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À l’occasion du 75e anniversaire de naissance du Professeur Michel Gourgues, o.p., collègues, amies et amis lui présentent un volume de Mélanges reflétant un dialogue des contributrices et contributeurs avec les intérêts de recherche propres au jubilaire méritant. L’ouvrage est divisé en quatre parties : « Michel Gourgues et son oeuvre » (deux contributions), « De l’Ancien vers le Nouveau » (cinq contributions), « Commencements et achèvements » (douze contributions) et « Postérités littéraire et théologique » (trois contributions). Il comporte un avant-propos par le Professeur Maxime Allard, o.p., Président du Collège universitaire dominicain d’Ottawa, où le P. Gourgues continue d’enseigner l’exégèse du Nouveau Testament. Les références bibliques et les noms propres sont indexés.

La première partie nous présente l’homme et son oeuvre. Celle qui fut sa collègue et doyenne à la Faculté de théologie, soeur Lorraine Caza, CND, évoque la figure du jardinier pour saluer en Michel Gourgues « la patience, la discrétion, le sens de l’ordre, de la précision, de l’organisation méthodique, la fidélité » (p. 3), autant de qualités qui se reflètent dans son oeuvre. Celle-ci embrasse plus d’une quarantaine d’années à présent, depuis les toutes premières recherches au sujet de la résurrection et l’exaltation du Christ, selon les Actes et à la lumière des psaumes (1975-1979), jusqu’au commentaire des lettres à Timothée et à Tite pour la collection « Commentaire biblique – Nouveau Testament » aux Éditions du Cerf (2009) et pour le projet de la Bible en ses traditions, chez Peeters (2018). La bibliographie scientifique établie par Emmanuel Durand et Marie de Lovinfosse est impressionnante (183 titres). Elle permet de constater la diversité de la production exégétique : celle-ci embrasse Jean, Paul, les Synoptiques, les Actes, les lettres dites deutéropauliniennes… Aussi le titre donné aux Mélanges propose-t-il un fil conducteur à travers cette diversité : l’intérêt de notre auteur pour l’origine et la fin du témoignage néotestamentaire en faveur du Christ Jésus. Les études offertes à Michel Gourgues « explorent comment les commencements et les achèvements sont négociés en plusieurs corpus de la Bible » (quatrième de couverture), au gré des champs bibliques jardinés par les collègues eux-mêmes.

La deuxième partie recueille les contributions issues principalement de la recherche vétérotestamentaire, ayant une incidence sur certains enjeux qui marqueront le christianisme prépaulinien et paulinien. Walter Vogels présente une lecture synchronique de la création de l’être humain en Gn 1-2. Après avoir résumé les aspects diachroniques débattus, comme la datation des sources et l’apparent conflit de perspective entre un « premier » récit de création (Gn 1,1-2,4a), où l’humain serait créé en dernier, et un « second » (Gn 2,4b-3,24), où l’humain serait créé en premier, il fait valoir que, du point de vue littéraire et canonique, il s’agit d’un seul récit soudé par le chiasme de Gn 2,4. W. Vogels insiste sur la continuité, lisant en Gn 2,4b-3,24 un déploiement narratif de l’acte créateur de Gn 1,27. L’humain demeure alors le sommet du récit de la création et nulle préséance ne saurait être lue en faveur de l’homme par rapport à la femme, puisque la séquence de Gn 2 se rabat dans la simultanéité de Gn 1,27. Jean-Jacques Lavoie offre une exégèse détaillée de Qo 3,10-11 pour élucider le rapport des humains au temps, tel qu’il figure dans ces versets difficiles. Une traduction originale, assortie de notes de critique textuelle, pave la voie à une analyse structurelle, suivie d’une analyse philologique et sémantique des versets. J.