ, ce qui, en fin de compte, laisse le lecteur perplexe quant à la place de cet aspect dans le modèle de Hurtado (cf. p. 15-17, p. 70) ;

  2. La résurrection et l’exaltation de Jésus à sa droite par Dieu ;

  3. Les prophéties post-pascales et l’expérience religieuse ;

  4. Un phénomène appelé « l’exégèse charismatique ».

Dans l’introduction (chapitre 1), Hurtado résume clairement les axes de sa description historique de l’origine de la dévotion de Jésus (p. 1-2) :

  1. Dans la Rome antique, la religion s’exprimait par l’entremise d’actes d’adoration et non de confessions de foi et de doctrines (cet élément constituera un leitmotiv dans la suite du livre).

  2. La marque sociologique distinctive des Juifs était l’exclusivité de leur adoration envers un seul Dieu et le refus de vénérer les dieux des autres peuples.

  3. L’exclusivité de leur adoration impliquait aussi le refus de vénérer des figures bibliques proches de Dieu.

  4. Dans un tel contexte, la dévotion dyadique des premiers chrétiens accordant à Jésus une adoration conjointe par rapport à celle de Dieu est très surprenante, et même plus que les titres christologiques et les confessions de foi.

  5. La dévotion au Christ comporte des actions spécifiques permettant la comparaison avec de prétendus parallèles, mais, à l’examen, demeure sans parallèle dans le monde juif.

Dans la suite du livre, ces points correspondent essentiellement à un chapitre chacun, excepté les points 2 et 3, traités ensemble au ch. 3. Le reste de l’introduction se concentre sur l’historique du contexte académique dans lequel s’inscrit ce débat christologique. En partant de l’école allemande de l’histoire des religions (religionsgeschichtliche Schule) du début du 20e siècle avec Bousset et Bultmann jusqu’aux contributions les plus récentes comme celles de Crispin Fletcher-Louis et Bart Erhman, Hurtado décrit brièvement l’essence de la thèse de chacun pour souligner les éléments valides et les problèmes.

Digne de mention dans cette section se trouve la réticence de Hurtado concernant cette proposition de Fletcher-Louis : l’enseignement du Jésus historique sur sa propre personne constitue un facteur causal de l’adoration du Christ dans l’Église primitive (p. 15-16). Deux objections sont offertes par Hurtado. Premièrement, si le Jésus de l’évangile de Jean parle de sa provenance céleste et son statut divin (Jn 5,17-24 ; 6,35-40 ; 17,5), ce n’est pas le cas de celui des synoptiques. Cela laisse paraître chez Jean une relecture post-pascale de la vie de Jésus. Deuxièmement, les données néotestamentaires ne relient pas l’adoration de Jésus à ses propres enseignements, mais au fait que Dieu l’a ressuscité et élevé (cf. Ph 2,9-11, Ac 2,36 et 17,30-31). La dévotion au Christ s’ancre donc dans l’ordre divin plutôt que dans les propos du Jésus historique.

Ici, il me semble que Hurtado néglige un des éléments explicatifs importants pour l’origine de la dévotion au Christ : les dires et les gestes controversés du Jésus historique sur son identité. Dans la même ligne que ses autres publications, Hurtado considère que les controverses christologiques présentes en Jean, comme dans les synoptiques d’ailleurs, sont des dramatisations post-pascales de l’expérience de foi des chrétiens qui devaient rendre compte de leur dévotion christologique devant les autorités juives ou romaines (p. 16, 70)[2]. Si, selon le modèle de Hurtado, Jésus n’a pas fait part de prétentions controversées sur son identité, il faut alors expliquer, me semble-t-il, ce qui lui valut une crucifixion. Dans les synoptiques, les controverses christologiques sont nombreuses et centrales à la trame narrative menant à la Passion[3]. De plus, la prétention au statut messianique constitue la cause de la crucifixion la plus admise en critique historique[4]. Dans l’optique de la critique de l’historicité, le modèle proposé par Hurtado manque de cohérence par rapport à la donnée majeure de la crucifixion. La cause de celle-ci doit être considérée pour assurer la valeur explicative de son modèle historique. Le théoricien qui nie que le Jésus historique ait fait des proclamations controversées portant sur sa propre identité – ne serait-ce que des prétentions messianiques – doit postuler une nouvelle hypothèse explicative de sa crucifixion, plus plausible selon la critique historique moderne. De surcroît, les données bibliques exploitées par Hurtado pour rendre compte de la déification de Jésus font explicitement référence à la croix. En Ph 2,6-11, celui qui a été élevé par Dieu est celui qui s’est abaissé jusqu’à la mort, la mort de la croix[5]. En Ac 2,36, celui que « Dieu a fait Seigneur » est celui « que vous avez crucifié ». L’impression de fossé infranchissable entre le Christ de la foi et le Jésus de l’histoire que donne la description de Hurtado sur la question du Jésus historique et la dévotion au Christ rend son modèle, quoique fort riche en éclaircissements, ultimement insatisfaisant. Une description historique de l’origine de la dévotion au Christ doit rendre compte aussi de ce qui s’est passé en amont du vendredi saint, non pas seulement en aval du dimanche de Pâque.