-J. Lavoie démontre que, dans ce texte, bien que Dieu ait donné aux humains un sens de la durée et la capacité de réfléchir à un temps transcendant le leur – le temps de Dieu – ce temps divin leur demeure incompréhensible, du début à la fin. Histoire du salut et discours eschatologique demeurent des horizons théologiques illusoires dans la perspective de Qohélet. Ayodele Ayeni considère la confession de Dt 6,4 comme la formule d’une nouvelle loi – post-exilique – affirmant le monothéisme comme vrai fondement de l’Alliance de YHWH avec Israël. Il présente l’utilisation de Dt 6,4 par Paul dans Ga 3,20 comme une relecture nuancée du monothéisme juif à la lumière de l’événement pascal, où l’Esprit du Fils de Dieu permet à toute personne croyante d’être incorporée à la descendance d’Abraham et d’hériter de la promesse (contribution en anglais). Adrian Schenker s’inscrit en faux contre une lecture vicariale de Ga 3,13, où le Christ aurait pris la malédiction de la Loi sur lui afin de nous l’épargner. Son étude de Dt 21,22-23 fait valoir que rien ne permet de justifier la substitution dans le domaine pénal, mais seulement dans le domaine de la responsabilité pour dommages causés. Lorsque Paul cite Dt 21,22-23 en Ga 3,13, A. Schenker affirme que la malédiction dont le Christ nous rachète est celle de la Loi elle-même, dont la résurrection de Jésus signale la caducité, pour ceux et celles qui croient au Messie crucifié, accomplissement de la bénédiction promise aux descendants d’Abraham et aux Nations. S’appuyant sur l’exégèse de M. Gourgues, Aurélie Caldwell évalue l’évolution de la position paulinienne à l’égard du statut des femmes, de Ga 3,28 à 1 Corinthiens. Par rapport à la marque d’égalité femme-homme de Ga 3,28, A. Caldwell décèle une régression en 1 Co 11,3.7.8-9 et 1 Co 14,34-35, la première à titre de concession culturelle de la part de Paul, la seconde attribuée aux destinataires de la lettre. Cependant, A. Caldwell remarque un traitement similaire à Ga 3,28 dans 1 Co 7 (statu quo), puis elle souligne une progression nette en 1 Co 11, où les différences et la complémentarité sont valorisées dans le plan de Dieu.

La troisième partie – la plus volumineuse – comprend douze contributions d’exégèse néotestamentaire : deux sur Romains, une sur Marc, une sur Matthieu, quatre sur Luc-Actes, trois sur Jean et une sur l’Apocalypse. Alain Gignac étudie la façon dont la lettre aux Romains commence et se termine. Il souligne le caractère christologique du début de la lettre en Rm 1,1-7 et s’applique à considérer comment les quatre possibles conclusions de la lettre y répondent en Rm 15,7-13 ; 15,33 ; 16,17-20 ; 16,25-27. Simon Butticaz se livre à une analyse rhétorique de Rm 9-11, en retraçant son parcours argumentatif, son inscription dans la lettre, puis en déployant son enjeu théologique : le maintien de la valeur tant de l’élection comme de l’évangile au sein d’une seule économie de salut. Camille Focant éclaire la fin abrupte de Marc en Mc 16,8 par le début de l’évangile en Mc 1,1-13, puis par les prolepses inachevées de Mc 9,2-9 ; 13,9-13 et 14,2-9. En tenant compte de la compréhension marcienne de « l’heureuse annonce », qui déborde le ministère de Jésus en-deçà et au-delà, le défi interprétatif laissé par le silence des femmes en Mc 16,8 se situe de bon droit du côté du lecteur. Daniel Marguerat se penche sur le pacte de lecture que le commencement de Matthieu révèle d’un point de vue narratologique. La titulature (Mt 1,1), la généalogie (Mt 1,12-17) et l’annonce faite à Joseph (1,18-25) traduisent l’intention apologétique de l’évangéliste de contrer les rumeurs juives déjà en circulation au sujet de la naissance irrégulière de Jésus. D. Marguerat soutient que Jésus était né mamzer (hors-mariage), que ce fait a provoqué une polémique de son vivant et que l’évangéliste trouve à propos de légitimer la messianité du Nazaréen dès le début de son récit en soulignant le rôle de l’Esprit, d’une part, et le rôle des irrégularités généalogiques dans le plan de Dieu, d’autre part. Jean-Paul Michaud décortique la préface lucanienne (Lc 1,1-4) pour mettre à jour comment les récits évangéliques se rattachent au Jésus de l’histoire, par le truchement des témoins oculaires de son ministère public, devenus prédicateurs et serviteurs de la Parole. Dès les origines du christianisme, il paraît impossible de couper le kérygme de son socle historiographique : pas de Christ annoncé qui ne dépende du souvenir des paroles et gestes du Nazaréen, même dans le cas de Paul. Martha Acosta Valle décèle en Ac 11,4 et Ac 26,16 deux relais du programme narratif présenté en Lc 1,1-4. Ainsi, dans la bouche de Pierre et de Paul, autant le travail de récapitulation que de relecture des événements à la vive lumière de Pâques fait de tous les deux des témoins devenus serviteurs de la Parole (Lc 1,2), de sorte que le lecteur y voit franchi le pont entre la première et la seconde génération. Désormais, le travail de mémoire et de discernement de la Parole qui s’accomplit parmi nous revient à tout disciple du Christ. Marie de Lovinfosse présente la structure parallèle de la visite de Pierre chez Corneille en Ac 10,1-48 et du récit que Pierre en fait à Jérusalem en Ac 11,5-17. En prêtant attention aux modulations du verbe erchomai et ses dérivés (« aller », « venir », « sortir », « accompagner », « entrer »), M. de Lovinfosse déploie la portée inaugurale du verbe eiserchomai (« entrer ») : en entrant chez le païen Corneille, le messager de Dieu d’abord et Pierre ensuite commencent une nouvelle étape dans l’histoire du salut, étape finale où la séparation entre les uns et les autres n’a plus lieu d’être. Chantal Reynier s’attaque à la fin abrupte du livre des Actes, remarquée maintes fois par la critique. D’après son analyse, Ac 28,17-31 demeure une fin dans les règles de l’art, autant pour l’ouvrage de Luc, que pour le ministère de Paul et pour la période apostolique. L’arrestation et l’immobilisation de Paul à Rome ouvrent paradoxalement sur un commencement : celui de la diffusion sans bornes de la Parole. Jean Zumstein explore les variations johanniques sur le thème du commencement, par un survol des emplois du vocable grec archê dans le corpus : celui-ci fait référence à l’origine absolue (pré-temporel, Jn 1,1 ; 17,5), au commencement mythique de l’aventure humaine (Jn 8,44 ; 1 Jn 3,8), au début du ministère public de Jésus (Jn 2,11 ; 6,64 ; 15,27 ; 16,4) ou encore à l’initiation des croyants à la vie de foi (1Jn 2,7.24 ; 3,11). J. Zumstein conclut à une christologisation du thème, le commencement servant à renvoyer à la personne du Christ et à la fiabilité de sa révélation. Pierre Létourneau décortique l’énigme de l’allusion au songe de Jacob en Gn 28,10-22 dans l’annonce de la vision du Fils de l’homme de Jn 1,51. En reliant cette annonce aux autres prédicats au sujet du Fils de l’homme dans l’évangile, P. Létourneau dévoile la fonction narrative de Jn 1,51 au tout début du ministère de Jésus comme étant une annonce énigmatique de son élévation en croix. Une fois cette identification faite, il devient plus aisé de voir dans la scène de crucifixion (Jn 19,25-37) la réalisation de la promesse faite au patriarche Jacob en Gn 28. Benoît Standaert fait une analyse minutieuse de la structure littéraire de la prière de Jésus en Jn 17, espérant en dégager quelque lumière sur les relations inter-ecclésiales à la fin du Ier siècle. B. Standaert rapproche ce texte des demandes du Notre Père en Mt 6 et Lc 11, puis de la prière de Jésus à Gethsémani dans la tradition synoptique. Les différences relevées soulèvent des enjeux d’exclusion/inclusion que la tradition johannique n’aurait pas réussi seule à surmonter avant de joindre la grande Église. Michel Berder se penche, à la fin de cette partie du volume, sur la signification du vocable grec chronos en Ap 10,6 : s’agit-il de la fin de toute temporalité ? Serait-ce l’accomplissement d’une période de délai ? M. Berder penche plutôt pour une expression de la consommation du mystère pascal/divin, qui doit nécessairement se vivre dans le temps.