D’autre part, il n’est pas nécessaire que Jésus ait explicitement mentionné son origine divine comme dans l’évangile de Jean et formellement demandé à ses disciples de l’adorer pour inclure cet aspect dans un modèle explicatif. Le Ps 110,1 est le passage le plus invoqué dans le NT pour faire référence à l’exaltation de Christ. Deux des textes cités par Hurtado (Ph 2,9-11, Ac 2,34-36) pour démontrer que l’adoration du Christ s’ancre dans un ordre divin font justement référence à ce psaume. Or, dans les évangiles synoptiques, on voit Jésus piquer la curiosité de l’élite religieuse et de la foule sur cette double mention de « Seigneur » (Mc 12,35-37 ; Mt 22,41-45 ; Lc 20,39-44)[6]. Il est intéressant de remarquer que dans la version marcienne, cet épisode est précédé de la question monothéiste (Mc 12,28-34), le Shema étant explicitement mentionné au v. 29. De plus, par le biais de la parabole des vignerons, on voit Jésus en Marc 12,10-11 proposer un mécanisme d’honorification du Fils similaire à ce que soutient la thèse de Hurtado : « N’avez-vous pas lu cette parole de l’Écriture : La pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l’angle. C’est par la volonté du Seigneur qu’elle l’est devenue et c’est un prodige à nos yeux ? » Crispin Fletcher-Louis, en continuité avec Richard Bauckham, est donc sur une bonne piste lorsqu’il affirme qu’il est plausible que le Jésus historique ait parlé et agi de façon à s’associer si étroitement à Dieu que cela ait préparé le terrain de sa propre dévotion[7]. La thèse de fond de Hurtado (les disciples adorent Christ par obéissance à l’ordre divin) rend bien compte des données les plus hâtives, mais sur le plan des facteurs déclencheurs, cette thèse doit être reliée aux propos du Jésus historique. Cela, il me semble, constitue un facteur nécessaire à l’étonnante unité de l’Église primitive sur cette question et la surprenante absence de controverse christologique, ce dont les expériences religieuses privées, comme celle d’Étienne en Actes, ne peuvent rendre compte.

Au ch. 2, Hurtado procède à une caractérisation de l’adoration au Proche-Orient ancien en général. Si, de nos jours, l’expression fondamentale de la religion en Occident se concentre sur la confession de foi (la croyance correctement comprise et formulée), celle de l’époque romaine était basée sur la pratique des cultes (les actions). Sans nier que les religions de l’époque du second Temple comportaient des éléments de croyances comme la foi en l’existence des dieux et l’efficacité des sacrifices, Hurtado démontre que la dimension de la croyance y était moins présente qu’au sein de la tradition chrétienne ultérieure. Par exemple, les dieux ne faisaient pratiquement pas de demandes sur le plan éthique. Ce domaine était davantage celui des philosophes. Deuxième élément important de la caractérisation de l’adoration de l’époque du second Temple : en continuité avec les Juifs (dans la lignée de la résistance des Maccabées notamment), les chrétiens de l’Église primitive prônaient une adoration exclusive et refusaient d’adorer les dieux des autres peuples. Partout ailleurs dans l’empire, il était accepté d’adorer non seulement plusieurs dieux à l’intérieur d’un même système religieux, mais aussi les dieux territoriaux des autres peuples. Les dieux assuraient la protection et le bon fonctionnement de tous les paliers de la société : famille, ville, empire, etc. Le refus des chrétiens de participer aux divers cultes gréco-romains allié à l’importance cruciale de la pratique de l’adoration pour le bien-être collectif explique les accusations d’athéisme dirigées contre eux (Celse selon Origène et Martyre de Polycarpe 3,2).

Le « monothéisme juif ancien » est l’objet du troisième chapitre. Hurtado affirme que le mot « monothéisme » doit être clarifié, car la définition des dictionnaires modernes – la croyance en l’existence d’un seul Dieu – ne représente pas bien la conception antique des Juifs et des chrétiens. Cette probable méprise l’amène donc à parler plus spécifiquement du « monothéisme juif antique », ce que d’autres appellent la monolâtrie ou l’hénothéisme (p. 28-29). Le monothéisme juif antique concerne un culte exclusif envers Dieu sans nécessairement nier l’existence des autres dieux (celle-ci était en fait souvent affirmée avec la précision qu’il s’agissait d’êtres mauvais, de démons)[8]. Les Juifs étaient prêts à faire certaines adaptations religieuses comme la traduction en langue grecque de la Tanakh, ou encore la coutume grecque de s’étendre pour les repas formels, dont la Pâque. Cependant la participation aux cultes païens était le point sur lequel ils se montraient intransigeants, considérant qu’il s’agissait du pire des péchés (Livre de la Sagesse, 13-15). Ce refus d’adorer les dieux des autres nations était perçu comme une négation de la réalité et de la validité des dieux par les païens. La non-vénération d’autres entités que Yhwh était un principe fort qui valait également pour les figures élevées à l’interne du système religieux juif : la Sagesse, Melchizédek, l’archange Raphaël (Tobit), par exemple. En ce qui concerne la figure du Fils de l’homme décrite en des termes exaltés, Hurtado souligne qu’il n’y a dans les Similitudes aucun passage démontrant clairement que ce personnage était l’objet d’adoration. Au plus pourrait-on concéder qu’il s’agit de descriptions visionnaires concernant la manifestation future de cette figure.

Le ch. 4 vise à démontrer que la dévotion au Christ apparut très rapidement dans les milieux juifs et gentils et que cette mutation chrétienne hâtive, issue de la matrice monothéiste juive, est remarquable et constitue un des deux changements les plus cruciaux de l’histoire du christianisme primitif. Hurtado commence par définir les mots « mutation » et « dyadique ». Il affirme ensuite que les données apparaissent dans la strate théologique la plus ancienne, c’est-à-dire les lettres authentiques de Paul. Jésus y est alors invoqué comme Seigneur de la même manière que Yhwh l’était dans l’A,T. (Rm 10,9-13). La parousie du Christ à venir (1 Th 4,13-5,11) correspond à la manifestation eschatologique de Dieu chez les prophètes de l’A.T. Le Christ est également dépeint comme créateur dans un texte où le Shema est remanié dans une forme dyadique (1 Co 8,6). Une hymne christologique présente l’obéissance eschatologique envers Jésus comme visant la gloire de Dieu et cela dans des termes vétérotestamentaires mettant l’accent sur l’unicité du Dieu biblique (Ph 2,6-22, És 45,23). Ces données les plus anciennes donnent raison à Martin Hengel qui s’étonnait du caractère exceptionnellement rapide de ces développements christologiques. Ceux-ci se sont probablement réalisés entre le moment de la crucifixion de Jésus et l’expérience de révélation de Paul puisque celui-ci la dépeint en des termes christologiques (Ga 1,15-16, 2 Co 3,12-4,6). En contraste aux controverses missiologiques fondées sur le rapport entre Juifs et païens et la mission paulinienne pour les nations, aucune trace de dissension christologique n’apparaît dans les lettres de Paul. Au contraire, il donne l’impression d’être uni avec les autres courants chrétiens sur cette question (1 Co 15,1-11).