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage recoupe trois contributions en guise d’ouverture finale, puisqu’il n’y a pas de conclusion, d’épilogue, de réponse ou de réaction de la part du jubilaire. Paolo Garuti s’attarde à examiner d’un point de vue linguistique les possibles traductions et interprétations de la formule grecque auxein tên auxêsin tou theou exprimant de manière quelque peu redondante (et obscure !) l’idée de croissance en Col 2,19. Après avoir passé en revue les possibilités grammaticales et les traductions des Pères latins, P. Garuti conclut à une paronomase, que l’auteur d’Éphésiens 4,15-16 aurait somme toute bien saisie et rendue, lorsqu’il a repris Col 2,19 à son compte. Étienne Nodet étudie la Didaché dans ses formulations et ses couches littéraires pour déceler sa place dans l’évolution du christianisme primitif. É. Nodet rattache ce document à la figure de Pierre et à l’enseignement des apôtres auquel Ac 2,42 fait allusion. La couche la plus primitive du texte serait la mise par écrit de pareil enseignement aux sensibilités et aux préoccupations juives, proche de l’évangile de Matthieu, avant qu’une rédaction ultérieure n’aménage une place pour les nouveaux convertis parmi les Nations (contribution en anglais). Placée en clôture du recueil, la contribution en duo de Benoît Bourgine et d’Emmanuel Durand voudrait esquisser un projet de théologie systématique bien adossée au témoignage biblique de la foi, à partir de l’épisode des disciples d’Emmaüs en Lc 24,13-35. B. Bourgine et E. Durand examinent de quelle nature serait la nécessité exprimée par l’expression « ne fallait-il pas ? » dans la bouche du Christ en Lc 24,26, concernant sa passion. La relecture des événements à partir de la fin replace les contingences fortuites dans le cadre d’un projet de salut où Dieu prend acte du péché humain et co-écrit la suite avec le libre consentement du Messie… et le nôtre !

Le volume est riche de la diversité de textes bibliques analysés et d’approches entreprises par leurs auteurs. Toutes et tous abordent à leur façon le binôme fins/commencements proposé comme thème unificateur. Bien que ce ne soit pas nécessairement requis par le genre mélanges, Aurélie Caldwell nous offre en outre le bonheur d’entrer en dialogue avec la pensée et les écrits du jubilaire, Michel Gourgues, ce qui rend sa contribution d’autant plus éclairante et à propos dans ce recueil. Il demeure que le binôme fins/commencements est diversement interprété par les contributeurs et contributrices : fin/début d’un livre biblique, d’une péricope, d’une tradition, du mouvement chrétien, du temps… de sorte que la cohésion de l’ensemble fait défaut un tant soit peu, si l’on fait abstraction de l’intention de fêter un collègue bien aimé de tous. À ce sujet, l’absence de présentation du thème et du titre choisis, soit dans l’avant-propos, soit dans une introduction qui eût été la bienvenue, laisse perplexe. Les quelques lignes qui sont consacrées à décrire le projet en quatrième de couverture ne suffisent pas à bien articuler le thème. Déjà il est question de « fins » et de « commencements » au pluriel, puis on ajoute à cela un degré supplémentaire de confusion avec « renvois et interactions ». Les titres des parties ne sont pas d’un grand secours et leur logique nous échappe : il semblerait y avoir un fil chronologique des traditions et pourtant au moins un texte tiré du corpus paulinien est présent dans chaque section. Peut-être qu’un autre regroupement des contributions eût été plus transparent ? Par exemple, les textes de Lavoie, Zumstein et Berder pourraient explorer ensemble la notion même de temps, tandis que ceux de Focant, Marguerat et Michaud analyseraient le début des récits, ou encore ceux de Butticaz, Reynier et Létourneau traiteraient des finales… en tout cas, au moins un fil conducteur ou un guide rehausseraient l’expérience de lecture de l’ensemble, au-delà de l’apport incontesté des contributions individuelles. Sans compter qu’une meilleure organisation du livre ferait encore plus honneur à la clarté et à l’ordre légendaires des exposés de Michel Gourgues ! En dépit de ce flou artistique, l’ouvrage se présente comme un recueil de solides études exégétiques qu’il m’a été donné de pouvoir saisir et refléter ici, moi aussi, en l’honneur de ce maître que j’estime.