La pierre de touche du livre est le chapitre 5 qui consiste en la description de six pratiques dévotionnelles adressées au Christ. D’abord, Hurtado précise que cette dévotion ne se fait pas aux dépens de celle de Dieu. Elle est plutôt dyadique : Jésus est inclus dans la dévotion à Dieu et son statut divin est exprimé en référence à Dieu. La prière est le premier acte dévotionnel mentionné. Les « prières-souhaits », présentes en particulier en début et fin d’épîtres, sont de bons exemples du patron dyadique de la dévotion rendu au Christ. En deuxième position viennent l’invocation et la confession en contexte liturgique (cf. 1 Co 1,2). Le terme ἐπικαλέω (« invoquer ») est un terme technique pour désigner l’invocation rituelle d’une divinité. Rm 10,9-13 attribue ce verbe à Jésus dans une formulation basée sur Jl 2,32 qui incitait à invoquer Yhwh pour la délivrance. Le verbe ὁμολογέω avec le complément traditionnel « Jésus est Seigneur » était employé dans la même visée liturgique. Troisièmement, le baptême « au nom de Jésus » consistait à souligner l’appartenance au Christ. Cette association à une figure autre que Dieu, symbolisée par le rite, est sans parallèle dans les milieux juifs de l’époque (en opposition à la pratique de Jean-Baptiste et la secte de Qumrân). Numéro quatre : le repas du Seigneur. 1 Co 11,23-25 indique que cette pratique vient des prédécesseurs de Paul dans la foi. Ce rite, appelant au souvenir de « la mort du Seigneur » pour les croyants et symbolisant une nouvelle alliance, place encore Jésus au centre d’une pratique liturgique. En 1 Co 10, Paul présente « la table du Seigneur » – c’est-à-dire la table de Jésus – en opposition à « la table des démons » appelant à une pratique dévotionnelle exclusive qui s’inscrit dans la lignée de l’héritage du monothéiste juif antique. L’avant-dernière pratique, les hymnes et les chants spirituels célébrant l’oeuvre rédemptrice du Christ comme Ph 2,6-11, étaient adressés soit à Dieu ou à Jésus lui-même. Enfin, les oracles prophétiques en contexte liturgique étaient parfois présentés comme inspirés par le Ressuscité comme on le voit au début du livre de l’Apocalypse entre autres.

Le livret se termine avec un appendice (Lord and God) traitant des travaux de Bart Ehrman en lien avec la christologie primitive. Les livres de ce dernier sont généralement adressés à un auditoire qui n’est pas à l’affût des travaux des spécialistes. De plus, l’agenda polémique de ses livres l’amène parfois à simplifier excessivement les données. Par exemple, d’après Hurtado, Ehrman met l’accent sur le fait que le monde romain était rempli de dieux et d’humains déifiés sans mentionner le dégoût juif pour ces pratiques et leur dimension blasphématoire à leurs yeux. Plusieurs autres problèmes sont rapidement mentionnés en lien avec différentes thématiques : les limites épistémiques de l’historien, le tombeau vide, le titre « Fils de l’homme » et la théologie de l’incarnation comme plus tardive que celle de l’exaltation. Hurtado se réjouit néanmoins de l’intérêt que les écrits de Ehrman suscitent concernant la christologie primitive au sein d’un auditoire populaire.

Somme toute, Honoring the Son s’avère une excellente ressource pour introduire le sujet de l’émergence de la dévotion au Christ au grand public. Hurtado y décrit de façon systématique, avec concision et clarté l’état de la question : non seulement sa thèse et ses arguments, mais également celles d’autres spécialistes ayant des points de vue divergents. Comme la bibliographie de douze pages en témoigne, Hurtado cite les principaux ouvrages à consulter pour approfondir tel ou tel aspect de la question. L’index des thèmes abordés dans le livre et l’index des textes anciens cités rendent ce petit livret facile à consulter dans l’optique qui intéresse le lecteur. Il s’agit d’un ouvrage incontournable pour initier les personnes intéressées aux débats académiques sur le thème de la dévotion du Christ.